L'HEURE DES DJINNS
Jean-Paul Mahoux.
Interview par Emmanuelle Grivelet-Sonier,
Attachée de communication
Collection Amarante
ÉDITIONS L'HARMATTAN
Emmanuelle Grivelet-Sonier : l'heure des djinns raconte l'histoire de trois femmes plongées dans le monde de la coopération, qu'est ce qui vous a donné envie de raconter leur histoire ?
Jean-Paul Mahoux : leurs histoires qui se rejoignent, deviennent, au fil des pages, leur histoire. L'histoire de deux sénégalaises, Yacine et Khadija, d'une européenne, Sarah, des hommes qui les aiment, Ismaël et Souleymane, du monde corrompu ou austère qui les entoure.
Sarah et Khadija sont deux "extrémités de femme", très opposées en toutes choses sauf sur un point : elles ont foi en ce qu'elles font. Yacine qui, elle, n'est pas une femme engagée, incarne un trait d'union entre-elles. Ce sont des femmes libres, chacune à leur manière.
Suivre l'itinéraire de ces femmes, c'était une manière de voir tout autrement ma propre histoire de coopérant, d'éviter l'autobiographie et sa lourde exactitude, de laisser sa place au rêve, de chercher la vérité à travers la fiction. C'était aussi une manière d'esquisser deux histoires d'amour avec les figures très singulières d'Ismaël et de Souleymane.
Et puis il y a la toile de fond que j'avais envie de peindre : les petites villes, les intrigues politiques, les mésaventures familiales, les sous-préfectures perdues et surtout le Sahel, cette immensité aux deux visages, ses chefs de village peuls et wolofs, ses femmes sahéliennes, son souffle spartiate.
Emmanuelle Grivelet-Sonier : comment avez-vous eu l'idée de ce titre L'heure des Djinns et quelle est sa signification ?
Jean-Paul Mahoux : l'heure des djinns n'appartient plus au jour et pas encore à la nuit. C'est le crépuscule : Timis en wolof qui fait penser au latin Timere. Et de fait, Timis, c'est l'heure de la peur, l'heure des croyances animistes. On dit qu'à ce moment, les démons sortent des cachettes, du creux des arbres, des étangs, des savanes,...
Ces djinns du soir, animaux ou humains, rendent fous, jouent des tours, exigent des tributs parce qu'ils habitaient la terre avant l'espèce humaine. A l'heure des djinns, les rues se vident. Beaucoup de gens ont peur d'être ensorcelés ; on les entend se dépêcher de rentrer en récitant des sourates.
Mais les djinns du Sahel sont ambivalents. Ils ont aussi d'étranges générosités, apportent des savoirs, une préscience de l'avenir. Certains penseurs musulmans voient en eux une allégorie de la connaissance. L'heure des djinns, c'est aussi l'heure de la conscience et de la poésie du monde. Dans mon roman, c'est souvent l'heure où les personnages se révèlent. Aux autres et à eux-mêmes. Le clair-obscur de leur existence apparait. Les choses secrètes se dévoilent un bref instant, dans un dernier rayon, juste avant de retourner au mystère.
Je n'ai pas vraiment eu l'idée de ce titre. Il est arrivé comme une évidence parce que durant des années passées au Sénégal, j'étais souvent sur les routes à cette heure-là, en rentrant de brousse. J'aimais beaucoup, j'aime toujours, la lumière de Timis. J'ai écrit ce livre pour la retrouver. Mais ce n'est pas de la nostalgie. C'est autre chose. Comme l'a écrit Jean-Marie Le Clézio à propos de sa jeunesse au Nigéria : l'Afrique est entrée dans ma substance.
Emmanuelle Grivelet-Sonier : vous comparez votre roman à une carte postale de l'Unicef dans laquelle vous proposez au lecteur de s'immerger... Que souhaitez-vous lui faire découvrir ?
Jean-Paul Mahoux : oui. On connait ces cartes postales vendues au profit de l'Unicef. Des photos de l'eau jaillissant d'un puit, des sourires d'enfants, des scènes de récoltes. Toute une iconographie du bonheur apporté par la coopération au développement. Une image qui n'est pas totalement fausse mais qui reste une image. La littérature permet d'aller au-delà de l'image, de s'immerger dans un monde plutôt que de le voir en surface.
J'ai voulu faire entrer le lecteur dans la carte postale, qu'il voit ce qu'il se passe avant et après la photo, qu'il connaisse les gens à l'image, Occidentaux et Africains : leurs conflits, leur attirance mutuelle, leurs incompréhensions, leurs rapports de force et leurs objectifs pas toujours philanthropiques, voire carrément intéressés. J'ai cherché à montrer, pas à démontrer.
La lucidité revendiquée du récit ne condamne pas sans appel le monde de la coopération. C'est parfois même exactement le contraire. Un peu comme mon personnage de Souleymane qui aime d'autant plus Sarah parce qu'elle ne porte pas le masque bon marché de l'amour de l'humanité qui colle au visage de tant d'humanitaires.
Emmanuelle Grivelet-Sonier : pourquoi avoir choisi le Sénégal pour situer l'action de votre roman ?
Jean-Paul Mahoux : par amour d'un pays que je connais un peu et qui est celui de mon fils. Même si ce n'est pas un récit autobiographique, c'est la mémoire du temps d'avant sa naissance mais qui lui appartient aussi, comme à sa mère et moi. En Afrique, on dit qu'on existait déjà avant de naitre. J'ai aussi choisi le Sénégal parce que l'art de vivre et de survivre des Sénégalais m'impressionne. Parce que le Sénégal est un pays frontière où l'Europe et l'Afrique, l'Occident et l'Islam, dialoguent depuis des siècles.
Mais si le Sénégal de L'heure des djinns est réel, il a aussi une grande part d'imaginaire. Par exemple, la ville où vivent Yacine, Sarah et Khadija n'est jamais nommée. Elle existe oui mais au cœur d'une géographie aux frontières floues. Qui connait la zone sahélo-soudanaise se rendra compte que l'espace se dilate selon les saisons, se contracte selon l'action. C'est juste quelque part, entre la grande côte et les steppes du Ferlo, dans une sorte de Sahel éternel.
Emmanuelle Grivelet-Sonier : quand on termine un premier roman, est ce qu'on pense au prochain ?
Jean-Paul Mahoux : ah oui. Et même plus. On se remet au travail. Mais cette fois, changement de lieux et d'époque : l'Europe en 1919.
EDITIONS L'HARMATTAN, novembre 2016