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L'article expose un thème du livre "Volonté et involonté dans la pensée occidentale et orientale", Michel Larroque, éditions l'Harmattan, 1994.
LE BUT DU RAJA YOGA : LA DOCTRINE SAMKHYA
Le terme Yoga dérive de la racine yuj, qui signifie atteler, mettre sous le joug, joindre. Par le joug, l'animal de trait s'adapte parfaitement au véhicule qu'il tire de manière à ne former avec lui qu'un seul mobile. L'étymologie nous révèle donc le but de l'ascèse et son point de départ. Le Yoga se propose d'intégrer en un tout unifié tous les éléments constitutifs de I'homme. Il est le moyen de I'unité personnelle. C'est pourquoi il est parfois symbolisé par l'image de la roue, système bien centré dont tous les rayons convergent vers le moyeu. Mais, si le Yoga se propose de lier, il faut bien que l'unité initiale ait été brisée. La description d'un moi écartelé est donc le point de départ nécessaire d'une discipline au terme de laquelle l'unité perdue sera restaurée. Ascèse difficile comme en témoigne encore l'étymologie ; yuj implique l'idée d'un ajustement laborieux, d'une mise sous le joug au prix d'un effort. Nous envisagerons le Raja Yoga ou Yoga royal. Le système associe étroitement la discipline yogique et la doctrine Samkhya. (1) Cette alliance aussi ancienne que plusieurs Upanishads védiques et que la Bhagavad Gita prend avec Patanjali (2) un caractère plus organique. Il faut donc concevoir dans le cadre du Samkhya la dispersion initiale de l'homme ordinaire et l'effort vers l'unité que l'ascète se propose d'atteindre.
L'homme est deux fois divisé. D'une part, en effet, il est comme emporté par des états mentaux qui sans cesse se renouvellent et parfois se contredisent. C'est la "fluctuatio animi" dénoncée par Spinoza. Le Yoga cherche à réduire cette diversité en fixant l'esprit sur un seul point.
Mais, plus fondamentalement, l'homme est divisé entre un spectateur et un spectacle. Le spectateur, c'est le Soi pur et impassible, le spectacle, le flux psychomental qu'il contemple. L'homme, en effet, est conscient de lui même et toute conscience est conscience d'objet, donc source de dédoublement. Ce clivage définit l'humanité ordinaire, que Maine de Biran oppose à la simplicité animale..En effet, chez l'animal, et, à un moindre degré, chez l'enfant, c'est au détriment de la conscience et du jugement que l'unité est préservée. Un être spontané est tout à la fois un et naturel et il n'est un que parce qu'il est, seulement, naturel. (3) C'est au contraire au profit de l'esprit que le Raja Yoga prétend restaurer l'unité de l'être. La conscience de soi ordinaire lui apparaît comme le début d'une distanciation du Je pur qu'éternellement nous sommes, du contenu de ses expériences, étrangères à son essence. Ce recul réflexif à l'égard du courant de conscience enveloppe l'espérance d'une libération définitive de la monade. L'ascète est invité à reconnaître que la nature, en lui, est étrangère à son essence et à s'en libérer par les moyens appropriés.
Si le but du yoga est d'abolir la dualité du spectateur et du spectacle, par l'anéantissement du spectacle, le moyen de ce but ne saurait procéder d'une simple méditation philosophique. Contrairement au Samkhya, le Yoga affirme la nécessité d'une technique précise. Or, celle-ci consiste justement à réduire la "fluctuatio animi" en concentrant l'esprit sur un seul point. Ainsi, l'unification en quelque sorte verticale qui libère le Je pur a pour condition une unification horizontale qui restreint au minimum le champ mental. L'unification verticale est le but du Raja Yoga ; l'unification horizontale en est le moyen. Nous considérerons seulement le but du Yoga.
Pour vouloir quitter l'expérience, il faut l'avoir reconnue mauvaise. En cela, le Yoga n'innove pas et reprend un thème constant de la pensée indienne. Celle-ci pose en général comme postulat le malheur de l'existence. Patanjali ne fait pas exception à cette règle. "Tout est souffrance pour le sage" affirment les Yoga Sutras. (4) C'est dans cette perspective que se situent les systèmes philosophiques de l'Inde. Leur finalité est sotériologique ; ils se proposent d'offrir à l'homme le moyen d'échapper à l'universelle souffrance. Le suicide ne serait qu'une solution apparente : l'homme renaît, et il renaît pour souffrir encore. Ce n'est donc pas en quittant la vie, en apparence, que le sage obtient la libération. C'est au sein même de la vie qu'il doit se détacher du tourbillon mental qui l'entraîne de renaissance en renaissance. Il lui faut abolir les vrittis.
Les vrittis sont les productions mentales, les états de conscience. On a remarqué la parenté du terme "avec les vocables latins verto, vorto : tourner, changer, vertigo : tournoiement, révolution, vertige, vertiginosus : sujet aux vertiges, vertex, vortex : tourbillons, en particulier tourbillons d'eau" (5). La notion de vrittis semble donc impliquer une idée d'instabilité, source de désorientation. Le courant de conscience n'est évidemment pas un lac paisible, mais pas davantage un fleuve lent et majestueux. Il évoque plutôt un torrent impétueux, coupé de rapides et parsemé de remous. Et c'est pourquoi le désarroi est la condition de l'homme en proie aux vrittis. Sans doute, pour un regard superficiel, certains états de conscience sont-ils heureux. Mais le sage "semblable au globe de l'œil sensible au plus léger contact que la sensibilité cutanée générale, trop grossière, ne perçoit pas" sait reconnaître dans les joies et les plaisirs les prémices d'une peine future. Il les situe dans l'universel changement qui épouvante celui qui n'a pas encore reconnu qu'il est le spectateur éternel qui contemple ce changement. Il en mesure alors le caractère éphémère ; nos joies les plus hautes lui apparaissent alors comme le verre d'alcool proposé au condamné avant l'exécution. Elles sont toujours associées à l'anxiété consciente ou subconsciente de perdre l'objet dont dépend notre bonheur. Aussi apparaissent-elles toutes empoisonnées et c'est à tort que le vulgaire les oppose au flot des déceptions, des peines, des contradictions intimes que la nature suscite en nous. Ainsi, au fond, toute existence est douloureuse.
