CONNAISSANCE OBJECTIVE ET INTUITION DE LA DURÉE

Michel Larroque

Date de publication : janvier 2016

La conscience ordinaire est conscience d'objet. Elle s'enracine dans la perception, se continue dans la science, s'incarne dans la volonté. Elle clive la personne et la rend étrangère à elle-même. Mais elle dissimule la durée qui coule en nous comme la source de notre être. L'intuition qui nous la révèle est une conscience sans objet. Elle ouvre l'accès à des expériences hors de portée de la connaissance objective. Ces expériences peuvent être psychologiques comme le jeu des habitudes supérieures ou spirituelles comme l'activité mystique dans le zen ou le quiétisme chrétien.

La conscience ordinaire est conscience d'objet. Elle s'enracine dans la perception, se continue dans la science, s'incarne dans la volonté. Mais elle dissimule la durée qui coule en nous comme la source de notre être. L'intuition qui nous la révèle est une conscience sans objet. Elle ouvre l'accès à des expériences, psychologiques ou spirituelles, hors de portée de la connaissance objective.

L'effort crée la conscience

Maine de Biran a révélé que l'effort créé la conscience. L'effort est essentiellement l'expérience que fait l'agent de sa causalité. Ainsi, à l'inverse d'un état affectif, subi comme une modification imposée, je produis librement par un acte d'attention une lumière qui m'éclaire ou, en cas d'échec, une perplexité douloureuse. Je peux abolir ces états, quand je le veux, en cessant de réfléchir. Cette expérience d'une activité librement inaugurée est l'essence de l'effort.

Mais lorsqu'il se heurte à un obstacle, l'effort se dramatise et sa nature se manifeste alors plus nettement. L'activité contrariée et néanmoins poursuivie enveloppe toujours une opposition intime. L'athlète épuisé qui continue à courir est tout à la fois sa volonté et sa souffrance. Ces deux aspects de lui-même sont contradictoires, puisque c'est contre cette souffrance que s'exerce sa volonté et que cette souffrance est une protestation sensible contre l'exercice de sa volonté. L'effort est une antinomie : il clive la personne. Mais ce dédoublement, évident dans l'effort intense, est déjà esquissé dans ses premiers degrés. C'est ce qu'a montré Maine de Biran.

Je n'ai habituellement pas conscience des sensations tactiles produites par les habits que je porte. Par contre, je discrimine avec précision les degrés de dureté et de mollesse des corps que je palpe puisque les variations de sensations sont corrélatives des mouvements que je produis. Le degré variable d'une résistance cédant plus ou moins à la pression des doigts sont pour nous les signes de la dureté, de l'impénétrabilité ou de la malléabilité des corps. Ces impressions sont des représentations : elles ne sont pas perçues comme des états purement subjectifs mais référées à un substrat situé dans l'espace, à l'extérieur de nous. Et naïvement, je réalise l'effort conférant le statut de qualités en soi au rapport de mon activité à la résistance qu'elle rencontre : je crois que c'est en elle-même que la pierre est dure ou la pâte molle. Il faut réfléchir pour comprendre que la "dureté en soi" ou "la mollesse en soi" sont des non-sens et que les impressions de dureté, de mollesse d'impénétrabilité des corps enveloppent des degrés d'effort. Ainsi, la palpation me révèle l'objet, autre que moi, à distance de moi, dans l'espace. La chose en soi du sens commun et de la science réaliste est l'expression fantasmatique de l'altérité de l'objet. L'espace est le schème de cette altérité et sans doute, la pensée de toute altérité, même non perceptive, implique nécessairement son intuition.

Suspendez cette activité et imaginez un sujet disposant d'organes des sens intacts, mais totalement passif : il aurait des sensations, mais identifié aux modifications qui l'affectent, il ne les connaîtrait pas. Car la connaissance exige une objectivation et un recul. Or vivre ses vécus, n'est pas les tenir sous son regard. Maine de Biran appelle "simplicité native" ce mode de vie où l'être "sent sans se savoir sentant comme il vit sans se savoir vivant". Il aurait constitué un premier état du vivant qui a commencé à sentir, à vivre, sans connaître la vie. Dans cet état, l'être n'objective par son vécu mais coïncide avec lui. Il est parfaitement unifié. L'animal ou le très jeune enfant peuvent nous suggérer dans quelle direction il faut chercher ce type d'existence, prélude à la vie humaine. Pour Maine de Biran, il resterait sous-jacent à la vie consciente et chacun peut le retrouver dès lors que l'effort s'abolit. Il s'agit d'un inconscient normal ou de constitution, soubassement de la vie humaine ordinaire.

Ainsi, pour Maine de Biran, une perception consciente procède de deux sources distinctes. D'une part, il faut que l'organe des sens fonctionne, soit impressionné, et que cette impression soit transmise au cerveau. Mais à ce trajet ascendant doit s'articuler un mouvement en quelque sorte descendant qui n'émane pas de la périphérie du corps mais de l'exercice du vouloir. Le vivant est donc "simple dans l'animalité, double dans l'humanité 1 ".

La conscience du sujet émerge en même temps que celle de l'objet. Un être englué dans ses impressions manque de recul pour les penser mais aussi pour se penser. Il est incapable de dire je. C'est la même distance qui engendre la connaissance de la chose et la conscience de lui-même. La spontanéité heureuse ignore l'objet mais s'ignore elle-même.

Cette conscience de soi naît du conflit. En effet, l'objet qu'elle nous révèle c'est initialement l'obstacle qui nous résiste et auquel nous joignons toutes les sensations que cet obstacle nous envoie. Il n'y a pas de solution de continuité entre ce qui s'oppose à moi et ce qui, seulement, se distingue de moi. L'objet n'est que l'obstacle atténué, intellectualisé et sa neutralité est lourde d'une opposition virtuelle sourdement pressentie. Et pourtant, cet autre que moi est aussi mon être propre puisque, dans la sensation, je n'atteins pas une hypothétique chose en soi mais le phénomène. Or le faisceau d'états de conscience qui le constitue est une partie de moi-même. Ce n'est que pour une conscience qu'il y a dureté et mollesse, couleurs, saveurs et sons. Dans la perception, je construis un objet extérieur à partir de ces états internes en le projetant dans l'espace. S'il en est ainsi, le sujet n'affronte pas l'objet comme une chose étrangère : l'opposition est interne à la conscience même. Poser que toute conscience est conscience d'objet revient donc à affirmer que toute conscience est clivée, déchirée. La guerre d'où procède sa lumière n'est pas un conflit contre l'extérieur : c'est une guerre intestine. Toute conscience est par essence une conscience malheureuse car elle témoigne d'une unité perdue.

