Les voies traditionnelles d'exclusion des enfants sans famille en France selon les théories du 19ème : prostitution, homosexualité, aliénation mentale
John Ward, mis en ligne le 16 avril 2010
La prostitution, la Légion étrangère, l'asile psychiatrique. Voilà trois destins d'exclusion que les philanthropes du 19ème et du début du 20ème siècle cherchent énergiquement à éviter à leurs protégés, enfants sans familles placés à l'Assistance publique ou par les Oeuvres, ou encore enfants des rues secourus par des philanthropes individuels. Dans ce complément à mon ouvrage Placements et adoptions des orphelins au Royaume-Uni (L'harmattan 2010), le lecteur pourrait appréhender quelques aspects de ces milieux et du sort de l'orphelin qui s'y retrouve.
L'étude de l'enfant sans famille constitue un thème exemplaire de la spécificité du champ de recherche sur l'histoire des exclusions. Un travail considérable a été fait dans le monde anglo-saxon et en France pour mettre en évidence des données provenant des dossiers de pupilles et il existe de nombreux témoignages d'orphelins sous forme de lettres, romans et plus récemment témoignages oraux. Les musées dédiés au thème se multiplient, notamment, le remarquable Foundling Museum à Londres (www.foundlingmuseum.org.uk). Le destin des enfants sans famille, abandonnés ou orphelins de père et de mère reste néanmoins difficile à tracer avec précision et nuance.
Ainsi, les sources originales portant témoignage du vécu de l'orphelin sont nombreuses, mais, ne donnent évidemment qu'une vision partielle des conditions de l'époque, celle des enfants et familles suffisamment éduqués pour s'exprimer. Les nombreuses descriptions littéraires et les écrits philanthropiques consacrés à "l'orphelin" l'abordent souvent sous l'emprise de l'émotion qu'ils cherchent à susciter. Les représentations entourant la figure de l'orphelin font écran à une connaissance précise des populations et n'aident pas à cerner les processus d'exclusion en jeu. En outre, les sources permettant d'approcher la réalité de la vie de ces enfants sont souvent imprégnées de théories philanthropiques difficiles à démêler, plus particulièrement la notion d'une prédestination héréditaire. Les documents cités ici fournissent des exemples intéressants, par les informations précieuses qu'ils livrent et par le darwinisme social dont ils sont imprégnés.
Les enfants illégitimes plus nombreux parmi les prostituées, mais, partiellement protégés par elles.
De la prostitution publique, Parallèle complet de la prostitution romaine et de la prostitution contemporaine, par le Dr J Jeannel, Paris, Germer Baillère, deuxième édition, 1865, 312 pages, p. 162 et suivantes.
Selon cet ouvrage d'un certain Dr. Jeannel, médecin attaché à la préfecture de Bordeaux, au 1er août 1862, Yanat a dépouillé avec le plus grand soin les extraits de naissance de 479 prostituées inscrites a trouvé 25 enfants d'hospices et 66 enfants de filles mères, ce qui donnerait la proportion de 19 enfants naturels pour 100 prostitués ; mais il s'en faut de beaucoup que tous les enfants d'hospice soient illégitimes". Cette proportion est à comparer aux 7,8 pour cent d'enfants naturels en France.(ibidem, p.159)
Ainsi, l'illégitimité est le premier déterminant de l'entrée dans la prostitution. Les enfants sans famille fournissant par conséquent une proportion élevée de ses recrues. Ceci, s'opère plus particulièrement via l'entrée dans le service domestique. À Bordeaux les domestiques figurent en première ligne parmi les professions qui fournissent des recrues à la prostitution : (119 sur 298 recensées).
"La vente et l'exploitation de la fille par sa propre mère contribuent au recrutement de la prostitution publique pour une faible part.
Quant à l'hérédité de la prostitution publique, c'est une exception des plus rares. En voici les raisons, la prostituée abhorre son métier, elle désire le quitter ; si elle a des enfants, elle fait les plus louables efforts pour les élever honnêtement ; elle veut qu'ils ignorent comment elle gagne sa vie...." Le plus grand nombre des filles inscrites au registre de la police appartiennent à des familles d'artisans misérables, débauchés, ignorants.
Ainsi, la prostitution elle-même n'est pas héréditaire ; ce qui est souvent héréditaire, ce sont les vices qui produisent chez l'enfant, l'avilissement moral et qui conduisent la jeune fille à la prostitution : la fréquence de la contagion de la prostitution chez les sœurs d'une même famille en est une preuve frappante. Sur un total de 5 138 prostituées, Parent Duchatelet a trouvé 252 sœurs, et en tout, 436 femmes ou filles réunies par les liens de la parenté la plus proche. (Ibidem, p.92).
