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DE LA TRACE À LA TRAME (recension 1)

http://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2015-3-page-191.htm
De la trace à la trame RECENSION PARUE SUR CAIRN
Espaces et sociétés 2015/3 (n° 162)

Clément-Noël Douady et Équipe Morphocity, De la trace à la trame. La voie, lecture du développement urbain, Paris, L'Harmattan, 2014, 258 pages:

L'ouvrage De la trace à la trame s'intéresse à la question de la modélisation mathématique de la complexité urbaine, à partir des travaux d'un programme anr (Agence nationale de la Recherche) en cours (2012-2016), intitulé "Modélisation numérique de la morphogenèse viaire". Pour ce faire, l'équipe de chercheurs investis, dite Morphocity, et le coordinateur du livre, l'urbaniste Clément-Noël Douady, font le choix de partir du réseau des rues "réduites à leur configuration géométrique et position spatiale" (p. 7), avec pour terrains, majoritairement, une mise en parallèle entre des espaces urbains en France et en Chine (avec quelques autres exemples : la Vénétie ou Amsterdam). Il s'agit d'interroger la morphogenèse urbaine, afin d'établir à terme un outil d'analyse du développement des réseaux de voirie. C'est un projet en train de se faire qui est exposé ; son suivi est accessible sur Internet : www.morphocity.fr

La démarche engagée se veut interdisciplinaire, en ce qu'elle repose sur une équipe composée essentiellement de physiciens modélisateurs, géomaticiens, archéogéographes, urbanistes et architectes. Elle se traduit à travers une hypothèse modélisatrice, dont rend raison l'organisation du livre, en deux volets : "déconstruire la mosaïque urbaine", car modaliser suppose de commencer par dégager un nombre limité de mécanismes et d'entités élémentaires que l'on tiendra pour significatifs, puis engager la construction du modèle. On comprend en ce sens l'étude du réseau de voirie dans une dimension "filaire" (c'est-à-dire sans intégrer des variables comme l'emprise au sol ou le trafic généré), par une approche fondée sur les "dimensions constitutives de la géométrie" (p. 17) : point, ligne, surface, hauteur (espace 3D), temps et échelle.

Mais, les sciences sociales l'ont largement montré, modéliser, c'est non seulement simplifier le réel (ce qui est bien dit d'emblée p. 13 : "rechercher s'il existe quelques lois simples régissant le tracé des voies urbaines et rurales, et son évolution"), mais aussi le filtrer et le catégoriser (Lascoumes et Le Galès, 2005). Autrement dit, ce n'est jamais un acte purement technique, mais bien politique, notamment en termes de gestion urbaine et de "politique de la ville" en France, lorsque des instruments servent de déclencheurs d'aide aux zones définies comme sensibles et/ou prioritaires.

Le mode de rédaction est celui de l'essai - annoncé comme tel p. 9 - et de l'outillage - il est bien question, en conclusion de la première partie (p. 142), de rassembler des éléments. Ce dispositif de mise à distance permet de relire des questionnements classiques de l'appréhension de la spatialité dans les sciences humaines et sociales et dans les études urbaines. On peut, par exemple, penser à la conceptualisation ternaire de Daniel Nordman, selon lequel il existe trois formes de spatialité : l'étendue ("indifférenciée, indéfinie", faite de "points, tous semblables et reproductibles à l'infini"), l'espace (supposant que se dégagent des lieux et une certaine hiérarchie de ces lieux, un centre) et le territoire, "directement l'objet d'une appropriation, de l'exercice d'un pouvoir […] ; alors que l'espace est illimité - ou non encore délimité -, le territoire est borné par des limites" (Nordman, 1998, p. 512-514 et p. 516-517). Et c'est bien, parmi d'autres marqueurs, des frontières de et dans la ville qu'il est question au fil des éléments déclinés par l'équipe Morphocity, entre ligne, maillage, quadrillage, etc.

Plus largement, on perçoit un certain intérêt terminologique à la démarche progressive restituée par Clément-Noël Douady : repenser ce que désigne une ligne, un réseau, mais aussi des notions comme la croissance urbaine (p. 82 sq. et 115 sq.) ou encore, fondamentalement, la forme urbaine (y compris dans la deuxième partie du livre, p. 209 sq.). Peut-être y a-t-il là, du reste, un fil conducteur qui aurait pu davantage ressortir dans les réflexions des auteurs, en relisant la proposition importante d'Henri Lefebvre en 1970 (signalée p. 209), définissant la forme urbaine comme à la fois une "représentation incarnée" et une "abstraction concrète" (Lefebvre, 1970, p. 159) ; de quoi interroger les démarches de modélisation des pratiques du social (Viala, 2005).

