L’œuvre de Patrick Modiano, né en 1945, se déroule sur deux axes paradoxaux. Le premier fait appel à son talent de description, à la grande précision de détails réalistes. Les personnages de ses romans parcourent le labyrinthe des villes avec une patience d’arpenteur. L’axe second est sa capacité à suggérer, à partir de cette méticulosité maniaque, un monde sans repères, un monde d’ombres et de fantômes.
Les villes de Nice, Tunis, Alexandrie, emblèmes à la fois biographiques et romanesques, s’inscrivent dans ce double mouvement de vérité topographique et d’effacement nostalgique. Chez l’écrivain l’espace de la ville renvoie aux couches temporelles en un palimpseste qu’il effeuille avec la complicité inquiète de son lecteur. Et si ces villes méditerranéennes, qu’il caresse plutôt qu’il n’investit, sont, selon Salah Stétié, des non-lieux, elles portent chacune la trace d’une blessure et de son pansement par le tissage de l’écriture. Elles incarnent chacune une mémoire.
De Nice le narrateur de Dimanches d’août retient l’inquiétante étrangeté, la théorie maussade des retraités sur la Promenade des Anglais. Il pleut sur Nice dans ce roman où l’intrigue policière dévoile une ville qui tourne le dos à la mer. La Grande Bleue est citée incidemment, sans conviction : Il fallait choisir une ville importante où nous passerions inaperçus. Nice comptait plus de cinq cent mille habitants parmi lesquels nous pourrions disparaître. Ce n’était pas une ville comme les autres. Et puis, il y avait la Méditerranée…
Il le dit lui-même dans une interview …On prend à Nice une retraite comme on choisit un exil. C’est une ville inquiétante, décalée, où la déchéance est trop ambiguë pour être fitzgéraldienne .
Le Nice de Modiano n’est pas celui du «Vieux Nice», du nissart et du terroir. L’univers de l’écrivain est celui du Nice cosmopolite, composite, le Nice de l’exil, des Russes, des étrangers. Même si Kenneth Brown a raison dans son intervention d’accorder à Marseille un certificat de cosmopolitisme au détriment de Nice, il semble que le regard de l’anthropologue n’est pas tout à fait celui de l’écrivain. Modiano exhume du passé réfugiés en zone libre, exilés, Anglais, Russes, gigolos, croupiers corses du Palais Méditerranée, et aussi les Anglaises tuberculeuses, les Américains jazzy des années folles. Même si ces communautés sont restées repliées sur elles-mêmes, elles ont inscrit dans l’architecture de la ville leur identité entre Orient et Occident. La mémoire de la pierre est cosmopolite. Et comment nier à une ville italienne jusqu’en 1860 son statut de ville cosmopolite ? Au 19ème siècle, Nice était une des rares cités où on pouvait aller librement aux églises romaines, grecques ou russes, aux temples vaudois, anglican, à la synagogue .
Jean Marie Gustave Le Clézio, né à Nice, l’ a aussi très bien perçu quand il témoigne de son expérience :
Nice, dans les années cinquante et soixante, était l’endroit rêvé où rendre un culte intérieur et un peu désespéré à l’île Maurice de mes ancêtres. La réalité semblait ne cesser de s’y transformer, des populations très pauvres, venues de tous les coins de l’Europe et de l’Asie, des Russes, des Italiens, des Grecs, des émigrés africains, et les premiers rapatriés fuyant la guerre d’Algérie, s’y croisaient chaque jour, et quelque chose de la pensée classique, c’est-à-dire de la philosophie, y était encore perceptible.
Peut-être, à un degré différent et sur un autre mode ce qu’était Alger ou Beyrouth à la même époque .
Les vérités du romancier et de l’anthropologue restent conformes à leur champ d’investigation, l’un explorant l’imaginaire, l’autre l’actualité des échanges interculturels. Mais ceci est un autre débat.
Le triangle de ces trois villes, certes caressées, mais capables, par leurs noms, leurs monuments palimpsestes, la carte d’identité de leurs rues, d’éveiller le temps proustien, fait se correspondre Nice Alexandrie Tunis. Nice est essentiellement pour