PRENDRE SOIN DES MILITANTS POUR PRENDRE SOIN DU LIEN SOCIAL

Eric Dacheux

Date de publication : juin 2008

Il ne s'agit pas de rendre le secteur associatif aussi professionnel que le chercheur marchand, mais de rendre les citoyens plus compétents. Prendre soin de l'autre, c'est préserver la dimension désintéressée de la communication. Prendre soin de la communication désintéressée, c'est protéger le lien social et le lien politique qui se délitent dans nos démocraties. Prendre soin de la démocratie, c'est prendre soin de nous tous. Le meilleur service que nous puissions rendre !

Pour gagner un combat d'idées, il faut souvent mener la bataille des mots. C'est l'objet de ce texte qui vise à rappeler la nécessité de ne pas confondre compétence et professionnalisation. Si, dans les services aux personnes, il est souvent utile de développer des compétences, développer la professionnalisation peut, en revanche, s'avérer dangereux.

PRENDRE SOIN DES MILITANTS POUR PRENDRE SOIN DU LIEN SOCIAL

Les services à la personne sont, d'abord et avant tout, constitués de communications entre altérités radicales. Ce type de communication se développe dans une démocratie pluriculturelle où le lien social (montée de l'exclusion) et politique (développement des communautarismes) se délite. De plus, le siècle présent est marqué, tout à la fois, par le poids symbolique des médias qui participent fortement à la structuration de nos représentations et par le poids matériel de l'économie dont la financiarisation globalisée écrase la vie quotidienne d'une population qui a du mal à joindre les deux bouts : 73 millions de personnes vivent, actuellement, sous le seuil de pauvreté dans l'Union européenne !. Dans ce contexte, penser l'avenir demande, au préalable, de se libérer de ce double poids symbolique et économique. C'est-à-dire, de s'affranchir "de la violence symbolique" (Bourdieu, 1984)" produite par le capitalisme et de "déséconomiser les esprits" (Latouche, 2001). Pour ce faire, il est important de travailler les concepts, de prendre soin des mots. Certes, les mots renvoient à des images différentes d'un individu à l'autre, se traduisent mal d'une culture à l'autre et s'avèrent souvent incapables de rendre compte de la richesse de nos émotions. Mais seuls les mots permettent la formulation d'une pensée et la confrontation d'idées. A condition, bien entendu, de préserver leur diversité et de les rattacher à leurs racines historiques et idéologiques. Les mots ne sont pas équivalents et le fait de remplacer, par exemple, "mendiants" par "SDF", "pauvreté" par "exclusion" ou le terme "agence de publicité" par le vocable "agence de communication" ne sont pas des opérations symboliques anodines. Pour gagner un combat d'idées, il faut souvent mener la bataille des mots. C'est l'objet de ce texte qui vise à rappeler la nécessité de ne pas confondre compétence et professionnalisation. Si, dans les services aux personnes, il est souvent utile de développer des compétences, développer la professionnalisation peut, en revanche, s'avérer dangereux. En effet, la lutte contre le chômage et le combat nécessaire pour l'égalité homme femme (80 % des personnes employées dans le service aux personnes sont des femmes) invitent à penser des métiers relationnels plus qualifiés, moins précaires et mieux payés, de construire, en un mot, un parcours professionnel offrant une reconnaissance sociale. Cependant, il convient, également, de s'interroger sur les limites de cette professionnalisation et de son articulation avec le bénévolat. Certes ce dernier est souvent subi (fautes de moyens on s'occupe de son vieux père totalement dépendant) et parfois maladroit (faute de compétences le soin donné aggrave le problème), mais il peut être, aussi, conçu comme un engagement citoyen permettant de maintenir une communication sociale désintéressée dans une démocratie fragilisée. Pour bien comprendre cette thèse, il importe de bien saisir le point de départ de notre réflexion : le lien indissoluble entre communication et démocratie





