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L'article expose l'idée principale du livre "Approches occidentales du bouddhisme zen", Michel Larroque, éditions l'Harmattan, 2003.
Il développe également un thème de l'ouvrage "Volonté et involonté dans la pensée occidentale et orientale", Michel Larroque, éditions l'Harmattan, 1994.
L'opposition de l'intuition à l'intelligence dans le zen et chez Bergson
Le Bouddhisme se propagea en Chine, et très certainement, il subit l'influence du Taoïsme. Le Zen est l'interprétation chinoise de la doctrine de l'illumination (1). Nous ne nous demanderons pas, ici, si le Zen exprime bien, comme le prétendent ses disciples, l'essence de la pensée du Bouddha, ou si, au contraire, la pensée du maître a été profondément modifiée par les influences taoïstes. Taoïsme et Zen nous apparaissent comme deux expressions très voisines d'une expérience qui s'est inscrite dans bien d'autres formes culturelles. (2) C'est cette expérience que nous cherchons à préciser à travers l'examen du Bouddhisme Zen.
D'un point de vue gnoséologie, cette expérience est une intuition. Le sujet connaissant atteint directement l'objet, coïncide avec lui. A la limite, la dualité du sujet et de l'objet est abolie, l'esprit devient en quelque sorte l'objet connu. "Connaître la fleur" écrit Suzuki "est devenir la fleur, fleurir comme elle et comme elle jouir du soleil et de la pluie. Alors la fleur nous parle, nous livre sa vie tout entière, telle qu'elle est, frémissante au plus profond d'elle-même" (3).
Cette connaissance immédiate s'oppose à l'intelligence. Celle-ci en effet reste extérieure a son objet. Elle ne saurait en restituer l'originalité en multipliant des photographies prises d'ailleurs sous des perspectives diverses. C'est la conclusion que tire Suzuki de son examen de la science : "ce qui caractérise donc la démarche scientifique c'est le discours à propos d'un objet, sa description extérieure. C'est le fait de tenir la somme des concepts et des abstractions qu'on a pu en tirer pour l'objet lui-même" (4).
D'autre part l'analyse qui prétend éclairer l'objet laisse échapper son essence vivante. L'intelligence prétend étreindre le réel. En fait, "elle dissèque un cadavre". "Quelque chose d'essentiel" poursuit Suzuki, "lui a échappé. Toutes ces formulations, appelées scientifiques, peuvent être suffisantes pour le maniement des objets, dans la pratique de la vie, mais la réalité profonde leur échappe. Il y a une autre manière d'aborder la réalité, avant ou après la science, c'est la manière Zen" (5).
Ces remarques évoquent des thèmes bergsoniens classiques. (6) Le philosophe français a lui aussi fortement souligné l'extériorité de la connaissance intellectuelle à son objet, l'impuissance de l'analyse à exprimer la vie et également l'origine pratique de l'intelligence que suggère le passage ci-dessus de Suzuki. Un lecteur de Bergson, lorsqu'il aborde les textes Zen, se sent souvent en terrain familier. Nous allons vérifier cette parenté dans bien d'autres domaines encore.
L'intelligence analytique, non seulement est inadéquate à la connaissance authentique, mais en outre, constitue pour elle, selon le Zen, un obstacle essentiel. Nous avons en effet été conditionnés à répondre aux divers problèmes d'une certaine façon conceptuelle et analytique. (7) La discipline Zen se propose de briser ces habitudes pour libérer l'esprit.
Prajnâ : identité du voir et de l'agir
La connaissance, selon le Zen, est donc une intuition. Considérons maintenant l'objet connu. Bien évidemment, il s'agit de l'être intérieur. Il faut donc appliquer à la connaissance de la personne les critères généraux de l'intuition : la connaissance intuitive de nous-mêmes réalise, comme toute intuition, la parfaite identité du connaissant et du connu. C'est là un point essentiel qui commande plusieurs conséquences.
Notons d'abord que le sujet intuitionné est parfaitement unifié. L'introspection banale qui sépare le sujet connaissant du moi connu ne satisfait pas aux conditions de l'intuition. Elle reste dualiste alors que l'intuition est fusion. Ce dualisme est essentiel aux théories occidentales de la conscience. Suzuki veut le démontrer en s'appuyant sur l'œuvre de Denis de Rougemont. "La personne, selon Denis de Rougemont, écrit-il, est dualiste par nature et elle est toujours confrontée à quelque conflit intérieur. Ce conflit, tension, ou contradiction, constitue l'essence de la personne"... (8). Mais la pensée de Maine de Biran pourrait constituer ici une référence plus classique et une illustration particulièrement nette de ces conclusions. On sait qu'il voit dans l'effort la condition de la conscience. Or l'effort exige bien deux termes qui s'opposent. Pour le philosophe français, l'esprit naît d'un conflit intérieur et les objets de la pensée sont des obstacles atténués.
Ce dualisme est la source de l'affirmation maintes fois reprise dans des perspectives philosophiques différentes, qu'il ne saurait y avoir de connaissance véritable du sujet. Pour Comte, la psychologie est impossible car "l'œil ne peut se voir lui-même" (9). Avant lui, Kant avait montré que l'expérience que nous avons de notre moi, tout comme celle du monde, est seulement phénoménale. Le "je" connaissant reste distinct du "moi" connu et il serait naïf d'attribuer à l'absolu de la personne les structures du moi empirique : temporalité et déterminisme par exemple. Ainsi, la personne telle que nous la présente la philosophie occidentale est bien clivée, (10) et parce que clivée, au fond inconnaissable. Dans le Zen au contraire la coïncidence intuitive du connaissant et du connu autorise ce que nous pourrions désigner comme "la psychologie essentielle" (11).
