La musique restaure, par une voie spontanée, la spontanéité du mouvement perdu.
La musique est actuellement utilisée pour la rééducation motrice de patients handicapés par la maladie de Parkinson ou l'âge. Elle facilite aussi la restauration des fonctions du langage chez les aphasiques. Elle permet d'améliorer la mémoire dans la maladie d'Alzheimer. Enfin, dans un cadre de normalité, elle facilite l'apprentissage des langues.
La musique n'est qu'une expression particulière de l'expérience du temps décrite par Bergson sous le nom de durée. Celle-ci constitue la mémoire primitive, fonde le mouvement authentique, instaure la fluidité du discours. C'est donc dans la perspective de la pensée bergsonienne que les données actuelles de la musicothérapie doivent être interprétées
Mots clés
Musicothérapie ; musique ; durée ; mémoire ; conscience ; mouvement ; langage ; rythme ; spontanéité ; Bergson ; Pierre Janet.
La musique apparaît aujourd'hui comme un outil précieux pour restaurer des fonctions, autrefois apprises, mais détériorées par la maladie. Mais elle peut aussi faciliter leur première acquisition : c'est ainsi qu'elle est, parfois, utilisée avec succès dans l'apprentissage des langues. À première vue, il n'y a aucun rapport entre une expérience musicale et une capacité, motrice ou verbale. Mais toute aptitude se traduit par la possibilité d'exécuter parfaitement une certaine catégorie d'actes : geste maîtrisé, expression aisée. Or un acte se déroule dans le temps : il structure nécessairement tout vécu et constitue, selon Kant, une forme a priori de la sensibilité, la "forme du sens interne". C'est en générant une épreuve du temps spécifique que la musique favorise l'exécution d'un acte. Nous essaierons de montrer qu'elle aide l'agent à se situer dans l'expérience de la durée décrite par Bergson. C'est là la raison de son efficacité.
I Musique et mémoire
1 les faits
On a constaté que la mémoire musicale est une fonction étonnamment résistante aux maladies du cerveau. On sait qu'elle est prodigieusement développée chez les interprètes et les chefs d'orchestre. Or, certains d'entre eux, atteints par la maladie d'Alzheimer, restent capables de jouer des compositions apprises avant le début de leurs troubles ; ils conservent d'étonnantes aptitudes de reconnaissance et d'apprentissage musical en contraste avec les difficultés mnésiques et langagières de la maladie.
Mais de simples patients, pourtant incapables de se remémorer un événement récent, peuvent cependant reconnaître comme familière une mélodie présentée pendant quelques séances. Ce sentiment persiste deux mois et demi après la première séance. On n'obtient pas ce résultat avec de simples poèmes ou des paroles de chansons. Ainsi la mémoire musicale semble résister à la maladie plus que les autres formes de mémoire. Et c'est pourquoi on cherchera à s'appuyer sur la musique pour restaurer les capacités mnésiques détériorées. C'est ainsi que des malades qui oublient le passé et ne sont plus capables de se rappeler une nouvelle information réussissent pourtant à apprendre des chansons nouvelles. Après huit semaines d'exercices réguliers, une chanson d'une dizaine de lignes leur devient familière : la présentation du texte ou les premières notes chantées suffisent pour que le malade entonne la mélodie. Certains sont capables de la reproduire quatre mois plus tard [ 1].
Les neurologues ont cherché à préciser la nature de cette mémoire musicale. Ils n'ont pas trouvé de centre cérébral spécialisé de la musique. Les recherches actuelles dissocient dans l'activité musicale un aspect gnoséologique et une musique pure. Ainsi, pour des chercheurs canadiens, l'activité musicale relèverait de la collaboration de deux lexiques distincts : un lexique verbal et un lexique musical [2 ]. Le lexique musical est l'ensemble des souvenirs auditifs de toutes les pièces musicales entendues depuis la naissance. D'après l'équipe canadienne, ce lexique musical serait indépendant des connaissances linguistiques. Ainsi, c'est en me référant, intuitivement, au lexique musical que je reconnais la 5ème symphonie de Beethoven ; mais c'est à partir du lexique verbal que je suis capable de la désigner. Je peux toutefois la reconnaître tout en étant incapable de la nommer. J'éprouve alors, en l'écoutant, un sentiment de familiarité ; je reconnais l'air et je peux le fredonner, mais je suis incapable de monnayer conceptuellement cette intuition, c'est-à-dire préciser le titre, l'auteur, et les paroles s'il s'agit de chansons [ 3]. Ainsi, une malade gravement atteinte par la maladie d'Alzheimer exprimait son étonnement par le rire en reconnaissant une mélodie familière dans laquelle on avait introduit de fausses notes. Le lexique verbal dépendrait du cerveau gauche alors que lexique musical, ou mémoire musicale pure, serait solidaire du cerveau droit. L'indépendance de ce dernier à l'égard du cerveau gauche expliquerait la préservation des prouesses mnémoniques dans le domaine musical chez des malades pourtant atteints de graves troubles cognitifs dans la maladie d'Alzheimer :
"Les connaissances perceptives seraient sous la dépendance des régions temporales et préfrontales droites alors que les connaissances dites associatives, c'est-à-dire linguistiques et autobiographiques seraient sous la dominance des régions homologues gauches. Cette caractéristique de la mémoire musicale lui conférerait sa force par rapport aux connaissances strictement verbales : quand les aires du langage gauche sont lésées, les aires homologues droites ne compensent pas le déficit. En revanche, quand les aires de la mémoire musicale gauche sont lésées, on perd la capacité de nommer l'œuvre, mais on peut continuer à percevoir et à mémoriser la musique".[4]
Il y aurait donc une mémoire musicale pure étrangère au discours dont le substrat anatomique est différent de la mémoire cognitive.
