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LA VILLE CHINOISE À LA CROISÉE DES CHEMINS

Revue PCM, numéro spécial CHINE
Coordonné par Pierre MAYET, Urba 2000

LA VILLE CHINOISE À LA CROISÉE DES CHEMINS
Clément-Noël DOUADY, Urbaniste, Professeur Invité à l'Université de Wuhan.

Voir l'article avec ses illustrations sur le site de la revue

Si la forme quadrillée passe pour caractéristique des villes chinoises, la forme organique, adaptée au site, en constitue la plus grande réalité. Le mouvement actuel de normalisation formelle menace la diversité et la personnalité même des villes chinoises, mais la nécessité du développement durable pourrait ouvrir de nouvelles perspectives.

La ville, reflet d'une civilisation

L'histoire des villes n'est pas linéaire : elle est marquée par une succession de développements et de ruptures, concrétisant dans l'espace les phases de développement socio-économique, mais aussi politique et culturel de la civilisation dans laquelle elles s'inscrivent, et dont elles témoignent dans la durée.
Entre l'Occident, et notamment la France, et "l'autre pôle de l'expérience humaine" qu'est la Chine (pour reprendre la formule d'André Malraux), il semble possible d'identifier des différences, spécificités remarquables d'un côté comme de l'autre, mais aussi des correspondances frappantes, les décalages dans le temps ouvrant sur de possibles échanges fructueux entre les uns et les autres.

Des trente glorieuses au développement durable

En France, les "trente glorieuses" intervenues dans la seconde moitié du XXe siècle ont été dominées en matière d'urbanisme par la pensée du Mouvement Moderne, idée progressiste selon laquelle l'Homme Nouveau devait développer un nouvel espace urbain, dominé par la ligne droite et le "poème de l'angle droit", intervenant de préférence en terrain plat et dissociant les fonctions (habiter, travailler...) entre différents secteurs selon un "zoning" porteur d'un ordre supposé rationnel. Dans cette perspective les villes transmises par l'histoire étaient condamnées à court ou moyen terme, comme l'illustre bien la proposition de Le Corbusier dite Plan Voisin, remplaçant à Paris tout l'existant historique par un projet quadrillé de tours supposées cartésiennes. Cette vision rejoint l'idée de "ville régulière", qui ne peut être conçue que par un pouvoir fort (militaire ou civil) capable d'assurer sa mise en œuvre fidèle au fil du temps.
Aujourd'hui cette vision dépassée fait place à l'objectif de développement urbain durable (DUD), dominé par le souci d'économie d'énergie et de préservation de l'environnement ; la ville telle que l'histoire nous l'a transmise reprend alors toute sa valeur, et l'urbanisme, loin de l'ignorer (voire de la détruire) choisit de la prendre en compte et de la prolonger : à la volonté de rupture succède ainsi l'idée de cohérence (cedant arma togae). On retrouve ainsi l'idée de "ville organique", adaptée au site local et prenant en compte l'évolution historique, qui correspond de fait à la plupart des villes françaises.

En Chine, les "capitales du nord" (Xi'an, Beijing) présentent un plan régulier, prescrit par un texte ancien, le Kaogongji, qui anticipe en quelque sorte la pensée du Mouvement Moderne occidental. On est tenté de le rattacher au Confucianisme, organisant une hiérarchie sociale plaçant le peuple sous la conduite du souverain (et la nature sous celle des hommes). Mais bien d'autres villes, notamment les villes d'eau du sud mais aussi de nombreuses villes du nord, présentent un plan organique, adapté au contexte géographique local (collines, cours d'eau) qui semble plus inspiré du Taoïsme, recherche d'une harmonie entre l'homme et le milieu naturel (fig. 1).
Aujourd'hui le développement urbain chinois se traduit le plus souvent par des plans quadrillés, les préceptes du Kaogongji étant appliqués sans discernement, et aussi bien sur des villes de forme organique, alors même que ce texte ne visait que les capitales et non les autres villes. Les autorités s'inquiètent désormais de voir toutes les villes se ressembler, et l'évolution s'écarter du développement durable.

