L'œuvre romanesque de José Saramago traduit les préoccupations morales et éthiques de l'auteur, son besoin de poser des principes fondamentaux ― considération et respect de l'Autre avant tout ― dans un monde où ceux-ci semblent faire défaut. Toutefois, loin de proposer un modèle prêt à l'emploi destiné à combattre les maux de la société, il s'agit plutôt de provoquer un réveil des consciences en invitant le lecteur à poser un regard lucide sur le monde. En fait, l'œuvre saramaguienne traduit les préoccupations d'un intellectuel et d'un citoyen soucieux de la société dans laquelle il vit, elle se fait l'écho des problèmes de son époque en s'interrogeant notamment sur le caractère démocratique des états occidentaux, sur l'euthanasie, le clonage, les effets pervers de la globalisation et du capitalisme. De plus, au-delà de l'actualité, les romans saramaguiens posent des questions atemporelles, souvent d'ordre ontologique, en abordant des sujets comme la liberté, l'identité, la condition humaine, la nature du savoir et les possibilités d'accès à celui-ci. En fait, ils parlent de l'homme, de l'histoire et de la société. Par ailleurs, à travers ses romans, l'auteur redéfinit en permanence le genre romanesque lui-même et le rôle du roman dans le monde contemporain, unissant ainsi la théorie et la pratique. Pour ce faire, il exhibe les mécanismes qui sous-tendent l'écriture et révèle le pouvoir d'illusion du texte et du langage tout en interrogeant leurs capacités de représentation.
A travers cette étude, nous souhaitons contribuer à une meilleure connaissance des romans de José Saramago (une quinzaine publiés à ce jour) et proposons, à travers des analyses détaillées, quelques clés pour saisir les principaux enjeux de cette œuvre remarquable. Il s'agit, dans la première partie, de mettre en évidence la portée philosophique du roman saramaguien, lequel nous encourage à réfléchir, en particulier, sur les fondements de notre morale, sur les possibilités et les limites d'une pensée utopique, sur notre conception de l'histoire et sur la remise en question de nos modes de représentation habituels au profit d'une approche du monde fondée sur l'imagination et la fiction. La seconde partie de cette étude porte sur l'esthétique et le style saramaguiens. Nous démontrons alors que les romans de l'auteur portugais se caractérisent par la subversion et la transgression, lesquelles se font jour, d'une part, dans l'écriture même (marquée par l'oralité, le jeu, la polyphonie et la profusion) ; d'autre part, dans le recyclage permanent de textes et de discours qui font l'objet d'une récupération, d'un détournement et d'une déconstruction. D'ailleurs, l'œuvre elle-même n'échappe pas à ce processus de déconstruction puisqu'elle exhibe son propre mode de fonctionnement et réfléchit en permanence le matériau dont elle est faite : le langage. En mettant à nu son processus de fabrication et ses coulisses, elle détruit d'emblée l'illusion qu'elle pourrait projeter et esquisse l'image de son créateur qui, lui-même, semble se chercher à travers elle, dans un jeu de miroir à l'infini. La question de l'identité se pose alors : qui est cette figure fuyante de l'auteur ? Qui sommes-nous ? Qu'est-ce qui définit l'homme ? Quelle part de fiction y a-t-il dans nos représentations de nous-mêmes et du monde qui nous entoure ?
SILVIA AMORIM, juin 2010