UTILITÉ SOCIALE ET ATTRACTIVITÉ
Tout au long de ce grand voyage dans le monde enseignant et universitaire que fut ma carrière professionnelle, la question de la compétence s'est déclinée en posant toutefois un certain nombre de questions qui, je l'avoue n'ont pas, à mon sens, trouvé de réponse satisfaisante. Jeune instituteur, maître spécialisé puis directeur d'école, j'ai essayé à partir de la difficulté à apprendre des élèves, de leur faible motivation que je constatais au quotidien dans des écoles en zone d'éducation prioritaire, de rendre le savoir et conséquemment son apprentissage, attrayant. Je fus assez vite converti à l'idée qu'apprendre est un acte rébarbatif, notamment pour les enfants issus de milieux modestes. Cette idée m'était d'ailleurs familière ayant moi-même été un très mauvais élève renvoyé de l'école en classe de troisième.
Ainsi, ce serait l'utilité sociale du savoir qui lui conférerait son attractivité et le rendrait digne d'apprentissage.
C'est Célestin Freinet pour qui toutes les activités faites en classe sont orientées vers une fonction sociale : on fait écrire des textes aux élèves pour qu'ils soient imprimés et publiés dans le journal de l'école.
Ce point de vue n'est certes pas nouveau, on le retrouve chez J-J. Rousseau dans l'Émile. Il est à la base de ce mouvement que l'on nomme l'Éducation nouvelle dont j'ai brièvement retracé l'histoire dans un ouvrage en 2010.
Dans cette perspective, c'est ce que je réussis à faire en agissant qui stimule mon apprentissage. Le savoir devient alors un moyen et l'action la finalité. En ce sens on est dans la définition de Philippe Carré et Pierre Caspar pour lesquels la compétence permet d'agir et/ou de résoudre des problèmes professionnels de manière satisfaisante dans un contexte particulier, en mobilisant diverses capacités de manière intégrée.
Ou encore, une autre définition :
La compétence est la mobilisation ou l'activation de plusieurs savoirs, dans une situation et un contexte donnés.
On distingue plusieurs types de compétences :
Savoirs théoriques (savoir comprendre, savoir interpréter),
Savoirs procéduraux (savoir comment procéder),
Savoir-faire procéduraux (savoir procéder, savoir opérer),
Savoir-faire expérientiels (savoir y faire, savoir se conduire),
Savoir-faire sociaux (savoir se comporter, savoir se conduire),
Savoir-faire cognitifs (savoir traiter de l'information, savoir raisonner, savoir nommer ce que l'on fait, savoir apprendre).
Autrement dit, penser en termes de compétences c'est penser en termes de conduites de ceux qui apprennent, motivés par la possibilité d'agir sur le monde qu'ils soient élèves, étudiants ou adultes en formation professionnelle initiale ou continue.
Dans le champ de l'éducation scolaire en France, la notion de compétence apparaît dans les années 80/90, d'abord dans les formations professionnelles des élèves afin de décrire les tâches que doivent être capables de faire les élèves de CAP et de les distinguer de celles à réaliser par les élèves de BEP. Mais largement reprise, la notion va être généralisée avec une forte dérive du paradigme. Dans le premier degré, elle prend la forme de livrets de compétences censés décrire ce que les élèves savent faire dans un champ disciplinaire particulier, graduant par des points de couleur parfois - rouge, orange ou vert - l'avancée dans la maîtrise des compétences.
HYPOTHÈSE INTELLECTUELLE, RIEN QUE CELA
Dans les années 1990/2000, j'étais directeur d'école et j'avais créé une radio scolaire. Les activités d'apprentissage, (lecture, écriture, mathématiques, histoire, etc.) avaient comme but la réalisation d'une émission hebdomadaire diffusée dans le département que les parents pouvaient écouter sur leur poste. On peut dire que cette activité pédagogique constitua une réelle motivation des élèves, mais pour certains d'entre eux - les plus démunis culturellement rencontrant de réelles difficultés à apprendre - les bienfaits de cette activité dans le temps, lors de passages dans les classes supérieures notamment au collège, ne fut pas probante.
Avec l'équipe que je dirigeais à l'époque, nous nous attelâmes à la tâche suivante : décrire et formaliser l'ensemble des compétences qu'un enfant devait acquérir en lecture pour faire une émission de radio avec son enseignante.
Nous commençâmes à lister le vocabulaire à connaître, sa signification, son décryptage technique, c'est-à-dire sa prononciation claire, mais en amont - nous avions des enfants de 6 ans apprenant à lire - la dimension technique et linguistique nécessaire à la lecture. L'association des graphèmes et des phonèmes de la langue française avec les difficultés inhérentes à celle-ci comme l'affirme André Ouzoulias pour qui " le phonème, tout spécialement le phonème consonique, n'est pas une unité naturelle de l'oral... la syllabe, en français, est une unité saillante facile d'accès.