Cette mémoire pure, étrangère à la verbalisation, est spontanée : elle exclut l'intention délibérée et l'effort. On a pu l'établir par une double expérience. Dans un premier temps, le sujet, passif, doit seulement dire si une mélodie entendue lui est familière. Quelques minutes après, on testait la mémoire épisodique : on proposait une suite de mélodies et le sujet devait dire s'il les avait déjà entendues lors de la première phase de l'expérience. L'effort pour situer l'information musicale dans un contexte entraînait une activation d'aires cérébrales totalement différentes de celles impliquées dans la première tâche. Ce profil d'activité cérébrale était comparable à celui obtenu quand on évalue la mémoire des images et des mots ; elle n'est pas spécifique de la mémoire musicale.[5]
Ces observations ont conduit les neurologues à opposer une mémoire implicite à une mémoire explicite ou déclarative. Cette dernière est le résultat d'un effort pour apprendre et retenir. Elle implique un processus conscient ; les souvenirs qu'elle génère peuvent être verbalisés. La mémoire implicite, au contraire, enregistre naturellement et inconsciemment des données. La mémoire musicale pure en constitue une expression.
Notre propos est d'interpréter ces données dans une perspective philosophique. La mémoire implicite nous semble correspondre à l'expérience de la durée décrite par Bergson. La mémoire explicite a une origine sociale comme l'a montré Pierre Janet. C'est donc dans ce cadre que nous nous proposons d'interpréter ces récents acquis neurologiques.
2 La mémoire implicite
L'expérience de la durée décrite par Bergson [ 6] est une mémoire implicite. La conscience élémentaire, audition d'une note de musique, fugace perception d'une couleur, suppose une synthèse spontanée du temps. La perception d'une note musicale, en effet, condense une multiplicité de vibrations. La vision du rouge pendant une seconde correspond à 400 trillions de vibrations qui nécessiteraient 250 siècles de notre histoire pour être comptées [ 7]. Mais ces éléments constitutifs du son ou de la couleur ne sont pas perçus dans leur individualité séparée mais fusionnent au profit d'une unité qualitative simple : un son grave, un rouge pourpre. Un être chez qui le passé immédiat, au lieu de se conserver et de se mêler au présent, tomberait immédiatement dans le néant, serait inconscient. C'est ce que signifie Leibniz lorsqu'il affirme que la matière n'est qu'un esprit instantané. La mémoire spontanée génère donc la conscience primitive. Elle reste préservée, même dans les troubles les plus graves de la mémoire puisque le patient continue à éprouver des sensations et que la plus simple des sensations exige une contraction du passé dans le présent. On comprend par-là l'observation des neurologues sur la résistance à la maladie de la mémoire dite implicite. Elle est la mémoire naturelle, et son altération définitive abolirait la conscience puisque cette mémoire en est la condition nécessaire.
Mais la synthèse du temps opérée par la mémoire spontanée ne se cantonne pas à de brèves sensations : cette hypothèse "d'atomes de durée", théoriquement extravagante, est, par ailleurs, contredite par l'expérience. Lorsque j'entends une phrase musicale [ 8], son début n'est pas aboli quand j'en perçois la fin. Passé et présent fusionnent pour former un bloc qualitatif unifié, tout comme dans la note ou la vision du rouge. Le passé est présentifié : il n'est pas visé comme passé, projeté au loin à distance du présent. Tout au contraire il se mêle à lui pour constituer mon vécu actuel : je vis mon passé au présent ou, plus précisément, mon expérience se situe en deçà de la distinction passé, présent, avenir et ce n'est que rétrospectivement que je pourrai la qualifier comme un présent. D'autre part, cette audition est l'expérience d'un passage, d'un progrès, d'un "se faisant" et non pas de quelque chose d'achevé : une musique figée est un non-sens. Ces caractères, interférence des instants [ 9] et mobilité définissent la durée. Sa traduction conceptuelle, présence du passé dans un présent qui pourtant s'en distingue, semble contradictoire. Pourtant c'est une expérience universelle, une "donnée immédiate de la conscience". On la retrouve en dehors du paradigme bergsonien de la phrase musicale, dans d'autres vécus, par exemple, comme nous le verrons, dans l'accomplissement d'un geste maîtrisé. Il y a donc une mémoire naturelle, essentielle car elle est la condition des formes élémentaires de toute vie mentale. Cette mémoire est musicale car les traits fondamentaux de la musique et de la durée sont identiques. Mais elle est étrangère à l'art musical. Ce n'est donc pas la musique, dans sa spécificité artistique, qui résistent mieux que d'autres activités aux maladies de la mémoire mais la durée dont elle est l'incarnation la plus manifeste.
3 La mémoire explicite
Même le mélomane exercé est incapable de présentifier la totalité de la symphonie comme il le fait pour la phrase musicale. Quand la mémoire spontanée s'exténue, la mémoire réfléchie prend le relais. Alors notre durée se fragmente en souvenirs distincts et extérieurs entre eux : j'ai d'abord terminé un travail, puis je me suis isolé dans mon bureau et j'ai, enfin, écouté la symphonie. Ils apparaissent à la conscience réfléchie comme une série de moments séparés, ordonnés du début de notre vie jusqu'au moment présent tels les points d'une ligne. A la différence de la synthèse spontanée de la durée, le passé n'est pas vécu au présent mais visé comme passé et par là même projeté à distance du présent. L'extériorité des points de la ligne symbolise cette séparation du présent et du passé.
Le temps réfléchi est intellectualisé : le sujet situe le souvenir dans une trame causale et découvre un ordre logique du temps étranger à l'expérience de la durée : c'est dimanche que j'ai écouté la symphonie puisque samedi j'étais en voyage et lundi, au travail, hors de chez moi. Mais cette vision linéaire du temps abolit son essentielle mobilité : elle représente le passé et le présent, comme les points de la ligne, mais perd le passage de l'un à l'autre. Le temps réfléchi est un panorama fixe.
Je le contemple à distance, comme un objet. Le temps n'est donc plus éprouvé directement comme dans l'expérience de la durée mais représenté de l'extérieur. Je le considère à distance, comme un autre pourrait l'appréhender. En objectivant ma temporalité je deviens spectateur de moi-même : j'observe, étranger à moi-même, le déroulement de ma vie, de ma naissance à ma mort, et je situe cet épisode infime dans le temps universel. Je m'appuie pour cela sur des repères cosmiques (été, hiver etc.) et sociaux (jour de travail, férié, repos dominical etc.) [ 10].Or ces références impliquent une décentration pour quitter l'expérience immédiate du temps et se placer à distance, au point de vue de tous.