Mais la souffrance n'est pas inéluctable. Elle procède d'une ignorance génératrice d'illusions. La connaissance peut dissoudre l'illusion et inaugurer le salut. Quelle est donc cette ignorance source de nos douleurs et de quel savoir est-elle ignorance ?
"Avidyâ (l'ignorance), c'est prendre ce qui est non éternel, impur, mauvais et non âtman, respectivement pour quelque chose d'éternel, de pur, de bon et d'âtman". (6)
Le Samkhya en effet, doctrine philosophique dont se réclame le Yoga, distingue la Prakrti du Purusa. La Prakrti est la nature comprise comme la force qui produit l'univers et le fait évoluer. C'est la Natura Naturans, la nature créatrice distincte de la Natura Naturata, la nature créée. Le Purusa est le Soi. C'est le spectateur, le témoin, isolé, inactif éternellement passif, libre. Il se borne à contempler avec indifférence le spectacle produit par la Prakrti.
La conscience ordinaire est le lieu de rencontre du Purusa et de la Prakrti. Aimer, haïr, jouir, souffrir, bref tous nos états conscients, procèdent de deux sources. C'est la nature qui les produit dans leur diversité, mais c'est par l'esprit qu'ils sont pour nous. L'esprit, par essence, ignore le changement et la diversité. Il est simple et immobile. Le flot mental emprunte son mouvement à la nature ; mais, celle-ci est inconsciente. Elle n'est pas pour soi. L'esprit prête sa lumière à la nature, mais celle-ci diffracte cette lumière, éternelle dans son principe, dans les changements qu'elle crée. Ainsi se forge l'illusion d'une conscience engagée dans les vicissitudes mentales, conscience fluctuante, déchirée, ballottée au gré des représentations. C'est la vie psychologique, lieu du drame de la personnalité où l'esprit paraît englué dans la matière alors que celle-ci semble devenir pensante. Le sujet psychologique, celui qui éprouve, se débat, change et surtout souffre, procède de cette confusion. Il y a alors "assimilation du spectateur avec les modifications du mental." (7) De même qu'un pur miroir épouse la forme de n'importe quel objet et semble être cet objet, l'esprit devient indiscernable de l'état psychologique qui lui dérobe sa lumière. Le Purusa est essentiellement pure conscience de soi. Lorsque, par la puissance de l'illusion, il se trouve mêlé à la nature, il perd la connaissance de son être propre. Le pur "Je suis" se change en "Je suis cela." C'est ainsi, que les plus naïfs s'identifient à leur corps. Ils affirment, par exemple, qu'ils souffrent, eux, de la tête, d'un pied. Mais, comme l'a souligné Lachelier, "la conscience d'une douleur n'est pas douloureuse mais vraie". Ce n'est donc pas l'esprit qui souffre ; il se borne à constater la douleur dans une nature à laquelle il est associé.
D'autres plus subtils, s'identifient aux processus mentaux qu'ils découvrent en eux ; je doute, j'hésite, j'approuve, je pense ; donc je suis ce doute, cette hésitation cette affirmation, cette pensée. Mais l'intelligence est, elle aussi, un produit de la nature. Nos idées, nos pensées nous sont aussi étrangères que notre corps. Nous les contemplons de l'extérieur en quelque sorte, comme nous pouvons constater que nous sommes grand ou petit, brun ou blond, beau ou laid. D'ailleurs parfois elles nous surprennent, et toujours, puisque reconnues objectives elles nous révèlent un ordre que nous n'avons pas créé, que nous découvrons et qui nous est donc en un sens étranger. C'est pourquoi nos pensées, pas plus que notre corps, ne constituent notre être, mais seulement notre avoir. Elles nous sont extérieures comme des vêtements. Mais l'illusion confond l'être et l'avoir comme celui qui prendrait l'habit pour le corps. L'ambition, l'orgueil constituent des hypertrophies et des perversions de cette tendance à nous assimiler aux activités du mental. Cette confusion est la source de notre malheur. Comment en effet échapper au mal de vivre si nous nous identifions au courant de conscience qui charrie déceptions et souffrances ? Cependant, le salut est possible puisque l'esprit en soi est distinct de la nature. Le Yoga, comme le Samkhya, mais par des moyens différents, (8) recommande de réaliser pratiquement la dissociation ontologiquement fondée du Purusa et de la Prakrti : "La dissociation de Purusa et de Prakrti amenée par désintégration d'Avidyâ (l'ignorance) est le seul remède et c'est la libération du spectateur." (9)
D'ailleurs cette déhiscence s'esquisse chez tout homme par le fait même qu'il est homme c'est-à-dire conscient. A l'inverse de l'animal qui coïncide avec lui-même, l'homme peut prendre un recul à l'égard d'un sentiment, d'une pensée. Son propre esprit devient alors pour lui un objet de perception. Le but du Samkhya et du Yoga est de se placer de plus en plus près de cette conscience témoin pour finalement la dégager dans son essence pure. Et c'est pourquoi ; "la libération est appelée par le Samkhya "isolement" (Kaivalya), au sens d'une véritable opération alchimique, où l'on pratique décantation et dissociation jusqu'à ce qu'on ait "isolé" un corps pur, irréductible, débarrassé de toutes ses scories." (10)