I- Communication et démocratie

Prendre soin de l'autre, lui rendre service, passe obligatoirement par l'établissement d'une relation, une tentative réciproque de compréhension entre ce que l'autre veut et l'aide que l'on peut lui apporter. Prendre soin de l'autre, c'est communiquer avec lui. Or, dans nos pays, cette communication s'inscrit dans un cadre démocratique. Du coup, il convient de s'interroger sur les liens entre communication et démocratie. La communication et la démocratie se caractérisent toutes deux par le refus de la violence physique et la prise en considération de l'altérité. Cette mise à l'écart de la violence physique s'inscrit dans le temps long d'une "civilisation des mœurs" (Elias, 1973). Elle favorise la prise en compte de l'autre, non plus comme un ennemi ou un objet, mais comme un être pourvu, tout à la fois, d'égale dignité et de différence radicale. La communication naît du désir de comprendre cette différence radicale. Cependant, elle n'est possible que si les individus partagent la conviction que l'autre est capable de nous comprendre et digne d'être compris. De même, il n'y a pas de démocratie sans, d'une part, le respect de la pluralité des points de vue et, d'autre part, la considération de l'égale condition des citoyens. Communication et démocratie partagent donc une même quête : nouer des liens sociaux qui ne soient pas des liens de domination mais des liens égalitaires. Comme toute quête, celle du lien social égalitaire n'est jamais achevée, jamais assurée. Mais elle est l'horizon de ces deux processus sociaux qui, certes, sont très différents l'un de l'autre, mais qui sont, à l'époque moderne, indissociablement liés l'un à l'autre.

La communication connaît, aujourd'hui comme hier, une crise de légitimité. Ce n'est guère surprenant puisqu'elle est indissociablement liée à la démocratie. Or, comme le rappelle Claude Lefort (1986), la démocratie est, par essence, un régime connaissant une crise de légitimité : la démocratie est le seul régime où il est légitime de contester la légitimité des décisions. La nouveauté est que cette crise est, d'une part, attribuée à la communication (médiatique) et, d'autre part, semble pouvoir se résoudre par un surcroît de communication (technologique ou directe). Ainsi, la communication est vue simultanément comme le poison et comme le remède. D'où le succès médiatique de la notion de "société de communication". Cette appellation est, tout à la fois, la traduction médiatique du concept technocratique de "société de l'information", une volonté de donner un nouveau look à une "société de consommation" qui n'a plus bonne image, la mise en valeur du rôle des médias dans nos vies quotidiennes et le signe d'une évolution économique qui fait du secteur des technologies de la communication le moteur de la croissance occidentale. Mais elle incarne, également et peut être surtout, le désir de conjurer l'incommunication croissante entre les individus : on ne parle jamais autant de communication que dans une société où les gens ne parlent plus à leurs voisins! Dès lors, quand on parle de développer les services à la personne, de quelle communication parle t-on, celle qui consiste à aider son voisin ou celle qui consiste à vendre un service à un client ?

Dans une société de consommation qui s'appuie sur la diminution de la communication sociale pour développer une communication technique et marchande, le savoir fragile construit par les sciences de la communication, permet de poser la question du lien entre communication et démocratie. Dans les pratiques politiques quotidiennes, comme dans leurs fondements symboliques, la démocratie et la communication ont des relations symbiotiques. Cependant, la pratique démocratique ne se réduit pas aux actes de communication et la communication ne se résorbe pas dans sa dimension démocratique. Dit autrement, s'il ne faut pas réduire la problématique de services de la personne à un problème de communication, il convient, également de ne pas oublier que prendre soin de l'autre c'est rentrer en communication avec un citoyen, c'est-à-dire une altérité radicale mais égale. Or, cette communication citoyenne s'inscrit dans un contexte bien particulier.



II - Crise sociale et crise des identités.



