Le titre de cet ouvrage pourrait induire le futur lecteur en erreur, il ne s'agit pas d'une production de l'Ecole de LACAN, ni d'une réflexion sur les "micro-incarnations" promues par Adolfo FERNANDEZ ZOÏLA dans "La chair et les mots" (1993), mais d'un parcours de la littératurescientifique (particulièrement biologique, anthropologique, neurologique, psychiatrique puis psychanalytique), idéologique et politique à partir du concept d'"Evolution" tel que DARWIN l'a pensé à propos des espèces au XIX° siècle (De l'origine des espèces paru en 1859). LAMARCK avait, cinquante ans auparavant, soutenu une thèse assez proche mais qui donnera naissance à des courants différents. L'interrogation de l'ouvrage aurait très bien pu porter comme sous-titre les derniers mots de l'ouvrage : "Evolution, progrès et dégénérescence" car les deux premiers mots peuvent recouvrir un anthropocentrisme de mauvais augure (l'Homme serait au sommet de la pyramide de l'évolution qui part du protozoaire et passe par le singe, or nous savons maintenant qu'il y eu plusieurs rameaux et que les outils semblent être arrivés bien avant l'homme !) et le deuxième le "progrès", cher à A. COMTE, peut donner naissance à toutes sorte de justifications interventionnistes sur la nature de l'homme pour hâter son évolution favorable et éviter le troisième terme la dégénérescence. On y ajouterait volontiers un quatrième terme magistralement introduit par MERLEAU- PONTY, notre "corps", notre "sentir", notre "être de chair", car la deuxième partie de l'ouvrage va réfléchir les discours et réfléchir aux discours de l'ordre symbolique constituant le langage face à notre corps.
Il a fallu certainement beaucoup de courage à A. LE DORZE pour mettre à jour cette face sombre des discours anthropologiques et psychiatriques qui, reversant la notion d'"évolution" positive, de développement ascendant par sa direction antagoniste, l'involution, portera après B.A. MOREL (1809-1873) puis V. MAGNAN (1835-1916) le nom de "dégénérescence". Cette dernière vision d'une évolution inversée a eu des conséquences théoriques, a généré des opinions et parfois (en Allemagne nazi mais aussi en Suisse, en Scandinavie, aux USA dans certains états, jusqu'à Singapour) des politiques concrètes qui, dépassant l'hygiénisme de conseil porte le nom d'"eugénique" ou "eugénisme" que l'on distinguera en eugénisme positif de prévention (l'hygiénisme) et en eugénisme interventionniste ou "eugénisme négatif".
Pour A.LE DORZE., très nettement, si les hommes, les savants, avaient bien tenu la rampe de l'Origine des espèces de DARWIN c'est-à-dire s'ils s'en étaient tenu à l'action du "hasard" dans la "sélection naturelle", beaucoup de discours invraisemblables, honteux et surtout dangereux n'auraient pas vu le jour. Il a parfaitement raison. Mais quand LE DORZE dit qu'on ne peut plus parler d'eugénisme aujourd'hui sans soulever une immense levée de bouclier, il faut ajouter qu'il y a de quoi et qu'il a bien du courage de rétablir la vérité en levant le voile sur la pensée de ces grands esprits célébrés à leur époque ; non que tous les discours eugéniques tenus partout en occident et dans la France du XIX° et du début du XX°, aboutissent à la solution nazi dès les années 30, loin s'en faut (au total, nous n'avons eu en France, malgré tous ces discours et Vichy, que l'obligation avant mariage du certificat médical "pronuptial", aboli en 2008), mais qu'à la lecture de son ouvrage, on est effrayé par la facilité avec laquelle de grands savants, de grands médecins (Paul BROCA, 1824-1880, père de l'Ecole d'Anthropologie de Paris 1876, républicain convaincu, mesure les cranes et pèse les cerveaux : le noir est inférieur à la femme qui est inférieure à l'homme ; comme beaucoup à son époque, il pense à une hiérarchie des races et des sexes - encore qu'il défende les droits de la femmes-) et chirurgiens (Alexis CARREL, 1873-1944, lire le portait très complet et citations à l'appui qui ne laisse aucun doute sur son eugénisme interventionniste et souhaite "l'avènement d'une aristocratie biologique