Mais il en résulte aussi que la connaissance du moi par lui-même n'est pas seulement un acte intellectuel, mais une expérience spirituelle. Elle entraîne en effet une modification de la totalité de la personne. Si, en effet, connaître intuitivement c'est en définitive, comme nous l'avons vu, être, l'acte par lequel je saisis le moi profond m'identifie à lui. Je retrouve alors mon essence vraie en deçà des apparences. Ces dernières m'apparaissent alors telles qu'elles sont et ne peuvent plus me tromper. Bref, une connaissance authentiquement intuitive produit un changement global et non pas seulement intellectuel. Ainsi la volonté se trouve concernée au même titre que l'intelligence. C'est ce qu'exprime le texte suivant de Suzuki : "Dans la vie bouddhique réelle, ces deux activités, voir et agir, ne sont pas séparées, mais synthétisées en une seule et même vie spirituelle et cette synthèse est appelée par les bouddhistes illumination" (12).
Cette affirmation apparaît choquante pour un esprit qui conçoit la connaissance comme l'opposition d'un sujet et d'un objet : alors on voit mal en quoi ce que notre regard découvre de l'objet peut modifier le sujet. Mais si connaître c'est s'identifier sympathiquement au connu, on comprend alors aisément que l'être total soit engagé dans cette connaissance et que le regard qu'il porte sur l'homme intérieur tout à la fois l'illumine et le transforme.
Les Bouddhistes appellent Prajnâ cette illumination. Pour une mentalité occidentale qui distingue la volonté de l'intelligence, Prajnâ est tout à la fois révélation intuitive et conversion du vouloir. Mais pour le Zen il n'y a pas de volonté et d'intelligence séparées. C'est l'être total qui accède à un épanouissement total. Le but du Bouddhisme Zen est d'éveiller Prajnâ.
Le Satori est intransmissible par le langage
Cette intuition est le Satori. Il a le caractère d'une révélation soudaine. En effet, si l'objet est un, il ne saurait être découvert par étapes. D'autre part, le Satori, en raison même de son caractère d'expérience spirituelle est intransmissible par concepts. Pas plus qu'on ne saurait donner à un aveugle né la vision des couleurs, le Satori ne peut être enseigné par des mots. "Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas", affirme un dicton Zen. Ce mépris du langage s'étend également aux écrits : dans certains monastères Zen, la bibliothèque est intentionnellement reléguée dans quelque coin perdu du bâtiment, ou à côté des toilettes ! "Car, dès que l'on déclare "c'est un bâton" ou "j'entends un son" ou "je vois un poing" il n'y a plus de Zen. Tel l'éclair, le Zen ne permet même pas l'élaboration d'une pensée car il n'y a ni temps ni espace dans le Zen" (13). La doctrine méprise le discours sur la vie car elle cherche à saisir la vie dans son dynamisme même.
S'il en est ainsi, une étude du Zen semble, dans son principe, vouée à l'échec. Pourtant, il est permis de soutenir que l'intelligence, bien qu'incapable de remplacer l'expérience directe, peut cependant la circonscrire avec précision et par là même la faciliter. C'est ce que nous avons commencé à faire : nous savons déjà que l'expérience Zen est une intuition engageant l'être total, qu'elle est l'acte d'un sujet unifié en quelque sorte réconcilié avec lui-même. Il nous faut maintenant serrer de plus près la réalité psychologique de "Prajnâ".
Synthèse spontanée et synthèse réfléchie du temps
Nous devons pour cela considérer le temps, forme du sens interne. Le Zen, en effet, cherche à promouvoir un vécu temporel particulier.
Remarquons d'abord qu'il ne saurait y avoir de conscience sans une synthèse du temps. Un être pour qui le passé tomberait au fur et à mesure dans le néant serait cet "esprit instantané", totalement inconscient, par lequel Leibniz définit la matière. La conscience du présent le plus court, comme la perception quasi instantanée d'un éclair, suppose l'appréhension globale d'un fragment de temps.
Or, il y a une synthèse spontanée du temps. Lorsque abandonné au plaisir esthétique, j'écoute une phrase musicale, (14) le début de la phrase n'est pas aboli lorsque j'en entends la fin. Ici, passé et présent fusionnent pour former un bloc qualitatif qui a son unité propre. Il en est de même, à fortiori, pour l'audition d'une simple note. Dans cette expérience, le passé est présentifié ; il n'est pas visé comme passé, projeté au loin dans un en-deçà du présent. Tout au contraire, il se mêle à lui pour constituer mon vécu actuel : je vis mon passé au présent ou, plus précisément, mon expérience se situe en deçà de la distinction passé, présent, avenir. C'est cette synthèse spontanée de la durée, toujours réduite car vite exténuée, que l'on entend par instant lorsqu'on affirme qu'un être purement naturel vit dans l'instant.
A cette synthèse spontanée, il faut opposer une synthèse réfléchie du temps opérée par la volonté. En ce qui concerne l'avenir, elle est la pensée d'un ordre, par exemple ordre des moyens en vue d'une fin dans le cas d'une fabrication. Il en est de même dans l'appréhension du passé. Celui-ci apparaît à la conscience réfléchie comme une série de moments ordonnés du début de notre vie jusqu'au moment présent, comme les points d'une ligne. Ici, à la différence de la synthèse spontanée de la durée, le passé n'est pas vécu au présent mais visé comme passé et, par là même, projeté à distance du présent.