Tous les analystes, y compris le gouvernement actuel, le soulignent avec juste raison, le développement des services s'inscrit dans une profonde crise sociale. Crise marquée par un fort chômage (8,8% de la population active pour la zone Euro), une précarisation des emplois et la montée de la pauvreté : 16% de la population totale de l'Union européenne se situe au-dessous du seuil de risque de pauvreté. A cela s'ajoute, d'une part, le vieillissement de la population européenne avec tous les problèmes d'isolement et de dépendance que cela peut engendrer et, d'autre part, un processus d'individuation (Ion, 2001) qui voit les institutions traditionnelles comme l'Eglise ou la famille jouer un rôle socialisateur moins important que par le passé. Ces évolutions fragilisent le lien social alors que le lien politique est, lui aussi, mis à mal. Mis à mal d'ailleurs moins par une crise de la représentation comme on le dit trop souvent, que par l'incapacité des élites politiques à formuler une utopie politique permettant de mobiliser des citoyens que les nuances, réelles, entre libéralisme et libéralisme social ne parviennent pas à mobiliser. Surtout, les démocraties européennes ne parviennent pas à prendre la mesure de la pluriculturalité des Etats-nations modernes. L'immigration, le tourisme, la globalisation économique, la mondialisation des médias et la construction d'entités régionales supra nationales (l'Union européenne, par exemple) ont contribué à croiser, au sein des Etats nations, des populations, des intérêts économiques, des représentations culturelles et des questions politiques d'horizons très différents qui déstabilisent très profondément les repères anciens. Si bien que les deux réponses traditionnelles pour gérer les différences culturelles - le multiculturalisme à l'anglo-saxonne, et le républicanisme à la française - s'avérent aujourd'hui inadaptées. Pour le dire autrement, crise sociale et crise politique se conjuguent et provoquent une profonde crise des identités collectives et individuelles. Crise ne veut pas dire, dans nos propos, dégradation irréversible, mais une mutation profonde pouvant aussi bien déboucher vers un cosmopolitisme kantien qu'au retour d'une "identité culturelle refuge" (Wolton, 2006) communautaire. Bien entendu, entre ces deux pôles existent beaucoup de configurations identitaires possibles. Mais l'important est de souligner cette crise identitaire, car l'identité n'est pas sans lien avec la communication. En effet, comme le souligne Marc Lipianski (1990), l'identité est à la fois la condition, l'enjeu et le résultat de la communication. En effet, pour rencontrer l'autre, l'écouter, s'ouvrir à lui, il faut s'aimer, savoir qui l'on est, ne pas avoir peur de voir son identité détruite par la confrontation avec autrui. Parce que, et c'est ce qui la rend si difficile, l'identité des individus et des groupes se joue dans la communication : s'agit-il d'une discussion mère fille ou d'une discussion "entre adultes" ? Faut-il rédiger une plaquette pour un public cible, ou des citoyens en souffrance ? etc. Enfin, l'identité se construit dans la relation à autrui, dans la confrontation avec l'altérité. C'est en communiquant avec l'autre que l'on comprend qui l'on est. Or, ce lien, très étroit, entre communication et identité se trouve aujourd'hui bousculé.

Comme le souligne D. Wolton, on assiste à un renversement des rapports entre identité et communication (Wolton, 1993). Dans des communautés repliées sur elles-mêmes, la communication était nécessaire pour ne pas rester prisonnier de l'identité communautaire. Dans un monde où l'économie est globalisée, les médias mondialisés, l'information internationalisée, l'immigration généralisée et le tourisme omniprésent, la communication devient une menace pour l'identité. En tout cas, pour tous ceux, les plus nombreux, qui ne sont pas les gagnants de la globalisation, ceux qui ne trouvent plus de travail chez eux quand les touristes viennent s'amuser dans leur région ; ceux qui ne maîtrisent pas la langue nationale quand les modes d'emploi sont en anglais ; ceux qui ne sortent pas de leur quartier quand la télévision montre le premier voyage privé dans l'espace, etc. Cette crise identitaire des plus défavorisés se traduit par un retrait frileux de l'espace public vers la sphère privée et/ou par un rejet de l'autre perçu comme une menace. Le lien politique et le lien social s'affaiblissent alors un peu plus, renforçant la crise identitaire et ainsi de suite dans une spirale de plus en plus puissante qui fragilise la démocratie et voit la xénophobie gagner la plupart des pays européens. Dans ce contexte, notre thèse est simple : la relation de service comporte une part importante de communication, si cette communication est totalement professionnalisée, marchandisée, loin de prendre soin de la personne, elle peut aggraver la crise du vivre ensemble que nous traversons.