Lorsque ce dégagement est enfin accompli, l'esprit a la révélation de sa nature authentique. Il comprend alors qu'il est étranger aux états de conscience avec lesquels l'homme s'identifiait naïvement avant la libération. Il accède au salut ; la souffrance est alors conçue comme un fait objectif, extérieur, à nous. Elle s'évanouit lorsque nous comprenons qu'elle ne nous concerne pas. Comme l'écrit Mircea Eliade :
"Dès le moment où nous comprenons que le Soi est libre, éternel et inactif, tout ce qui nous arrive, douleurs, sentiments, volitions, pensées, etc. ne nous appartient plus." (11)
La personnalité, synthèse des expériences psychomentales s'évanouit comme une illusion dès que la révélation du Soi s'accomplit. Alors, la conscience de l'ego disparaît. Le délivré vivant pourra certes encore agir, mais il ne considère plus son activité comme étant la sienne propre. Il la voit de façon objective, désintéressée. "Quand le délivré agit, il n'a pas conscience du "j'agis", mais du "on agit", en d'autres termes, il n'entraîne pas le Soi dans un processus psychophysique." (12)
On sait que l'intellect lui-même fait partie de la nature. Par la discrimination, le Purusa s'en détache, comme des autres manifestations de la Prakrti. A ce moment la nature achève de disparaître : "comme une danseuse s'arrête de danser après s'être montrée sur la scène, ainsi la Nature disparaît après s'être manifestée à l'Esprit dans les différents rôles de l'intellect, de l'ego, des éléments subtils ou grossiers." (13)
Le Purusa resplendit alors dans son essence pure. Et le sage comprend qu'en fait, le Soi n'a jamais été souillé ou troublé, sinon par un effet de notre illusion. La vraie lune est hors d'atteinte des déformations de son image dans quelque eau agitée. (14) Un pur cristal laisse voir une fleur rouge sans lui-même devenir rouge. (15) Ainsi "le véritable esprit" contemplait "impassiblement le drame de la personnalité." (16) "Alors le spectateur est établi dans sa nature essentielle et fondamentale. (17)
L'esprit cesse d'être conscience d'un état mental ; il devient conscience de soi. Il n'est plus englué dans des perceptions, des sentiments, des pensées. Il ne fait que se penser lui-même. Il réalise alors l'autosuffisance de Dieu. Le yogin peut alors être comparé à l'intellect souverain décrit par Aristote. Pour le philosophe grec, le premier principe pense éternellement l'objet, le plus parfait. Comme cet objet ne saurait être autre que lui-même, Dieu est éternellement en acte pensée de lui-même, pensée de la pensée. "L'intelligence suprême se pense donc elle-même puisqu'elle est ce qu'il y a de plus excellent et sa pensée est pensée de pensée." (18) L'objet de l'intellect suprême ne pouvant être que le suprême intelligible, tous deux s'identifient perpétuellement dans la suprême intellection. (19) Le yoga prétend accomplir pour l'homme au terme d'une difficile ascèse ce que Dieu, selon Aristote, est par essence.
Le yogin (20) expérimente le Soi, pur de tout objet, qui se contemple lui-même. Les liens avec l'expérience concrète sont définitivement tranchés. Le délivré vit dans un éternel présent. Le temps est en effet aboli pour lui puisqu'il est parvenu à s'abstraire définitivement du flot de l'existence empirique. Comme l'écrit Mircea Eliade ; "le libéré dans la vie ne jouit plus d'une conscience personnelle, c'est-à-dire alimentée par sa propre histoire, mais d'une conscience témoin, qui est lucidité et spontanéité pure." (21)
Il est certes impossible à celui qui ne l'a pas vécue de décrire cette expérience limite. Les interprètes les plus autorisés la déclarent "irréductible à nos catégories." Ils rejoignent par là le mépris des philosophes orientaux pour le discours, incapable à leurs yeux de traduire les intuitions essentielles. Dans un autre contexte doctrinal, le Bouddha gardait, dit-on, "un noble silence" lorsqu'on l'interrogeait sur le nirvana. Et bien après lui, les textes Zen affirment "que celui qui sait ne parle pas, que celui qui parle ne sait pas".
LA CONSCIENCE, INTRODUCTION AU SAMKHYA YOGA
Cependant il est des expériences plus banales qui, bien que différentes de la pure connaissance du Soi, en indiquent cependant la direction. La conscience que chacun peut prendre de ses pensées et de ses actes est la plus répandue. Elle implique une distance à l'égard du vécu, elle enveloppe par là même son objectivation car nous nous l'opposons de la même manière que l'objet, "obstacle atténué" dans la perception externe. Par là même nous nions cet état de conscience comme nous appartenant. Sartre a vu dans cette négation de la nature par l'esprit qui la considère l'acte constitutif de la conscience.