Du patrimoine littéraire au patrimoine architectural et urbain

La facilité avec laquelle semble s'opérer la démolition de quartiers entiers dans les villes chinoises en développement peut s'expliquer par une tradition culturelle ancienne, dans laquelle l'idée de patrimoine concerne principalement l'écrit : d'abord l'écriture elle-même, présente en Chine depuis plusieurs milliers d'année (supériorité sur d'autres peuples qui n'en disposaient pas) ; mais aussi les textes écrits, fondateurs du socle culturel historique. Ainsi le principal "monument historique" de Wuhan, la Tour de la Grue Jaune, présentée comme ayant "plus de mille ans d'histoire", qui n'a été (re)construite sous sa forme actuelle qu'en 1987 (après plus d'une demi-douzaine de démolitions successives), tire-t-elle sa valeur patrimoniale non du bâti lui-même mais de la centaine de poèmes qu'elle a inspirés depuis treize siècles.
À cette notion de "patrimoine immatériel", désormais reconnue par l'Unesco, s'ajoute plus récemment la prise en compte du patrimoine architectural et urbain. Nombreux sont les monuments qui, ayant échappé à la Révolution Culturelle, sont désormais d'autant mieux pris en compte que le tourisme en fait d'appréciables sources de revenus. Progressivement cet intérêt nouveau s'étend à l'architecture dite mineure : maisons remarquables, mais aussi quartiers anciens et villages pittoresques. L'histoire y apporte d'ailleurs sa pierre : parmi les bâtiments protégés, certains le sont moins pour leur architecture proprement dite que pour tel épisode historique qui s'y est déroulé, depuis les dynasties impériales jusqu'aux phases révolutionnaires plus récentes (avec parfois la tentation de reconstruire l'édifice pour mieux l'adapter à la légende).
Mais que serait le patrimoine architectural, sans le réseau des voies dans lequel il s'insère et d'où on le découvre ? Ce réseau constitue une structure pérenne, ou du moins plus durable que l'architecture qui se renouvelle le long des voies : on peut le considérer comme un authentique composant du patrimoine urbain, et s'interroger sur son rôle possible dans la perspective du développement durable.

Leçons d'échelle et d'organisation urbaine

Le changement d'échelle entre la ville traditionnelle, à l'échelle du piéton, et la ville moderne, à l'échelle de la machine automobile, était déjà sensible en France depuis la rénovation urbaine et les grands ensembles. Il se manifeste aussi en Chine, et une jeune architecte chinoise a pu déclarer : "À Puxi (le vieux Shanghai) je me sens bien, à Pudong (nouveau Shanghai) je me sens trop petite".
L'échelle humaine est encore très présente dans de nombreux sites chinois : des anciens villages préservés (notamment dans l'Anhui) aux restes de concessions étrangères, lilongs et nouveaux villages ouvriers de Shanghai, ou aux hutongs et maisons à cour de Pékin. Après les opérations d'envergure comme Pudong et bien d'autres réalisations récentes consacrées à la circulation automobile, des opérations mixtes apparaissent, comme Xintiandi à Shanghai (à partir d'un ancien lilong, faire valoir piétonnier pour une vaste opération voisine), mais mieux encore Wuhan Tiandi, associant quelques bâtiments de patrimoine maintenus, des cafés avec terrasses, restaurants et commerces d'échelle humaine le long de rues piétonnes, et des immeubles de plus grande hauteur ; le succès commercial témoigne de la valeur humaine, mais aussi économique, d'une telle démarche.
À l'échelle de la ville, l'idée prônée par le mouvement moderne du "zoning", séparant les quartiers d'habitat, de travail et de loisirs (au prix de longs déplacements fatigants, coûteux et polluants) connaît encore un grand succès en Chine, notamment dans la périphérie des grandes agglomérations où prospèrent des opérations très spécialisées : îlots d'habitat sur plus de 20 ha d'un seul tenant, éloignés des nouveaux CBD (Central Business Districts). Pourtant une tradition chinoise durable jouait au contraire la mixité urbaine, les entreprises logeant leurs ouvriers dans un quartier contigu, selon la logique intégrée du danwei (unité de travail, logement et services). Dans la perspective du développement durable, des projets urbains nouveaux prônent un retour à cette mixité fonctionnelle des quartiers, malgré la pesanteur du zoning encore pratiqué par de grandes et influentes équipes d'urbanisme.

Valeur historique et valeur de développement durable

La structure du réseau des rues est un élément constitutif de la personnalité même d'une ville, en Chine comme ailleurs. Curieusement, elle est explicitement prise en compte dans le cas des villes quadrillées (comme à Pékin ou Xi'an), mais semble négligée dans le cas des villes de structure organique, pourtant les plus nombreuses dans la réalité ; comme si le Yin était condamné au seul profit du Yang. Comment alors s'étonner, comme on le fait désormais au niveau officiel, que toutes les villes tendent à se ressembler, si l'on applique à toutes une grille par nature anonyme, en effaçant tout ce qui faisait la saveur locale des villes dotées d'une structure originale (fig. 2) ? D'autant qu'outre sa valeur de patrimoine, la conservation de la structure historique des villes est déterminante en termes de développement durable : effacer l'ancien réseau viaire au profit d'un nouveau maillage quadrillé, c'est aussi effacer les anciens quartiers concernés au prix de dépenses inutiles de démolition et de reconstruction du patrimoine bâti, alors que l'ancien aurait beaucoup à nous apprendre en termes d'adaptation climatique et de vie sociale.

Croisée des chemins

Mais la Chine montre une capacité remarquable de changement de stratégie, et divers signes laissent deviner un intérêt nouveau pour la prise en compte des tracés les plus originaux dans les villes qui en tirent leur personnalité : les années qui viennent pourraient nous réserver d'heureuses surprises en ce domaine.

Clément-Noël DOUADY

REVUE PCM N° 861-862 URBANISATION EN CHINE, janvier 2014


... les années qui viennent pourraient nous réserver d'heureuses surprises en ce domaine.

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