Cette évolution est donc un acquis culturel : c'est la nécessité de communiquer avec autrui qui nous oblige à déserter notre perspective propre pour épouser le point de vue de tous. Pierre Janet a centré sur ce thème sa réflexion sur le temps [ 11]. La mémoire, pour lui, est solidaire d'un récit. Or c'est pour autrui que je parle. Il faut que je déserte ma perspective propre pour épouser celle de l'autre. C'est la rupture de l'égocentrisme et la naissance de la pensée objective. La pensée du temps aurait commencé à se former lorsque la sentinelle a dû rendre compte de sa mission au chef. Il a fallu, pour cela, qu'elle se distancie de son histoire personnelle et la considère comme n'importe quel autre, le chef en l'occurrence, pourrait l'appréhender. A l'occasion de ce recul, la sentinelle objective sa durée et découvre l'ordre des événements qui la constituent. Cet ordre fonde la cohérence du récit car il exprime les relations logiques d'antériorité temporelle, de causalité, qui, comme on l'a vu, structurent ce temps objectivé. Pour Janet, la mémoire n'est donc pas une faculté immédiate dépendant de la vie elle-même, mais une opération intellectuelle, une invention tardive de l'homme en société ; elle est avant tout une fonction sociale et non une fonction individuelle : on ne se souvient, d'abord, que pour autrui. "Un homme seul n'a pas de mémoire" [ 12].
La psychologie de l'enfant confirme l'origine culturelle de la structuration logique du temps. Piaget [13 ] a montré, qu'avant sept ans, un enfant, pourtant capable d'une opération mentale, ne peut prendre à l'égard de lui-même le recul nécessaire pour indiquer comment il a procédé. Ainsi, bien qu'il ait parfaitement compris une courte histoire ou un mécanisme simple, il est incapable de la rétrospection nécessaire pour monnayer son intuition en un ordre objectif des raisons. Il se contente de juxtaposer des fragments de récit : ainsi, il affirmera "que c'est parce qu'il y a de l'eau qui coule que le robinet est ouvert". Ce n'est que devant le constat d'échec de ses tentatives d'explication qu'il s'efforcera peu à peu de se mettre à la place de l'autre ; il découvre alors l'enchaînement des causes en l'exprimant pour autrui afin de se faire comprendre. C'est donc une exigence sociale qui lui ouvre l'accès à la pensée objective des rapports temporels.
La mémoire de la sentinelle ou la conquête de l'objectivité dans le discours enfantin s'opposent à l'expérience de la durée comme une réflexion à une donnée immédiate de la conscience, comme une constructions intellectuelle à la spontanéité de la mémoire naturelle, comme un effort de verbalisation à une expérience implicite. Ce passage du temps vécu au temps pensé est donc un séisme mental. Mais c'est l'exigence sociale qui en est le moteur. Par conséquent, on peut le considérer comme un acquis culturel, contrairement à l'expérience de la durée, naturelle, car contemporaine de la naissance de la conscience. Elle correspond à ce que les neurologues désignent sous le nom de mémoire explicite. Elle est acquise alors que la durée est innée [ 14]. Et c'est pourquoi elle est beaucoup plus fragile.
Toutefois la durée ou mémoire implicite reste sous-jacente à la mémoire réfléchie. Pour effectuer un repérage logique du passé encore faut-il qu'il y ait quelque chose à repérer. C'est pourquoi on ne peut prétendre, comme Pierre Janet, "qu'un homme seul n'a pas de mémoire". La durée qui engrange naturellement le passé est l'objet visé par la mémoire réfléchie. Celle-ci apparaît en quelque sorte comme un artifice pour repousser les limites de la mémoire naturelle comme une béquille compense chez un invalide la difficulté à marcher. Ainsi c'est spontanément que j'adapte mon attitude et mon discours à l'interlocuteur que je reconnais, mais en cas de doute je m'interroge pour savoir quand et où je l'ai rencontré et pourquoi il me parle. Le repérage logique vient au secours de la mémoire spontanée défaillante, mais il en retrouve les acquis et, donc, la suppose.
4 Les passages d'une mémoire à l'autre
Mais réciproquement, on peut passer de la mémoire explicite à la durée [15 ]. Un nouveau numéro de téléphone apparaît d'abord comme un ordre de chiffres séparés. Tel quel, il est difficile à mémoriser. Mais lorsqu'on parvient à le percevoir comme l'unité mélodique d'un refrain, il devient alors facile à retenir comme une chanson familière. Il suffira, en cas de besoin, de monnayer cette intuition musicale en chiffres.
Cette aptitude à traduire le quantitatif en qualitatif est, probablement, le secret des prouesses mnémoniques. Celui qui est capable de retenir une liste impressionnante de nombres parvient sans doute à les appréhender comme une nuance qualitative originale qui condense la complexité numérique dans une sensation simple. On a remarqué [16 ] que le champion d'échecs, capable de jouer contre plusieurs adversaires sans regarder les échiquiers, ne dispose dans la vie courante que d'une mémoire commune. Il serait donc incapable de visualiser en détail les positions de toutes les pièces. Mais il parvient à convertir la multiplicité de leurs rapports dans un vécu unifié. Au moment de jouer contre un adversaire déterminé, il reconvertit la qualité dans la quantité qu'elle condense comme on échange un billet contre de la monnaie. Or, les confidences de certains joueurs suggèrent le caractère musical de ce vécu particulier : "j'appréhendais l'échiquier comme le musicien saisit un accord" dit l'un d'eux. Ces athlètes de la mémoire parviendraient, mieux que d'autres, à opérer la transmutation de l'explicite en implicite, de l'espace en durée : comme le champion sportif capable de condenser l'infinie complexité géométrique d'un geste parfaitement efficace dans une séquence mélodique simple. Sans doute, est-ce dans cette voie qu'il faut chercher l'explication du sens de l'orientation de certains animaux, capables de revenir à leur point de départ après avoir parcouru plusieurs centaines de kilomètres. Ils appréhenderaient qualitativement un parcours que l'intelligence humaine analyse comme une trajectoire complexe dans un espace géométrique [ 17]. Bref la mémoire naturelle est une mémoire qualitative ; mais, dans le domaine temporel, la diversité des qualités s'apparente à des vécus musicaux différents.