Ce clivage de l'être, déjà amorcé sur le plan élémentaire du toucher se poursuit au niveau des perceptions plus complexes : c'est le cas de la vision.

Perception et décentration

Piaget constate qu'un enfant ne recherche pas un objet disparu à ses yeux avant 9 ou 10 mois, même s'il est à portée de sa main 2. L'expérimentateur enlève à l'enfant un bibelot suscitant son intérêt et le place à faible distance pour qu'il puisse être vu et saisi. L'enfant s'en empare à nouveau. Le psychologue refait l'expérience en interposant un écran entre l'enfant et la chose de telle sorte que cette dernière ne puisse être vue. L'enfant est incapable de passer la main derrière l'écran pour la prendre. Comment interpréter ce fait ?

Contrairement à l'adulte, le très jeune enfant ne réfère pas son tableau perceptif à une chose conçue comme un invariant dans l'espace. Pour employer le langage de Husserl, le tableau perceptif n'est pas conçu comme une esquisse (abschattung) de la chose. Sans doute il peut être reconnu, regretté, parfois attendu. Mais l'enfant ne vise pas à travers lui une réalité indépendante ; son univers initial est un monde de tableaux perceptifs qui apparaissent et disparaissent capricieusement. Et c'est pourquoi l'objet masqué par l'écran n'est pas considéré comme existant ailleurs mais véritablement annihilé. Corrélativement, il ne pense pas un espace contenant les objets et, parmi eux, son corps.

Un objet, en effet, ne peut pas être vu "dans sa vérité". Je ne puis percevoir simultanément les six faces d'un cube. L'objet n'est donc pas vu mais seulement conclu. Percevoir le cube comme un objet c'est pouvoir évoquer, au moment même où je l'appréhende en perspective, les faces que je ne vois pas et par conséquent prendre conscience du caractère partiel de ma vision par rapport à la richesse de l'objet, source foisonnante d'esquisses innombrables. Pour cela, il faut imaginer l'objet vu d'ailleurs c'est-à-dire une autre position dans l'espace. Or, cette attitude implique une rupture de spontanéité. En effet, il faut cesser d'adhérer au donné pour situer l'esquisse de l'objet dans un éventail d'esquisses et par conséquent on doit, par la pensée, déserter le vécu ; sur son seul plan, en effet, une seule esquisse est donnée à la fois. C'est parce qu'il est incapable de cette décentration que l'enfant, au-dessous de 9 mois, prisonnier d'un seul tableau perceptif, ne pense pas l'objet. Il accorde une valeur absolue à sa vision sans soupçonner son caractère relatif. Mais lorsqu'il se décentrera, il commencera à sortir de lui-même.

Cette évolution qui conduit l'enfant de l'égocentrisme initial à une vision objective du monde et de son propre corps est très complexe. Piaget en a décrit minutieusement les étapes. Mais il suffit à notre propos d'en préciser le terme.

La rupture d'adhérence à soi, esquissée au tout début de l'acte perceptif, devient alors totale : non seulement le sujet percevant imagine d'autres perceptions liées à d'autres positions que la sienne propre, mais il évoque lorsqu'il pense l'objet l'ensemble de ces perceptions et de ces positions. Alors, la perspective actuelle n'est plus indûment privilégiée mais considérée comme une des perspectives possibles ouvertes par l'infinie richesse de l'objet. L'esquisse, pensée comme simple esquisse, est située dans un contexte que la pensée embrasse et par là même relativise. Dans la pensée achevée de l'objet, je sors de moi pour assigner à ma vision des choses sa place et sa valeur exacte.

Alors l'enfant commence à se considérer de l'extérieur : le corps propre n'est plus ignoré et la perspective qu'il ouvre indûment privilégiée. L'enfant apprend à se considérer comme un objet dans le monde des objets. Il peut se représenter ses propres déplacements comme s'il les voyait de l'extérieur. On voit donc que la croyance en la permanence de la chose reste suspendue à la sortie de soi. Dans la perception achevée, on assiste à un véritable retournement de l'univers initial de l'enfant : à des tableaux mouvants centrés sur son activité propre, inconsciente d'elle-même, succède un monde d'objets subsistant en soi, coordonnés entre eux et englobant le corps à titre d'élément. La perception esquisse le processus de décentration.

La science le prolongera. L'objectivité scientifique ne se fonde pas plus que la perception sur la révélation d'une chimérique chose en soi. Elle a pour base une théorie mathématique qui permet de prévoir et de calculer les phénomènes observables pour n'importe quel observateur, dans n'importe quelles conditions. Elle accomplit l'altérité naissante de la perception.

Conscience et altérité

Ainsi, les concepts d'objet, de sujet, d'espace, de clivage intérieur sont corrélatifs. Ils constituent les aspects nécessairement liés d'une même expérience : la naissance de la conscience. Celle-ci s'enracine dans la perception qui contient déjà, à l'état d'ébauche, tous les traits de la conscience accomplie.

Celle-ci, en effet, est principe d'altérité. Je me sais joyeux ou triste, dynamique ou découragé. Si je suis quelque peu psychologue, je pourrai systématiser ces constats sur moi-même et chercher à définir mon caractère : je me dirai sentimental, flegmatique ou nerveux. Mais cet effort pour connaître ce que je suis enveloppe une contradiction. Si par exemple je me juge un sentimental de la caractérologie c'est qu'au fond je ne suis pas essentiellement un sentimental. Car le regard que je porte sur ma nature échappe à cette nature. Or ce regard est une partie de ma personne. De même que l'œil ne peut se voir lui-même mais contemple un au-delà des yeux, le je se distancie des déterminations par lesquelles il prétend se penser. Par la conscience que je prends d'un état mental, je m'en détache ; je suis ailleurs, au-delà. Je le pose comme un objet ; or l'objet, avons-nous vu, c'est l'autre, le non-moi. Par là même, je le nie comme m'appartenant.

