ALD : Grand lecteur, défricheur, éveilleur, explorateur, toujours en avance de plusieurs longueurs sur le troupeau, sans jamais s'y confondre ; et "incoinçable", comme on disait jadis des gens de Laborde et du CERFI.
Il est question du symbole et du structuralisme, de la formalisation du langage et du désir, de causalité et du "retour d'un sujet clôturé" (ce sont ses têtes de chapitres). 123 auteurs cités ! ça ne se résume pas, ça se lit, se consulte.
La 1ère partie est un essai de définition de l'algorithme (CARDON1) à travers ceux qui en font usage, voire commerce, jusqu'à ce qui pourrait être compris comme "dépsychiatrisation" : facile recours à des programmes, protocoles formalisés, "algorithmisés", de coaching, d'insertion. Critique, au passage, de l'Ecole de Chicago pour laquelle les comportements mus uniquement par l'intérêt économique rendent compte et clôturent l'ensemble des comportements humains.
S'en suit un chapitre utile sur le Symbole et la possible "algo-rithmisation" du Structuralisme dans sa prétention à la scientificité.
Sont passés en revue trois Grands :
1° LEVI-STRAUSS, l'anthropologue et son "antihumanisme absolu", qui ne se prend toutefois pas trop au sérieux avec ses symboles d'allure logico-mathématique (contrairement à LACAN) et qui insiste plus sur le fait que "chaque homme ressent en fonction de la manière dont il lui est soumis ou prescrit de se conduire". C'est l'institutionnalisation des conduites : leitmotiv de l'enseignement de Psychologie sociale depuis Jean STOETZEL, introducteur de la nouvelle discipline en France (à Bordeaux puis à Paris/Sorbonne dans les années 50).
Les pionniers (DE SAUSSURE, qui fut "structuraliste sans le savoir", MOUNIN) ne parlaient pas de structure mais de système. Parenté possible de la structure avec l'algorithme ? Selon CAVAILLES2, "la vérité de la structure ne se donne que dans les règles mêmes qui la régissent, il n'y a pas de structure de la structure, de métalangage". RICOEUR, chez les philosophes et Marcel ECK chez les psychiatres affirmaient qu'une structure sans sujet était une nécropole.
Enfin LEVI-STRAUSS nous invite à "réintégrer la culture dans la nature", on n'échappe pas au Bios.
2° Pour LACAN le psychanalyste nous avons affaire à l'émergence d'une fonction humaine spécifique : la fonction symbolique. Mais "Le monde symbolique, c'est le monde de la machine" dit-il : encore une possibilité d' algorithmisation. LACAN parle même d'"engrenage".
Que, selon P.JUIGNET, Lacan en vienne à "resymboliser le symbole du côté de l'image" ne convaincra pas tout le monde (Alain COSTES, élève de LAPLANCHE en particulier, qui dirait plutôt le contraire3).
A partir de la page 70, on devise entre élus sur les thèmes lacaniens (la jouissance, lalangue, le parlêtre, le sinthome, la topologie). Un lacanisme qui prendrait ses racines dans Tzara et Dada : ces dadaïstes que CAMUS traitait de "nihilistes de salon" (p75).
3° CHOMSKY, le linguiste (p77sq.), dans son entreprise de formalisation du langage, semble plus proche de LEVI-STRAUSS (et de PIAGET) que de LACAN, avec son biologisme-génétisme et un darwinisme plus subtil. "La sélection naturelle ne vise pas des structures telles que des algorithmes darwiniens mais plutôt des dispositions comportementales à acquérir des capacités spécifiques dans un certain type d'environnement qui pourraient avoir en retour une influence sur certains gènes. De quoi compliquer les calculs. L'organe mental, c'est la grammaire, pas la langue. La langue n'est pas innée. C'est le mécanisme d'acquisition du langage qui est inné". Dire (p83) qu'il n'y a pas d'organe du langage mais des prérequis cognitifs, rapproche sans doute CHOMSKY de PIAGET.
"La faculté d'acquérir le langage fait partie de la nature humaine" dit CHOMSKY. Encore faut-il croire à la réalité d'une nature humaine (contrairement à Ed.MORIN) ; et croire que la pensée (et pas seulement la communication langagière) en fait partie (avec des neurologues comme Ch.POIREL, D.LAPLANE... et les psys dits humanistes). Grammaticalité et signification ne sont pas la même chose.
L'affrontement LACAN-CHOMSKY a bien eu lieu. Les pages 86-89 qu'ALD leur consacre sont bien utiles. LACAN y a fait allusion dans son Livre XII et EL.ROUDINESCO en parle aussi : "CHOMSKY prit le conférencier [LACAN] pour un fou"4!