Résumons-nous : la mémoire explicite est un acte de volonté par lequel je prends un recul par rapport à mon vécu pour l'objectiver afin de le penser. À l'occasion de ce recul, je déserte ma spontanéité pour me mettre à la place de l'autre, de tous les autres : je me contemple de l'extérieur, avec le regard d'autrui, bref je me dédouble. Cet acte est un acquis social, relativement tardif dans l'évolution de la personne. C'est pourquoi il est plus fragile et résiste moins à la maladie. À l'inverse, la mémoire implicite est, essentiellement, une mémoire musicale. Elle est spontanée, exclue réflexion et projet, conserve l'unité de la personne. Elle est innée et se maintient, au moins dans ses formes élémentaires, malgré la maladie.
Nous allons voir que cette opposition entre mémoire implicite et mémoire explicite éclaire les apports de la musicothérapie dans le domaine de la motricité.
II Musique et mouvement
1 les faits
De nombreux travaux attestent que la rééducation de la marche est facilitée par une musique rythmée [18 ]. C'est le cas de patients atteints par la maladie de Parkinson. Ils présentent des tremblements au repos, des mouvements volontaires lents, une rigidité musculaire généralisée et des troubles de l'équilibre. Le sujet se déplace lentement, à petits pas ; parfois il s'arrête et tombe. On fait écouter au malade des sons répétés et réguliers alors qu'il est en train de marcher. Cette cadence est diffusée en même temps que morceau de musique instrumentale de la Renaissance pour rendre l'exercice plus agréable. Quand le rythme est adéquat - ni trop lent ni trop rapide - il tend à synchroniser ses pas sur ce tempo musical. Ils deviennent alors plus longs, plus assurés ; il accélère. Sa marche, plus naturelle et plus régulière, retrouve la spontanéité de la marche normale. Les avantages acquis par cette "méthode d'indiçage auditif" se conservent après la thérapie, même en l'absence de stimulation rythmée.
L'indiçage auditif a été aussi utilisé pour traiter les séquelles d'accident vasculaire cérébral, par exemple des paralysies. On donne au patient la consigne de saisir un objet et l'expérience se déroule soit dans le silence soit en présence d'un rythme régulier comme le tic-tac d'un métronome. On constate que le rythme améliore le mouvement qui est plus ample, plus régulier et plus fluide. La stimulation rythmique semble réactiver le système moteur de ces patients.
Plus généralement, on constate que l'apprentissage du piano améliore les capacités motrices des malades atteints par un AVC. Cet effet positif s'explique essentiellement par le couplage du son et du geste qui favorise la rééducation motrice.
La même méthode permet aussi de lutter contre les difficultés de la marche chez des personnes âgées. Au son d'une musique ajustée à la marche de chaque individu, les sujets se déplacent plus vite qu'à leur vitesse naturelle et font de plus grands pas. Mais les effets bénéfiques de l'audition musicale ne se limitent pas aux troubles moteurs : après la période d'entraînement, les participants, non seulement marchaient mieux et tombaient moins, mais ils étaient moins anxieux et obtenaient de meilleurs résultats aux tests cognitifs.
2 Leur interprétation par l'expérience de la durée
L'apprentissage d'un geste a toujours un déroulement explicite : l'agent détermine un ordre des positions ; extérieur à lui-même, il se représente une trajectoire. Mais la trajectoire est immobile. Le geste maîtrisé, au contraire, est essentiellement mobile. Mais il exclut intention, réflexion et dédoublement. C'est un mouvement musical.
Considérez une danseuse confirmée : elle éprouve son mouvement comme une mélodie kinésique. Son geste vécu a une unité qualitative indécomposable. Elle l'appréhende intuitivement, dans sa globalité, comme une forme (gestalt). Cette forme est une structure temporelle analogue à une phrase musicale. Il en est de même pour le geste parfait d'un champion sportif, bien qu'il ne soit pas accompagné de musique. Mais il n'y a pas de différence de nature entre ces mouvements complexes et ceux de la vie courante. Ils ont tous une structure musicale c'est-à-dire d'une part ils sont en devenir [ 19], et d'autre part leurs parties constitutives s'effacent en tant que parties au profit d'une globalité qualitative, d'une Gestalt temporelle, comme les notes de musique dans la phrase musicale. C'est ce qu'on peut vérifier, par exemple, dans l'écriture courante ou les gestes d'une conduite automobile maîtrisée.
Au contraire, le débutant qui cherche à apprendre ce geste le considère de l'extérieur et analyse sa trace dans l'espace : la trajectoire. Ce regard réflexif abolit la spontanéité motrice en clivant l'agent entre un contrôleur et un exécutant. Et surtout, il dénature le mouvement. Il disloque son unité et l'émiette en positions successives, géométriquement définissables. Mais par là même, il le fige et anéantit sa mouvance. Le passage d'une position à l'autre en effet n'est pas une donnée objective observable de l'extérieur : car "dans le seul espace, il n'y a que des positions et sur une position, le mobile est arrêté" [20 ]. Le mouvement est donc reconstruit par l'esprit qui articule à la perception du mobile dans une position donnée le souvenir de ce qui a précédé. Sans cette synthèse du temps opéré par la mémoire, il ne saurait y avoir d'expérience du mouvement. Il ne suffit cependant pas de juxtaposer à la perception du mobile dans sa position actuelle le souvenir des positions passées ; on obtiendrait alors la trajectoire, mais celle-ci reste immobile : elle n'est pas "du se faisant" mais "du tout fait". Ce passage d'une position à l'autre ne peut donc ni être directement observé, ni rétrospectivement représenté dans l'espace seul, mais seulement senti comment un rythme original de durée [21 ]. On l'éprouve ou on le manque. L'expert y parvient car il coïncide avec la mouvance du geste vivant. Le novice en est incapable ; il n'appréhende pas le geste en musicien mais en géomètre. Il reste étranger au mouvement authentique et dissèque seulement son cadavre, la trajectoire. Tout apprentissage moteur est un aller-retour entre ces deux expériences : il doit réussir une transmutation d'une conception géométrique du mouvement à son intuition musicale. Cette transmutation accomplie, le mouvement perd ses caractéristiques objectives et spatiales. La danseuse se laisse porter par le rythme de la musique et ignore la configuration géométrique de ses pas : elle danse sans se voir danser. Un champion sportif "sent" son geste, c'est-à-dire éprouve son originalité qualitative ; mais il est souvent incapable de l'analyser pour le transmettre car il faudrait pour cela le traduire en termes d'espace. Or l'expérience du mouvement vivant reste étrangère à la pensée des positions et de la trajectoire.
