Articles et contributions de l'auteur

L'EXISTANT ET LE MARCHE, LIMITES ET POESIE D'UNE VILLE NOUVELLE

Congrès Association Internationale des Villes Nouvelles - Londres 1991
Séminaire INTA - AIVN : "NEW TOWNS IN PERSPECTIVE"

Contribution thématique (présentation : le 11 avril1 1991 après-midi)

L'EXISTANT ET LE MARCHE,
LIMITES ET POESIE D'UNE VILLE NOUVELLE
Illustrations par l'exemple de Cergy-Pontoise (France)

par Clément-Noël DOUADY, urbaniste-architecte
(membre de l'équipe de départ de Cergy-Pontoise)

ARGUMENT :
La notion de ville nouvelle s'accompagne souvent de l'idée d'une maîtrise effective de la conception et de la réalisation : les urbanistes, clairement mandatés par la collectivité, seraient censés prévoir et faire appliquer le développement urbain selon un plan idéal préétabli. Le statut de ville nouvelle libèrerait ainsi des contraintes d'histoire, de voisinage et de dynamique économique qui régissent le développement urbain habituel.

Cette illusion démiurgique, si elle était suivie par les initiateurs de futures villes nouvelles (notamment dans les pays qui s'ouvrent au marché), pourrait les conduire à de sérieux mécomptes.

L'expérience de villes nouvelles développées dans des pays d'économie mixte, c'est à dire où la dynamique libérale est régulée par l'intervention des pouvoirs publics, peut être porteuse d'enseignements. Elle se traduit par un "dialogue" continu entre une volonté planificatrice et le contexte géographique et économique, dans lequel le projet gagne en réalisme -et parfois en variété- ce qu'il peut sembler perdre en rigueur conceptuelle.

Cette "dialectique" est illustrée ci-après par plusieurs exemples issus du cas de Cergy-Pontoise, vu sur plus d'une vingtaine d'années (de 1965-70 à aujourd'hui).

EXEMPLES A CERGY-PONTOISE

LOCALISATION DU CENTRE-VILLE (poids de l'existant)
Imaginée dans le cadre du Schéma Directeur de la Région Parisienne (étude 1960-64), la ville nouvelle de Cergy-Pontoise a pour vocation de participer à la réorganisation de l'agglomération, en étendant son influence sur la partie nord-ouest de la banlieue de Paris, dans le cadre d'un "axe tangentiel" longeant Paris au nord.

La ville nouvelle est à ce stade imaginée à l'échelle d'une ville française de province, avec une population de l'ordre de 300 à 400 000 habitants (inclus les quartiers éloignés) et rayonnant sur un million d'habitants.

Le plan général de la ville nouvelle s'organise sur un site en amphithéâtre autour d'un méandre de l'Oise. La position idéale du centre dans un tel schéma se situe dans l'axe du méandre, en haut d'un coteau d'où l'on aperçoit Paris. Outre sa position centrale, cette situation présente en effet un intérêt symbolique particulier, car elle témoigne, malgré la distance (30 km environ) de l'appartenance de la ville nouvelle à Paris (au sens large).

Le Schéma Directeur régional s'accompagne d'un redécoupage administratif dans lequel la future ville nouvelle se voit dotée d'une préfecture, bâtiment administratif majeur à réaliser avant-même les premiers logements et les grandes infrastructures, mais qui doit naturellement s'accompagner d'un premier quartier.

Compte tenu de l'importance de cet équipement et de son effet d'entraînement, les urbanistes proposent de l'implanter sur le site retenu pour le centre-ville (St Christophe).

Mais (dès 1965-66) des raisons politiques et pratiques vont en décider autrement : la petite ville voisine de Pontoise (15 000 habitants), peu prise en compte dans le raisonnement précédent, est déjà sous-préfecture et dispose d'une gare : c'est donc à son périmètre, et à une relative proximité de cette gare existante, que seront implantés la préfecture et les premiers logements qui doivent l'accompagner.

Ainsi, dès les premières réalisations, la vision à terme est infléchie par le poids des données existantes, même mineures par rapport au projet d'ensemble.

Il est cependant convenu à ce stade que ce quartier restera secondaire, et que le centre principal, notamment du point de vue commercial, se fera ultérieurement dans l'axe majeur.