On voit par là que le temps pensé, c'est à dire objectivé, est un temps spatialisé. Comment en effet concevoir le plus ou moins grand éloignement d'un instant passé ou à venir par rapport au présent sans une référence au moins implicite à l'espace ?
Comme l'a établi Bergson, la pensée d'un ordre du temps implique nécessairement sa spatialisation. (15) En effet les instants que l'on veut comparer ne se conservent pas, puisque, par définition, lorsque l'un est l'autre n'est plus. Il faut donc pour établir un rapport et penser un ordre symboliser les instants qui fuient par les points permanents d'une ligne. Prévision et localisation des souvenirs impliquent nécessairement un temps linéaire.
Le clivage du moi est lié à la synthèse réfléchie du temps
Or, le sujet qui pense sa vie dans un temps linéaire sort de lui même pour se regarder, en quelque sorte, de l'extérieur. On l'accordera facilement en ce qui concerne les étapes de notre avenir avec lesquelles nous ne nous confondons pas, puisque nous les maintenons à distance, dans une perspective analogue à une perspective spatiale. De même, il paraîtra évident que pour penser notre passé, il soit nécessaire, de façon analogue, de le repousser au loin. Sans les liens logiques tissés entre les repères cosmiques et sociaux, qui nous permettent de situer nos souvenirs les uns par rapport aux autres, selon des degrés précis d'éloignement du présent, il n'y aurait pas de mémoire possible. Et lorsque nous croyons, illusoirement, que le passé est aboli, que notre présent l'exclut, nous ne faisons que tirer la conséquence ultime de cet effort de mise à distance, nécessaire pour penser le temps. Mais en est-il de même pour le présent ? Certes oui, car je n'ai conscience que mon présent est un présent qu'à la condition d'en sortir par l'imagination, de le situer dans une perspective temporelle plus large, que j'embrasse par la pensée. Pour penser mon présent en tant que tel, je dois cesser de simplement le vivre, prendre un recul à son égard et le voir tel un point sur la ligne du temps. Or, pour savoir qu'un point est un élément de la ligne, il faut se situer à l'extérieur de la ligne pour l'embrasser dans son ensemble. (16)
Bref la pensée du temps, qu'il s'agisse de l'avenir, du passé ou du présent implique toujours une distanciation. Cette conséquence n'a rien de surprenant si le temps pensé est nécessairement un temps spatialisé. L'espace n'est-il pas le schème de l'extériorité, ce par quoi les choses se distinguent entre elles et surtout se distinguent de nous ? Dès lors, se penser dans un temps spatialisé, c'est non seulement séparer les moments de notre durée, comme le sont les points de l'espace, mais aussi se distinguer de cette durée, l'embrasser en quelque sorte de l'extérieur, comme l'acte perceptif appréhende son objet. Notre moi est donc un moi divisé : morcellement des instants étrangers l'un à l' autre, clivage entre le sujet qui appréhende et la matière temporelle saisie par cette appréhension.
Le présent du zen est lié à l'expérience de la durée
a) paradoxe apparent de cette thèse
Ainsi, le clivage du moi, caractéristique selon Suzuki de la personnalité occidentale, est lié à un certain vécu temporel : la pensée réfléchie du temps. Et réciproquement, la parfaite unification spirituelle que le Zen veut promouvoir dans le Satori implique une expérience temporelle opposée. Cette expérience est la synthèse spontanée du temps : le temps du Zen est la durée bergsonienne et l'ascèse proposée par la doctrine consiste, au fond, à renoncer à la pensée réfléchie du temps pour se contenter de vivre la durée.
A première vue, cette proposition peut sembler paradoxale. On sait en effet que le Zen privilégie par-dessus tout l'instant présent. Il recommande de vivre "ici et maintenant", de se libérer de l'emprise du temps. Car il n'y a d'autre temps que cet instant ; le passé et le futur sont des abstractions forgées par l'esprit ; ils n'ont pas de réalité concrète puisque l'un n'est plus et l'autre n'est pas encore. Or le Zen veut par-dessus tout nous plonger dans le concret. Le sage doit comprendre que "l'écoulement linéaire du temps n'est qu'une convention" (17). L'éveil consiste à prendre conscience que l'instant présent est la seule réalité. Il n'y a rien en dehors de ce "maintenant éternel" "Il n'y a que ce maintenant. Il ne vient de nulle part, il ne va nulle part. Il n'est pas permanent ; il n'est pas impermanent. Quoique mourant, il est toujours immobile" (18).
Or l'instant n'est pas la durée. En un sens, il semble même être son contraire puisque celle-ci est mobilité pure et que l'instant fige en quelque sorte cette mobilité.
D'ailleurs, ce privilège accordé à l'instant entraîne parfois les adeptes du Zen à nier le devenir. Seng Chao s'exprime ainsi : "les choses passées sont dans le passé, et n'y vont pas à partir du présent, les choses présentes sont dans le présent, et n'y vont pas à partir du passé... Les rivières qui rivalisent les unes avec les autres pour inonder le pays ne s'écoulent pas. L'air capricieux qui souffle à l'entour n'est pas mobile. Le soleil et la lune tournant sur leurs orbites restent immobiles'' (19).