Cela reste vrai pour nos gestes quotidiens. Considérez la marche naturelle d'une personne valide : ses pas se succèdent selon une cadence apparentée à un rythme musical. Mais si quelque accident en a troublé la fluidité, le promeneur redevient un apprenti de la marche : il ne se déplace plus spontanément mais contrôle la position de ses membres, par exemple par appréhension d'une douleur en cas de blessure. Le mouvement initial est fragmenté en morceaux de mouvement laborieusement ajustés les uns aux autres. Mais par la même, il perd son essence propre car tout mouvement est "absolument indivisible" [22 ]. En effet :
"C'est toujours d'un seul bond qu'un trajet est parcouru quand il n'y a pas d'arrêt sur le trajet. Le bond peut durer quelques secondes, ou des jours, des mois, des années : peu importe. Du moment qu'il est unique il est indécomposable" [23 ].
Ainsi, les saccades du geste traduisent la perte de son unité mélodique. L'indiçage auditif la restaure. Comment ?
Ce serait faire un contresens sur la méthode que de l'interpréter comme un effort conscient pour accorder deux multiplicités : celle des pas et celle des sons. Le malade en fut-il capable, il resterait sur le plan du quantitatif, étranger au mouvement authentique. Mais en vérité, la succession des sons n'apparaît comme une multiplicité qu'au regard d'une conscience réfléchie qui a travesti l'expérience spontanée en fragmentant son indivisibilité qualitative originelle. Naturellement, les sons s'organisent entre eux et perdent leur individualité au profit de l'unité d'un rythme, de même que les notes de la mélodie constituent la phrase musicale. Ils agissent "…non pas par leur quantité en tant que quantité, mais par la qualité que leur quantité présentait, c'est-à-dire par l'organisation rythmique de leur ensemble" [ 24]. En rapprochant les deux séries, le thérapeute fait en sorte que la série auditive, essentiellement qualitative, imprègne la série motrice défectueuse et la prive progressivement de son rapport au nombre.
On peut comprendre à partir de là le rôle de la musique dans la restauration de fonctions motrices dégradées par la maladie. Elle permet au malade de retrouver directement le rythme temporel spécifique du mouvement perdu. Or, celui-ci est son essence même et, en quelque sorte, son idiosyncrasie. Sa reconnaissance introduit donc immédiatement le patient dans le mouvement authentique sans passer par la phase préparatoire de l'analyse de la trajectoire. Cette préparation est en effet complexe car la parfaite coïncidence du mouvement original à sa trajectoire propre réclamerait une analyse infinie. Et même alors, son succès resterait incertain puisqu'il est impossible d'établir des équivalences objectives définitives entre l'espace et la durée qui sont des réalités hétérogènes : malgré les indications les plus judicieuses d'un moniteur compétent, beaucoup restent incapables de maîtriser parfaitement un geste sportif, un tour de main artisanal. Et cet apprentissage exige des efforts qu'un patient, souvent diminué, est incapable de fournir. Dans la rééducation par la musique, il fait l'économie de cette médiation difficile et aléatoire. De plus, son travail est facilité puisqu'il ne s'agit pas d'apprendre un geste nouveau c'est-à-dire, en fait, de l'inventer, mais de récupérer un mouvement appris autrefois.
Tout apprentissage en effet est susceptible d'une double lecture. Au début, il s'agit de coordonner des éléments séparés. Mais lorsque cette coordination est achevée, elle se condense dans un vécu temporel, purement qualitatif et parfaitement un. Ainsi, un conducteur expérimenté effectue les multiples gestes efficaces sans les distinguer, les compter ou imaginer leur trajectoire. On peut savoir faire un nœud sans pouvoir se le représenter, se diriger dans un labyrinthe sans être capable d'en faire le plan. Bref, un mouvement maîtrisé résume dans une épreuve temporelle originale une multiplicité de rapports quantitatifs entre des éléments séparés. La musique a pour privilège d'ouvrir un accès direct à cette épreuve temporelle. Mais elle peut aussi contribuer à la restauration des fonctions du langage.
III Musique et langage
1 Les faits
Un sujet aphasique à la suite d'un AVC ou de la maladie d'Alzheimer est capable de chanter ce qu'il ne peut pas dire [25 ]. C'est tant en perception qu'en production que la musique aide les personnes atteintes de troubles du langage à améliorer le traitement de la parole : elles comprennent mieux et elles parlent mieux. C'est ainsi qu'elles parviennent à distinguer le a du o, le d du t, à discriminer la parole dans un bruit ambiant.