Ce qu'on ne dit pas ici, c'est la piètre estime en laquelle CHOMSKY, homme de science et politiquement engagé, tenait LACAN, histrion mondain : il le considérait comme un "charlatan conscient de l'être, qui se jouait du milieu intellectuel parisien pour voir jusqu'à quel point il pouvait produire de l'absurdité tout en continuant à être pris au sérieux".5
A partir de la page 91(Chap.II), il n'y a plus d'exposé systématique des grands auteurs, mais les questions que se pose A.LEDORZE, tourmenté et tourmenteur, dans un désordre créatif, sur :
-la formalisation du langage et ses obstacles [Frege, Carnap, Tarski, Wittgenstein, Bouveresse...], sur la névrose traumatique et le trouble de penser [F.Sironi, Winnicott, Primo Levi...]
-l'Affect [Freud, Lacan, Laplanche et Pontalis, Rosolato, Aulagnier, Green, Ferenczi, Roustang...]
-la Sémantique [Wittgenstein, Lanteri-Laura, Bouveresse...]. C'est là peut-être qu'ALD donne ses préférences, à l'ombre de G.LANTERI-LAURA : "Le langage se présente toujours avec un aspect phonologique et un aspect sémantique. Pour la psychanalyse, difficile de se passer du sens, des signifiés"..."Le monde de la sémantique est récusé par les structuralistes qui ne proposent qu'une théorie de la phonétique, des sons, mais font l'impasse sur une théorie générale de la syntaxe, de la grammaire, et sur une théorie sémantique qui implique, comme CHOMSKY le démontre, nos systèmes de croyances, divers systèmes d'inférence"(p.110).
-le temps, la diachronie :
Dialogue entre François JACOB et Roman JAKOBSON, arbitré par F.BASTIDE sur le signifiant et le signifié dans les codes linguistique et génétique. "Le fameux message de l'hérédité transmis d'une génération à l'autre, personne ne l'a jamais écrit. Personne non plus ne reçoit ces messages" dit F.JACOB. L'Evolution "bricole".
La découverte de DARWIN a provoqué "un ébranlement au sein de la philosophie elle-même", en modifiant le noyau dur de la pensée qui devient le changement, la transition, le processus plutôt que la permanence, le fixe, l'immuable. Le dessein, fut-il intelligent, et la transcendance deviennent suspects.
-Pages 114 à 120 se retrouvent DERRIDA, DELEUZE, GUATTARI, nihilistes, déconstructionnistes et anonymistes pour un "Chant du cygne" (1967 à 1992) qui fait partie de l'"Histoire du structuralisme" (F.DOSSE)6. On s'en enivre encore dans les facultés de lettres et de (soi-disant) sciences humaines.
-Chap.III : Le désir est-il formalisable ? est l'occasion de parler de KOJEVE et de pointer des différences avec LACAN (il y en a donc), sous le regard critique de TH.SIMONELLI7, si bien informé sur ces questions (p.123).
M.BORCH-JACOBSEN, autre grand commentateur indépendant, ne manquait pas, dans un bon article de BOOKS8 rapporté par ALD, de s'étonner que pour KOJEVE, l'homme devienne (de façon aussi suggestive qu'aberrante cet Esprit souffrant sa mort pour mieux se révéler à lui-même ; "l'être humain […] est la mort qui vit une vie humaine" [!?].
Ce qu'ALD, sans prendre parti et pour ce qui de KOJEVE passe chez LACAN, résume assez bien dans la formule : "Les équations déterministes de LACAN régissent la mécanique du vivant mortifié" (p65).
Personnellement, il nous semble que ces formulations kojevienes passées chez HEIDEGGER, sous le IIIème Reich (lire là Victor FARIAS, Emmanuel FAYE, George STEINER, Arthur GOLDSCHMIDT) sont actuellement (horresco referens9) très vivantes et mortifères... chez Daesch !
Il est question ensuite (p124), dans ce tumulte de pensées, de La religion, une limite aux algorithmes ?... où l'on apprend que LEVI-STRAUSS redoutait que LACAN, par le biais du symbolique langagier, ne réinstallât un grand Autre religieux, transcendantal. Ce dont le soupçonnaient d'autres confrères soulignant son échec (cf Colette CHILAND dans Le Monde à la mort de LACAN ; ici dans ce cahier p.274).
L.SCUBLA10 nuance : le symbolisme lacanien est plus interrogatif que le symbolisme de LEVI-STRAUSS à l'égard du sacré. Ce qui intéresse LEVI-STRAUSS, ce sont les croyances, pas le croire.