Il aurait très probablement influencé Dogen. On trouve en effet dans le premier volume du Shobogenzo des accents analogues. Le célèbre philosophe japonais souligne "que la bûche ne devient pas cendres, que la vie ne devient pas mort, tout comme l'hiver ne devient pas le printemps". Car chaque instant du temps "est contenu en lui-même et paisible" (20).
b) justification de cette thèse
Mais cette opposition entre la conception du temps, selon le Zen et la thèse bergsonienne n'est qu'apparente. On observera en effet que la notion d'instant est fort ambiguë. Ou bien l'instant n'est qu'une limite mathématique. Il n'a alors aucune réalité psychologique et vivre dans l'instant ne signifie plus rien, si ce n'est l'inconscience de la matière. Ou bien l'instant a quelque épaisseur, et, dans ce cas, il est lourd d'un passé. Il faut donc interpréter la notion d'instant puisqu'il est impossible de la considérer littéralement. Or, bien évidemment, le "maintenant éternel" dont parle le Zen désigne une certaine synthèse de la durée. C'est "un présent qui dure" (21). Seulement, il s'agit d'une synthèse spontanée, et dans la mesure où elle est naturelle, nous n'en prenons pas conscience. Ainsi, seule l'analyse philosophique nous révèle que l'audition d'une courte phrase musicale ou même d'une simple note implique l'actualisation du passé dans le présent pour former une totalité organique. La conscience naïve saisit note ou phrase musicale comme simplement présente car ici l'appel au passé se fait automatiquement, sans effort pour prendre une distance à l'égard de la durée vécue. Or c'est ce recul qui conditionne la prise de conscience. Nous en verrions la preuve dans le fait que pour le Zen, le présent spontanément éprouvé n'est pas vécu comme présent. Car, avons-nous vu, la conscience du présent en tant que tel exige un effort pour situer l'instant actuel sur la ligne du temps et pour le comparer aux autres instants. Bref, il n'y a de conscience du présent que pour un esprit qui cesse de le vivre naïvement. Et c'est pourquoi, l'un des interprètes les plus autorisés du Zen peut écrire :
"Le cas échéant, ce moment peut être appelé "présent" mais seulement par rapport au passé et au futur, ou par rapport à quelqu'un pour lequel c'est le présent. Lorsqu'il n'y a plus ni passé, ni futur et personne pour qui ce moment soit présent, qu'est-ce donc alors ?" (22)
Deuxième justification de cette thèse : la mobilité du présent implique la durée
On peut vérifier par un autre cheminement cette assimilation du présent à l'expérience de la durée décrite par Bergson. Le présent en effet est essentiellement mobile. Aussi court qu'on le suppose, il n'est pas un arrêt mais un passage. C'est ce que semblent ne pas apercevoir les partisans d'une structure en quelque sorte granulaire du temps qui le conçoivent comme un chapelet d'instants. Le vice de la représentation linéaire de la durée est ici manifeste : l'instant naïvement identifié à un point de la ligne est un présent figé. Mais le temps ne cesse de couler et un présent figé n'est pas du temps mais de l'espace. Le "maintenant" du Zen est donc un "maintenant" mobile. Il n'est pas, à proprement parler, mais il passe.
Or un passage, comme d'ailleurs tout mouvement implique une synthèse du temps. Il n'y a pas de passage ponctuel et le concept même en est contradictoire. Bergson a montré que le déplacement d'un mobile est reconstruit par la mémoire qui articule à la perception du mobile dans une position donnée le souvenir de ce qui a précédé. Sans cette synthèse du temps opérée par l'esprit, il ne saurait y avoir d'expérience du mouvement. Car dans le seul espace, il n'y a que des positions et sur une position, le mobile est arrêté (23). Ce qui est vrai d'un mobile dans l'espace l'est, a fortiori, de la mouvance d'un vécu. Cette mouvance même nous réfère au passé. Vivre "maintenant" c'est donc vivre dans le passé puisque ce "maintenant" n'est pas figé mais se fait et se défait sans cesse, est un "présent qui dure".
On voit par là qu'il est impossible de ponctualiser le présent comme semble pourtant nous y inviter la célèbre formule "ici et maintenant" : un point dans l'espace, un instant dans le temps. Le problème qui se pose est donc de déterminer l'épaisseur de durée à partir de laquelle l'expérience du temps cesse d'être vécue comme présent. Bien évidemment cette épaisseur n'est pas objectivement déterminable car on voit mal en vertu de quel critère l'actualisation du passé dans notre présent, inéluctable pour des durées courtes, cesserait de s'imposer pour des durées plus longues. En vérité, la différence n'est que psychologique. Le "maintenant" est une synthèse spontanée du temps et c'est en raison de cette spontanéité même qu'elle est vécue comme un maintenant. Mais lorsque, réfléchissant sur la durée nous en mesurons le cours, nous projetons ses moments dans l'espace et par là même nous les éloignons de nous. Aussi, lorsque le Zen recommande de vivre dans l'instant, il signifie seulement que le temps doit être éprouvé et non pensé. Cette expérience immédiate du temps vécu correspond, avons-nous vu, à la description bergsonienne de la durée.
Signification de la négation du devenir dans le zen
C'est dans une perspective identique qu'il faut interpréter la paradoxale négation du devenir par Seng Chao et Dogen. Certes, comme chacun, le philosophe Zen constate le changement universel. Sans doute, même, sa pensée orientée vers le concret et la vie y est plus sensible que tout autre comme en témoigne la peinture Sumiye habile à suggérer par quelques traits la mobilité de la vie. Le Zen n'a pas du monde une vision figée.