héréditaire" pp.44-53) et des socio-politiciens (assez souvent de gauche d'ailleurs, car le catholicisme ne sert plus de rempart) se sont laissé aller à penser qu'avec de simples dispositions pratiques concernant les plus indigents, les plus malades et les plus handicapés (avec en tête les malades mentaux) on infléchirait ce hasard malfaisant qui laisse se transmettre des tares, des malformations, des stigmates que l'on croit fermement héréditaires (l'hérédo-dégénérescence) sur des bases scientifiques on ne peut plus incertaines. L'homme devient alors un véritable démiurge et décide qui doit vivre et transmettre, qui doit être stérilisé ou au pire être laissé sans soin voire dans les cas du programme nazi, euthanasiés… Leurs bases prennent source soit chez LAMARCK et le néolamarckisme, soit dans ce que l'on a appelé le "Darwinisme social". Pour LAMARCK, la transmission des caractères acquis (les maladies, la tuberculose, la syphilis, par ex.) est une donnée sûre. DARWIN s'en tient lui à une transmission mendélienne des caractères innés, seules les mutations intervenant sur le germen sont prises en compte et l'adaptabilité au milieu comme la capacité à se reproduire fait le reste. Mais le "Darwinisme social", lui, se veut une application stricte des principes de DARWIN dans le champ social : exit le hasard, bonjour les lois sociales non seulement de prévention des mariages entre classes sociales, mais de rectification de la nature des choses. C'est une application au pied de la lettre par l'homme d'une compréhension scientifique de la nature et de l'évolution des espèces, la science étant devenu depuis Auguste COMTE (A.L.D fait son portrait pp.29-36) la nouvelle religion ; c'est la science positive : on y croit. D'autant plus que cette nouvelle science qui tient les "mutations" comme moteur de l'évolution va permettre à partir de quelques lois de sélection des aptes au mariage et quelques opérations stérilisantes de rester entre soi, pour une nation, un peuple, une couche sociologique, une caste. Car il n'y a rien de pire pour les "biocrates" que le mélange des distinctions sociales, des races et des ethnies : la dégénérescence guette la descendance de ceux qui ont transgressé la loi de l'entre-soi. Il faut sélectionner. Les groupes sanguins A caractéristiques des occidentaux, ne doivent pas se mélanger avec des groupes sanguins B caractéristiques des asiatiques et majoritaire chez les juifs… ce serait une dégénérescence de la race française ! énonce René MARTIAL (1873-1955) très bien analysé par P.-A. TAGUIEFF auquel A.L.D. fait référence (pp.59-61). Vichy est sensible à ce discours par l'intermédiaire de l'Institut d'anthropobiologie, et de la section "doctrine et programme" du comité de l'économie impériale de la grande France…(p.62). On voit bien que laisser les "biocrates", les savants, les scientifiques, de droite ou de gauche gouverner sans contrôle parlementaire comme ils le souhaitaient tous, ouvrirait la porte aux pires expériences et au pires exactions sociales. La science et les scientifiques sont toujours tentés par l'expérimentation de leurs théories, par le réductionnisme, par l'idée exaltante de progrès, par l'application de théories (qui ne sont que des hypothèses) dans le champ pratique.
Je me souviens d'Henri EY me disant, scandalisé, à propos du dogme de l'automatisme mental de G. DE CLERAMBAULT : "rendez-vous compte, ils allaient acheter une machine à mesurer la chronaxie" pour tenter d'en rendre compte. Pour EY, aucune machine aussi sophistiquée soit-elle - et c'est encore valable aujourd'hui-, n'était en mesure de rendre compte d'une hallucination car il ne s'agissait pas pour lui d'un fait positif mesurable, d'une irritation, mais du résultat d'un fait négatif global affectant toute la construction de l'être dans son rapport à la réalité. Il trouvait quelque folie dans ce réductionnisme scientifique et condamnait ces discours comme l'effet d'une paranoïa "scientiste" "écrasant la métaphore" (voir les Leçons sur les délires chroniques et les psychoses paranoïaques Crehey, 2012).