Sartre a bien vu dans cette négation de la nature par l'esprit qui l'observe l'acte constitutif de la conscience. Toute conscience en effet est par nature séparante. De même que dans la perception, l'œil qui adhère à un tableau ne le voit pas, un être qui coïnciderait pleinement avec son vécu ne pourrait le connaître. Etre conscient, c'est d'abord être distant ; je saisis l'unité du tableau dans la mesure où je prends à son égard un recul convenable ; de même, j'ai conscience de mes états mentaux lorsque je m'en distingue pour les penser. C'est pourquoi, à l'inverse de la chose qui est ce qu'elle est "l'être de la conscience ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation plénière 3 ". Il n'y a de présence à soi que pour un être déjà clivé, séparé de lui-même. "… la présence à soi suppose qu'une fissure impalpable s'est glissée dans l'être. S'il est présent à soi, c'est qu'il n'est pas tout à fait soi. La présence est une dégradation immédiate de la coïncidence car elle suppose la séparation 4 ". Sartre appelle néant cette mise à distance à l'occasion de laquelle se constitue la conscience. "Être pour le pour soi, c'est néantiser l'en soi qu'il est 5 ". Toute conscience enveloppe donc une affirmation d'altérité :

""l'Autre" platonicien... qui ne peut être saisi que "comme un rêve" "qui n'a d'être que son être autre, c'est-à-dire qui ne jouit que d'un être emprunté, qui, considéré en lui-même, s'évanouit et ne reprend une existence marginale que si l'on fixe ses regards sur l'être, qui s'épuise à être autre que lui-même et autre que l'être"... ne saurait être que la conscience. Car l'altérité est en effet négation interne et seule une conscience peut se constituer comme négation interne 6".

Le temps objectivé

Toutes nos expériences se déroulent dans le temps et chaque vécu a nécessairement une dimension temporelle. Le temps est, comme Kant l'a montré, "la forme du sens interne". Notre aperception du temps revêt, habituellement, les caractères de la conscience ordinaire. Ainsi, dans l'effort de mémoire, je prends un recul à l'écart de ma temporalité pour la considérer en quelque sorte de l'extérieur comme autrui pourrait l'appréhender. C'est pourquoi Pierre Janet a soutenu que la mémoire humaine est une mémoire sociale et implique la possibilité d'un récit 7. La pensée du temps, en effet, a commencé à se former lorsque la sentinelle a dû rendre compte de sa mission au chef. Il a fallu, pour cela, qu'elle se distancie de son histoire personnelle et la considère comme n'importe quel autre, le chef en l'occurrence, pourrait l'appréhender. A l'occasion de ce recul, la sentinelle objective sa durée et découvre l'ordre causal des événements qui la constituent. Cet ordre fonde un discours cohérent car il exprime les relations logiques d'antériorité temporelle qui structurent ce temps objectivé.

Celui-ci implique l'espace. En effet, il n'y a d'ordre pensable qu'entre des termes fixes et distincts, ce qui implique la schématisation du temps par une ligne 8. Et de même que pour apercevoir la ligne, je dois la survoler, pour objectiver ma vie je dois m'en distancier : étranger à moi-même, je contemple en spectateur, ma naissance, le déroulement de ma vie, ma mort et je situe cet épisode minuscule dans l'immensité du temps.

Une conscience sans objet : l'intuition de la durée

Bergson a décrit sous le nom de durée une expérience du temps toute différente 9. Lorsque nous entendons les dernières notes d'une phrase musicale, le souvenir des premières n'est pas aboli : au contraire, notre conscience les présentifie au moment même où la phrase musicale s'achève, et c'est pourquoi celle-ci est appréhendée comme un bloc qualitatif semblable à l'unité organique d'un être vivant. Le passé n'est donc pas saisi hors du présent et distinct de lui, tel un point sur une droite est séparé d'un autre point, mais comme constitutif de ce présent même. Il n'est pas visé par la conscience comme passé et projeté à ce titre dans un en deçà du présent ; au contraire il s'y mêle, se fond en lui, sans quoi nous n'appréhenderions plus l'unité mélodique de la phrase musicale mais un simple égrènement de notes. Cette expérience, facile à découvrir si on coïncide avec elle, ne peut être objectivée : il est en effet contradictoire d'énoncer que mon passé est présent ou que les points de la ligne, bien que distincts, interfèrent entre eux.

On peut vérifier par une autre approche cette impossibilité fondamentale de penser la durée comme un objet. Elle est, en effet, essentiellement mobile. L'instant le plus court n'est pas, à proprement parler : il passe. Or un passage ne peut être saisi de l'extérieur : on l'éprouve ou on le manque. On peut déjà le vérifier au simple niveau du déplacement d'un mobile dans l'espace. Bergson a montré que son mouvement est reconstruit par la mémoire qui articule à la perception du mobile dans une position donnée le souvenir de ce qui a précédé. Sans cette synthèse du temps opérée par l'esprit, il ne saurait y avoir d'expérience du mouvement. Car dans le seul espace, il n'y a que des positions et sur une position, le mobile est arrêté. Ce qui est vrai d'un mobile dans l'espace l'est, à fortiori, de la source de toute mobilité, notre durée intérieure : on ne peut se la représenter à distance, mais seulement coïncider avec sa mouvance.

Cette impossibilité d'objectiver la durée ne procède pas d'un accident historique comme l'a soutenu Bergson. Ce n'est pas parce que l'Homo faber a précédé l'Homo sapiens que l'intelligence, "lestée de spatialité", ne peut appréhender la durée. L'espace est, en effet, comme on l'a vu, le corrélât nécessaire de l'objet. Son intrusion dans la pensée n'est pas le résultat d'une habitude ancestrale mais atteste la structure de la conscience. C'est donc un empêchement essentiel qui interdit de penser la durée comme un objet. Elle ne peut être appréhendée qu'à la faveur d'une coïncidence, d'une immédiation qui exclut distance et altérité. Bergson désigne sous le nom d'intuition cette épreuve directe : "penser intuitivement, c'est penser en durée 10". L'intuition est donc une conscience sans objet.

La durée est le dénominateur commun d'expériences apparemment disparates, et constitue une même clé pour les déchiffrer. Nous en donnerons deux exemples : la formation des habitudes supérieures et la nature de l'activité mystique en Orient et en Occident.