Seulement, ici encore, il faut distinguer entre deux aperceptions bien différentes du mouvement. Il y a le mouvement que je sens et celui que je pense. Dans le premier cas comme Bergson l'a montré, je coïncide avec un passage et j'éprouve cette coïncidence comme une qualité simple. Il en est ainsi lorsque je fais un geste, ou même lorsque je perçois le geste d'autrui. La saisie d'un signe d'amitié ou d'un clin d'œil complice est immédiate. Elle ne suppose aucunement la confrontation par la pensée d'un avant et d'un après. On peut, en un sens, la dire présente bien qu'elle s'étale sur une certaine portion de durée. Lorsque je considère naïvement le monde, c'est bien ainsi que je le perçois. Je l'éprouve mobile sans le penser tel. Nous sommes, là encore, au niveau de la synthèse spontanée du temps. Le Zen ne peut nier cette mobilité directement appréhendée sans quoi il figerait le monde, ce qui, avons-nous vu, n'est aucunement le cas.
Mais je puis aussi, à plus longue échéance, penser le devenir. Alors, au lieu d'éprouver un passage je compare des positions. Je sors en quelque sorte du temps pour en confronter les moments. Il s'agit alors d'une synthèse réfléchie puisque je projette devant moi le temps pour mieux l'embrasser. Ainsi lorsque la fuite du nuage me fait penser à la pluie prochaine, je délaisse une vision artiste du monde pour une autre scientifique : j'esquisse une météorologie, je prévois un ordre des événements, bref, je perds mon innocence primitive de spectateur naïf. C'est cette expérience réfléchie du devenir que récuse le Zen. Il ne refuse pas le devenir, mais le devenir intellectualisé.
Exemple de l'escrime
C'est ce dont témoignent les conseils donnés par le maître Takuan à un escrimeur son disciple. Le combattant, dit-il, doit conserver sans cesse un esprit "fluide" (24). Car s'il s'arrête de couler, c'est le signe qu'il est entravé et le guerrier est alors en danger de mort. Par fluidité de l'esprit, il faut entendre une spontanéité heureuse, en vertu de laquelle l'escrimeur vit ses gestes sans les penser, c'est-à-dire coïncide avec leur essence mobile. Il s'identifie alors à ce que Bergson appelle le "se faisant" du mouvement, le progrès. Le contraire de cette fluidité est la pensée consciente du devenir : elle le fractionne en étapes ordonnées entre elles en fonction d'un but. Ainsi, l'escrimeur prévoit que telle feinte prépare telle attaque. Mais cette réflexion peut le rendre extérieur à l'acte et pétrifier le mouvement comme on le voit chez les débutants, gauches par souci démesuré de contrôle. Bref, l'intellect tue la vie.
C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'aphorisme célèbre selon lequel "être délivré de l'idée de la mort est l'ultime secret de l'art de l'épée". Si le maître Zen avait seulement voulu dire que la peur paralyse et qu'il convient de l'éviter, l'observation serait des plus banales et le conseil verbal. Plus profondément, il faut comprendre que la peur de la mort est un signe : elle témoigne que le temps cesse d'être naïvement vécu, qu'il est étreint dans la totalité de son cours par la pensée. Car il faut bien prendre quelque distance à l'égard de la durée pour en prévoir le terme. La simplicité native commence alors à se fêler, et l'animal, qui lui, ignore sa mort inéluctable, fait place à l'homme. Mais cette conquête de la réflexion a sa rançon : considéré de l'extérieur, le mouvement est réduit à la trajectoire. L'agent n'accède plus à sa réalité ; il en donne une reconstitution artificielle et figée. Il devient un pharisien de l'acte car il est maintenant étranger à son essence mobile. Et, bien sûr, l'inefficacité et la maladresse s'ensuivent nécessairement. Le guerrier sera alors tué, non pas parce qu'il craignait la mort, mais parce qu'il pensait le temps au lieu de le vivre.
L'abolition du moi
Corrélativement, le guerrier accompli perd conscience de son individualité propre. "Il doit arriver au point où non seulement il se détache de l'adversaire mais encore de lui-même" (25), écrit Herrigel. Alors l'épée travaille d'elle-même car un "quelque chose" supérieur à la volonté consciente s'est substitué au sujet. La maîtrise du combat n'est pas l'apanage du plus doué, du plus fort, ou du plus rapide. Elle appartient "à celui dont l'esprit est pur et dépouillé de son moi" (26). Cette négation du moi est étroitement liée au vécu temporel prescrit par la doctrine. En vérité, il y a là deux expressions différentes d'une même expérience. Vérifions-le.
Pour le Zen, l'idée d'une personne identique sous l'écoulement d'états psychologiques différents est une illusion. Elle peut être comparée à la croyance en la réalité autonome de la vague qui déferle, alors qu'en vérité, il y a seulement des portions d'eau différentes qui se déplacent de bas en haut. En effet un être qui fait corps avec sa durée ne cesse de passer. Il ne saurait s'éprouver identique. Pour se connaître tel, il doit d'abord poser le problème : se demander si les états différents éprouvés ont quelque ressemblance. Nous avons vu que par cet acte même il échappe à la durée vécue : s'élevant au-dessus du flux psychologique pour l'embrasser dans son ensemble il comprend alors que s'il n'y a pas deux états analogues, car "on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve", l'acte par lequel il juge hétérogène et divers l'écoulement de son moi empirique émane d'un être soustrait à cet écoulement puisqu'il le domine pour le penser. L'identité personnelle ne se découvre qu'à une spontanéité brisée. Un être qui se contente de "passer" ne compare pas des états, il ne s'éprouve pas identique, ni d'ailleurs changeant, puisqu'il ne réfléchit pas sur lui-même. L"'illuminé" qui a accédé aux données immédiates de la conscience ne nie pas l'existence du moi : il n'en forge même pas l'idée.