Toute conscience en effet est par nature séparante. De même que dans la perception, l'œil qui adhère à un tableau ne le voit pas, un être qui coïnciderait pleinement avec son vécu ne pourrait le connaître. Etre conscient, c'est d'abord être distant ; je saisis l'unité du tableau dans la mesure où je prends à son égard un recul convenable ; de même, j'ai conscience de mes états mentaux lorsque je m'en distingue pour les penser. C'est pourquoi, à l'inverse de la chose qui est ce qu'elle est, "l'être de la conscience ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation plénière." (22) Il n'y a de présence à soi que pour un être déjà clivé, séparé de lui-même. "... la présence à soi suppose qu'une fissure impalpable s'est glissée dans l'être. S'il est présent à soi, c'est qu'il n'est pas tout à fait soi. La présence est une dégradation immédiate de la coïncidence car elle suppose la séparation." (23) Sartre appelle néant cette mise à distance à l'occasion de laquelle se constitue la conscience. "Etre pour le pour soi, c'est néantiser l'en soi qu'il est." (24) Néantiser, c'est refuser l'identité propre à la chose compacte, c'est affirmer qu'on est au-delà de nos états mentaux. Ainsi, par exemple, la conscience que je prends de ma croyance m'arrache à la naïveté de la pure foi. Savoir qu'on croit, c'est déjà ne plus adhérer à sa croyance, c'est commencer à douter. "Car le néant qui se glisse dans la croyance, c'est son néant, le néant de la croyance comme croyance en soi, comme croyance aveugle et pleine, comme foi du charbonnier." (25) Toute conscience enveloppe donc une affirmation d'altérité. Dans la mesure où je me sais ému, joyeux, souffrant, je me distingue de mon émotion, de ma joie, de ma peine. Le Je qui constate ce que nous éprouvons se situe au-delà de l'expérience mentale éprouvée. Il est ailleurs, il est autre. Se référant au Sophiste, Sartre montre que l"Autre" platonicien "... qui ne peut être saisi que "comme un rêve" qui n'a d'être que son être autre, c'est-à-dire qui ne jouit que d'un être emprunté, qui, considéré en lui-même, s'évanouit et ne reprend une existence marginale que si l'on fixe ses regards sur l'être, qui s'épuise à être autre que lui-même et autre que l'être..." (26) ne saurait être que la conscience. Car "l'altérité est en effet négation interne, et seule une conscience peut se constituer comme négation interne." (27)
Or, c'est bien le sentiment d'être autre que la Nature qui inaugure chez le yogin la libération du Purusa. Le commun des mortels avons-nous vu s'identifie au corps. L'homme croit naître, grandir, mourir, être grand ou petit, beau ou laid. Les plus fins pensent être l'intelligence qui doute, pèse, conclut. C'est là confondre le Soi, pur témoin, fondement du Je lorsque nous affirmons "je vois, j'éprouve, je pense," avec les choses extérieures à lui qu'il éclaire.
"Comme la lune semble se mouvoir quand les nuages courent dans le ciel, de même pour celui que ne discrimine pas, le Soi paraît actif quand, en réalité, ce sont les sens qui sont actifs. Les fous, par non-discrimination, attribuent au Soi inaltérable, qui est Etre et Conscience absolus, les caractéristiques et fonctions du corps et des sens, de même que les gens attribuent des traits de bleuté et concavité au ciel. Comme le mouvement qui appartient à l'eau est attribué, par ignorance, à la lune qui s'y reflète, de même l'action, la jouissance et autres limitations qui appartiennent aux fonctions mentales, sont faussement attribuées au Soi." (28)
Dans certaines formes de yoga (29) le remède à cette ignorance est apavada, la discipline de négation par laquelle on élimine par la discrimination les attributs conférés illusoirement au Soi jusqu'à la mise à nu de son authentique essence. Ainsi, celui qui met à jour un trésor profondément enfoui a dû creuser la terre en enlevant successivement les couches accumulées de limon, de pierres, de sable. Pour décortiquer un grain de riz, il faut le séparer de la balle qui le recouvre en le frappant dans un mortier. (30) De même, l'ascète, pour atteindre le Soi éternel enfoui au tréfonds de son être, se désidentifie tour à tour des couches successives qui en masquent la vraie nature. Tel est le sens de la formule célèbre : "neti, neti, je ne suis pas cela, pas cela". Je suis autre que le corps "amalgame de choses immondes ; cette peau, cette graisse, cette chair et ces os." (31) Le sage, le considère aussi étranger à lui que peuvent l'être pour l'homme du commun son reflet dans l'eau d'un étang ou les images de ses rêves. Il se détache ensuite des organes des sens et comprend que les diverses conditions de ces organes telles que vision ou cécité, audition ou surdité ne le concernent en rien. Dans une troisième étape, il prend conscience qu'il est distinct de la vie qu'il sent couler en lui et par conséquent étranger à ses fonctions. L'inspiration et l'expiration, la digestion, le désir sexuel ne le concernent pas. Ce sont choses autres que lui. Puis, ce sont les modifications mentales, attachements, désirs, peines et joies qui sont conçus comme une enveloppe distincte du Soi pur. Enfin, le Soi se dégage de l'intellect, la plus subtile des identifications à surmonter car "l'enveloppe de l'intellect brille d'un vif éclat car elle est toute proche du Soi. Et le Soi, en s'identifiant à tort avec elle, subit par la force de l'illusion la loi des renaissances." (32)
Ainsi, pour que le Soi resplendisse dans sa pureté, il faut l'avoir libéré "des cinq gaines qui l'enserrent comme un papillon rejette son cocon ou comme un acteur rejette à la fin du spectacle le masque du personnage qu'il vient de représenter." (33) On voit par là que l'ascèse préconisée par le Jnana-Yoga consiste à prolonger systématiquement la distance à soi dans laquelle Sartre reconnaît l'essence de la conscience. Mais, pour le yogin, le philosophe français paraîtrait n'avoir fait que quelques pas sur la voie libératrice ; l'ascète, lui, a jalonné le chemin, il a reconnu les étapes essentielles et c'est par une progression ordonnée qu'il va de l'une à l'autre jusqu'au terme final. Chez lui, I'intuition initiale se détermine en une méthode précise. Ce n'est d'ailleurs que dans le yoga de la connaissance que la libération définitive est espérée d'une pure méditation. Dans le yoga royal si le but est identique, les moyens proposés pour y accéder dépassent la simple réflexion philosophique, impuissante à elle seule, selon Patanjali à libérer le Purusa.