Les élèves de cinq ans peuvent dire que dans loup, cou, pou, on entend [u], mais ils ne réussissent pas à abstraire la consonne initiale... la raison pour laquelle les enfants ne peuvent pas discriminer les phonèmes à partir de la seule écoute attentive des mots vient du fait qu'ils sont co-articulés.
Ils ne sont pas physiquement distincts...
La syllabe n'est pas une somme de phonèmes. La consonne est imprononçable isolément. Elle est un modificateur de la voyelle. Un élève qui entend le mot pou, d'un point de vue physico-acoustique, n'entend qu'un seul son".
Or, chez l'apprenti lecteur, cette difficulté linguistique particulière du français est étroitement liée à sa mémoire phonémique, c'est-à-dire à ce qu'il a emmagasiné en mémoire comme significations durant sa petite enfance, susceptibles d'être associées à cette combinaison de symboles que sont les lettres, les syllabes, les mots, les phrases et les textes.
On sait depuis bien longtemps que le mauvais lecteur ne comprend pas.
"Il fait reposer sa compréhension sur le seul décodage qui est insuffisant à la compréhension, vu qu'il ne dispose pas de modèles pertinents de référence. Sa mobilisation cognitive est absorbée par le traitement de bas niveau (le décodage).
Il opère une action épuisante systématiquement vouée à l'échec. C'est pourquoi l'optimisation du décodage ne peut être exclusive et doit s'accompagner en permanence de travaux conjoints portant sur la compréhension.
Donc, l'assimilation de l'acte de lire au seul décodage revient à l'amputer de ce qui constitue la culture préalable du lecteur qui se construit progressivement dans son environnement immédiat puis scolaire.
Ainsi, dans cette perspective, énoncer les compétences à acquérir par un apprenti lecteur nécessitait d'énoncer toutes les combinaisons graphèmes/phonèmes, mais surtout, au delà du décodage, de vérifier la connaissance d'un corpus prédéterminé de mots et pour chacun une ou plusieurs de ses significations, par niveau de classe.
Mais la lecture fait aussi appel à un certain nombre d'opérations mentales spécifiques dont il convient de mesurer l'acuité : l'accès à l'abstraction, l'anticipation.
Lorsqu'on lit, on ne procède pas au décodage complet du mot, on prélève des indices, on anticipe une signification à partir des significations possibles dont nous disposons en mémoire. Pour cela on procède aussi à des comparaisons à la fois de graphèmes, de phonèmes et de significations conjointement.
Lorsqu'on effectue une inférence sur une signification ou un ensemble de significations sur un mot ou une phrase par exemple, on effectue des comparaisons pour accéder à la signification la plus juste, ce que permet notre mémoire phonémique, c'est-à-dire notre culture du sujet.
Toutes ces opérations mentales son interdépendantes et en même temps font appel à la culture du sujet. Ainsi, un bon lecteur de romans qui n'aurait jamais lu une revue technique automobile serait certes capable d'oraliser le texte - le lire à haute voix - sans pour autant le comprendre et encore moins mener une action à partir de cette revue.
La nature des supports de lecture est donc déterminante et constitue un élément essentiel de la compétence.
On voit ici combien la description des compétences fines, nécessaires à l'acte de lire est une tâche impossible, car toutes sont en interaction et constituent une grande quantité de variables qui, isolées, ne peuvent constituer un élément déterminant de l'acte de lire.
Inutile de dire que nous ne menâmes jamais à bien cette ambition de décrire avec précision les compétences de l'apprenti lecteur.
Aujourd'hui, je pense qu'une vision réductrice de la compétence guette tout observateur qui cherche à l'évaluer sérieusement.
Au contraire de la performance, qui est une action efficiente dans une situation donnée, la compétence n'est qu'un potentiel d'actions efficientes dans un ensemble de situations ou contextes.
La compétence est une hypothèse intellectuelle sur les savoirs dont la combinaison dynamique permet l'activité et la dimension comportementale - évoquée à travers la notion de savoir-être - dans le cadre de référentiels de compétences. Elle reste fragile face à l'imprévu qui demande alors, de surcroît, des capacités d'adaptation hors de tout cadre préétabli. Après tout, nous connaissons tous des étudiants brillants qui perdent leurs moyens en situation d'examen !
UNE CHAÎNE DE SAVOIR
Sans aborder la question des émotions, face à des compétences complexes, on se heurte aussi aux savoirs antérieurs accumulés par le sujet apprenant. Lorsque j'étais enseignant-chercheur, je fus responsable d'une convention passée entre mon université et le centre de formation des cadres de santé de l'hôpital Sainte-Anne, à Paris. Ces étudiants étaient majoritairement des formateurs en Institut de formation en soins infirmiers et nous leurs dispensions des cours leur permettant d'acquérir, en plus de leur diplôme de Cadre de santé, un Master 1 et un Master 2 en sciences de l'éducation.
