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RECONSTRUCTION DE LA CITÉ EMMAÜS MONTILLET AU BLANC-MESNIL

Article écrit pour un ouvrage que la Municipalité de Blanc-Mesnil avait prévu d'éditer pour rendre compte de la reconstruction de sa plus ancienne cité HLM ; suite au renouvellement de l'équipe municipale, la publication a été abandonnée... mais la nouvelle cité est toujours vivante !

DE LA TABLE A DESSIN A LA CITÉ NOUVELLE


LE MEURTRE DU MAÎTRE

Démolir une cité construite par mon ancien professeur, Georges CANDILIS, n'a pas été fait de gaîté de coeur, d'autant que cette réalisation d'origine se distinguait par diverses qualités que l'on ne trouve pas souvent dans les projets de l'époque.
Urbaine par la continuité des immeubles, elle était néanmoins perméable pour les piétons par de nombreux passages ménagés en rez-de-chaussée, au pied des escaliers à la fois à l'air libre et protégés de la pluie, communs à deux immeubles voisins. Ce dispositif ménageait aussi, notamment au centre, des espaces libres importants, utilisés pour les jeux et le séchage du linge, mais aussi bien sûr pour le stationnement.
Mais cet ensemble, plus ancien que la plupart des grands ensembles et construit pour un prix particulièrement économique ("opération million") était à bout de souffle, de l'avis commun du bailleur social Emmaüs et de la DDE : Outre une isolation thermique était très insuffisante ("on chauffe les oiseaux", disait-on alors), une distribution par coursives contestable, les fameux escaliers, appuyés de part et d'autre sur des bâtiments ayant des fondations séparées, menaçaient de se décrocher et ne devaient leur maintien qu'à une sorte de rafistolage par des attaches de métal.
Sans tout à fait s'opposer à la démolition, qu'ils comprenaient bientôt inéluctable, me semble-t-il, les habitants regrettaient la qualité de vie commune des années passées là, comme la qualité de l'organisation intérieure des logements, et appréhendaient la suite : Que vont-ils nous faire à la place ? Saurons-nous payer ? Pourrons-nous rester ?

LE PAYSAGE INTÉRIEUR DE CHACUN

C'est qu'en chacun de nous s'inscrit comme le reflet des endroits où nous avons vécu, et que donc leur démolition, même quand elle est reconnue nécessaire, est un peu aussi remise en cause de notre équilibre intérieur. Dans les grands ensembles les moins défendables, lorsque par exemple on procède à la démolition d'une tour par foudroyage instantané, la foule des habitants massés alentour applaudit, puis essuie une larme. La démolition par engins est plus lente, donc moins violente, mais peut-être d'une cruauté plus insidieuse. Dans une précédente opération j'avais échangé quelques mots avec une petite fille qui habitait un nouveau bâtiment et y semblait heureuse ; je lui ai demandé elle habitait déjà la cité auparavant, elle m'a dit que oui, tel bâtiment. Je lui ai demandé si elle l'avait vu démolir, et ce que cela lui avait fait, elle m'a répondu :"j'ai pleuré..." et s'est enfuie.

CONSTRUIRE D'ABORD, DONC SUR UN ESPACE LIBRE

On nomme souvent ce genre d'opération "démolition-reconstruction", comme si l'on démolissait d'abord, et ne construisait qu'ensuite. Et les habitants ? On procède parfois à ce que l'on appelle "opération tiroir", par construction plus ou moins voisine de logements d'accueil, d'où les familles sont supposées revenir une fois la reconstruction réalisée. Bien entendu elles auront fait leur vie dans cet ailleurs, et ne feront pas retour : le groupe social est dispersé.
A Montillet l'option a été différente : pour permettre à chacun de rester, c'est par la construction de nouveaux bâtiments qu'a été amorcée l'opération de renouvellement de la cité, ces nouveaux logements étant attribués aux habitants d'un immeuble voisin qu'on a pu ainsi démolir pour le remplacer par une construction neuve, et ainsi de suite.
Ainsi les premiers bâtiments, dits "A et B", ne pouvaient-ils être implantés que sur un espace alors non construit, l'espace central majeur, comportant parking et plantations. En revanche les bâtiments suivants ont pu être construits sensiblement à la place d'anciens bâtiments, démolis à partir du mouvement amorcé par cette première tranche. Et c'est en fin d'opération, à l'emplacement des derniers logements à démolir après relogement de toutes les familles, que pourra être reconstitué l'équivalent de l'espace libre initialement sacrifié.