Il convient également de noter que chez Sartre comme dans le Yoga, c'est la conscience qui fonde la liberté. La chose, a-t-on vu, est ce qu'elle est. Et comme elle n'a pas choisi de l'être, elle subit une fatalité. Elle est déterminée. Le pour soi au contraire "est toujours autre chose que ce que l'on peut dire de lui". Il est toujours "par-delà le nom qu'on lui donne, la propriété qu'on lui reconnaît." (34) C'est cette distance essentielle à l'égard de toute nature qui garantit sa liberté. Car si un être libre peut avoir une nature qui lui crée des conditions d'existence plus ou moins intimes, bref une situation qui n'est que le contexte de ses choix, il ne saurait être une nature. "Etre, pour le pour soi, c'est néantiser l'en soi qu'il est" a-t-on vu. Dans ces conditions, la liberté ne saurait être rien d'autre que cette néantisation... La liberté coïncide en son fond avec le néant qui est au cœur de l'homme... L'homme est libre parce qu'il n'est pas soi mais présence à soi." (35)
De même, pour le yoga, la conscience que nous prenons de notre situation naturelle inaugure la libération de la monade. Sans doute, il ne suffit pas de prendre conscience du mal de l'existence pour en être par là même immédiatement délivré. Mais, se connaître en proie aux vrittis, c'est déjà commencer à s'en dégager. Le recul réflexif ne rompt pas tout lien entre le Purusa et la Prakrti ; mais il crée un début de distance. La discipline de désidentification dont nous avons marqué les étapes (neti, neti, tu n'es pas cela, tu n'es pas cela) l'accroît méthodiquement. Le sage peut espérer qu'à force de distendre le lien qui rattache le Soi aux expériences psychologiques où il s'embourbe, ce lien finira par casser. Le Raja Yoga cherchera à provoquer à coup sûr, par des techniques appropriées, cette rupture que la réflexion a au moins esquissée. Alors l'esprit resplendit dans son essence pure. L'ascète a conquis définitivement la liberté et l'immortalité.
Ainsi pour le yoga comme pour Sartre, la conscience consiste à s'éloigner de la nature et cette mise à distance est la condition de la liberté. Toutefois pour l'ascèse indienne, le philosophe français semblerait rester à mi-chemin. Car la liberté ne consiste pas à dominer les vrittis pour choisir parmi eux, mais à quitter définitivement le monde psychologique. Il ne s'agit pas de maîtriser la nature mais de l'abolir.
Il convient d'ailleurs de remarquer que cette perspective, bien qu'exorbitante de la normale, n'est pas théoriquement insoutenable. Le promeneur se distingue bien de la montagne qu'il contemple, du torrent qu'il longe dans sa course. Et si le paysage lui déplaît, il le quitte. Or, ce qu'il appréhende de la montagne ou du torrent n'est qu'un faisceau d'états de conscience. Dira-t-on qu'il y a une objectivité de la chose perçue puisqu'elle obéit à un déterminisme rigoureux ? Mais il en est de même de nos émotions, de nos humeurs, de nos souffrances, et de nos joies. Elles obéissent elles aussi à un conditionnement probablement aussi strict quoique moins connu. Ainsi donc, sinon le monde extérieur, du moins ce que nous pouvons en connaître ne diffère pas essentiellement de nos états dits intérieurs. Il s'agit dans les deux cas de phénomènes, régis par des lois objectives. On peut donc concevoir comme le soutiennent Samkhya et Yoga que le courant mental n'est qu'un élément de la nature aussi étranger au Je pur que les objets de la perception externe.
Cependant, ce recul à l'égard du vécu n'est chez la plupart qu'à peine esquissé. Sans doute est-il en germe chez tous, s'il est vrai que la conscience est le propre de l'homme. Seulement il y a des degrés de conscience de soi. Ils peuvent constituer dans la perspective d'une étude du Raya Yoga des étapes en quelque sorte naturelles vers la libération définitive. Nous en considérerons deux : l'une normale, l'introversion, l'autre, terrain névrotique, la structure obsessionnelle.
DIGNITÉ MÉTAPHYSIQUE DE L'INTROVERSION
On sait que l'opposition de l'introversion et de l'extraversion a d'abord été développée par Jung. (36) Elle a été reprise et nuancée par l'école caractérologique hollando-française. L'extraverti est tourné vers les choses et à la limite, il se perd dans l'objet. L'introverti au contraire tourne le dos à la nature et se replie sur lui pour ne s'intéresser qu'à ce qui se passe dans son intimité. Or, s'il est vrai que tout regard implique une distanciation, on voit que l'intérêt porté par l'introverti à ses états d'âme fait qu'il s'en distingue. Du "sentimental", (37) type même de l'introverti, Le Senne écrit "qu'il cesse de vivre pour se sentir vivre." (38) La disposition de l'émotif non actif secondaire à rédiger des journaux intimes (39) est à cet égard significative. A la différence des mémoires où l'actif relate les événements, le journal intime décrit longuement les sentiments du sujet suscités par ces événements. Mais l'effort pour analyser le vécu inaugure une séparation. Le Rousseau qui écrit les Confessions n'est déjà plus le Rousseau qui jouit ou souffre des souvenirs évoqués. Le journal intime est un dialogue intériorisé chez ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas assumer le risque du dialogue véritable. Mais, pour dialoguer, même avec soi-même, il faut être deux. Parfois l'introverti concrétise cette dualité en inventant des personnages différents : Rousseau se fait "juge de Jean-Jacques." (40) Le procédé littéraire ne fait ici qu'attester le dédoublement essentiel propre à l'introverti type. Le sentimental est un mixte de nerveux et de flegmatique. (41) Progressivement au fur et à mesure qu'il vieillit, le flegmatique en lui juge et maîtrise le nerveux. C'est ainsi qu'il sera parfois comme le montre Gaston Berger "sauvé par l'analyse." (42) Le moi du sentimental est donc un moi clivé, et ce clivage peut être considéré comme une très modeste introduction naturelle à Kaivalya, la séparation libératrice que poursuit l'ascète indien. Le nerveux, source de sentiments vifs et contradictoires, représente assez bien en lui la Prakrti mère des vrittis, qui emportent l'homme dans leurs tourbillons. Certes, le flegmatique, lui aussi produit de la nature, n'est pas le Purusa éternel. Mais par son impassibilité, sa lucidité froide, son objectivité qu'il exerce autant sur lui-même qu'à l'égard des autres, il peut nous le faire pressentir, indiquer dans quelle direction on doit le chercher. Dans cette perspective, l'introversion n'est plus un simple trait de caractère mais acquiert une véritable dignité métaphysique. Elle révèle un au-delà de l'homme et implique l'espérance d'un dépassement de sa condition.