La vie spirituelle dans le zen ne consiste pas à construire l'avenir
Celui qui, coïncidant avec la mouvance de la durée refuse de s'en distancier pour en embrasser le cours ne pense pas à l'avenir. (27) On comprend par là le refus des maîtres Zen de s'assurer du futur. Car pour eux on ne vit libre que dans le présent. Celui qui en est incapable ne peut vivre nulle part. L'oiseau qui vole, le poisson qui nage, écrit Dogen, s'appuient sur une portion d'air ou d'eau de longueur équivalente à celle de leur corps. Si jamais l'oiseau veut voler au-delà de cette limite, il meurt. De même, le poisson. Mais "s'il y avait cependant un oiseau qui voulait tout d'abord mesurer la dimension du ciel, ou un poisson qui voulait s'assurer du volume de l'eau, puis essayer de voler ou de nager, ils ne trouveraient jamais leur chemin dans le ciel ou dans l'eau" (28).Le maître japonais exprime par là son refus d'assujettir le présent au futur comme un moyen à une fin. La vie Zen commence lorsqu'il n'y a rien à poursuivre, rien à convoiter, parce que le présent (ou la portion de durée spontanément globalisée que nous désignons par ce terme) apparaît suffisamment riche pour nous combler. Lorsqu'un moine demanda à Ts'ui-Wei la signification du Bouddhisme, le maître se contenta de le mener silencieusement vers un bosquet de bambous. Le moine ne comprenant pas, Ts'ui-Wei dit simplement : "Voici un long bambou, en voici un court" (29).
De ce refus de préparer l'avenir découle une conception originale de la vie spirituelle. Celle-ci ne saurait en aucune manière être conçue comme un travail d'auto-perfectionnement. Celui qui veut s'améliorer s'évade du présent et spécule sur le futur. Mais la vie religieuse n'a rien à voir avec la vie morale, et c'est pourquoi celui qui cherche le Bouddha est assuré de le perdre. C'est donc "ici et maintenant" en assumant la banalité du quotidien, que le sage doit s'accomplir. Pour cette raison, le Zen, à l'inverse du Yoga, n'exige impérativement aucun exercice particulier. La vie quotidienne fournit à l'adepte des occasions amplement suffisantes pour un réalisation parfaite. C'est ce dont témoigne l'anecdote suivante.
Un disciple de Tao-ou qui se consacrait depuis un certain temps au service personnel du maître se plaignit un jour de n'avoir pas reçu le moindre enseignement sur l'étude de l'esprit. Le maître répliqua : "Depuis que tu es venu à moi, je n'ai cessé de te montrer comment il faut étudier l'esprit....Lorsque tu m'as apporté un tasse de thé, ne l' ai-je pas acceptée ? Quand tu m'as servi de la nourriture, n'en ai-je pas pris ? Quand tu t'es incliné devant moi, ne t'ai-je pas rendu tes salutations ? Quand ai-je jamais négligé de te donner des enseignements ? "Le maître n'a cessé de lui donner l'exemple de l'adhésion totale aux actes de la vie quotidienne. Mais la réflexion la détruit aussitôt. Pas plus que je ne puis me vouloir spontané, je ne puis me savoir naturel. Et c'est pourquoi la vie spirituelle Zen ne peut être ni prescrite comme consigne ni décrite par des mots. C'est ce qu'exprime la fin de l'anecdote. Le maître ajoute à l'intention du disciple confus qui réfléchit sur la réponse : "Si tu désire voir, vois directement ; mais quand tu essayes de penser là-dessus, c'est complètement manqué". (30)
Le quotidien constitue donc la matière de la vie spirituelle, et ce serait une erreur de la concevoir comme une expérience exorbitante de la normale. C'est pourquoi, dans Vajracchedika, le Bouddha déclare : "je n'ai pas obtenu la moindre chose de l'Éveil incomparable, parfait, et c'est précisément pour cette raison qu'on l'appelle "Éveil incomparable, parfait." (31)
La vie spirituelle dans le zen est un retour à la spontanéité naturelle
En effet si l'expérience de la spontanéité est bien le but du Zen, elle n'a pas à être laborieusement cherchée. Elle nous est, au contraire, donnée naturellement. Peut-être l'avons-nous quelque peu perdue depuis les temps bénis de l'enfance où nous étions naturellement naturels. Cependant, s'il en est bien ainsi, l'ascèse n'est pas voyage vers un pays spirituel étranger mais retour aux sources. C'est pourquoi le Zen affirme que le nirvana nous a déjà été conféré. Nous sommes tous des "Bouddhas" puisque enfants nous fûmes spontanés et qu'adultes nous le restons dans bien des secteurs de notre vie. Il faut seulement prendre conscience que ce "naturel" est le "véritable esprit", l'assumer et en étendre l'expérience à notre vie entière. Aussi Suzuki peut-il écrire :
"Depuis le tout premier commencement rien ne vous a été dissimulé, tout ce que vous souhaitiez voir n'a jamais cessé d'être sous vos yeux, mais vous refusiez d'admettre la réalité. Dans le Zen, il n'y a rien à expliquer, rien à enseigner qui puisse ajouter à votre connaissance" (32).