Ainsi, ce témoin bien informé indique à la fois le mécanisme d'exclusion à l'oeuvre : la "contagion familiale" qui conduit des soeurs à préférer le "vice" et la source "la misère, la débauche" et "l'ignorance". La présence de mineures sans famille et illégitimes n'en constitue que le signe de cette causalité. L'hypothèse que le travail de domestique conduit vers la prostitution, car les mineures seraient séduites par leurs maîtres et renvoyées après est écartée. Selon l'auteur "sur 100 prostituées 40 ont été servantes, mais sur ces 40 servantes devenues prostituées, 14 seulement ont accouché une fois ou plusieurs fois" (ibidem, p.163). En outre, si la contagion de la prostitution entre soeurs est envisagée, celle entre des "soeurs de lait" n'est nullement envisagée.
Ce texte permet en outre de souligner pourquoi l'Assistance publique déploie autant d'efforts à protéger leurs pupilles de cette éventuelle "débauche", même si les moyens à sa disposition pour vérifier la moralité des familles nourricières et des maisons domestiques accueillant ses pupilles sont relativement faibles.
À la Légion étrangère, l'orphelin fait partie des "fous moraux" intégrés au "marocain"
Pour les garçons, l'armée est une des voies d'insertion honorable valorisées par l'Assistance publique et par les Oeuvres. Pourtant, elle n'est pas sans risque, surtout quand il s'agit de la Légion étrangère; comme il ressort de ce texte du Dr R. Jude, médecin Aide Major de première classe aux hôpitaux de Tunisie, Les Dégénérés dans les Bataillons d'Afrique, Vannes, B. Le Beau, dd, 1907.
"...combien est à plaindre la catégorie des orphelins, dont la proportion est si grande parmi nos soldats"....... En écoutant ces confessions (des soldats dans les quartiers disciplinaires), nous pouvons déjà nous dire avec Morache "lorsque cet adolescent, qui enfant, a grandi dans les conditions tragiques et fatales que l'on sait, arrive a commettre des délits caractérisés, à côtoyer le crime, peut être à y tomber, n'est on pas en droit de se demander, en toute conscience, s'il a au même titre que d'autres, la parfaite appréciation, la "responsabilité" de l'acte accompli."(op cit, p.13).
L'auteur de ces lignes, ne précise pas combien des orphelins se trouvent dans la catégorie (minoritaire) des "normaux" ("ayant commis une faute dans un moment d'aberration et ces rares jeunes gens condamnés une seule fois, en général, dans la vie civile, mais s'étant ressaisis et voulant se réhabiliter") et combien chez les "dégénérés" " fous moraux".
Il donne l'exemple du destin de G. 22 ans,
Le père est alcoolique, battait fréquemment sa femme, a divorcé, s'est remarié - est mort dans un asile d'aliénés. Mère bacillaire.
Un oncle qui l'a prit en pension, l'habitue à boire de l'eau de vie soit dans sa soupe, soit par petits verres. A ce régime G devient alcoolique. Dès 15 ans, il a des cauchemars, la pituite matinale, du tremblement. De 18 ans à 21 ans, il mène une vie errante, qui lui attire 10 condamnations pour vagabondage, vol, mendicité.
Au Bataillon, il fait un service déplorable, a entre autres motifs de punition celui-ci qui nous paraît intéressant au point de vue diagnostic "recevant un ordre du sergent a fermé violemment la porte en criant "bandes de tourtes". Il est sujet à des accès de colère dont il exagère d'ailleurs la portée (il est extrêmement menteur et ment assez adroitement).
Au point de vue sexuel, G... est un pédéraste passif ; et fait partie du "marocain" (ibidem, p.70).
On voit que "l'orphelin" suscite une attitude de clémence et de pitié chez le médecin major. Le destin de cet orphelin, fou moral, n'est pas pour autant plus enviable que ceux de ses camarades du "Marocain" - livré à des pratiques qui pour un lecteur contemporain semble confiner à l'esclavage sexuel, pratiques qui sont néanmoins tolérées, voir peut-être encouragées par l'autorité militaire.
L'émotivité caractéristique de "l'orpheline" la prédestinerait-elles à la l'hystérie : aperçu des itinéraires de quelques orphelines devenues aliénées
Il est difficile de déterminer si les orphelins sont plus nombreux parmi les aliénés psychiatriques, car les aliénistes portent relativement peu d'attention au statut familial de leurs charges, sauf au moment de la recherche d'antécédents héréditaires. Pourtant, aux détours des manuels et d'articles savants on rencontre des vignettes montrant un lien entre l'enfant sans famille et sa pathologie, selon les théories de l'époque, notamment en ce qui concerne les maladies "émotives", telle l'hystérie.