Dans la deuxième partie du volume, la présentation des fondements de la modélisation s'accompagne de retours des membres du programme sur leur recherche commune ; ces points de vue et ces études de cas sont à la fois significatifs du travail en train d'être mené et des regards disciplinaires (les auteurs sont, dans ce volet, cités avec leur discipline d'appartenance).

Un certain nombre de limites peuvent poindre sur ce plan. La première est matérielle : l'absence de bibliographie finale à l'ouvrage fait défaut, d'abord parce que bien des contributions de la deuxième partie mentionnent, à l'appui du raisonnement, des références qui ne sont in fine pas fournies ; ensuite, parce que le projet interdisciplinaire lui-même suppose de veiller à cet appareil critique, dans le but de partager les sources et les savoirs.

La seconde est le défaut de la qualité première du projet : nous ouvrir à une recherche en cours. Le prix semble alors être l'absence d'un texte introductif et d'une conclusion, dégageant des lignes de force et de perspective. La portée heuristique de l'ouvrage en aurait été renforcée.

La dernière, peut-être la plus susceptible de discussion dans le cadre d'une revue comme Espaces et sociétés, tient au projet interdisciplinaire lui-même. Il est assez largement question d'outillage informatique et de systèmes d'information géographiques au fil des pages, explicitement dans certains regards de chercheurs. N'y a-t-il pas, de ce fait, une hiérarchie des apports disciplinaires, au profit d'une lecture technique des enjeux, alors même que les instruments de modélisation appellent à la vigilance quant à leur genèse, leur constitution et leurs usages ? La modélisation est-elle un cadre particulièrement propice à l'interdisciplinarité, et quid de la place relative des SHS ? Cette question centrale demeure ouverte, si l'on veut bien accepter qu'il n'y a pas lieu d'ériger une échelle des savoirs ou d'accorder à telle ou telle discipline un statut de "chef de file". Ces débats relatifs à une possible interdisciplinarité "en trompe l'œil" ne sont au demeurant pas nouveaux (Jollivet, 1992), à travers le risque que peut aussi représenter l'imposition d'un paradigme unifié, via justement les démarches modélisatrices, où la sociologie ou l'anthropologie, par exemple, pourraient être attachées à un rôle moindre, même si premier (notamment celui d'enquêteur de terrain pour faire émerger et livrer des données en vue de la mathématisation du modèle), ce qui contredit le principe interdisciplinaire de non hiérarchisation des disciplines et des relations entre sciences "exactes" et sciences sociales. Quelques lignes de Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos invitent à prolonger l'échange en direction de la problématique environnementale (comprise dans le référentiel du développement durable mentionné par les auteurs) : "Il faut dire que dans son ambition de faire de la science la condition du partage des savoirs, la pratique interdisciplinaire reléguait de fait les sciences sociales à un statut de second plan. Dans cette compétition pour une modélisation intégrative, les sociologues ne pouvaient se définir autrement que comme des prestataires de service, ce qu'ils refusaient, démarche qui alors ne faisait qu'amplifier et conforter les malentendus et les faux amis" (Kalaora et Vlassopoulos, 2013, p. 102).

On l'aura compris, l'ouvrage de Clément-Noël Douady et de l'équipe Morphocity soulève différentes questions, qui suscitent l'intérêt du lecteur, et l'on souhaite que la poursuite de ces recherches conduise à formuler des pistes de réponses.

Références bibliographiques

Kalaora, B. ; Vlassopoulos, Ch. 2013. Pour une sociologie de l'environnement. Environnement, société et politique, Seyssel, Éditions Champ Vallon, coll. "L'environnement a une histoire".

Jollivet, M. (sous la dir. de). 1992. Sciences de la Nature. Sciences de la Société. Les passeurs de frontières, Paris, cnrs Éditions.

Lascoumes, P. ; Le Galès, P. (sous la dir. de). 2005. Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po.

Lefebvre, H. 1970. La Révolution urbaine, Paris, Gallimard.

Nordman, D. 1998. Frontières de France. De l'espace au territoire. xvie-xixe siècle, Paris, Gallimard.

Viala, L. 2005. "Contre le déterminisme de la forme urbaine, une approche totale de la forme de la ville", Espaces et sociétés, n° 122, p. 99-114.

Philippe Hamman

Professeur de sociologie
Institut d'urbanisme et d'aménagement régional
Sage, umr 7363, cnrs-Université de Strasbourg

Philippe Hamman (professeur de sociologie)

REVUE ESPACES ET SOCIÉTÉS 2015/3 (N° 162), avril 2015


On l'aura compris, l'ouvrage de Clément-Noël Douady et de l'équipe Morphocity soulève différentes questions, qui suscitent l'intérêt du lecteur, et l'on souhaite que la poursuite de ces recherches conduise à formuler des pistes de réponses.

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