Ces propos d'un philosophe contemporain font écho à la proclamation de Hui-Neng qui déjà affirmait :
"Tous les Bouddhas passés, présents et futurs, et tous les Sutras des douze catégories, résident dans la nature propre de chaque individu, où ils résidaient depuis le commencement... (33)".
C'est pourquoi l'on trouve dans la littérature Zen de multiples images symbolisant l'illumination comme un retour aux sources originelles. Celui qui a atteint le Satori est l'enfant prodigue qui retourne au foyer paternel (34), le voyageur égaré dans la forêt qui retrouve avec joie une piste oubliée (35). Ainsi Tchih I, comprend, lorsque son esprit s'ouvre, que, comme le lui avait affirmé son maître, il avait fait partie avec celui-ci en personne de la congrégation groupée autour du Bouddha sur le pic des vautours (36). En effet il a d'abord été un être naturel, et la nature reste d'ailleurs encore sous-jacente à la volonté réfléchie. A cet égard, les premiers disciples du Bouddha et le Bouddha lui-même n'ont sur lui aucun avantage.
Ainsi donc, comme l'exprime Suzuki, "le sens du retour à quelque chose de familier signifie réellement pour celui qui est profondément instruit dans ce domaine la volonté qui s'installe une fois de plus dans son ancien asile après avoir erré plus d'une fois à l'aventure". (37) Ces errements sont la réflexion critique sur l'action, le choix raisonné des buts et des moyens, l'examen lucide de ce que l'on fait et de ce que l'on est, et la distance à soi qui en est la condition, bref, la définition occidentale du vouloir. Elle est, comme on l'a vu, solidaire de l'objectivation du temps et de la pensée réfléchie du moi dans ce temps objectivé. La volonté s'installant dans son ancien asile est la nature retrouvée, spontanée et libre des entraves réflexives. C'est le "te" ou "vertu" du Taoïsme, renonciation confiante à la pensée volontaire au profit de l'intelligence innée et spontanée dans laquelle tout un courant de la pensée chinoise a vu un idéal d'action et de vie. Elle implique l'abandon aux données immédiates de la conscience, l'immersion dans la durée vécue, la renonciation d'en étreindre le cours par la pensée.
On ne peut s'empêcher d'être perplexe à la lecture des exposés classiques du Bouddhisme tel que le sermon de Bénarès. Que le désir soit la source des malheurs de l'homme car il est rarement comblé, c'est là une constatation des plus banales : elle relève davantage de la sagesse des nations que d'une profonde spéculation philosophique. Quant au conseil de se libérer du désir afin d'éviter la souffrance, il apparaît tout à la fois logiquement évident et pratiquement impossible à observer. Comment la révélation de ces lieux communs a-t-elle pu être tenue pour l'illumination, l'accès à la plus haute vérité ? Comment ces banalités ont-elles pu donner naissance à l'un des plus puissants courants spirituels de l'humanité ? Il faut donc que ces prescriptions du bouddhisme populaire constituent seulement des conséquences d'une intuition plus haute et inconceptualisable.
On remarquera que le désir a une structure temporelle, il nous projette nécessairement vers un avenir. Un être instantané ne désirerait pas. C'est donc, déjà, faire un pas important dans la compréhension de la doctrine que de reconnaître à sa source un privilège accordé au présent, à l' "ici" et au "maintenant" selon la formule célèbre du Zen.
Mais, avons-nous vu, la notion de présent est des plus ambiguës. L'instant le plus court a une épaisseur ; il est lourd d'un passé. Il n'y a donc pas de présent absolu. Il faut donc entendre par présent une portion de la durée spontanément globalisée par opposition à un passé artificiellement reconstruit par la conscience réfléchie. Cette expérience "d'un présent qui dure" constitue sans doute le fond de l'illumination. Sur la rive du fleuve Neranjara, sous l'arbre Bodhi, le Bouddha a découvert les données immédiates de la conscience : il s'est converti au bergsonisme (38).
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ADDITION : UNE INTERPRETATION BERGSONIENNE DU ZAZEN
Le zazen est un exercice susceptible d'introduire le pratiquant dans l'expérience fondamentale qui est au cœur du zen. Il a pris dans l'école Soto une place essentielle au point que certains n'hésitent pas à identifier zen et zazen.(1) Mais d'autres écoles l'ignorent(2) et quelques vieux maîtres ont critiqué l'exercice(3) et l'ont même tourné en dérision(4).
La posture corporelle, la respiration, font l'objet de prescriptions très précises. Leur but est de maintenir la colonne vertébrale rigoureusement verticale et d'adopter un rythme respiratoire naturel, privilégiant l'expiration. L'attitude mentale est l'essence de l'exercice : le pratiquant doit s'absorber dans les sensations éprouvées à l'occasion du maintien de la posture et de la respiration. Il doit éviter de penser. Toutefois, il est recommandé de ne pas s'opposer de front aux pensées parasites : il vaut mieux constater avec indifférence leur passage dans l'esprit comme les nuages dans le ciel.
Expérience de l'être et pensée objective
Ce qui frappe le profane abordant l'étude du zazen, c'est la disproportion entre les moyens mis en œuvre et leur effet proclamé. A première vue, on pourrait seulement attendre, de cet exercice relativement facile, un simple bénéfice de santé pour le corps et l'esprit(5). Il n'en est rien, ou du moins, cette interprétation apparaît à l'adepte caricaturalement réductrice. Pour lui, le zazen dépasse de loin une simple pratique hygiénique : il introduit à l'expérience métaphysique essentielle, l'épreuve de l'être. C'est ce qu'affirme Karlfried Graf Dürckheim commentant cet exercice : "Le Zen est l'enseignement de l'Être, de l'expérience de l'Être et de la vie par l'Être... C'est l'expression d'une expérience intérieure, celle de l'Être qui est notre nature essentielle"(6).