III- Professionnalisation des services à la personne : attention danger !



La problématique des services est fortement reliée à celle de la communication. Comme le souligne Bernard Brunhes : "Il y a une sorte de paradoxe dans l'évolution de l'économie, qui se répercute dans les emplois. Au moment ou la toile numérique s'étend sur toute la planète et où les producteurs ne jurent que par Internet, les besoins de services aux personnes, les moins techniques, les plus simplement humains se développent" (Brunhes, 2000, p. 552). Pourtant, la question des services à la personne est abordée principalement, on le voit bien avec le plan Borloo, sous l'angle de la lutte contre le chômage. Certes, il est nécessaire de lutter contre le chômage et il existe une demande croissante des services à la personne, notamment dans le domaine de la santé. Mais une réponse à cette demande de service uniquement en terme d'emplois professionnels plus ou moins précaires est dangereuse. Dangereuse, pour trois raisons au moins. La première est avancée par André Gorz. La logique professionnelle du service à la personne est nocive puisque le lien privilégié entre le professionnel et l'employeur tend à rompre le lien entre le salarié et l'ensemble de la société. On rentre alors dans une logique de domesticité où le temps libéré des uns s'accompagne du temps asservi des autres. Les seconds effectuent des tâches que les premiers ne veulent plus faire et travaillent pendant que les autres profitent de leurs loisirs (Gorz, 1998). Ce danger de société salariale duale, se double d'un risque de voir diminuer la solidarité démocratique. Les associations ont la particularité de produire une solidarité qui n'est ni mécanique (les obligations liées à l'appartenance communautaire) ni organique (interdépendance liée à la division du travail), mais qui est volontaire et choisie. Les associations sont régies par un espace public et forme une communauté politique. Or, les associations, on le sait, occupent jusqu'ici une place centrale dans l'aide aux personnes, puisque ce secteur n'intéressait guère le marché. Or, aujourd'hui, les choses changent. Le secteur marchand s'intéresse aux services à la personne. Aux Etats-Unis, par exemple, la société ServiceMaster emploie 39000 salariés, sert 10 millions de clients et réalise un chiffre d'affaire de 4 milliards de dollars. Dès lors, comme le déplore Jean-Louis Laville (2005), sous le prétexte louable de développer l'emploi et de favoriser le développement durable, les pouvoirs publics abandonnent leur politique de subventions aux associations au profit d'une politique d'appel d'offre qui, certes, intègre des objectifs sociaux et écologiques minimum, mais qui a pour conséquence principale de privilégier les services les moins chers. Le critère de rentabilité l'emporte ainsi, peu à peu, sur celui de la solidarité. Le troisième danger, celui qui m'intéresse plus particulièrement dans ces propos, est celui de la marchandisation du lien social. En effet, la logique d'appel d'offre et les incitations gouvernementales poussent à la professionnalisation des services. Y compris au sein des associations. Cette professionnalisation est censée, d'une part, résorber une partie du chômage et, d'autre part, bénéficier aux personnes en difficultés, car elles seront servies par des personnes plus compétentes. Or, dans les faits, la plupart des emplois des services aux personnes sont des emplois à temps partiels : les 1,3 millions d'emplois du secteur ne représente que 390 000 postes à temps plein. Si bien que les 500 000 jobs du plan Borloo équivaudraient, en réalité, à 150 000 emplois équivalent plein temps. Dans ces conditions, non seulement l'impact sur le chômage est faible, mais en plus, le développement de ce type d'emploi risque de favoriser le développement de ces travailleurs pauvres qui bien qu'ayant un emploi ne peuvent subvenir à leurs besoins. D'autre part, le lien entre professionnalisation et compétences n'est pas aussi univoque qu'on veut bien le dire. Etre professionnel, c'est gagner de l'argent grâce à son activité, ce n'est pas forcément être compétent dans son activité. Sauf à adhérer à l'idéologie selon laquelle le marché détermine les qualités véritables des individus (les mieux payés sont ceux qui ont le plus de qualité) on doit remettre en cause le fait que le professionnel est forcément plus performant que l'amateur. Combien de stars de la chanson ou du cinéma possèdent moins de qualités vocales ou dramatiques que des chanteurs et comédiens "amateurs" ? De même, qui osera affirmer que l'aide bénévole d'une psychologue retraitée à une personne en fin de vie est de moins bonne qualité que l'accompagnement par une jeune femme en échec scolaire embauchée en CDD, après une formation de 15 jours ? Dès lors, pour que le développement des services à la personne permette de renouer le lien social et non de le marchandiser, il convient de développer les compétences des citoyens.