Apprentissage et maîtrise

La formation des habitudes supérieures implique toujours un passage du temps géométrique à la durée. Un sportif confirmé, une danseuse, éprouve leur geste bien maîtrisé comme une unité qualitative, une forme (gestalt) indécomposable. Cette forme est une structure temporelle, une mélodie kinétique. Elle est saisie intuitivement dans sa globalité, de même que le musicien saisit un accord. Mais le regard réflexif porté sur le mouvement par le débutant qui veut l'apprendre en disloque la mouvance et l'émiette en positions géométriquement définissables. Le novice n'appréhende pas le mouvement en musicien mais en géomètre : il le voit de l'extérieur et cherche à déterminer ses coordonnées et un ordre des positions. Au début de l'apprentissage il reste en dehors du mouvement authentique et dissèque seulement son cadavre. Il est en effet impossible, comme on l'a vu, d'objectiver la mobilité, essence du mouvement, sans la tuer. L'expert coïncide avec cette mouvance et la vit, l'apprenti le considère du dehors et appréhende seulement sa trajectoire morte. Tout apprentissage moteur est un va-et-vient entre ces deux expériences : il doit réussir une transmutation d'une conception géométrique du mouvement à son intuition musicale.

Cette transmutation accomplie, le mouvement perd ses caractéristiques objectives et spatiales. La danseuse se laisse porter par le rythme de la musique et ignore la configuration géométrique de ses pas. Un champion sportif "sent" son geste mais est souvent incapable de l'analyser pour le transmettre. On peut savoir faire un nœud sans pouvoir se le représenter, se diriger dans un labyrinthe sans être capable d'en faire le plan. Un conducteur expérimenté effectue les gestes efficaces sans imaginer leur trajectoire. Je peux sentir une faute de français sans pouvoir justifier ma correction par une référence grammaticale ou une règle de syntaxe. Ces exemples confortent le même constat : tout savoir-faire accompli se déploie sur le plan qualitatif de la durée. Le temps n'est plus objectivé : il n'y a pas prévision d'un but et pensée d'un ordre des moyens en vue de l'atteindre. L'activité se développe de façon autonome sans collaboration de la volonté. L'analyse de l'acte en moments séparés, reliés entre eux par des rapports de cause à effet, n'est qu'un échafaudage externe, toujours provisoire, nécessaire au seul apprentissage. Celui-ci est fondamentalement un passage du géométrique au musical.

Ce serait une erreur de réduire l'acquisition de ces habitudes supérieures à un mécanisme. Un mécanisme en effet est rigide et répétitif. Une habitude supérieure au contraire témoigne d'une intelligence : elle est source d'adaptation et d'invention. Un escrimeur confirmé ajuste sa tactique de combat aux mouvements de l'adversaire. Mais il le fait spontanément, sans réflexion ni calcul. L'esprit est toujours là puisqu'il y a réponse harmonieusement adaptée à des situations nouvelles ; mais il ne dirige pas le corps de l'extérieur et s'est en quelque sorte incarné : la main est devenue intelligente. On peut dire la même chose de toute aptitude gestuelle, du talent oratoire, de la maîtrise d'une langue étrangère. L'attaque définitive de l'escrimeur qui conclut le combat à son avantage, la formule qui fait mouche dans un débat public, le choix de l'expression exacte dans une traduction sont les résultats d'une intelligence inconsciente qui œuvre au service de l'agent en lui, sans lui et pour lui. Ainsi, dans la création des habitudes supérieures, la volonté crée "une seconde nature" qui prend en charge ses fins mais déserte sa méthode : représentation d'un ordre temporel pour atteindre une fin.

Une voie vers le zen : la maîtrise d'un art

C'est pourquoi la maîtrise d'un art est le chemin privilégié par les doctrines qui proposent la spontanéité comme idéal de vie. C'est le cas du bouddhisme zen pour lequel, l'escrime, le tir à l'arc, la peinture Sumiye constituent des voies spirituelles.

Ainsi, le maître Takuan conseille à un escrimeur, son disciple, de conserver sans cesse un esprit "fluide 11 ". Car s'il s'arrête de couler, c'est le signe qu'il est entravé et le guerrier est alors en danger de mort. Par fluidité de l'esprit, il faut entendre une spontanéité efficace en vertu de laquelle l'escrimeur vit ses gestes c'est-à-dire coïncide avec leur essence mobile, sans les figer par la considération réfléchie de leur trajectoire. Il s'identifie alors à ce que Bergson appelle le "se faisant" du mouvement, le progrès. Le contraire de cette fluidité est l'objectivation du devenir : la pensée anticipatrice le fractionne alors en étapes ordonnées entre elles en fonction d'un but. Ainsi, l'escrimeur prévoit que telle feinte prépare telle attaque. Mais cette réflexion peut le rendre extérieur à l'acte et pétrifier le mouvement comme on le voit chez les débutants, gauches par souci démesuré de contrôle. C'est pourquoi dans l'escrime inspirée par le zen, l'esprit ne doit ni hésiter, ni interrompre le mouvement, ni s'interposer. Le geste doit jaillir immédiatement, "comme le son lorsqu'on tape des mains, comme l'étincelle du choc de deux silex". On aurait tort de considérer ces images comme une simple apologie de la rapidité. Ou du moins, la rapidité est seulement un signe : elle indique la parfaite coïncidence de l'agent avec son acte.

C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'aphorisme selon lequel "être délivré de l'idée de la mort est l'ultime secret de l'art de l'épée". Si le maître Zen avait seulement voulu dire que la peur paralyse et qu'il convient de l'éviter, l'observation serait des plus banales et le conseil verbal. Plus profondément, il faut comprendre que la peur de la mort est un indice : elle témoigne que le temps cesse d'être naïvement vécu, qu'il est étreint dans la totalité de son cours par la pensée. Car il faut bien prendre quelque distance à l'égard de la durée pour en prévoir le terme. La simplicité native commence alors à se fêler, et l'animal, qui lui, ignore sa mort inéluctable, fait place à l'homme. Mais cette conquête de la réflexion a sa rançon : considéré de l'extérieur, le mouvement est réduit à la trajectoire. L'agent n'accède plus à sa réalité ; il en donne une reconstitution artificielle et figée. Il devient un "pharisien de l'acte" car il est maintenant étranger à son essentielle mobilité. Et, bien sûr, l'inefficacité et la maladresse s'ensuivent nécessairement. Le guerrier sera alors tué, non pas parce qu'il craignait la mort, mais parce qu'il pensait le temps au lieu de le vivre.

