C'est spécifié en tout petit sur la tranche du livre : roman, mais le dernier opus de Claude Luezior s'apparente plus à une méticuleuse biographie, au travail historique fouillé, qu'à une entreprise romanesque même si l'écriture - très littéraire et poétique - habille la rigueur d'un zest de fantaisie. Le narrateur connaît bien son sujet (terme approprié !) car il fut l'élève devenu ami d'Armand Niquille, ce grand peintre fribourgeois (1912-1996), figure emblématique avec son béret mythique.
La vie de cet artiste est hors-norme, suscitant déjà l'imaginaire, voire la fiction, personnage de roman que Luezior installe fort logiquement dans ses pages. Hommage et admiration à l'adresse de ce peintre majeur, issu de rien, qui signa même parfois ses œuvres d'un surprenant Nihil. Ce presque récit est basé sur des entretiens, rencontres, documents, témoignages, souvenirs et surtout l'amitié que nourrissait Claude Luezior envers cet artiste. Celui-ci produisit des nus, portraits, natures mortes, allégories et scènes mystiques mais aussi ses Fribourg qui prirent une place considérable dans l'espace culturel de cette ville.
Ainsi peigna-t-il plus d'une centaine de fois sa magnifique cathédrale, à l'instar d'un Claude Monet à Rouen. Les deux cent cinquante pages du volume s'effeuillent passionnément car Luezior - en guide avisé - nous raconte la singulière histoire de ce génie en son atelier et sage dans sa caverne de philosophe.
Destin en secret de famille : en effet, Armand Niquille n'est-il pas le fils d'un obscur conducteur de tram dévoré par la tuberculose ou fils, d'une lingère qui, comme cette Charlotte trop féconde, a perdu son travail au Château ? L'improbable géniteur - roitelet des lieux - détroussa plus d'une soubrette… Et voilà que le destin se pare de blasons et autres enluminures qui ne disent pas leurs noms…
Ouvrage d'une existence qui se lit comme un roman, vous avait-on dit… Ainsi rencontrera-t-il ce demi-frère avec lequel il peindra en cachette, tels des potaches à la maraude. Les existences se croisent et se trouvent de génétiques connivences… Mais il ne faudrait pas oublier l'auteur de ce livre (fribourgeois de surcroît) qui est aussi le chantre de cette cité dont il nous apprend - l'historien se cache derrière la double silhouette de l'écrivain et du médecin - qu'elle s'appelait jadis Nuithonie (nom ancien et charmant pour Fribourg) et qu'elle fut un véritable fleuron, centre d'activités intellectuelles et littéraires durant la Seconde Guerre Mondiale.
Ceci grâce à l'éditeur Walter Egloff qui publia - excusez du peu - quelques grosses pointures de l'écriture dont Mauriac, Claudel, Aragon, Maritain…et même un certain Charles de Gaulle qui confiera trois manuscrits à la Libraire Universelle de France (LUF), sise à Paris mais issue de Fribourg ! Bref, la ville fut un creuset dont beaucoup ignorent l'importance qu'elle avait à cette époque. Et notre cicérone à moustaches, pipe au bec, de rappeler aux touristes lambda que la Saint-Nicolas est également une fête qui rassemble chaque année, les Fribourgeois par dizaines de milliers, comme quoi l'histoire et les traditions séculaires sont intimement mêlées sur les bords de la Sarine, aux reliefs escarpés de molasse, prenant vie en cascades médiévales.
A l'arrivée, ce livre pose un regard érudit et tendre sur un grand artiste contemporain qui, plutôt que de se dire artiste, se voulait œuvrant. Il retrace fidèlement le parcours d'Armand Niquille dont le destin se confond avec cette pittoresque ville qu'est Fribourg.
Quelque part, outre l'hommage rendu au peintre, c'est aussi cette ville suisse qu'il aime par-dessous tout que célèbre Claude Luezior, l'écrivain inspiré de ces terres pentues, dont Niquille dit que l'esprit étriqué de ce pays si complexe, c'est ce qui le sauve. Il en est parfois de même de la stature des artistes…
Laurent BAYART
Article paru dans la Revue Alsacienne de Littérature (RAL), Strasbourg, 2016