IV- Développer les compétences des citoyens pour ne pas oublier l'humain

Pour prendre soin de l'autre, il convient de ne pas oublier l'humain qui est en lui. Or, c'est souvent ce qui arrive dans les ONG dites humanitaires. En effet, la complexité de l'intervention, la nécessité d'agir vite et donc de développer des process de standardisation, conjuguée au besoin de prendre de la distance, de garder la tête froide pour poser le bon diagnostic et procéder à la bonne intervention, ont contribué à déshumaniser ces activités. Cet oubli de l'humain, qui est au cœur de la crise des ONG humanitaires (Dacheux, 1998), se développe au fur et à mesure que l'impératif d'efficacité l'emporte sur l'impératif d'humanité. Or, la professionnalisation des services peut engendrer une évolution du même type. La recherche de l'efficacité et de la rentabilité peut déboucher sur une standardisation plus apte à prendre en compte le plus petit commun dénominateur des clients qu'à satisfaire l'extraordinaire diversité des attentes des personnes qui souffrent. Mais, même sans cette standardisation, la professionnalisation est dangereuse. En effet, "la question de la communication et de la relation est au centre " de l'activité de service. Professionnaliser le service, c'est donc professionnaliser la communication. Or, si dans certaines circonstances, une communication professionnelle peut aider l'intervenant à prendre soin de la personne qui souffre et peut soulager cette dernière, dans la plupart des cas, cette professionnalisation, en dénaturant la relation, réduit le lien social au seul lien marchand. Un sourire forcé, professionnel, ne produit jamais le même impact qu'un sourire spontané. Pour le dire dans les termes habermassiens, la communication instrumentale n'est pas un agir communicationnel. En introduisant la communication instrumentale au cœur du monde vécu, on fragilise ce dernier et, se faisant, on fragilise la démocratie (Habermas, 1997).