Ce sont surtout les aspects rythmiques de la musique qui sont efficaces dans la mesure où on parvient à les faire coïncider avec le rythme du langage. Celui-ci résulte de l'organisation des phonèmes dans une configuration temporelle globale : c'est particulièrement manifeste en anglais où les accents façonnent une cadence de la parole, une structure marquée par une alternance de sons accentués et non accentués. Mais cela reste vrai dans toutes les langues : les intervalles temporels qui séparent des syllabes plus ou moins accentuées composent un rythme du discours, une structure dite métrique. La perception de cette structure facilite la perception du langage parlé. Or la musique aide le sujet à la repérer. Ainsi on fait écouter à un sujet un rythme musical, puis, juste après, un mot ou une phrase présentant une structure métrique similaire. On constate que la perception de la parole est améliorée car le sujet projette sur le matériel linguistique la structure temporelle appréhendée lors de l'audition musicale : "Il utilise les informations musicales et rythmiques intériorisées pour réapprendre à produire des mots respectant la prosodie naturelle du langage parlé" [ 26]. En améliorant le traitement de l'information temporelle, essentielle au langage, la musique constitue un outil thérapeutique privilégié.
Ces observations sont à l'origine de la thérapie d'intonation mélodique. Elle a été développée dans le traitement d'aphasiques non fluents qui présentent une énonciation hachée. On leur propose des modèles chantés dits "patrons intonatifs chantés", qui exagèrent l'intonation de la parole : sa prosodie est traduite en mélodie de deux notes, la plus aiguë représentant la syllabe accentuée. Le patient commence par chanter des mots ou des syntagmes de deux syllabes. Quand ce niveau est maîtrisé, il passe à des phrases plus longues. La thérapie d'intonation mélodique s'applique surtout à souligner le rythme dont l'importance est essentielle dans la récupération des fonctions du langage. C'est ainsi qu'on demande au patient de scander son discours en frappant sur une table, à chaque syllabe, avec sa main gauche [ 27].
Des traitements comparables ont été appliqués à la dyslexie et à la dysphasie. Plusieurs chercheurs ont émis l'hypothèse que les fautes de lecture chez le dyslexique s'expliqueraient par une mauvaise structuration temporelle du matériel lu. Dans cette perspective, un entraînement musical et notamment une stimulation rythmique aurait des effets bénéfiques pour le traitement du langage. Des résultats encourageants ont été obtenus pour des enfants dyslexiques et dysphasiques qui discriminent difficilement les phonèmes et segmentent mal les mots dans la parole et la lecture [28 ].
Cette mauvaise perception du déroulement temporel serait aussi la principale cause des troubles du langage associés à la surdité. En effet, outre son déficit langagier, l'enfant atteint de surdité perçoit mal le déroulement temporel et par conséquent maîtrise imparfaitement les aspects du langage qui lui sont reliés comme les rapports de succession, de cause à effet, acquis de bonne heure et appliqués implicitement par l'enfant entendant. L'enfant sourd ne parvient pas à utiliser avec précision ce qui a trait à la structuration et à l'organisation du temps. Or l'entraînement musical constitue un outil privilégié pour favoriser l'acquisition de ces processus cognitifs temporels. Lorsqu'une phrase parlée est précédée par un rythme musical qui lui ressemble, les enfants arrivent à reproduire bien plus précisément les sons et les mots contenus dans la phrase. Les bons résultats obtenus par cette méthode d'amorçage rythmique laissent bien augurer d'un entraînement musical sensorimoteur systématique pour améliorer la perception et la production du langage chez les sourds.
La thérapie d'intonation mélodique favoriserait la plasticité cérébrale [ 29]. Ainsi, on a suivi par IRM six patients souffrant d'une grave aphasie de Broca après un accident vasculaire cérébral. On a observé leur cerveau avant et après un entraînement intensif à la thérapie mélodique et rythmée. Chez tous les sujets testés le nombre de fibres dans le faisceau arqué de l'hémisphère droit, qui relie les aires cérébrales dédiées à la perception de la parole et les aires motrices nécessaires pour sa production, avait sensiblement augmenté après quatre mois de traitement. Ainsi, l'augmentation de la connectivité dans l'hémisphère droit compenserait les déficits liés aux lésions cérébrales de l'hémisphère gauche. Il semble que le renforcement de ce lien par la thérapie mélodique et rythmée joue un rôle important dans la récupération de la parole [30 ].
2 Pourquoi la musique améliore-t-elle les troubles du langage ?
Il n'y a pas de frontière bien nette entre la parole et le chant. Certaines vocalisations se situent à la frontière entre des mots parlés et chantés : c'est le cas des chants religieux, des oratorios, de certains opéras ou encore de la musique rap. Dans les langues tonales comme le mandarin ou le vietnamien, le sens du mot dépend des variations de ton : des mots phonétiquement identiques ont des sens différents selon la hauteur à laquelle ils sont prononcés [ 31].
Une langue couramment parlée est essentiellement une musique et ses phrases constituent des unités mélodiques. Elles condensent, dans une qualité simple une multiplicité de rapports syntaxiques. Une étudiante étrangère, apprenant le français, nous avait demandé de corriger ses fautes dans la conversation : elle s'étonnait parfois de notre incapacité à donner la justification grammaticale exacte de nos corrections. Une faute de français est saisie, en effet, par celui qui maîtrise la langue, comme une dissonance par un musicien. En effet, dans une langue couramment parlée, les phonèmes perdent leur individualité au profit de la configuration globale d'unités linguistiques comme les notes de musique dans la phrase musicale. Les règles grammaticales ne sont donc qu'un échafaudage externe et provisoire pour construire les harmonies de la langue ; mais de même qu'on enlève l'échafaudage quand le bâtiment est construit, elles peuvent être oubliées lorsque les expressions linguistiques sont acquises comme autant de rythmes musicaux. Le rythme renforce cette unité mélodique des éléments du discours : des syllabes, plus ou moins accentuées, séparées par des intervalles de temps, façonnent une cadence de la parole, une structure métrique. La perception de cette forme facilite la perception du langage parlé.
On comprend par-là le rôle de la musique dans la restauration des fonctions du langage altérées par la maladie. Si le sujet aphasique est capable de chanter ce qu'il ne peut pas réciter, c'est que le discours vivant est une musique c'est-à-dire une mélodie scandée par un certain rythme temporel. La thérapie d'intonation mélodique a pour but de le manifester par la médiation des patrons intonatifs qui constituent, comme on l'a vu, des modèles chantés. S'il est vrai que la durée capitalise tout notre passé, les formes linguistiques oubliées sommeillent dans l'inconscient et peuvent donc être ranimés directement par la musique. Le détour par la reconstruction grammaticale des éléments n'est pas ici nécessaire puisqu'il s'agit seulement de retrouver un rythme et non pas de l'inventer.