FAMILLES D'HIER ET DE DEMAIN

La répartition entre petits et plus grands logements a tenu compte, naturellement, du profil des familles résidant dans la cité au lancement de l'opération de reconstruction, mais il fallait aussi tenir compte de l'évolution prévisible sur la durée de vie des nouveaux logements, soit peut-être un demi-siècle. D'ailleurs, sur la dizaine d'années qu'aura duré au total la succession des chantiers, le profil même des familles aura déjà un peu changé, entre les desserrements (les plus grands enfants ayant pu quitter le foyer, peut-être pour en fonder un autre dans la cité même ou ailleurs) et le renouvellement consécutif aux départs et aux arrivées nouvelles.

LES IDÉES DE PLUSIEURS ARCHITECTES

Avant de lancer l'opération, la société Emmaüs a souhaité bénéficier des idées de plusieurs équipes de concepteurs. Si nous avons été retenus comme coordinateurs, c'est sans doute que notre proposition partait de cette idée de construire avant toute démolition, et si possible avec une réceptivité suffisante pour limiter le nombre de phases, donc la durée totale de l'opération. Mais les autres projets comportaient de leur côté des idées fort intéressantes, comme celle de bâtiments autour d'une cour, ou celle de petits collectifs en forme de grandes villas. Un nouveau projet tirant parti de ces diverses idées a donc été mis au point, et leurs différents concepteurs appelés à intervenir tour à tour.

SILHOUETTE ET VOLUMES SOUS TOITURE

Dans une ville traditionnelle, la silhouette des bâtiments (en anglais skyline, "ligne de ciel") est une ligne fort animée, la variété des hauteurs, des architectures et des détails (lucarnes, cheminées) formant comme un récit de l'histoire du quartier et de la vie diverse de ses habitants. Le "mouvement moderne", au contraire, avait préconisé des toits-terrasses donnant en silhouette de longues lignes horizontales, et d'autant plus monotones dans les grands ensembles qu'elles s'étendaient sur plusieurs bâtiments. La cité conçue par Candilis échappait en partie à cette uniformité, grâce notamment au décalage d'un demi-niveau entre bâtiments contigus, que les escaliers communs desservaient tour à tour par demi-paliers.
Dans la reconstruction de la cité nouvelle, la répartition entre plusieurs équipes d'architectes était déjà un gage de diversité ; et même pour les quatre premiers bâtiments, conçus par la même équipe, les deux premiers, A et B, ont cherché une réceptivité maximale pour bien lancer l'opération, avec donc des duplex aux niveaux des troisième et quatrième étage (et un escalier intérieur), s'inscrivant en façade par des volumes identifiables comme des maisons suspendues, cependant que, pour les deux bâtiments suivants Cet D, la hauteur a été limitée au troisième étage, sans duplex mais avec des balcons plus nombreux.
Dans l'ensemble des bâtiments on a renoncé aux toits-terrasses, trop souvent source de fuites, pour revenir à la solution traditionnelle de toitures en pente couvertes de tuiles. Par souci d'économie, mais aussi par intérêt architectural, les volumes en comble n'ont pas été abandonnés en greniers, mais ont été utilisés pour les pièces principales des logements par des volumes sous rampants, mais montant plus haut que les 2m 50 classiques et descendant jusqu'à la hauteur réglementaire limite de 1m 80, entraînant la création de lucarnes.
Cet ensemble de dispositifs retrouve donc, au moins en partie, l'animation de la silhouette qui participe à rendre l'aspect d'un quartier aussi vivant que possible.