L'EXPÉRIENCE DE DÉPERSONNALISATION : SIGNE NÉVROTIQUE OU PRESSENTIMENT MÉTAPHYSIQUE ?
Le sentiment de dépersonnalisation prolonge l'introversion et en manifeste l'essence. Il constitue un symptôme de la névrose obsessionnelle. Or, celle-ci se développe, sur un terrain caractériel très proche de l'introverti type, "le sentimental" de l'école de Groningue. (43)
La dépersonnalisation grossit jusqu'à la caricature les traits de la structure normale ; mais une caricature a parfois le mérite de dégager l'essentiel d'un portrait.
L'extériorité à soi-même, en effet, qui est une des caractéristiques de l'introversion est particulièrement accentuée dans la névrose obsessionnelle. Pierre Janet a observé une conscience de dédoublement chez tous les malades de ce type dont il s'est occupé. Le sujet se sent étranger à lui-même. Il effectue correctement les actes, tout en ayant l'impression que ce n'est pas lui qui parle, qui sent, qui agit. Dans les cas graves, l'obsessionnel se croit mort, pense être dans le corps d'un autre ; ou bien il se voit marchant devant lui. Janet cite le cas d'un jeune homme qui, apercevant un car de police, se lamente car, dit-il, "les agents l'ont amené". (44)
Cette hypertrophie du recul n'est pas sans analogie avec le but du yoga. En effet, bien que le "délivré vivant" continue à agir, jouir et souffrir, il considère ces expériences comme étrangères au Soi auquel il est identifié. Le "psychasthénique" semble avoir naturellement obtenu par une sorte de grâce psychologique cette distance à l'égard de lui-même que le yoga veut promouvoir puis indéfiniment augmenter jusqu'à perdre de vue le moi concret.
L'un d'eux affirme que ce qu'il perçoit de lui-même est autre que lui. Il devra parfois entrer dans un magasin, interpeller un passant pour se prouver qu'il existe, qu'il est bien lui. "Ce n'est pas moi qui sens, qui souffre, qui dors", répètent Bei et Ver... deux malades de Janet. Le maître français décrit ainsi un de ses sujets : "Elle voyait clair, entendait bien, sentait correctement, pouvait se mouvoir sans peine, mais elle se cherchait elle-même en ayant l'impression qu'elle n'était plus là, qu'elle avait disparu, que les choses présentes n'avaient pas de rapport avec sa personnalité. Depuis ce moment, elle répète toujours la même chose ; mais où suis-je, que suis-je devenue ? Ce n'est pas moi qui mange, ce n'est pas moi qui travaille, je ne me vois pas faire ceci ou cela, il y a quelque chose qui me manque." (45)
Une autre, Pot... affirme n'être plus sur terre, vivre dans un autre monde, il lui semble que son âme est séparée de son corps, qu'elle ne vit plus que matériellement. (46)
Leroy distingue quatre étapes dans ce processus de dépersonnalisation. (47) D'abord, le sujet sent confusément que la réalité est un rêve. Puis le monde extérieur lui paraît s'éloigner bien que la perception s'effectue correctement. Comme le remarque Janet ce n'est là probablement qu'une transcription symbolique, en terme matériel, d'un éloignement tout moral. (48) Dans un troisième stade, ce sont les propres actes du sujet qui lui semblent étranges, inattendus, comme ceux d'un autre. Enfin, dans la forme complète du symptôme, c'est à toutes ses perceptions, actions, souvenirs, pris en bloc, que le sujet se sent étranger.
Cette ressemblance entre le symptôme de dépersonnalisation et le Yoga est parfois attestée par l'identité des termes descriptifs de ces expériences vécues. Certains propos des sujets observés par Janet évoquent les concepts majeurs de l'ascèse orientale. Une malade affirme qu'elle se donne en spectacle à elle-même. "Il lui semblait qu'elle assistait comme simple témoin au déroulement de ses propres états de conscience comme s'ils avaient été ceux d'une personne étrangère." (49)
Ce clivage entre un spectateur et un spectacle est bien l'intuition centrale du Yoga. En témoigne cette confession d'un maître qui relate l'expérience par laquelle il a inauguré la libération du Soi.
Bien que jeune, la pensée de sa mort prochaine s'empara de lui et il sentit la peur l'envahir : "Le choc de la peur de mourir, raconte-t-il, me rendit d'un coup introspectif, ou "introverti". Je me dis mentalement à moi-même, c'est-à-dire sans prononcer les paroles : "Eh bien, la mort est venue". Qu'est-ce que cela veut dire ? "Qu'est-ce que c'est que mourir ? C'est ce corps qui meurt. Je mimai immédiatement la scène de la mort. J'étendis mes membres et les tins rigides comme si la "rigor mortis" s'en était saisie.