On peut le vérifier dans l'apprentissage du tir à l'arc. Dans le récit qu'Herrigel 12 donne de son initiation, le maître lui recommande inlassablement de se libérer de l'intention. Une intention consiste à se proposer un but et à agencer pour l'atteindre les moyens nécessaires. Elle suppose donc la pensée réfléchie d'un ordre du devenir. Mais affirme le maître, "l'art véritable est sans but, sans intention. Plus obstinément vous persévèrerez à vouloir apprendre à lâcher la flèche en vue d'atteindre sûrement un objectif, moins vous y réussirez, plus le but s'éloignera de vous. Ce qui pour vous est un obstacle, c'est votre volupté trop tendue vers une fin 13 ".

On retrouve dans les autres arts inspirés par le zen cet idéal d'un mouvement qualitatif, globalement appréhendé, étranger à l'opposition nette d'un avant et d'un après. C'est le cas de la peinture Sumiye. Il s'agit d'un croquis en noir et blanc. L'encre est constituée de suie et de colle et le pinceau est fait en sorte qu'il contienne une grande quantité de liquide. Le papier utilisé est mince et absorbe beaucoup d'encre. L'inspiration doit être transmise dans le plus bref délai possible. Si le pinceau s'attarde trop longtemps, le papier est transpercé. Les lignes doivent être le moins nombreuses possible : seules celles qui sont absolument nécessaires doivent être indiquées. Contrairement à la peinture à l'huile où les couleurs peuvent être modifiées en fonction de la pensée de l'ensemble, les traits exécutés sont indélébiles et irrévocables. L'artiste doit suivre son inspiration d'une manière absolument spontanée, dans l'instant même où elle apparaît, sans hésiter ni réfléchir. Le moindre arrêt produirait une irréparable catastrophe. Il ne peut y avoir entre la conception et la réalisation "l'épaisseur d'un cheveu" et la spontanéité créatrice doit se déployer librement. Comme dans l'art de l'épée, le peintre coïncide avec le mouvement exécuté ; il le vit mais ne le pense pas et reste étranger à sa planification. Si la logique ou la réflexion se met entre le pinceau et le papier, tout l'effet est gâché.

Le satori est l'expérience de la durée

Cependant, pour le zen, l'excellence dans un art ne constitue pas une fin ; elle est seulement une voie vers l'expérience libératrice, le satori. Celui-ci est informulable mais on peut toutefois le cerner en précisant ses principaux effets.

Il est essentiellement épreuve du présent. Mais ce concept échappe à toute détermination ontologique car il n'y a pas d'atome de temps ni d'arrêt dans le perpétuel devenir. Le sens du présent ne peut être que psychologique : le présent est la portion de temps vécue comme présent parce qu'elle reste étrangère à la distinction de l'avant et de l'après. C'est ce qu'on éprouve en écoutant un air de musique connu ou en effectuant un geste bien maîtrisé. Ces deux expériences sont lourdes d'un passé, mais celui-ci n'est pas visé comme passé mais présentifié. Ainsi, lorsque le zen recommande de vivre dans le présent, il se réfère implicitement à l'épreuve de la durée.

Dans cette expérience, de même que le passé n'est pas visé comme passé, le présent n'est pas explicitement pensé comme présent. Pour cela en effet, on devrait en sortir par l'imagination, le comparer au passé qui n'est plus et à l'avenir qui n'est pas encore, le situer dans une perspective temporelle plus large. Bref, il faudrait objectiver le temps au lieu de le vivre ; or la durée est le temps vécu. On comprend par-là pourquoi les maîtres zen tournent parfois en dérision l'entreprise délibérée de vivre "ici et maintenant" : "elle pue le zen". En effet, celui qui vit authentiquement dans le présent l'ignore.

Il s'ignore aussi lui-même. En effet, la conscience du sujet est, comme on l'a vu, corrélative de celle de l'objet. Ainsi, l'émergence de l'ego est la conséquence inéluctable de l'objectivation du temps lorsque, spectateur de moi-même, je me dédouble pour contempler à distance le panorama de ma vie. Le retour à la durée vécue doit donc consacrer l'abolition de cette dualité. Le satori est l'expérience d'une restauration de la simplicité native. Celui qui, agissant, coïncide avec son action même ne se regarde pas en train d'agir. C'est là pour le zen la pureté de l'esprit. L'escrimeur identifié au "se faisant" du geste n'a pas de recul pour le juger trop gauche devant un adversaire plus expérimenté. L'état de non égo condition de l'efficacité gestuelle est la conséquence de l'adhésion sans le moindre recul à la mouvance de la durée. Aussi, pour le zen, le véritable esprit est Wu Hsin, l'absence d'esprit. 14 Elle doit être comprise comme absence de prise de conscience de soi. L'esprit fonctionne alors librement sans qu'une sensation d'esprit second vienne l'entraver. Dans cette perspective l'idéal volontaire de prévision et de contrôle est dénoncé comme une faute. Et c'est pourquoi le maître de Herrigel le conseille ainsi :

"Ne pensez pas à ce que vous avez à faire, ne réfléchissez pas pour savoir comment il faut s'y prendre… Le coup n'a l'aisance requise que lorsqu'il surprend le tireur lui-même… Il faut que la corde ait l'air de trancher subitement le pouce qui la retient. Il ne faut donc pas que vous ouvriez intentionnellement la main droite 15".

L'homme mûr doit retrouver la spontanéité des premières années de sa vie. Et c'est pourquoi le maître propose l'enfant à Herrigel comme un parfait modèle :

"Il faut que vous teniez la corde tendue comme un enfant tient le doigt qu'on lui offre. Il le tient si fermement serré qu'on ne cesse de s'émerveiller de la force d'un poing si menu. Et, quand il lâche le doigt, il le fait sans la plus légère secousse. Savez-vous pourquoi ?… Parce que l'enfant ne pense pas, par exemple, maintenant je vais lâcher ce doigt pour saisir cette autre chose… C'est bien plutôt sans réflexion et à son insu qu'il passe de l'un à l'autre…16"

On sait que l'effort est source du clivage de la conscience ordinaire. C'est pourquoi l'expérience du satori exclut l'effort. Ainsi, Lin Chi, fondateur de l'école Rinzai, reproche à ses étudiants de ne pas se faire confiance et de rechercher laborieusement ce qu'ils n'ont pas perdu. Certes la vie spirituelle exige du courage, mais c'est le courage de "s'en remettre" sans hésitation de "faire absolument confiance en la spontanéité naturelle qui est l'esprit du Bouddha 17 ". Il insiste sur l'importance de la vie naturelle libérée de toute contrainte. Car "il n'y a pas de place dans le bouddhisme pour l'effort 18 ".