DE L'EAU SOUS LES PIEDS

Dans l'ancienne cité tout le stationnement se faisait à l'air libre, occupant une grande partie des espaces libres. Le nouveau projet a prévu, conformément au choix d'Emmaüs, huit place pour dix logements en sous-sol, d'autres places étant réalisées à l'air libre le long des voies pour d'autres logements et pour les visiteurs. En outre Emmaüs a souhaité que chaque parking en sous-sol soit de dimension limitée, pour une meilleure sécurité.
Les sondages ont montré que la nappe phréatique était à moins de 2m, et qu'on ne pouvait donc réaliser que des parkings semi-enterrés - ce qui présente l'avantage de pouvoir les éclairer par des pavés de verre en façade. Les entrées en rez-de-chaussée des immeubles se trouvaient dès lors surélevées d'un demi-niveau par rapport au sol naturel, ce qui risquait de poser problème pour l'accès des poussettes, chariots et fauteuils roulants. Les sols extérieurs ont donc été mis en forme de manière à descendre vers les entrées de garages, limitant la rampe intérieure, et monter vers les entrées d'immeubles et les espaces voisins. Le sol d'ensemble, ainsi légèrement ondulé, offre des perspectives plus vivantes et concourt à limiter la vitesse des automobiles à l'intérieur de la cité.

OUVERTURES SUR LE QUARTIER : NOMBREUSES MAIS CONTRÔLÉES

Pour les automobiles, l'ancienne cité n'était accessible qu'à partir de l'avenue Paul Vaillant-Couturier au nord, avec deux entrées desservant chacune un parking, et par la petite rue Louis-Pierre Laroque au sud.
Dans un premier temps la ville avait envisagé, pour mieux intégrer la cité dans le maillage général du quartier, d'ouvrir une traversée générale du nord au sud entre Vaillant-Couturier et Laroque, avec en complément un barreau d'échelle vers l'avenue Jean Jaurès qui longe la cité à l'ouest. Toutefois ni les riverains de la rue Laroque, ni les habitants de Montillet n'ont souhaité que la cité future soit traversée par une possible circulation de transit. Le projet a donc été revu pour se limiter à une seule entrée automobile, d'ailleurs suffisante pour l'ensemble.
Pour les piétons, en revanche, les entrées du quartier sont comme dans la cité d'origine plus nombreuses et réparties sur les trois voies communales riveraines. La répartition des constructions en une quinzaine de bâtiments permet un maillage assez dense de circulation des piétons à l'intérieur du quartier, d'autant que les cours prévues ont été rendues ouvertes, et donc traversables entre les bâtiments ainsi séparés A et C comme entre B et D. De même un passage a été ménagé dans l'angle sud-ouest, entre les bâtiments E et F, ouvrant un accès vers la Poste. Ainsi les habitants du quartier peuvent-ils se rendre à pied vers les autobus et RER côté nord, par les ouvertures sur Vaillant-Couturier, vers le groupe scolaire et autres équipements publics situés à l'ouest, le long de Jean Jaurès, et vers le marché au sud par la rue Laroque.
Cependant ces divers accès sur l'extérieur peuvent être contrôlés, si nécessaire, puisque Emmaüs, la Ville et les résidents se sont mis d'accord pour la construction d'une grille générale en limite de rue, avec à chaque accès piétons une ouverture susceptible d'être close si nécessaire, la nuit par exemple. A l'intérieur même de la cité, des grilles de même nature permettraient de fermer, éventuellement, chacune des deux cours A-C et B-D ainsi que d'autres sous-ensembles ; enfin des grilles plus limités protègent aussi les terrasses dont bénéficient une partie des logements situés en rez-de-chaussée.

OUVRIR AUSSI LES PERSPECTIVES

Si l'ancienne cité était bien perméable grâce à ses nombreux passages, l'alignement continu des bâtiments en refermait néanmoins les perspectives. Dans la nouvelle disposition, les circulations piétonnières s'accompagnent de perspectives ouvertes, soit sur l'extérieur, soit si possible vers des espaces verts plutôt que vers des bâtiments.
Même à l'intérieur, au moins pour les premiers bâtiments ABCD, on a tenu à doter les escaliers, installés dans les angles (ou saillants en façade) d'une ouverture donnant à la fois un éclairage naturel et une vue sur l'extérieur, d'autant plus intéressante et lointaine qu'elle est placée en diagonale (ou en oblique).
Les logements eux-mêmes sont nombreux à être dotés de balcons, loggias et terrasses. Si les logements des deux premiers bâtiments A et B n'avaient pas tous de balcons, cette injustice a été fort critiquée par l'amicale des locataires, qui a obtenu d'Emmaüs que l'avantage d'un balcon soit généralisé pour la suite du programme.
A l'intérieur même des logements, la disposition d'ensemble entre la porte d'entrée, le séjour et sa grande baie extérieure a été étudiée de manière à ce que, dès l'entrée ou après quelques pas, la vue sur le paysage environnant saisisse l'oeil et réjouisse l'esprit.