Cette essence musicale du langage explique également l'efficacité de la musique dans le traitement des troubles du langage liés à la dyslexie et à la surdité. Nous avons vu que la cause de ces troubles était une mauvaise perception du déroulement temporel du discours. Mais en le rythmant par l'utilisation de sons plus ou moins longs, plus ou moins rapides, on facilite au malade la perception des structures temporelles qu'il appréhende mal et qui constituent la trame de la parole vivante.
Nous retrouvons donc dans son acquisition, ou sa restauration chez le malade, une opposition comparable à celle du mouvement et de l'espace dans l'apprentissage moteur. Sans doute, il n'y a pas de représentation d'une trajectoire chez celui qui apprend une langue. Mais, dans l'apprentissage classique d'une langue étrangère, on part d'éléments séparés, qu'il faut associer d'une certaine manière, en se conformant à des règles : par exemple des mots seront situés, prononcés, différemment selon leur fonction grammaticale. Cette multiplicité initiale, d'éléments distincts, implique nécessairement, comme toute multiplicité numérique, une certaine intuition de l'espace. L'effort d'apprentissage d'une langue étrangère est donc comparable aux tentatives du débutant, dans la danse ou un sport, pour reconstituer le mouvement à partir d'éléments de la trajectoire. Il est, tout comme celui du mouvement ou le rappel d'un souvenir lointain, une figure de l'explicite. Mais, de même qu'au terme de l'apprentissage, la maîtrise motrice oublie la trajectoire, lorsque la langue est parlée avec fluidité, l'effort pour coordonner par des rapports grammaticaux adéquats les éléments séparés du discours s'abolit : la langue est parlée naturellement, comme on reprend les refrains d'une musique familière. L'apprentissage de la langue maternelle confirme cette essence musicale du langage.
L'enfant qui apprend sa langue n'est d'abord sensible qu'à sa musique [32 ]. Avant la naissance, le bébé perçoit déjà des caractéristiques importantes de la voix de sa mère comme le ton, les variations d'intensité, de débit, le rythme. Divers tests vérifient que le nouveau-né reconnaît la voix de sa mère entendue dans la vie intra-utérine et la reconnaît au milieu d'autres voix. Ainsi l'exposition précoce à la musique du langage tisse la connexion naissante entre la mère l'enfant. Mais elle enclenche également le processus d'apprentissage du langage. Le bébé est d'abord sensible à la musique des voix [33 ] et c'est à travers elle qu'il interprète son sens, c'est-à-dire, à cet âge, essentiellement des émotions. Des bébés de cinq mois réagissent correctement à des phrases dénuées de sens prononcés sur un ton d'approbation ou de réprobation dans des langues différentes : ils répondaient à ce charabia avec des émotions appropriées souriant lorsqu'ils entendaient les approbations, se fermant ou pleurant dans le cas contraire. Ainsi la seule mélodie de la langue, fait sens et véhicule le message.
Mais, indépendamment du contexte émotif, ils parviendraient aussi à repérer les mélodies propres à leur langue maternelle et les reproduiraient lorsqu'ils pleurent bien avant d'être capables de prononcer des mots. Ainsi, le bébé français pleurerait en français, le bébé allemand en allemand :
"En 2009, l'anthropologue Kathleen Wermke et ses collègues, de l'université de Würsburg, en Allemagne, ont enregistré des pleurs de bébés - dont la tonalité commence par monter, puis redescend - nés soit dans des familles de langue française, soit dans des familles de langue allemande. Ces chercheurs ont découvert que les cris des bébés français comprenaient essentiellement des mélodies montantes tandis que les mélodies descendantes dominaient dans les cris des bébés allemands. Ainsi les nouveau-nés de cette étude incorporaient dans leurs pleurs certains des éléments musicaux de la langue à laquelle ils avaient été exposés in utero, montrant qu'ils avaient déjà appris à utiliser certaines caractéristiques de leur langue maternelle" [34 ].
Pourtant, les neurologues du milieu du XXe siècle, ont longtemps nié cette interconnexion de la musique et du langage. Confortés par l'examen de patients dont les lésions cérébrales perturbaient le langage en épargnant leurs aptitudes musicales, ils ont soutenu, pendant des décennies, la séparation neurologique et fonctionnelle de la musique et du langage. Selon eux, langage était traité exclusivement par l'hémisphère gauche, la musique par le droit. Ce n'est que vers 1990 que grâce à de nouvelles techniques, en particulier l'I.R.M. fonctionnel que ce dogme a été remis en question. On montra que la perception de la musique impliquait des régions cérébrales jusqu'alors tenues comme dédiées au seul traitement du langage.
"Dans une étude réalisée en 2002, Stéphan Koelsch, à l'institut Max Planck de sciences cognitives de Leipzig, en Allemagne et ses collègues ont fait écouter des séquences d'accord à des participants tandis qu'ils observaient leur cerveau par IRM fonctionnelle. Ils constatèrent que cette tâche activait notamment deux régions de l'hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke, qui sont essentielles pour le traitement du langage et dont de nombreux chercheurs pensaient qu'elles étaient exclusivement dédiées à cette fonction. D'autres études plus récentes ont révélé que la parole active un grand nombre de régions cérébrales également activées par le chant. Ces résultats et beaucoup d'autres ont établi que les réseaux neuronaux dédiés à la parole et au chant sont largement superposés" [ 35].
Langage et musique sont donc étroitement liées. Certains musiciens l'avaient proclamé comme le compositeur russe Moussorgski [36 ]. Mais aussi des psychologues. C'est le cas du bulgare Lozanov, le fondateur de la suggestopédie.