L'effort est essentiellement l'expérience de ma causalité propre. Sa suppression abolit donc ce sentiment. C'est pourquoi lorsque Herrigel réussit à tirer dans l'état d'esprit requis, son maître constate : "quelque chose vient de tirer". Et, ajoute-t-il : "… Cette fois vous teniez complètement oublieux de vous-même, sans aucune intention dans la tension maxima, alors, comment un fruit mûr, le coup s'est détaché de vous 19 ". De même, dans l'escrime inspirée par le zen, le combattant éprouve que la main seule guide l'épée ; et la peinture Sumiye, aux antipodes de la volonté, s'apparente à l'écriture automatique.

Dans ce contexte, la réussite est comparable à un processus biologique qui s'accomplit en nous, pour nous, sans nous. Sans doute, le débutant est-il obligé d'apprendre le geste et pour cela de le fragmenter en ses composantes élémentaires. Mais il y a une radicale discontinuité entre les indispensables exercices préliminaires et leur fin : le mouvement accompli. En effet "ces morceaux de gestes" n'en sont pas les parties réelles car le mouvement a une unité indissociable comme une phrase mélodique : ce sont seulement des parties de la trajectoire. La synthèse de ces parties permet de reconstituer la trajectoire totale, mais comme on l'a vu, le geste qui est du "se faisant" est distinct de la trajectoire qui est "du tout fait". Et pourtant, après un temps plus ou moins long, le geste est acquis. Il n'y a cependant aucun lien de causalité intelligible entre l'apprentissage et son résultat, entre l'effort et l'essor 20. C'est pourquoi il est vain de s'évertuer à l'obtenir mais, tout en s'entraînant de son mieux, il faut l'attendre comme une grâce. "Que dois-je donc faire ?" demande Herrigel au maître. "Apprendre à bien attendre 21 " répond celui-ci. Le secret d'un entraînement efficace est donc l'esprit de prière.

Il n'est donc pas surprenant que le satori s'accomplisse dans une expérience mystique de type panthéiste. En effet, la suppression de l'ego abolit le dualisme : je ne me perçois plus comme un sujet distinct de l'objet. Ce n'était qu'au terme du processus d'objectivation, enraciné dans la perception naissante, que le monde m'apparaissait autre. L'abolition de cette altérité ouvre la voie à une identification à l'univers. C'est là la raison profonde de l'impression de communion avec son principe, maintes fois décrite par ceux qui ont accédé au satori.

Expérience de la durée improprement désignée comme vie au présent, refus du contrôle réflexif et apologie de la spontanéité enfantine, suppression de l'effort et de l'ego, son premier fruit, identification au principe de l'univers, tous ces caractères du satori s'impliquent mutuellement comme les conséquences nécessaires d'une essence psychologique. Celle-ci, indépendante des conditions culturelles et historiques, peut s'actualiser dans des contextes différents.22 C'est le cas, dans le christianisme, de l'activité mystique décrite par les quiétistes.

Le quiétisme

On retrouve dans le quiétisme comme dans le zen la recommandation de se cantonner au présent. "Les enfants de Dieu" écrit Fénelon, ".... sont sans desseins... leur âme use toujours de la lumière naturelle ou surnaturelle... du moment présent 23". Molinos conseillait de ne penser ni à la récompense ni à la punition, ni au paradis ni à l'enfer, ni à la mort ni à l'éternité 24. Ces propositions avaient, en leur temps, scandalisé ses juges du tribunal de l'inquisition : ils n'avaient pas compris que leur inspiration n'était pas une hérésie théologique mais une expérience psychologique. Vécu dans son fond comparable à ce qu'est, dans le zen la vie "ici et maintenant". Dans une perspective analogue, Madame Guyon écrit "... qu'il faut laisser le passé dans l'oubli, l'avenir à la providence et donner le présent à Dieu ; nous contenter du moment actuel, qui nous apporte avec soi l'ordre éternel de Dieu sur nous 25 ".

Elle oppose les "mouvements naturels" à ceux que Dieu imprime en elle. Les premiers sont les actes de la volonté propre qui les prévoit et les prépare par l'exercice du jugement. Mais les mouvements que Dieu donne à l'âme sont étrangers à toute réflexion :

"... ils ne sont précédés ni de vues, ni de pensées, ni de rien d'extérieur….ils ne sont précédés de rien…Je ne puis sur des choses de cette nature user de retour, voir si les choses sont ou ne sont pas, avoir nulle pensée que celle que l'on me fait avoir ; parce que mon âme est vide, non seulement des mouvements propres, mais de plus des pensées et réflexions, car elle ne pense rien du tout et dit les choses comme un enfant, 26 sans savoir ce qu'elle dît, ni même souvent sans s'apercevoir qu'elle le dit, de sorte que lorsqu'on lui demande ce qu'elle a dit, elle reste surprise et comme étonnée sans le comprendre…27"

Cette abolition de la réflexion dans la vie spirituelle se retrouve chez de nombreux auteurs quiétistes. Molinos enseignait que pour progresser dans la contemplation, l'âme doit se dépouiller de l'entendement. La réflexion est un signe d'imperfection et il faut considérer comme une grâce de Dieu l'impuissance à réfléchir 28. Le pèlerin qui va à Rome, écrit-il, ne se dit pas continuellement "je vais à Rome" : il se contente de marcher. De même, il est inutile de faire des actes réfléchis dans l'oraison et même dans la vie. Ces thèmes sont une constante du Quiétisme. Fénelon explique que l'amour mystique regarde vers Dieu et ne se retourne pas sur lui-même. Car la réflexion, loin de renouveler l'amour, interrompt son mouvement simple et direct 29. Il distingue ces mouvements simples et directs, que la mémoire ne retrouve pas, des actes réfléchis dont on se souvient. "Ces actes directs et intimes, sans réflexion, qui n'impriment aucune trace sensible, sont ceux que saint François de Sales a nommés la cime de l'âme ou la pointe de l'esprit." Et il cite la maxime de saint Antoine selon laquelle "l'oraison n'est point encore parfaite quand le solitaire connaît qu'il fait oraison 30 ".