DES PURS ANGLES DROITS A PLUS DE VARIÉTÉ

L'implantation des escaliers en diagonale dans les angles, pour les premiers bâtiments en forme de "U" délimitant les cours, a permis de proposer pour les logements contigus des formes plus inventives que les rectangles traditionnels, et d'y organiser des perspectives intérieures et extérieures plus intéressantes. Cependant ces dispositifs ont été, au moins au début, vivement critiqués par l'amicale des locataires, qui craignait que le mobilier existant ne puisse que difficilement s'y transporter. Une série de réunions entre l'amicale, les architectes, Emmaüs et la Ville, organisées à l'initiative de cette dernière, a permis de discuter au fond des diverses dispositions possibles pour un logement, avec leurs avantages et inconvénients respectifs. Ces discussions, fort instructives pour les uns comme pour les autres, ont fait apparaître plusieurs particularités. En particulier ceux qui avaient depuis toujours habité dans la cité, ou dans des bâtiments de l'époque dite moderne, conçus suivant le "poème de l'angle droit", ont pu se sentir dépaysés, voire déstabilisés, devant des plans d'appartement faisant place à des murs obliques. Inversement la gêne possible de tels dispositifs s'est avérée en partie au moins neutralisée par la plus grande surface des nouveaux appartements, un nouveau trois pièces correspondant en surface à un quatre pièces de l'ancienne cité.
D'ailleurs, passée l'appréhension initiale et après la livraison des premiers logements A et B, que beaucoup ont demandé à visiter même s'ils n'en étaient pas attributaires, la question des familles restant dans les anciens bâtiments était plutôt : "Allez-vous bientôt entamer la phase suivante ?"

LE RETOUR A QUELQUE TENDRESSE

En un demi-siècle la France aura vécu une étonnante aventure urbaine et architecturale, mais aussi culturelle.
Après la seconde guerre mondiale, la reconstruction s'est accompagnée d'un désir de modernité, doublé d'une confiance aveugle dans les techniques industrielles jugées seules capables de répondre aux besoins quantitatifs. C'était aussi l'occasion de mettre en oeuvre les théories du mouvement progressiste (ou mouvement moderne), pour lequel l'individu était fondu dans la masse, l'architecture répétitive et la ville mise au carré (lignes droites, angles droits), excluant les formes plus inventives des obliques et des courbes, et même parfois la végétation.
A cette vision à la fois autoritaire et géométrique a tenté de s'opposer sans succès à l'époque un autre courant, dit culturaliste, intéressé par la continuité historique et plus sensible a contact avec la nature et aux particularités du site (ces deux courants trouvant curieusement un écho, en Asie, dans les approches confucianiste et taoïste). Dans un premier temps les réalisations modernes ont donné satisfaction, mais peu à peu la belle machine s'est déréglée dans la fracture sociale, et le désir s'est imposé de plus d'humanité et de fantaisie spatiale.

Sans être tout à fait dans le mouvement moderne, ou du moins avec des qualités rares, la cité Montillet d'origine avait quelques unes des caractéristiques de l'époque. La reconstruction est l'occasion d'y faire place à une certaine tendresse qui, sous diverses formes, devrait désormais avoir ainsi "droit de cité".

CND
Illustrations sur la page :
http://clement-noel.douady.pagesperso-orange.fr/Blanc-Mesnil.html

Clément-Noël DOUADY

VILLE DE BLANC-MESNIL (POUR UN LIVRE RESTÉ EN ATTENTE), septembre 2007

http://clement-noel.douady.pagesperso-orange.fr...

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