Bien sûr, l'enfer est pavé de bonnes intentions. L'action maladroite d'un bénévole peu occasionner beaucoup plus de dégâts qu'une relation professionnelle et distante. De même, l'action caritative enferme celui qui reçoit l'aide dans une dépendance symbolique qui peut accroître le mal être, tandis que permettre le développement de relations marchandes, dans une société marchande, peut contribuer à la revalorisation de l'individu. Il ne s'agit donc pas de sombrer dans le manichéisme : d'un côté le bénévolat forcément vertueux, de l'autre le professionnalisme engendrant mécaniquement un délitement du lien social. Notre propos vise simplement à rétablir l'équilibre, à ne pas sombrer dans un manichéisme inverse où toutes les vertus seraient du côté de la professionnalisation et tous les défauts du côté de l'action bénévole. Or, c'est pourtant cette vision manichéenne là que développent beaucoup d'acteurs. Ainsi, Colette Bory, présidente de ADESSA, une fédération d'association d'aide à domicile, s'insurge contre une disposition du plan Borloo visant à la "professionnalisation de l'aide à domicile" : "Comme si le secteur était constitué d'amateurs ! Nos adhérents n'ont pas attendu ce plan pour produire des prestations de qualité ! ". Cette dévalorisation de l'amateurisme et cette assimilation entre qualité et professionnalisme doit être remise en cause. En effet, l'amateur est, étymologiquement, celui qui aime. Dans une société où le lien social se délite, plutôt que de dévaloriser celui qui aime rendre service, il conviendrait, au contraire, de valoriser cette vertu.

Notre thèse est qu'il est possible de développer un service à la personne qui soit, tout à la fois, bénévole et de qualité. C'est même nécessaire si l'on veut éviter que la professionnalisation se généralise à l'ensemble des services contribuant ainsi à la dualisation salariale évoquée par Gorz et à la marchandisation du lien social aboutissant à la société de marché dénoncée par Polanyi (1983). Comment ? Quatre pistes méritent d'être explorées :

1-Prendre soin des mots. Il est nécessaire de rappeler que c'est la même idéologie qui prône la guerre de chacun contre tous et qui assimile professionnalisation et compétence. Combattre le délitement social, prendre soin de l'autre, c'est combattre la violence symbolique, prendre soin des mots. Il convient donc de mener une bataille intellectuelle, dans le champ académique et dans l'espace public, pour combattre l'assimilation évidente entre professionnalisation et compétences. Développer la première ne veut pas dire forcément développer la seconde, on peut développer des compétences en dehors de parcours professionnels.

2-Revaloriser la communication. Rendre service comporte une dimension technique importante, mais c'est surtout une relation humaine. Dans ces conditions, il est important de ne pas réduire la communication à l'art de séduire un client, mais de rappeler que la communication est d'abord une écoute. C'est cette écoute qui conditionne, in fine, la qualité des soins rendus.

3-S'inspirer des valeurs de l'économie solidaire. L'économie solidaire substitue la réciprocité et la délibération à l'intérêt et au marché prôné par l'économie capitaliste (Dacheux, Laville 2003). Des exemples comme les Systèmes d'échanges locaux (SEL) ou les réseaux d'échanges réciproques de savoirs (RERS), montrent que l'on peut développer des liens sociaux qui permettent de prendre soin des individus, en dehors du marché et du caritatif. Ces échanges entre pairs, en outre, rétablissent également le lien politique car c'est par la délibération publique que ces organisations définissent les règles de l'échange.

4-Formation des acteurs associatifs. Les compétences s'acquièrent sur le terrain, elles peuvent aussi s'apprendre dans des structures spécifiques. La formation continue ne doit pas être réservée aux professionnels, elle doit bénéficier à tous les citoyens. Tel est, en tout cas, le pari de l'Université de la vie associative (UVA) qui forme des bénévoles associatifs, c'est-à-dire qui cherche à développer un savoir critique bénéficiant à l'action associative. L'UVA est aujourd'hui unique en France. Elle est portée par le service de formation continue de l'Université de St Etienne et dirigée par un comité de pilotage paritaire : moitié responsables associatifs moitié universitaires. Il ne s'agit pas, ici, de décrire en détail cette initiative. Cependant une telle organisation montre trois choses. Primo, l'importance des services publics (ici l'université) qui sont beaucoup plus attentifs à leur environnement qu'on veut bien l'admettre généralement et dont le rôle dans une économie des services est trop souvent minoré. Secondo, l'UVA rappelle que la fonction première de l'enseignement supérieur - et, au-delà, de toute l'éducation nationale - n'est pas l'adaptation de la main d'œuvre aux évolutions du système économique, mais la formation à la citoyenneté, étant entendu qu'il est difficile, aujourd'hui, d'être citoyen lorsqu'on est chômeur. Tertio, l'UVA prouve que l'on peut préserver un nécessaire engagement bénévole en augmentant sensiblement les compétences des citoyens : compétences d'encadrement (gestion, gouvernance des associations, etc.) mais aussi compétences opérationnelles (accueil, écoute, etc.).