L'abolition de la réflexion libère la spontanéité. Dans l'activité mystique, l'acte n'est pas précédé d'un jugement qui le justifie par une pesée des raisons ; il n'est pas situé dans un ordre temporel comme un moyen de vue d'une fin. Il jaillit d'un fond inconscient. Ainsi, Madame Guyon se fie uniquement à ce qu'elle nomme "simplicité du cœur, mise au large". Elle entreprend un commentaire du "Cantique des cantiques". En prenant la plume, elle ne sait rien de ce qu'elle va écrire et rédige avec impétuosité. Elle parvient à terminer son travail en un jour et demi, bien que dérangée par des visites. Elle ne fait pas de plan, ne relit jamais malgré des interruptions continuelles et l'ouvrage achevé, n'y pense plus et ne s'en souvient plus. Bergson a souligné l'efficacité de cette spontanéité intuitive qui trouve la solution avant de l'avoir cherchée. L'âme mystique écrit-il :

"... voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa conduite, la guide à travers des complications qu'elle semble ne pas même apercevoir. Une science innée ou plutôt une innocence acquise 31, lui suggère ainsi du premier coup la démarche utile, le mot sans réplique" 32.

Cette spontanéité efficace exclut l'effort et le quiétisme demande d'y renoncer. Il est en effet inefficace et produit même des effets contraires au projet spirituel de l'agent. "Je tâchais à force de tête et de pensées," écrit Madame Guyon "de me donner une présence de Dieu continuelle ; mais je me donnais bien de la peine et je n'avançais guère. Je voulais avoir, par effort, ce que je ne pouvais acquérir qu'en en cessant tout effort 33 ". Il est facile de reconnaître, dans cette recommandation une parenté avec le "lâcher prise" du zen. On trouve d'ailleurs fréquemment chez Jeanne Guyon une expression quasi identique reprise par Fénelon : "laisser tomber".

Puisque la conscience du moi est le fruit de l'effort, son abolition entraîne celle de l'ego. Jeanne Guyon nomme désappropriation cette abolition de la conscience propre comme individualité séparée. Comme l'indique Delacroix, la théorie de la propriété,

"c'est … dans un langage théologique ou pseudo¬ théologique, la théorie psychologique de la conscience personnelle se rapportant, groupant sous la forme de la personnalité, les états de conscience, les précisant par ses opérations, les groupant en volitions, c'est le moi comme sujet logique, comme sujet de connaissance, comme sujet d'action, comme principe et cause, comme objet qui se propose à soi-même comme fin en soi. Et toute âme est affectée de ce signe fatal de la propriété naturelle ; elle est elle-même jusqu'à ce qu'elle se soit pleinement anéantie…34"

Cet anéantissement prépare à l'identification à Dieu. Madame Guyon en a précisé les étapes. Au début l'âme se soumet avec joie à la direction divine, mais elle garde le sentiment d'une certaine altérité entre elle et Dieu. Mais dans l'union accomplie, il n'y a plus de volonté propre à soumettre ; elle a disparu absorbé dans le vouloir divin : Dieu agit en nous, sans nous. L'individualité est définitivement abolie et le mystique éprouve son identité à Dieu. Dieu est alors si consubstantiel à l'âme que celle-ci ne prend pas plus conscience de l'union que nous ne pensons à l'air que nous respirons. Alors l'âme est à Dieu ce que le bois est au feu

"qui lui enlève son humidité, sa verdeur, sa nature grossière et... le rend plus chaud, plus ardent et l'identifie à son essence. Lentement, le bois se rapproche de l'espèce du feu : ainsi il perd de plus en plus sa dissemblance, et finalement en peu de temps, le feu enlève au bois sa propre matière ; le bois devient feu, et on ne peut plus le comparer au feu suivant la ressemblance ou la dissemblance, car il est devenu feu, il n'a plus rien de propre, il est un avec le feu 35".

L'âme déiforme n'est plus que "le lieu anonyme de l'opération divine 36 ". Par-là, l'expérience mystique s'apparente au sentiment de communion avec le principe de l'univers propre au satori 37.

La volonté antinomie de l'expérience mystique

L'expérience mystique se situe aux antipodes de la pensée objective. Elle est aussi l'antinomie de son incarnation dans l'action : la volonté.

Vouloir consiste, en effet, à se déterminer par des raisons. Un acte est volontaire lorsqu'il a été préalablement justifié, puis choisi en raison de sa légitimité : un ouvrier effectue son geste en se soumettant aux critères techniques du métier, l'agent moral accomplit une action pour le motif qu'il la pense bonne. L'araignée, au contraire, ne se pose pas de questions sur la pertinence des moyens et la valeur de la fin de la construction de sa toile. "Raison d'agir et rationalité du moyen d'agir 38 " la volonté enveloppe donc un jugement et, par conséquent, une réflexion et un recul.

Ces raisons sont objectives : elles exigent que nous nous placions au point de vue de l'autre. Ainsi, Kant a montré que l'agent moral constitue la maxime de son action en loi, c'est-à-dire ne choisit pour lui que ce qu'il peut vouloir pour tous : il repoussera une fausse promesse parce qu'elle ne saurait constituer, sans contradiction, la règle des rapports humains. Il pousse donc la décentration à sa limite extrême pour épouser une perspective universelle.

Cette obéissance à la loi mortifie la nature : l'effort contre une partie de soi-même est un lieu commun de la réflexion morale. Elle consacre l'autonomie du moi et le clivage de l'expérience.

La volonté ordonne l'action dans le temps. Ainsi l'architecte, comme l'a souligné Marx, à la différence de l'abeille la plus experte porte d'abord la maison dans sa tête 39 : la toiture d'une maison sera construite après les murs, ceux-ci après les fondations etc. La prévision ordonnée des étapes à franchir s'articule au souvenir des étapes passées. Elle implique une distanciation à l'égard du temps pour s'en donner une vue d'ensemble.

