Mamnu : (se) dire devant l’interdit
« Au nom de beaucoup, je signe ce livre »
Henri Michaux, Plume.
« Mamnu » est un mot persan qui signifie INTERDIT, (se) dire d’abord cela. Puis saisir la signature, Mamnu, et ce qu’en dit son auteure, Nicole Barrière : récit d’une rencontre avec les femmes d’Afghanistan lors d’une conférence pour leurs droits en décembre 2003. Ce dire de l’interdit rend compte d’une guerre oubliée, la vraie tragédie des femmes afghanes, ces « marcheuses de l’impossible », ces résistantes, que nul n’a le droit de laisser seules.
Mamnu est un récit poétique, une parole poétique, qui tisse une union et cite à comparution un crime d’un autre âge qui se perpétue. Ainsi, avec conviction, Mamnu s’entonne comme voix de femme, avec un leitmotiv puissant : Dire – la voix oubliée : « Je suis la femme réveillée ». La femme-poétesse qui (rap)porte cette voix est éveillée à la réalité du monde et veille à ce que la poésie parle d’ici et maintenant. Par cette unité de temps et de lieu, cette contemporanéité, dirais-je, Nicole Barrière réfute le lointain et refuse de se contenter de jouir d’une liberté solitaire dans une partie du monde, l’Europe, réputée égalitaire. Elle poursuit un engagement indéfectible auprès de ses semblables rendu(e)s « vulnérables », parmi lesquel(le)s les enfants (voir Les ombres et le feu, L’Harmattan 2004). S’engager, c’est aussi accepter de se rendre vulnérable, de s’en prendre, au nom d’une cause juste, à une réalité sur laquelle on n’a que peu d’emprise : se rendre dans cet Afghanistan post-septembre 2001 n’est pas sans risques. Il suffit de lire la préface de Les ombres de Kaboul (Poèmes en gros et ½ gros éditions 2004), intitulée « Avant de partir », pour percevoir les craintes d’amis et de proches de Nicole qui, elle-même, s’est trouvée dans un entre-deux « d’élan, où elle se sent portée par la poésie, invincible, et de doute avec le cortège des angoisses ». En effet, ce voyage, même s’il « mène à l’autre pour revenir vers soi », mène cette femme française libre, à la fois comme et pas tout à fait comme les autres, dans un ailleurs-proche où les femmes subissent une domination et une répression sans interruption, nonobstant les maîtres des lieux (talibans, moudjahidins, chefs locaux, chefs de guerre, policiers).
En allant là où cela se passe, Nicole fait l’épreuve de ce qu’y vaut la vie d’une femme et œuvre contre « l’oubli de ce mot déchiré : Liberté ». L’itinéraire est à la fois individuel et collectif. Nicole « met au défi les infirmités de [son] corps et de [son] âme avec les gestes simples du désir d’avoir sur l’autre et sur soi, un regard neuf » (Les ombres de Kaboul : 15). Des amis afghans lui confient des messages destinés à leurs proches et un être cher lui fait don d’un bon présage : les poèmes sélectionnés dans une pochette. C’est ainsi que se fait l’apport de/à la poésie : une poésie qui (s’)éprouve dans l’expérience et qui ne s’abreuve pas d’une conscience adepte de l’indignation déclamatoire à distance. Une poésie qui prend position à partir de ceci : « Quand vivre fait perdre la raison même de la vie / Voici l’indignation d’où jaillit le poème / Voici la terre et la lumière où travaille la phrase / Voici l’amour et la piété de l’étoile qui nous précède / Poète fidèle, sur la pierre où tant de ruines périssent en cendres / Là où ton seuil d’homme ébranle l’univers / Dans le prologue où s’abrègent les questions / Au seuil de la rencontre / Fais naître l’humble événement qui nous lie / J’avance pour connaître et aimer la trace de ce premier feu » (Mamnu).
Ainsi, Mamnu, né d’une réunion solidaire, fait naître une liaison unitaire. La liaison se greffe aux mots, entre eux. Les mots, et cela Nicole le sait, contiennent la liberté. D’où le leitmotiv, Dire – la voix oubliée : « Je suis la femme réveillée », ainsi que la dispersion et la répétition à travers le texte d’une terminologie du dire (mots, voix, dire, syllabe, langue, parole). Par sa manière de structurer Mamnu,
Serigne Kandji
janvier 2005