Pourtant, comme on va le voir, le poids de l'existant se manifestera encore par la suite.

CRÉATION DU CENTRE COMMERCIAL PRINCIPAL (effet du marché)
L'équipement commercial du premier quartier, réputé quartier secondaire, est prévu au départ au milieu des habitations, puisque limité à ses besoins propres : 15 000 m2 de commerces (pour les 30 000 habitants du "quartier de la préfecture").

Sur ces entrefaites (vers 1967), des groupes privés présentent un projet de centre commercial à mi-distance de la ville nouvelle et de Paris, correspondant à un besoin réel mais dont la réalisation ruinerait la vocation de Cergy-Pontoise à réorganiser ce secteur de banlieue.

Les responsables de la ville nouvelle décident donc de réaliser sans attendre leur propre centre commercial régional, qui ne peut se faire que dans le premier quartier opérationnel, avec une surface commerciale portée à 50 000 m2.

L'implantation retenue n'est plus au centre du quartier, mais le long de l'autoroute en construction, moyen d'accès de la clientèle régionale.

La disposition souhaitée par les investisseurs (privés) est un centre commercial entièrement entouré d'un parking au sol, sans lien avec le quartier ; l'équipe ville nouvelle souhaite au contraire que ce centre participe à l'animation d'un centre associant le commerce et la préfecture : la disposition finalement retenue (parking sur 3 côtés, mais continuité avec le reste du centre sur le quatrième côté, opposé à l'autoroute) n'est arrachée qu'au prix d'âpres négociations.

A ce stade, il est donc admis que ce premier quartier aura la double fonction administrative (préfecture) et commerciale ; le centre "principal" n'est pas abandonné pour autant, et se voit baptiser "centre d'affaires" (ultérieur). Toutefois un expert international consulté estime que le premier centre entrepris deviendra le centre majeur de la ville nouvelle.

De fait, ce premier centre connaîtra un important développement tant sur le plan commercial, avec une surface commerciale de l'ordre de 100 000 m2 en 1990, qu'administratif, avec l'implantation des principales administrations publiques et semi-publiques départementales.

Pourtant le centre prévu par les urbanistes se réalisera finalement, avec une vitalité au moins comparable au premier, mais une vocation de "centre d'affaires", plus orientée vers l'accueil des sièges sociaux d'entreprises privées : les responsables de la ville nouvelle estiment aujourd'hui qu'une ville à plusieurs centres n'est pas un phénomène exceptionnel…

INFRASTRUCTURE TANGENTIELLE OU RADIALE ? (poids de l'existant)
Le schéma directeur initial de la Région Parisienne, dans lequel s'inscrit la ville nouvelle, prévoyait la relève d'une croissance radiale ("en tache d'huile") par l'organisation de trois axes linéaires parallèles.

L'axe tangentiel nord, dont Cergy-Pontoise occupe l'extrémité ouest, est particulièrement bien dessiné sur le site naturel, la vallée de Montmorency s'étendant entre 2 buttes boisées.

Dans une telle optique, les infrastructures nouvelles doivent suivre cette direction tangentielle : c'est le cas du projet de liaison ferrée de Cergy par la Vallée de Montmorency, reliant la ville nouvelle à sa zone d'influence, notamment pour les liaisons domicile-travail (accès des habitants de la vallée aux emplois et équipements à réaliser à Cergy-Pontoise).

Cette liaison était relativement simple à réaliser, la voie ferrée existante Pontoise-Paris Nord traversant déjà la vallée : seul restait à réaliser un embranchement avec une antenne vers la ville nouvelle.

Mais l'attraction de l'existant entraîne le transfert des crédits vers un itinéraire radial plus direct vers le coeur de Paris, via la Défense (nouveau centre d'affaires régional).

L'idée est en effet qu'avant d'offrir les moyens d'accès aux emplois, il faut d'abord assurer la création (ou le transfert) de ces emplois en ville nouvelle : la liaison plus directe avec Paris et son centre d'affaires (autour de la gare St Lazare) est un meilleur atout. En outre le tracé via le nouveau centre d'affaires de "La Défense", à vocation prestigieuse, permet d'espérer dans un premier temps, par effet de "bipôle", l'implantation à Cergy de services annexes directement reliés à un siège social de la Défense.