Cette objectivation de la durée est la matrice de la raison et de la volonté qui accomplissent la vie humaine. Mais elle s'étend comme un voile sur "les données immédiates de la conscience" et les masque au regard introspectif. En deçà et, peut-être, au-delà 40 de la deuxième vie, la durée demeure en nous comme le lieu de nos racines. C'est pourquoi on trouve dans le zen de multiples images symbolisant l'illumination comme un retour aux origines. Celui qui a atteint le satori est l'enfant prodigue qui revient au foyer paternel, le voyageur égaré dans la forêt qui retrouve avec joie une piste oubliée. La vie spirituelle selon le zen n'est pas une laborieuse construction mais la redécouverte de notre être profond : nous sommes déjà des bouddhas.

La durée est donc en nous un inconscient constitutif et essentiel à l'inverse de l'inconscient freudien, lié aux seuls aléas de l'histoire personnelle. C'est une terre mal connue où s'enracinent bien des "états modifiés de la conscience" 41. Elle offre à la recherche un vaste domaine à explorer.



Article publié dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger, octobre-décembre 2014.

     
  • 1 C'est une formule de Boerhave, citée par Maine de Biran, De la décomposition de la pensée Ed. Tisserand, Oeuvres, t. 3, pp. 77 et 163.
    2 Jean Piaget, La construction du réel chez l'enfant, 5éme édition, Neuchâtel 1967-1971, 342 p., chap. I.
    3 Sartre, L'être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique. Édition Gallimard, Paris 1949, 2e partie, chap. 1, p. 112.
    4 Sartre, ibid., p. 115.
    5 Sartre, ibid., 4e partie, chap. 1, p. 494.
    6 Sartre, ibid., conclusion, p. 682.
    7 Pierre Janet, L'évolution de la mémoire et la notion de temps. Revue des cours et conférences. Boivin. Paris 1928
    8 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chap. 2.
    9 Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chap. 2.

    10 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Puf, introduction 2ème partie, p. 30.

    11 Daisetz Teitaro Suzuki ; Erich Froom ; Richard de Martino, Bouddhisme Zen et Psychanalyse. Puf 1971 ; p. 25.
    12 E Herrigel, Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc. Traduit de l'allemand. Dervy-Livres, Paris 1970.

    13 Ibid. ; page 46.
    14 On peut consulter sur ce point notre travail : Michel Larroque Approches occidentales du bouddhisme zen, chap. 3, L'Harmattan 2003.
    15 Herrigel, Ibid. p. 43.
    16 Herrigel, Ibid.p.45.
    17 Watts Le bouddhisme zen, Paris, Payot 1969, 1é partie, ch. 4, pp. 117,118.
    18 Ibid. Il convient de distinguer dans l'effort l'initiative et la poursuite d'une activité (par exemple un entraînement rigoureux) et le souci d'en assurer le fruit. C'est cette préoccupation que condamne le zen. L'effort, en effet, s'il est bien la condition nécessaire de l'essor, dans lequel il est appelé à s'abolir, n'en est pas la condition suffisante. L'agriculteur peine sur son champ mais ensuite il fait confiance à la nature et ne se met pas en peine de vouloir faire germer le blé ou mûrir le raisin. De même, être passif pour le zen ne consiste pas à ne rien faire, mais en agissant de notre mieux, à consentir à ce que les choses se fassent sans nous.
    19 Herrigel, Ibid. p. 74.
    20 Sans doute, notre argument ressortit à la critique générale de l'idée de cause, inaugurée par Malebranche et reprise par Hume.
    21 Herrigel, Ibid., p. 47.
    22 Voir : Michel Larroque Volonté et involonté dans la pensée occidentale et orientale, L'Harmattan, 1994.
    23 Fénelon, Explication des maximes des saints, article 31, vrai.
    24 Actes de la condamnation des quiétistes, proposition 7.
    25 Jeanne Guyon, Moyen court et très facile de faire oraison, A. Waren, 2éme édition, Paris 1686. Chap. 6, p. 101.
    26 Pour Madame Guyon comme pour le zen, l'enfant est un modèle. En témoignent ces conseils à Fénelon : "Dieu veut de vous… quelque chose de simple et d'enfantin, qui réduit l'âme à la candeur et l'innocence première… C'est cet état d'enfance qui doit être votre propre caractère, c'est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ou trop enfant". Lettres citées dans : Armogathe, Le Quiétisme, Que sais-je ? Ch. 6, p. 60.
    27 Textes cités dans l'ouvrage classique d'Henri Delacroix : Les grands mystique chrétiens, p. 160, notes.
    28 Actes de la condamnation des Quiétistes. proposition 10.


    29 Fénelon. Mémoire sur l'état passif, dans LL Goré : La notion d'indifférence chez Fénelon et ses sources. Imprimerie Allier, Grenoble 1956, p. 197.
    30 Fénelon, Explication des maximes des saints,13, vrai.
    31 C'est nous qui soulignons.
    32 H. Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion. Puf, 1955. Chap. 3, p. 246.
    33 Texte cité par Delacroix, Les grands mystiques chrétiens, Alcan 1938, Ch. 4, p. 122.
    34 Delacroix, Les grands mystiques chrétiens, p. 233.
    35 Tauler, texte cité par Louis Cognet, Introduction aux mystiques Rhéno-Flamandes. Desclée, Paris 1968 ; ch.3, pp. 146, 147.
    36 L'expression est de Delacroix.
    37 Avec cependant une différence essentielle : le "quelque chose" qui dans le zen prend le relais de l'ego est appréhendé dans la mystique chrétienne comme quelqu'un, objet et source d'amour. Nous laissons de côté ce point fondamental qui n'entre pas dans notre propos actuel.
    38 M. Pradines Traité de psychologie, Puf Paris 1946, tome 3, section 3, chap.1.
    39 "Mais ce qui distingue dés l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur" (Karl Marx, Le capital (1867), livre 1, 3ème section, ch. 7, trad. J Roy, Paris, Garnier Flammarion 1969, page 139).
    40 La lecture des mystiques a suggéré à Maine de Biran l'hypothèse d'une troisième vie, la vie de la grâce, caractérisée par la suppression de l'effort et la restauration de l'unité perdue au cours de la vie humaine.
    41 Nous avons proposé, dans cette perspective, une théorie de l'hypnose et états associés : Michel Larroque, Hypnose et autohypnose, L'Harmattan 2011.
  • janvier 2016