Le philosophe allemand oppose cette expérience de l'être à la pensée objective. "On n'accède pas à la substance du zen" écrit-il "si on la cherche dans un domaine théorique et si on le considère avec un recul objectif. Car à distance, il n'y a pas de zen"(7). En effet, "On ne peut pas éprouver l'être comme on éprouve un arbre, une chose, un individu c'est-à-dire comme un objet différent que l'on distingue de soi-même".(8) Comment concevoir cette antinomie dans le cadre de la pensée de Bergson ?
Les origines de l'objectivité
Rappelons tout d'abord que toute connaissance objective est par nature séparante. On s'en convaincra aisément en considérant les origines de l'objectivité. Les psychologues ont établi que le très jeune enfant, initialement, ignore l'objet. Ainsi, Piaget a montré que la friandise cachée par un écran, ou que la tétine du biberon renversé sur une bouteille de verre opaque ne sont pas recherchées car elles n'existent plus pour lui. Pour croire à la conservation de l'objet, il faut imaginer la friandise vue de derrière l'écran ou le biberon du fond de la bouteille. Bref, l'objet n'est pas vu, mais conclu par un sujet qui se décentre c'est-à-dire épouse la perspective d'autrui. Plus tard, c'est toujours en triomphant de l'égocentrisme que l'enfant, plus âgé, va conquérir, dans d'autres domaines, l'objectivité. Ainsi, il désignera correctement ma main droite et ma main gauche en imaginant ma perspective ; il finira par comprendre que son frère a le même nombre de frères que lui en se plaçant au point de vue du frère. Bref, c'est en sortant de soi et en devenant en quelque sorte étranger à nous-mêmes que l'on accède à l'objectivité. Le savant qui situe son corps dans l'univers immense, le philosophe qui prétend expliquer l'homme comme le point de rencontre des forces qui parcourent le monde prolongent cette décentration esquissée dès l'enfance.
Cela reste vrai de notre vécu temporel. Le discours d'un enfant de sept ans, racontant une histoire à un autre enfant, ignore tout d'abord la succession logique des événements et mêle dans le plus grand désordre causes et conséquences. Puis, constatant qu'il est incompris, le jeune locuteur se place au point de vue de l'autre et ordonne son discours. De même, Pierre Janet a montré que la mémoire humaine est née lorsque la sentinelle a dû faire à son chef un récit cohérent. Bref je n'objective mon passé que dans la perspective d'autrui : je sors de moi-même pour le considérer comme un autre, n'importe quel autre, pourrait le comprendre. La désertion de l'intimité, l'altérité à soi-même sont donc la rançon inéluctable de la compréhension de l'ordre des événements, c'est-à-dire de la pensée objective du temps.
Le zazen est la connaissance intuitive de la durée
Mais, cela est seulement vrai pour la synthèse réfléchie du temps. Sa synthèse spontanée, la durée, au contraire, ne peut être éprouvée que par un sujet qui déchirant le voile de l'objectivité coïncide avec elle. Elle ne peut pas être projetée, en quelque sorte hors de nous, dans une représentation objective. Il n'y a pas de schéma susceptible de la traduire, comme la ligne exprime le temps des horloges. Même le langage est inapte à en rendre compte : dire que mon passé se prolonge dans le présent, est, d'une certaine manière, présent, est une incohérence pour celui qui ne se réfère pas à l'expérience intérieure, par exemple l'audition d'une phrase musicale.
La cause profonde de cette inadéquation est le caractère mobile du présent qui, comme on l'a vu, n'est pas un instant figé où je m'arrête mais un passage qui, comme tel, me renvoie nécessairement au passé. Or un passage ne saurait être appréhendé de l'extérieur, comme un objet, et il faut coïncider avec lui pour le saisir. Sinon, on le fige et par conséquent on annihile son essence(9). Bref l'expérience de la durée implique la coïncidence de soi à soi, contraire à l'altérité de la conscience objective. Mais réciproquement, cette coïncidence de soi à soi introduit à l'expérience de la durée.
C'est ce qui se passe dans le zazen. Les sensations éprouvées par le pratiquant qui maîtrise l'exercice se fondent entre elles pour constituer la "conscience sensitive"(10) d'un corps intérieurement vécu et non plus objectivé. Or le corps est vécu au présent(11). L'absorption dans la conscience du corps est donc une coïncidence avec l'actualité de l'instant, non pas pensée, mais éprouvée. Toutefois, puisque l'instant n'est pas un atome figé de temps mais un passage cette absorption du pratiquant dans l'"ici" et le "maintenant" l'établit en fait dans la mobilité de la durée. Il est aidé, en cela, par l'intériorisation du rythme respiratoire, qui, comme tout mouvement authentique, enveloppe une synthèse spontanée du temps. Il se sent alors "mu lui-même par la qualité rythmique de son mouvement," et il réalise "le sens immanent de mouvement comme quelque chose qui lui advient et qu'il est, lui, vivant".(12)
Ainsi le zazen permet d'épouser le dynamisme créateur de la durée. C'est "la grande expérience par laquelle entrent en notre conscience la vie, perpétuellement créatrice, qui sans cesse nous entraîne en avant : notre trame éternelle, la vie que nous sommes dans la profondeur de notre être".(13)