IV Musique et apprentissage d'une langue
Elle est une méthode d'apprentissage des langues étrangères qui fait appel à la musique. Ce recours musical s'intègre à un contexte psychologique de détente et de confiance. Une attitude d'abandon constitue en effet la condition nécessaire de réussite de tout apprentissage. Pour Lozanov, la grande majorité des individus n'utilise qu'une infime partie de leur capacité cérébrale. Il faut donc persuader l'élève qu'il porte en lui un immense réservoir de possibilités. S'inspirant des travaux du psychologue russe D. Uznadzè, Lozanov montre que cette conviction inconsciente ou "disposition mentale suggestive" joue un rôle majeur dans l'apprentissage. Elle constituerait la clé des phénomènes d'hypermnésie que l'on peut constater, entre autres, dans l'apprentissage rapide d'une langue étrangère. Mais elle est aussi à l'origine des blocages qui paralysent l'étudiant ou du moins freinent considérablement ses progrès. En effet, il peut arriver, lors d'un apprentissage, que je majore inconsciemment les difficultés et que je me crispe pour maîtriser tous les paramètres d'une hypothétique réussite. Il en résulte une tension sur fond de désespérance latente. Il faut prendre conscience de ces freins et promouvoir l'attitude mentale opposée. Elle est à base d'espérance et d'abandon. C'est l'esprit de prière par lequel le croyant renonce à l'usage de sa volonté propre et s'en remet à la grâce de Dieu. Mais cette forme psychologique est séparable de la matière religieuse dans laquelle elle s'incarne. Ainsi, Coué recommandait d'imaginer, dans toute entreprise, que le but était facile à atteindre ; il proscrivait l'effort et demandait de s'en remettre à l'inconscient pour provoquer l'amélioration souhaitée.
C'est dans ce climat apaisé que la suggestopédie utilise une lecture musicale pour favoriser l'apprentissage d'une langue. Par exemple, au tout début de son cours, la professeure lit aux étudiants un texte anglais au son d'une symphonie de Haydn en suivant les modulations de la musique. Elle ne tient pas compte de la signification du texte pour moduler sa voix mais fait coïncider les phrases anglaises avec les phrases musicales. Elle donne l'impression de vouloir intégrer les sons de la langue aux sons de la musique, de les amalgamer pour que l'ensemble ne fasse plus qu'un tout harmonieux. Par moments, selon la phrase musicale, sa voix prend un ton solennel, s'adoucit jusqu'au chuchotement, devient plus habituelle, sans jamais être dépourvu d'émotivité [ 37]. La lecture achevée, après quelques instants de recueillement, elle fait une deuxième lecture, sur une autre musique, toujours en suivant au plus près son rythme. Puis dans la phase d'exploitation où l'étudiant est invité à utiliser les connaissances transmises, elle s'abstient de juger ses prestations et même de les corriger : elle se contente de reformuler douce ment la phrase correcte.
Puisque la fluidité d'un discours est d'essence musicale, il est logique de faciliter l'apprentissage d'une langue en faisant appel à la musique. L'assistante de Lozanov qui scande un texte anglais au rythme d'une musique de Haydn est comparable au praticien de l'intonation mélodique proposant à son patient des modèles chantés pour souligner l'intonation de la parole.
D'une certaine manière, le procédé de Lozanov se rapproche aussi des méthodes globales d'apprentissage de la lecture : on retrouve, dans ces deux domaines, le même souci de familiariser l'élève, au plus tôt, avec les structures vivantes de la langue au détriment de ses éléments constitutifs, rapidement oubliés par le locuteur ou le lecteur confirmé. Cependant, ce rapprochement ne doit pas dissimuler une différence essentielle. Il y a, en effet, dans l'acquisition d'un parler fluide une dimension temporelle, seulement accessoire dans le simple apprentissage de la lecture par un enfant. Ce passage des éléments figés du discours à la parole vivante implique bien davantage que leur simple réorganisation dans une Gestalt intuitivement aperçue : c'est une véritable transmutation de l'espace en durée. Il s'agit là d'un saut qualitatif, d'un changement d'univers : tout comme la grâce de la danseuse transcende la trajectoire parfaite de ses membres [38 ].
L'utilisation de la musique pour apprendre une langue atteste donc l'essence musicale d'une expression maîtrisée. Et c'est pourquoi la musique est un outil privilégié pour restaurer l'éloquence perdue de la parole, tout comme pour récupérer la fluidité du mouvement et retrouver des souvenirs abolis par la maladie.
* *
*
Les récentes avancées neurologiques semblent, comme on l'a vu, autoriser ces conclusions. Les progrès de l'exploration cérébrale ont discrédité le dogme neurologique de la séparation de la musique et du langage et ouvert la voie à une interprétation musicale de la langue maternelle. Et les neurologues s'accordent actuellement sur l'existence d'une mémoire musicale pure, étrangère au discours dont le substrat anatomique diffère de celui de la mémoire cognitive. Cette mémoire musicale pure, étrangère à la verbalisation, exclusive de l'intention délibérée et de l'effort [ 39] rappelle la durée. En introduisant l'agent dans l'expérience de la durée, la musique lui permet de récupérer la fluidité de l'acte ou du discours et lui évite sa reconstitution laborieuse à partir de fragments d'espace. Elle épargne à un patient fragilisé un réapprentissage laborieux par le contrôle et l'effort qui clivent la personne entre un spectateur et un spectacle. Par-là, elle restaure, par une voie spontanée, l'essentielle spontanéité de la fonction avant son altération par la maladie.
C'est donc par la nature même de ces fonctions qu'il faut interpréter le rôle de la musique pour les restaurer ou les améliorer : elles sont toutes, essentiellement, musicales. La mémoire innée est une symphonie qui se déploie, indivise, de notre naissance jusqu'à notre mort. Un mouvement parfaitement maîtrisé est un mouvement musical qui se prolonge dans la seule durée et a perdu toute référence à l'espace. Et une langue couramment parlée est une musique. Il n'est donc pas surprenant que la musique puisse agir sur des fonctions dont le jeu parfait est purement musical. Ce paramètre philosophique est incontournable pour comprendre les avancées de la musicothérapie.