Chap.IV : Retour d'un sujet clôturé (p131sq):
"Pour penser il faut être clôturé, délimité", ce qui n'est plus le cas chez les patients de Françoise SIRONI11. Cela s'entend dans l'espace et dans le temps : la "désaffiliation" en est une pathologie. ALD nous en a déja entretenu en 201112.
ALD est très sensible à des menaces venues du soi-disant progrès : "Le temps futur de l'hybridation de la machine et du vivant échappera à notre compréhension rationnelle" (p.138). L'humaniste qui accepte la dépendance à son corps serait "un dinosaure". Le corps réel sera "digitalisé", "cybercorps". Etc...
Devrons-nous n'attendre plus de lumières que de Luc BESSON (Le cinquième élément) et des WACHOWSKI (Matrix) pour savoir qui nous serons et où nous serons dans la deuxième moitié du XXIème siècle ? Si la frontière entre l'humain et la machine n'existe plus (p.136), ingénieurs et mécaniciens remplaceront-ils psychiatres et infirmiers ?
Le dernier chapitre (V-De la causalité) est un feu d'artifice sur le concept de "causalité psychique". Car il est "difficile, comme Amédée (IONESCO) de se débarrasser du corps et de ses algorithmes" (sic). S'en suit un long exposé sur la réponse de Roland GORI à Karl POPPER au sujet de "La causalité en psychanalyse" : Défausse sur la physique quantique, phobie du naturalisme... tout y est, jusqu'au défi: "Le langage de la cure n'a de compte à rendre à personne" (p148). Le langage chez Gori prend une dimension transcendantale qui ne se discute pas13. Position idéaliste que critique BOUVERESSE.
En conclusion, A. LE DORZE pose trois questions cruciales (laissons-en la surprise au lecteur impatient), auxquelles il ne donne pas de réponse ; mais chacun a la sienne - et même ALD- n'en doutons pas. Nous doutons en revanche qu'il se satisfasse de "l'ironie et l'essayisme d'expériences multiples afin de faire reculer les possibles" (p151). FOUCAULT et DELEUZE sont passés par là.
Notes de bas de page
[1] "Série d'instructions permettant d'obtenir un résultat", aidés par des calculateurs qui nous imposent leur "raison calculatoire" et en viennent à "dessiner les cadres cognitifs et culturels de notre société".
[2] Philosophe et mathématicien, fusillé par les allemands en 1944.
[3] A.Costes : Lacan, le fourvoiement linguistique. La métaphore introuvable.
Préface de J.Laplanche. PUF 2003.
[4] J.Lacan, histoire d'un système de pensée, Fayard,pp488-489. Histoire de la psychanalyse en France 2. Seuil, pp408-409.
[5] Lire Noam Chomsky, an Interview, Radical Philosophy n°53, aout 1989, p.32
[6] La Découverte 1992.
[7] Kojève ou Lacan. http://psychanalyse.lu
[8] Le XXIème siècle est-il déja lacanien? BOOKS n°HS (janv.2016). A quoi servent les philosophes ? Mais aussi dans son Lacan le maître absolu (Flammarion 1990) où Kojeve est cité et commenté 4O fois!
[9] Traduction du Dictionnaire français: "J'en tremble en le disant..."
[10] Le symbolique chez Levi-Strauss et chez Lacan. Revue du MAUSS 6 oct.2014
[11] Bourreaux et victimes. O.Jacob 1999, p84. Citée in ALD,p92
[12] De l'héritage psychique. L'Harmattan
[13] EY pointait déja cet excès dans le Traité des hallucinations II, p793, à propos de la présentation par R.GORI du livre de Louis WOLFSON (Le schizo et les langues, 1970) in Mouvement psychiatrique, 1972, 3, p. 20-26.
[14] Emission Apostrophes de B.Pivot (21 juillet 1989) : Deux philosophes Français aux Etats-Unis. Il s'agissait de René GIRARD et de Michel SERRES.
RM.PALEM
LES CAHIERS HENRI EY N° 39-40 CABINET DE LECTURE, octobre 2017
Pour bien penser, certains pensent qu'il faut une méthode (ED.MORIN, P.MARCHAIS...). Mais avec une méthode, on ne découvre rien ! objectait Michel SERRES à Stanford14. En revanche la réflexion s'alimente. Il lui faut aussi des matériaux, de première et de seconde main, recueillis aux meilleures sources. C'est pour cela que des penseurs critiques comme Albert LEDORZE sont précieux et irremplaçables ; quand bien même les puristes se plaindraient-ils d'un style rugueux, direct, abrupt et de citations coups de poing. Ils nourrissent notre pensée, souvent dans l'inconfort ; il faut les en remercier tout de même. Et prendre la relève ?... Les lecteurs en décideront.