Cette liaison plus directe, d'abord imaginée avec une technologie futuriste ("l'aérotrain", 1970-75), sera en fait réalisée (1979) en réutilisant en partie des voies ferrées existantes. Son tracé sera ensuite intégré dans le réseau express régional (RER, ou super-métro) traversant Paris d'est en ouest (ligne A, étendue à Cergy en 1988).

Ainsi, par souci de réalisme opérationnel, Cergy-Pontoise se trouve, sur le plan des transports en commun, rattachée directement à l'axe transversal est-ouest, radial, et non plus à l'axe tangentiel nord qui faisait sa raison d'être dans le cadre du Schéma Directeur régional.

Toutefois, une fois la ville nouvelle réussie, l'infrastructure initialement prévue sera réalisée à son tour (par l'extension jusqu'à Pontoise de la ligne C du RER).

UN AXE VISUEL DOIT ÊTRE OUVERT OU FERMÉ (effet du marché)
L'exploitation du site en amphithéâtre dans les perspectives urbaines a été prévue par les urbanistes, dès le premier centre (vers 1966), sous forme d'un axe visuel partant de la préfecture et orienté vers le méandre conservé en espace naturel de loisirs.

Cet axe devait garder une perspective dégagée, marquée par la silhouette du clocher de l'église de Cergy, monument historique à forte valeur symbolique : l'idée était de donner à voir à la fois la composition aérée et ludique de la ville nouvelle ("un mode de vie nouveau"), et son rattachement à une tradition vivace.

Une première section a été rapidement réalisée au coeur d'un espace vert urbain (le parc de la préfecture), où l'axe visuel est matérialisé par une allée droite doublée d'une ligne d'eau.

Cependant l'investisseur sollicité pour réaliser le premier hôtel de voyageurs de la ville nouvelle, frappé par la situation ainsi créée, exigea et obtint (vers 1970) d'inscrire sur cet axe sa propre construction, réalisée à l'extrémité de la ligne d'eau, venant ainsi s'interposer dans l'axe visuel, et réduisant à une dimension dérisoire la volonté initiale.

Dans le nouveau centre, la même idée d'un axe symbolique a été reprise et réalisée (1985-90), mais avec une ambition supérieure et un réel succès : cet "axe majeur", qui organise la composition du centre depuis la seconde gare jusqu'à l'hôtel de Ville, se prolonge par une oeuvre architecturale et plastique prestigieuse, en balcon sur le méandre, d'où il s'oriente vers Paris (avec, en fond de perspective, la tour Eiffel… et la Défense).

Cet axe joue désormais un rôle déterminant dans "l'image" de Cergy-Pontoise : outre son rôle dans la composition urbaine et sa lecture, il est utilisé comme "argument de vente" majeur dans la politique de communication de la ville nouvelle.

Après l'échec du premier axe préfecture-église-espace de loisirs, l'éclatant succès de "l'axe majeur" peut s'analyser en termes de qualité du projet ou de maturité de la ville nouvelle, mais aussi d'évolution des idées en termes de composition urbaine : alors que le premier projet avait émergé vers la fin du règne du mouvement moderne, fonctionnaliste, le mouvement "post-moderne", remettant en valeur la composition urbaine et les expressions symboliques, a pu créer le contexte nécessaire à la naissance d'un projet ambitieux et de qualité, à sa prise en charge par l'aménagement et à son efficacité sociale et commerciale.

Dans ce sens la notion d'existant comme condition de développement de la ville nouvelle,
est à étendre non seulement aux conditions objectives initales, mais au contexte culturel tout entier, et au moment de chaque décision de faire.
FACTEURS MIS EN EVIDENCE
Ces quelques exemples, que l'on pourrait multiplier à Cergy-Pontoise (comme sans doute dans nombre d'autres villes nouvelles), mettent en évidence des facteurs majeurs dans le développement réel d'une ville nouvelle, et en général sous-estimés :

LE POIDS DE L'EXISTANT

Au moment des premières réalisations, la crédibilité du projet d'ensemble est limitée par l'évidence des données antérieures, qui seules marquent sur le terrain la situation de départ.