Ainsi, le docteur Caufeynon, auteur d'un ouvrage de vulgarisation médicale sur : Les Curiosités de l'Hystérie, Paris, Bibliothèque Populaires des Sciences médicales, 1917, décrit une "hystérique meurtrière" : " Marie J. appartenait à une famille des plus honorables du canton de Lausanne. Orpheline dès son plus bas âge, elle mena toujours une vie agitée, se montant d'un caractère bizarre, difficile, inconstante dans ses goûts, elle manquait aussi de jugement, mais elle avait une volonté obstinée, une disposition à l'intrigue et au mensonge et un goût prononcé pour les émotions vives. (....) Habile à capter la confiance et à faire accepter ses soins, elle s'introduisit auprès de la demoiselle Berthet, de Nyons, à laquelle elle semble prendre l'intérêt le plus vif. Un jour elle lui prépara une boisson, immédiatement après la demoiselle Berthet, se sentit atteinte de symptômes étranges, ayant les yeux et les paupières comme paralysés et une grande douleur à l'estomac" (op cit, p.165)
Après plusieurs meurtres similaires, elle est jugée "hystérique" mais "ne présentant aucune anomalie de l'état mental" et condamnée. Son "goût prononcé pour les émotions vives" semble être le déterminant principal de ce jugement clinique, explicable, mais non pardonnable, en raison de la perte de ses parents au jeune âge.
Un autre type de source est constituée par les dossiers de malade que nous avons pu consulter aux archives spécialisées de la SERHEP (hôpital de Ville-Evrard). Ils recèlent de nombreuses des indications sur les itinéraires mouvementés des enfants sans familles devenus adultes et confirment souvent la notion d'un lien entre émotivité et statut familial :
Ainsi cette bonne, internée à 32 ans en 1918, dont dossier médical permet de relever des
"... réactions émotives paradoxales. Troubles des sentiments affectifs. Probabilité de dissociation psychique. Contusions des genoux".
À son entrée dans l'asile de Ville-Evrard, la malade écrit
"... j'étais chez ma Tante (adresse), je suis parti à la campagne ensuite pour me fortifier, j'y suis resté un an environ pendant ce temps là j'ai mangé mon contant (sic) de soupe, personne ne dirait rien et j'étai tranquille parce que je croyais que j'étai (sic) dans ma famille. L'autre jour quelqu'un m'a dit que non, je suis vraiment inquiète là-dessus, il me semble que je n'ai plus personne depuis, mais cela n'est pas possible, d'abord le Bon Dieu ne le permettrait pas. Il est bon pour les autres pourquoi serait-il méchant pour moi, c'est vrai que souvent les prêtres nous le disent toujours qu'il châtie ceux qu'il aime le plus dans tous les cas je veux réagir contre ces idées qui viennent tout le temps m'assaillir parce que si je m'arrête, on m'appelle folle"
La malade a été transférée à un autre asile après 11 mois d'internement.)
(Dossier non répertorié aux archives de la Société d'études de l'histoire des hôpitaux de l'est parisienne, S.E.R.H.E.P., établissement Ville Evrard, Neuilly sur Marne.)
Voici l'histoire d'une autre orpheline, domestique, internée en 1929 qui aura la chance de sortir de l'asile après trois mois :
"Orpheline depuis l'âge de 14 mois, élevée par des parents nourriciers jusqu'à 19 ans... Mariée à 19 ans, 2 enfants. Devenu veuve, il y a cinq ans en 1923 (son mari a été électrocuté, il était électricien, bon métier). Gros chagrin, mais se met au travail et continue à élever ses enfants pendant deux ans. À ce moment premier fugue, inconscient, amnésique, sans préparatifs, sans argent, sans habit. Internée à Bourges. Sort de Bourges cinq mois après et trouve que ses enfants ont été mis à l'Assistance. Fait son possible pour les revoir et ne peut y arriver. Supporte ce nouveau choc, se remet au travail et se place comme cuisinière en maison bourgeoise. Sa deuxième fugue, est encore brusque, inconsciente, quelques jours avant de toucher ses gages".
Le certificat d'entrée relève qu'elle à "quitté ses patrons lundi... a été retrouvée hi à 10 heures du soir couchée dans un champ à St Maur, allégation d'amnésie totale... un internement antérieur pendant 2 ans à Beau regard à la suite d'une fugue analogue. Deux enfants à l'Assistance publique. Un enfant mort de convulsions.)
(Dossier non répertorié, SERHEP.)
À travers ces itinéraires d'aliénés, on devine l'importance des obstacles se dressant devant l'enfant sans famille et le poids de la reproduction sociale. Les deux enfants placés à l'assistance reproduiront-ils une histoire similaire à celle de leur mère ? La notion d'une hérédité sociale transportée par l'orpheline, malgré elle et à son insu, est tout à fait vérifiable en filigrane du discours. En outre, pour une orpheline la lutte pour la survie n'emprunte qu'un nombre limité de chemins possibles, sauf à vivre comme dans les romans. Les actes héroïques n'apportent pas le salut, comme l'a bien compris l'orpheline châtiée parce "bien aimée par Dieu".
Il est difficile de vérifier si les orphelins furent nombreux ou se sont révélés plus vulnérables aux maladies psychiatriques que leurs contemporains. On voit dans ces exemples que leur présence est en tout cas repérée chez les aliénées femmes, par leur tendance excessive à "l'émotivité". Il est intéressant de remarquer que cette représentation du caractère de l'orpheline, particulièrement expressive et fragile du point de vue de sa vie émotionnelle, constitue une représentation apparemment partagée entre les aliénistes et les auteurs de romans moraux étudiés dans notre ouvrage.
John Ward
avril 2010