Cependant, la deuxième partie de l'ouvrage d'A. LE DORZE va examiner ce qu'il en est d'un autre corollaire de la notion d'évolution, celle de "développement" largement employé en psychiatrie comme en psychanalyse. L'auteur va rendre compte d'une coupure introduite dans l'histoire des idées sur l'historicité des traces dans l'Ics freudien par la période structuraliste. Nous avons traversé une période au cours de laquelle, la structure comme disposition logique a tenté d'effacer le sens, le développement et l'évolution ; mais sans y arriver complètement car chez LACAN reste, entres autres moments, le stade du miroir dont le dispositif structural a son efficace de prématuration sur le neurologique dans la toute petite enfance. Chez LEVI STRAUSS même si le culturel qui possède des rapports interculturels invariants quasi mathématisables, l'emporte sur le naturel notamment dans l'anthropologie structurale, plus tard dans son œuvre, un certain doute apparaît sur la possibilité d'une discrimination aussi radicale. Mais soit, il est certainement des auteurs lacaniens jusqu'au bout des ongles comme par exemple A. ZENONI (cité pp.151-153 : Le corps et l'être parlant ; de l'évolutionnisme à la psychanalyse, 1991 De Boeck) qui promeuvent toujours, envers et contre tout, la prééminence de l'ordre symbolique et la structure "donnée d'emblée" contre une certaine historicité des traces dans l'Ics. Même A. GREEN (p.156) avait des arguments tout à fait recevables pour dire qu'à vouloir trop dater les évènements de vie psychique de l'infans, ses fixations et ses régressions, à le psychologiser en stades, on risque toujours de glisser dans "l'orthogénie" rééducatrice, pédagogique ou médicale, ratant ainsi la spécificité de la psychanalyse qui est censée faire place au Sujet du désir en lui permettant de surmonter son angoisse.
A. LE DORZE interroge assez longuement ce qui permet à de très nombreux et bons auteurs (PERRIER, VALABREGA, AULAGNIER, KRISTEVA, etc. pp.134-135) d'expliquer en quoi ils donnent au langage un rôle premier pour constituer un ordre symbolique qui va dominer le sentir du corps et ses affects. C'est la grande question de la représentation et des "représentants de la représentation" freudiens (Vorstellung repräsantanz). Que sont-ils ? des mots, des bouts de mots ou des préorganisations matricielles inconscientes toujours au sein du sentir… (les "pictogrammes" prélangagiers de P. AULAGNIER, les "signifiants de démarcation" de G.ROSOLATO.) Ces "bouts de mots" à peine organisés justifient-il la "tyrannie du signifiant" insignifiant comme terme et but de l'analyse ? Certainement pas pour nous ! Car cette toute puissance de l'ordre symbolique ne cesse d'être remise en question par la jouissance que nous sommes très embarrassés, nous humains, à mettre sous le tapis tissé des signifiants langagiers. Elle en sort toujours sans prévenir ! Jouissance et d'ailleurs son corrolaire, la pulsion de mort qui alimente l'ordre du narcissisme, fomente la haine et la guerre, fait obstacle à la vie… et à la psychanalyse par le masochisme et la réaction thérapeutique négative de FREUD.
Bref, il y a une réelle difficulté à théoriser ce processus de symbolisation, le passage du sentir et des affects du corps dans la parole ; ce qui se conjoint à la difficulté de penser le passage de l'animal à l'homme, soit du bios au symbolique. Les études contemporaines portant sur la neurobiologie de la psychanalyse comme celle d'ANSERMET et MAGISTRETTI (cité p.150) ne veulent pas trop d'une continuité du bios à l'homo psychanalyticus : pour eux comme pour LACAN, il y a rupture entre l'expérience et la trace (entre le corps et l'épistémé). Pour eux, le biologique ne contient aucune mémoire, ce qui donne à la mémoire inconsciente et à ses traces toute sa place. E. LAURENT, toujours très mesuré, soulignera que les traces dont il est question, ne sont en fait que des points de coupures "le corps en sort morcelé d'autant de trajets marqués de trous" (cité p.151), car c'est le signifiant qui manque pour dire. Nous en sommes assez d'accord avec H. EY : l'hallucination est un trou dans le tissu langagier (voir l'introduction au Traité des Hallucinations, Crehey, 2012)
Dans cette aventure du corps, A. LE DORZE ne pouvait pas ne pas traiter du corps sans organe (CsO) de DELEUZE et GUATTARI. DELEUZE dans Francis Bacon, Logique de la sensation, fait place nette aux représentations du corps qui nous encombrent et qu'il veut dynamique, fait de vitalité intense, de pure énergie, rendu à son économie en effaçant sa topologie. Il ne pouvait pas non plus passer sous silence la théorie du genre de Judith BUTLER (p.162-165) pour laquelle l'identité sexuelle dépend de constructions sociales contraignantes dont il y a lieu de se libérer pour être du sexe que l'on veut. Le corps obligé par son sexe anatomique doit se libérer car ça n'est pas son anatomie qui commande le genre mais le champ social.