C'est ce que résumait un agriculteur de Cergy, capitaine des pompiers du village, lorsqu'il disait "la ville nouvelle dans son ensemble n'est pas vraisemblable".

Une partie au moins des décisions du démarrage est alors conditionnée par la compatibilité du projet avec la situation initiale : à défaut, c'est l'action qui doit s'adapter aux données locales (même si elles paraissent dérisoires à l'échelle du projet de ville nouvelle).

Au cours du développement, le poids de "l'existant du moment" reste prépondérant, mais cet existant inclut pour une part croissante la ville nouvelle elle-même, c'est à dire prend en compte la logique propre de la ville nouvelle (si du moins celle-ci, dans ses premiers développements contraints, ne s'est pas trop écartée de sa raison d'être).

LE POIDS DU MARCHÉ
Dans la mesure où elle se développe dans un système économique au moins en partie libéral, la réalisation du projet de ville nouvelle doit se conformer non seulement à la logique du marché (condition relativement bien admise), mais également à la dynamique de ce marché au moment même de la décision (donnée plus difficile à prévoir).

Elle est également conditionnée par le rapport de force entre les responsables de la ville nouvelle et l'investisseur au moment où ce dernier doit prendre sa décision : la balance ne penche en faveur de la conception urbaine que selon la crédibilité (et la viabilité économique) du projet, qui est limitée au début de la réalisation, mais doit également s'accroître au fur et à mesure du développement de la ville nouvelle.

MODÉLISATION PAR UN JEU URBAIN
Ces facteurs, illustrés par les exemples ci-dessus, avaient été également mis en évidence par un "jeu urbain" construit sur les données d'un quartier de Cergy-Pontoise (1975).

A l'issue de la première -et seule- partie qui en a été jouée, les "promoteurs" ont jugé avoir réalisé leurs objectifs (ce que confirmait l'analyse du jeu), et les "urbanistes" déclaraient que leur projet initial avait bien été réalisé… alors que l'analyse montrait qu'il avait été sérieusement modifié par les réalisateurs.

(Quant aux "habitants", ils sont restés en dehors du jeu pendant toute la partie).

A la réflexion, on peut comprendre la satisfaction des urbanistes par le fait même que la partie ait été jouée, c'est à dire que le quartier ait été "réalisé", même si l'intervention des différents acteurs l'a fait différent du projet initial.

LE DERNIER MOT AUX URBANISTES ?
Les exemples ci-dessus montrent également, d'une manière relativement surprenante, que les idées initiales des urbanistes, même malmenées dans les premières années de la ville nouvelle, finissent par retrouver du crédit à terme.

Outre une possible qualité "visionnaire" des professionnels (en avance sur leur temps ? - ce serait d'ailleurs leur fonction), le poids d'une ville qui, bon gré mal gré, se développe plus ou moins selon le plan prévu, finit par jouer en leur faveur : l'existant et le marché ont alors rejoint la planification devenue la nouvelle réalité.

CONSEQUENCE SUR LA METHODE
Cette analyse incite à définir une ville nouvelle en termes d'objectifs et de stratégie, plutôt que de plan formel, et à s'assurer de leur prise en compte dans chaque décision de réalisation.


Repères bibliographiques

Cergy-Pontoise 1969-89 (catalogue de l'exposition. "20 ans de Cergy"), Paris ed. Moniteur 1969, 143 p.
Institut de l'environnement, Cahier n° 4 se former en jouant la ville, "Domino" p. 51 à 88, 2° trim 1975.
HIRSCH (Bernard) L'invention d'une ville nouvelle, Paris Ed Ponts et Chaussée, 1990, 294 p.
MERLIN (Pierre), Les villes nouvelles, Paris P.U.F. 2° éd., 1972, 380 p.
MERLIN (Pierre), "Les villes nouvelles francaises", Notes et études documentaires, n° 4286-7-8,
La Documentation Française, Paris, 3 mai 1976, 110 p.
Villes en Parallèle n° 12-13 Formes urbaines "Exprimer la collectivité locale" p. 305-327, nov 1988.

Clément-Noel DOUADY

ASSOCIATION INTERNATIONALE DES VILLES NOUVELLES, avril 1991

Auteur concerné