"Hargne littéraire ! Sans toi, avec quoi aurais-je mangé le sel de la terre ? (…) Il avait un comportement de bête envers la littérature, comme envers la seule source de chaleur animale. Il se réchauffait à la littérature, il frottait contre elle sa fourrure, la brosse rousse de ses cheveux et de ses joues mal rasées. C'était Romulus haïssant sa louve et, la haïssant, il enseignait aux autres à l'aimer."
"Le Bruit du temps", Ossip Mandelstam (traduction : Edith Scherrer)
En me privant des mers, de l'élan, de l'envol,
Pour donner à mon pied l'appui forcé du sol :
Quel brillant résultat avez-vous obtenu ?
Vous ne m'avez pas pris ces lèvres qui remuent !
Ah ! Ces lèvres qui remuent, elles ont fait trembler bien des pouvoirs, et surtout les plus féroces, ceux qui écrasent l'individu comme on cligne de l'œil, d'un seul battement de cils, d'un simple hochement de tête, le doigt sur une liste.
Après avoir traduit et publié Sayat-Nova, le trouvère de la Transcaucasie du XVIIIe siècle, non sans mal, contre vents et marées, j'entends contre ceux qui font la pluie et beau temps dans le monde de l'édition, les Sollers et les Velter qui refusèrent même de lire le manuscrit, et autres maquignons d'éditeurs, haïssant non sans morgue et indifférence les poètes vivants, j'envoyai donc un message à Georges Nivat, l'un des plus subtils connaisseurs, avec Efim Etkind et Nikita Struve, de la littérature russe. Il me répondit ceci :
merci pour cette annonce, bravo pour ce haut fait, je vais sûrement me procurer Sayat-Nova, je le connais un peu en traduction russe, sans compter le film, l'écho dans le film, ce film grandiose qui nous a marqués pour une époque entière.
Vôtre Georges Nivat
J'ai retrouvé l'autre jour dans mes livres, un ouvrage de Nivat publié en 1988, " Vers la fin du mythe russe ", avec un chapitre important sur la " lucidité mandelstamienne ".
Son article débute ainsi :
" Dans la poésie, c'est toujours la guerre. Ce n'est qu'aux époques d'idiotisme social que s'établissent la paix ou l'armistice. " Mandelstam, ajoute Georges Nivat, avait un sens aigu de la tension dangereuse de la langue, en perpétuelle guerre intestine. Son vers est toujours arc-bouté, poursuit-il, tendu, équilibre conquis sur les forces adverses.
Le poète de " Kamen ", 1913, (La Pierre, en langue russe), l'anagramme du mot acmé, l'acméiste Mandelstam et son goût des bâtisseurs, des Notre-Dame célestes, les mots comme pierres du poème, avec la " capacité dynamique " du Verbe, où chaque mot exerce son poids et donc sa gravité, sa résistance et sa densité comme matériau, à égalité avec les autres mots dans l'édifice majestueux du poème.
Dans son introduction au Bruit du temps, Nikita Struve, établit un parallélisme de la prose hérissée et de la poésie terreuse de Mandelstam. La phrase, précise Struve avec beaucoup de finesse et de justesse d'analyse, possède une concentration proche de celle de la poésie. Chaque mot, chaque expression, chaque nom propre est chargé d'un espace signifiant, souvent axiomatique. (…)
Une syntaxe nerveuse, ramassée, éperonne ces noms renouvelés qui semblent se bousculer. La prose de Mandelstam est comme une pluie de graines qui doivent germer dans l'esprit créateur du lecteur. Que dire de plus !
Avec le bruit du temps comme seul bagage, mais avec comme beau souci, " la culture universelle ", le feu follet d'Ossip Mandelstam aimait à se promener partout. Avant d'écrire les fameux " Cahiers de Voronej ", sommet de son art, ces poèmes écrits dans le dénuement le plus total, cette grande âme avait écrit son " Voyage en Arménie ". Un de ses plus beaux livres traduit en français par André du Bouchet.
En voici, un bel extrait. Quand je vais en Arménie, je ne manque jamais d'aller visiter Achtarak, une ville bénie des Dieux et si chère à mon cœur par ses traditions vivantes et sa beauté légendaire. Il y a là, après une belle entrée sous un fort et magnifique linteau, sur une petite esplanade, bordée de murs aux grosses pierres de tuf rougeâtre et terre de Sienne, une minuscule église, " discrète, modeste (pour l'Arménie) ", - Karmiravor. Voici ce qu'en dit cet immense architecte de la poésie, ce poète-bâtisseur :
C'est bien cela : petite église en barrette à six faces rehaussée d'une torsade de pierre courant le long de la corniche et de menues sourcils de corde similaires au-