Alors la psychiatrie dans tout cela ? Certes il y a le corps des localisations cérébrales dont rendra compte le regretté G. LANTERI-LAURA mais il y a surtout pour nous l'organo-dynamisme d'H. Ey qui, évolutionniste jacksonien à la SPENCER dit-on, adepte de Ernst HAECKEL (1834-1919) et de sa conception de l'identité de développement de l'embryogénèse et de la phylogénèse, va devoir combattre toute sa vie la dégénérescence, le constitutionnalisme génésique figé, l'eugénisme négatif ou le laisser mourir pendant la guerre, le réductionnisme, le scientisme paranoïaque, la mécanisation du corps de G. DE CLERAMBAULT à DELEUZE et GUATTARI, la toute-puissance de l'ordre symbolique langagier de LACAN sur le sentir husserlien, tout en garantissant une conception organisée du psychisme (le "corps psychique") et en donnant à la parole d'échange un rôle primordial dans la construction de l'être pour soi. Il y a plusieurs corps chez Henri EY : le corps anatomo-physiologique, le corps pulsionnel, le corps du sentir de l'expérience actuellement vécue, le corps de l'être que je suis dans ma personne, le corps que les mots représentent dans la parole, le langage et dans l'Ics et enfin le "corps psychique" cette "organisation" complexe qui les intègre tous.
La psychiatrie n'a pas à rougir de son XX° siècle. Mais pour le XXI° ? le corps sera externalisé, augmenté par les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, sciences de l'Information et sciences Cognitives) déjà à pied d'œuvre dans le diabète, le Parkinson, les troubles du rythme cardiaque, les Iwatches des sportifs pour les dépenses caloriques, les Iphones encore plus performants qui mesureront et réguleront toutes les constantes de notre corps tout en nous maintenant constamment en réseau entre humains, en connexion avec les trésors du savoir historique, scientifique, littéraire, linguistique, géographique et en nous géolocalisant constamment pour nous protéger des accidents de passage clouté et nous "tracer". Nous sommes bien d'accord avec A. LE DORZE, il y aura de nouvelles formes de paranoïa dans les arbres décisionnels cognitifs. Mais l'humanisme sera-t-il englouti sous le progrès comme racisme décadent ? La technologie sera-t-elle un nouveau Dieu à l'instar de la science d'A. COMTE ? Tout est possible, l'histoire que nous raconte A. LE DORZE depuis MOREL est absolument invraisemblable, comme le feuilletage imprévisible des pensées et le mariage contre toute attente des opinions et des convictions de chacun des "biocrates" de BROCA à A. CARREL en passant par de CLERAMBAULT et Ed. TOULOUSE nous le montre.
Patrice Belzeaux
LES CAHIERS HENRI EY N°39-40 - CABINET DE LECTURE, octobre 2017
C'est un des grands mérites de cet ouvrage de n'avoir pas renoncé à faire des portraits suffisamment approfondis de la vie et des pensées scientifiques comme des opinions politiques et sociales de ces hommes qui montrent, pour nous, de grands écarts inimaginables à l'intérieur de leur position, sans parler des crimes nazis enchâssés dans une conception glorieuse de l'homme et de son corps.
Nous connaissons les risques du passé, il est vain de vouloir connaître ce que nous réserve l'avenir. Restons fermes sur nos pieds comme on l'enseignait déjà aux combattants de Sumer, ne nous emballons pas trop aux hardiesses des grands discours (SLOTERDIJK contre HEIDEGGER) ou des bons romanciers (HOUELLEBECQ avec COMTE). L'homme a toujours rêvé d'être l'égal des Dieux, il n'a finalement pas fait beaucoup de "progrès" et fait toujours autant la guerre.