"J'imitai l'attitude cadavérique pour donner une atmosphère de réalité à mes investigations ultérieures. Je retins mon souffle et gardai ma bouche close, pressant étroitement les lèvres pour qu'aucun son n'en pût sortir. Que le mot de Je ou tout autre mot ne fût pas prononcé ! Bien donc, me dis-je à moi-même, ce corps est mort, on le portera tout raide au champ crématoire où il sera brûlé et réduit en cendres. Mais avec la mort de ce corps, suis-je mort, moi ? Est-ce que le corps est moi ? Ce corps est silencieux et inerte. Mais j'éprouve toute la force de ma personnalité et même le vocable Je en moi-même, à part le corps. Ainsi, je suis un esprit, une chose qui transcende le corps. Le corps matériel meurt, mais l'esprit qui le transcende ne peut être touché par la mort. Je suis donc un Esprit immortel. Tout ceci n'était pas un simple procès intellectuel. Tout ceci flamboyait avec une "extrême" vivacité devant moi comme la vérité vivante, quelque chose que je percevais immédiatement, presque sans raisonnement. J'étais quelque chose de très réel, la seule chose réelle en cet état et toute mon activité consciente en relation avec mon corps était centrée sur cette chose. Depuis ce moment le Je ou le Soi s'est tenu au foyer de l'attention par une fascination toute-puissante. La crainte de la mort s'était aussitôt évanouie et pour toujours. L'absorption dans le Soi a continué de cet instant jusqu'au temps présent. D'autres pensées peuvent aller et venir comme les notes diverses que joue le musicien, mais le Je perdure comme la note de base... qui accompagne toutes les autres et se fond avec elles..." (50)
Ainsi c'est une expérience vécue de dépersonnalisation qui apaise le trouble du jeune homme. La malade de Janet qui se voit apparaître devant elle à trois ou quatre mètres, qui pense être "hors de son corps." (51) exprime dans un registre névrotique un sentiment identique d'altérité à soi-même, ou du moins à son vécu.
Ces observations déjà anciennes (52) ont été confirmées par la clinique moderne. Bouvet montre que tous les auteurs qui ont traité des obsessions insistent sur le dédoublement du moi. (53) Ainsi, selon Fenichel, à un moi logique allié du thérapeute s'oppose un moi magique, source des résistances. Ce dédoublement rendrait le traitement psychanalytique particulièrement difficile ; l'interprétation même bien comprise n'agit pas car le malade la constitue en théorie de la maladie sans vivre son traitement. Bref il utiliserait cette scission entre les deux parties de son moi pour éviter que la lumière de l'analyse pénètre et éclaire ses remous affectifs. Elle brille à part, d'un éclat tout théorique et thérapeutiquement inefficace.
Ainsi dans des contextes interprétatifs différents (54) nous avons affaire à des observations identiques. Faut-il en conclure que le Raja Yoga ne peut se développer que sur un fond névrotique camouflé en une métaphysique prestigieuse ? Ce serait sans doute l'avis de Janet, s'il avait connu l'ascèse indienne.
"Quand on a vu beaucoup de scrupuleux" écrit-il à propos du psychasthénique "on en arrive à se demander avec tristesse si la spéculation philosophique n'est pas une maladie de l'esprit humain." (55)
Il faut accorder à Janet que la pensée philosophique, et plus généralement toute pensée naît d'une spontanéité brisée. On ne commence à réfléchir que lorsque la nature, biologique ou sociale, ne suffit plus à guider la vie. La réflexion n'est jamais gratuite : elle procède d'un effort pour résoudre une contradiction. Un être parfaitement heureux ne réfléchirait pas car il n'en ressentirait pas le besoin. Aussi Socrate commençait-il par enfermer son interlocuteur dans une contradiction pour l'arracher aux certitudes paisibles et le forcer à penser. C'est parce que l'homme a moins d'instincts que l'animal qu'il s'efforce de solutionner par la raison les problèmes que celui-ci résout naturellement : notre technique, est la conséquence de notre sous-équipement instinctif. Bref, l'homme, comme on l'a affirmé, est l'animal malade : la réflexion qui est sa marque propre s'enracine dans les défaillances de sa nature. Adoptons donc, en la corrigeant, l'hypothèse de Janet : la réflexion, procède bien d'une maladie, mais c'est une maladie de la nature qui est à la source de l'esprit même. C'est dire qu'elle n'est pas l'apanage des seuls philosophes : il s'agit, en effet, de la pensée objective.
LA DISTANCE À SOI, CONDITION DE LA RAISON THÉORIQUE ET PRATIQUE
La psychologie de l'enfant en a retracé la genèse. Elle a minutieusement inventorié les processus qui conduisent d'un égocentrisme initial à la pensée de l'objet. De ces études complexes nous ne retiendrons que le principe car il est susceptible de nous éclairer sur l'intuition du Samkhya Yoga. L'objet, montre Piaget, n'est pas une chose vue dans sa vérité mais la pensée d'un rapport lié à la décentration. Le très jeune enfant ne recherche pas un objet que l'on cache devant lui derrière un écran. En effet, il ne conçoit pas qu'il puisse avoir une existence indépendante de la vision qu'il en a. Celle-ci abolie, la chose a pour lui disparue, ou plus précisément, il n'a pas encore l'idée de chose. Pour qu'il commence à chercher un jouet subitement masqué par un écran il faut qu'il l'imagine vu de derrière l'écran. Alors, par la pensée, il quitte sa vision actuelle c'est à dire conçoit qu'une vision différente est possible à partir d'une autre position. Il est alors capable de mettre en relation une donnée perceptive, réelle ou possible avec une position elle aussi réelle ou possible. Qu'est-ce à dire sinon qu'il sort de lui même pour situer sa perspective du moment dans un ensemble plus vaste ? Au terme de ce processus, non seulement l'enfant conçoit l'univers comme un monde d'objets, mais il pense son propre corps comme un objet dans l'espace au milieu des autres objets. (56)
Il convient de remarquer qu'à ce stade, l'altérité à soi même, source de la conception Sartrienne de la liberté ou principe de l'ascèse yogique est déjà en germe. Il faut bien se distinguer de son corps pour le concevoir comme une chose dans un univers de choses. La science ne fera que prolonger et affiner cette objectivation du monde et de soi inauguré par la perception qui est bien, comme on l'a dit, une science commençante. L'astronome se situe, particule infime dans le champ des galaxies : tout comme l'enfant, il sort de son corps pour le positionner dans l'univers des corps.