***

Tout service à la personne comporte une part de technicité, mais s'appuie sur une relation, une communication. La nature de cette dernière n'est pas neutre : un échange à bâtons rompus entre deux altérités égales, n'est pas un entretien de diagnostic ni une négociation au sujet du prix de la prestation. La professionnalisation perturbe la communication puisque, d'une part, elle risque de rompre l'égalité (le pro qui sait, face au client qui ignore) et que, d'autre part, elle remet en cause l'identité (le sujet devient l'objet de la prestation). Dans la vie quotidienne, la communication entrelace dimension instrumentale et dimension conviviale, mais la professionnalisation tend fortement à privilégier la première dimension. C'est vrai des services aux personnes, mais c'est également vrai des deux autres catégories de services : les services liés aux technologies de la communication et les services liés à la production des biens (Barcelet, Bonamy, 2002). Dans les trois cas de figure, la rencontre de l'autre s'efface au profit de l'efficacité. Pour le dire autrement, le développement d'une société de service réduit la polyvalence de la communication en un faisant un lien exclusivement commercial, alors qu'elle est également un lien politique et social. La marchandisation de la communication à l'œuvre dans la nouvelle économie des services transforme lentement nos Etats-nations en société de marché. Non sans résistance, bien sûr ! L'économie solidaire en est l'une des formes les plus prometteuses. Elle montre que le développement des services peut, au contraire, s'accompagner d'un renforcement du lien social et de participation politique. Encore faut-il ne pas se tromper d'objectif ! Il ne s'agit pas de rendre le secteur associatif aussi professionnel que le chercheur marchand, mais de rendre les citoyens plus compétents. Prendre soin de l'autre, c'est préserver la dimension désintéressée de la communication. Prendre soin de la communication désintéressée, c'est protéger le lien social et le lien politique qui se délitent dans nos démocraties. Prendre soin de la démocratie, c'est prendre soin de nous tous. Le meilleur service que nous puissions rendre !

     
  • Eric Dacheux, Université Blaise Pascal (Clermont fd), LRL, MSH Clermont.
  • 1- Source Eurostat 2005.
    2- Source : Eurostat, 2006.
    3- Personne ne met en cause la nécessité d'un lien représentatif dans des démocraties de masse, par contre, les représentants ont de moins en moins la confiance des citoyens qui de plus expriment une forte demande de participation aux décisions prises par les élus.
    4- L'expansion, mai 2006.
    5- Barcet, Nonamy, 2002, p. 196.
    6-Propos rapportés in Maif magazine, N°140, p. 13.
    7- On peut même craindre, si la visée de la professionnalisation consiste uniquement à résorber le chômage des non qualifiés, la baisse de la qualité de services rendus.
    8- Le mouvement SOS amitiés montre, chaque jour, que l'on peut former des citoyens à des compétences relationnelles pointues qui contribuent au développement de leur personnalité et qui, en même temps, soulagent la souffrance d'autrui, sans pour autant professionnaliser l'ensemble du secteur. Mieux, c'est parce que les écoutant ne sont pas des professionnels que la relation qui s'instaure soulage l'appelant.
  • Pour citer l'article
    E.Dacheux, "prendre soin des militants pour prendre soin du lien social' in E. Heurgon et J. Landrieu (dir). L'économie des services pour un développement durable, L'Hramattan 2007
  • juin 2008