Les sciences de l'homme ne font qu'appliquer à la vie psychologique un processus identique. L'objectivation de nos états mentaux les constituent autres que nous et le fait que cette altérité ne soit pas ici une altérité spatiale ne change rien à l'essentiel. C'est sans doute partant d'un constat identique que Comte a pu soutenir l'impossibilité d'une science du sujet ; l'œil ne peut se voir lui même car le sujet est toujours en dehors de l'objet qu'il contemple.
Ainsi, l'expérience de la distance à soi qui est l'intuition originelle du Yoga n'est pas une originalité culturelle : elle est impliquée par toute pensée objective qu'elle soit modeste ou très élaborée. Elle est la condition nécessaire de la perception, de la science, mais sans doute aussi de la morale. C'est ce que vérifie l'examen de la pensée de Kant.
L'auteur des Fondements de la Métaphysique des mœurs, résume sa conception de la bonne volonté dans une formule célèbre : "agis uniquement, d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle." Kant a voulu dire que le critère de la bonne volonté consiste à pouvoir vouloir pour tous ce que l'on veut pour soi même. Ainsi celui qui fait une fausse promesse ne peut universaliser la maxime de son acte : je ferai des promesses fausses lorsqu'elles serviront mon intérêt. En effet dans un monde où serait posé comme règle que les promesses ne seront pas tenues, idée même de promesse disparaît. Le menteur accepte donc de se constituer en exception par rapport à la loi générale enveloppée dans la notion de promesse. Il ne peut sans se contredire se placer au point de vue de tous.
Or par là, Kant définit sur le plan des fins la même décentration étudiée par les psychologues de l'enfance au niveau de l'espace. La spontanéité du désir nous attache à des buts concrets et personnels. Kant nous demande au contraire de considérer comme fin légitime pour notre volonté ce qui peut être une fin pour toute volonté. Non seulement l'agent moral sort de lui même pour juger la validité de ses buts, non seulement il se place au point de vue de l'autre pour apprécier le but, mais encore, par une sorte de passage à la limite, il doit épouser la perspective de tous les autres. La fausse promesse est condamnable, non parce qu'au fond elle pourrait me nuire, ni parce qu'elle porte tort à mon interlocuteur, mais parce qu'elle ne saurait constituer sans contradiction la règle des rapports humains en général. Le bien est distinct de l'agréable et il ne se définit qu'au point de vue de tous. L'extériorité à soi même atteint ici une sorte de perfection.
Il va sans dire que la mise en pratique d'une telle attitude n'est pas naturelle : l'effort est une constante de la pensée morale. Les invites à réfléchir, à dominer l'instinct et même son cœur, à lutter contre une sensibilité irrationnelle et anarchique sont des lieux communs de la moralité. S'il est vrai que l'effort et même la simple pensée crée une distance, ces conseils reviennent à demander à l'homme de se quitter lui-même. L'effort, en effet, enveloppe toujours une opposition. Dans l'effort, je m'identifie d'une part avec l'activité que j'exerce, mais je suis aussi, d'autre part, l'ensemble des sensations subies à l'occasion de cet effort Ainsi, l'athlète qui court est tout à la fois sa volonté et sa souffrance. Ces deux aspects de lui même sont bien contradictoires, puisque c'est contre cette souffrance que s'exerce sa volonté et que cette souffrance est une protestation sensible contre l'exercice de cette volonté. Bref, comme on l'a dit, l'effort n'est pas une essence mais une antinomie. Le sujet qui fait effort est dédoublé. Il s'éprouve en même temps esprit et nature. L'effort accuse et dramatise le clivage de l'être amorcé par la simple conscience.
On voit donc que l'exercice de la raison, théorique ou pratique, implique déjà l'expérience d'une distanciation à l'égard de la nature en nous, intuition à la racine du Samkhya Yoga. Sans doute l'esprit qui juge et maîtrise la nature lui reste partiellement lié, ne serait-ce que par le rapport polémique qu'il entretient avec elle. Il n'en reste pas moins vrai que la connaissance et l'effort ont déjà créé un début de distance. L'ascèse indienne prétend prolonger jusqu'à ses conséquences extrêmes la perspective ainsi ouverte. Certes, à son terme, le Purusa resplendit isolé et libre ; la Prakrti s'est retirée. Mais cet isolement, qui est le but final, n'étant pratiquement jamais conféré gracieusement à l'homme, il a bien fallu que celui-ci le pressente au sein d'une situation mixte où l'esprit face à la nature y adhère encore par quelques lambeaux de lui-même. Cette situation mixte est la connaissance objective et l'effort moral, (57) expériences banales qui pour le yoga ne vaudraient sans doute que par la direction qu'elles indiquent : la séparation de la monade d'avec la nature où elle est encore embourbée.
Ainsi, Samkhya et Raja Yoga, bien qu'enracinés dans une tradition culturelle plusieurs fois séculaire, se sont constitués à partir d'une expérience qui n'est pas spécifiquement indienne. La distance à soi que l'ascèse orientale prétend systématiquement accroître jusqu'à déserter le moi empirique est un trait humain universel bien que plus ou moins accusé selon les individus. Comprendre la doctrine, c'est s'efforcer de retrouver en soi l'épreuve intime dont elle constitue le prolongement. Cela reste d'ailleurs vrai pour l'étude de toute doctrine : une pensée ne peut être authentiquement comprise qu'à la condition de revivre, au moins partiellement, l'expérience dont elle procède. Une histoire de la philosophie qui négligerait ce mouvement d'intériorisation pour s'en tenir à la seule causalité culturelle n'aurait plus rien de philosophique. Le système constitué à partir des concepts et des problèmes d'une époque désigne quelque intuition (58) qui transcende les époques. "Quand le sage montre la lune" affirme un dicton de l'Orient, "l'insensé regarde le doigt."