Durant nos échanges, très souvent, ces formateurs me firent part d'une difficulté qu'ils rencontraient face à leurs élèves-infirmiers qui n'arrivaient pas à effectuer des dosages suite à une prescription médicale. Ainsi, ces étudiants étaient-ils démunis lorsque par exemple, ils devaient prendre 10% du contenu d'un flacon de 50cl. Les formateurs avaient beau leur expliquer qu'il suffisait de diviser la valeur du flacon par 100 et la multiplier par 10. Malgré cette procédure élémentaire, une fois le calcul expliqué, certains commettaient des erreurs qui pouvaient mettre en échec une compétence spécifique qui consiste à appliquer scrupuleusement une prescription médicale.
Une des explications de cette difficulté est que ces étudiants avaient connaissance d'une technique opératoire qui consiste à prendre le pourcentage d'une valeur sans pour autant comprendre le sens de cette opération qui est beaucoup plus vaste et constitue la base de notre système de calcul.
Nous calculons en base 10.
Autrement dit, les unités, les dizaines, et les centaines sont proportionnelles les unes aux autres et correspondent à une valeur fois 10 de l'unité précédente.
C'est ce qui organise nos différents systèmes de mesure de longueur, de poids, etc., mais aussi, plus généralement notre système métrique : c'est ce qui rend difficile, pour les enfants, la compréhension de l'usage d'une retenue dans une soustraction.
Pour prendre le pourcentage d'une valeur, il faut avoir intégré ce système de manière profonde et cette intégration se fait dès le plus jeune âge par des manipulations sur des jetons de couleur qui symbolisent les unités, les dizaines et les centaines.
Or, bon nombre des élèves-infirmiers effectuaient ces calculs à l'aide de calculatrices durant leur scolarité - incapables de le faire de tête ou avec un crayon et un papier - pour pallier non pas à un défaut de technique, mais à un défaut de compréhension de ce que la technique renvoyait comme signification.
On peut donc penser qu'enfants, ces étudiants ont insuffisamment manipulé des jetons de couleurs et leurs correspondances. Qu'on leur a trop vitre appris des techniques opératoires sans qu'ils en comprennent le sens.
Ici, la compétence est handicapée par un défaut de savoir qui s'inscrit très antérieurement dans la scolarité que seule l'observation immédiate de la compétence professionnelle ne permet pas de déceler. Ce petit exemple illustre combien les compétences professionnelles sont soumises aux savoirs antérieurs des sujets, inscrits dans leur expérience scolaire et sur lesquels le formateur a peu de prise.
Une constellation de savoirs de savoir-faire, de savoir-être constitue les fondements d'une compétence professionnelle, enfouis dans l'histoire de l'apprentissage d'un sujet.
ÉNONCIATION APPROXIMATIVE
L'énonciation de la compétence traduit-elle réellement une capacité d'action avérée dans le champ professionnel ?
Durant un autre moment de mon activité professionnelle, je fus formateur de directeurs d'établissements spécialisés. J'étais chargé d'évaluer les compétences de ces directeurs à partir d'un référentiel de compétences dans le cadre d'un examen national. À titre d'exemple, le référentiel de compétences destiné aux Directeurs d'établissements d'éducation adaptée et spécialisée (DDEEAS) - personnels d'encadrement de l'Éducation nationale française - se présentait de la manière suivante :
Missions, Activités, Compétences
1. Exerce et fait exercer une mission de ce service public en s'appuyant sur les valeurs fondamentales du système éducatif et sur l'éthique professionnelle.
1.1 Définit une politique de direction fondée sur une connaissance actualisée du système éducatif et de l'action sanitaire et sociale d'une part, de la spécificité des enfants et adolescents accueillis dans l'établissement, le service ou la section d'autre part.
Compétences
1.1.1 Connaître les politiques éducatives et d'action sociale, et la philosophie qui les sous-tend (politiques nationales, politiques européennes).
1.1.2 Identifier les caractéristiques de la population des enfants et jeunes accueillis.
On remarquera que les compétences 1.1.1 et 1.1.2 ne se situent absolument pas sur le même plan.
La première est d'ordre général. Que signifie "connaître" et jusqu'où ? Fait-il savoir à la fois la philosophie, les traductions politiques des mesures éducatives pour chacune des nations européennes ? Ceci fait appel à la connaissance des organigrammes, des seuils d'orientation, des dispositifs spécifiques en fonction de chacun des handicaps…
On voit assez vite qu'une telle compétence demeure dans les faits indéfinissables puisqu'il peut y avoir différents niveaux de connaissances selon les expériences individuelles et antérieures des postulants à la fonction de directeur. Du même coup, le formateur chargé d'évaluer cette connaissance est en premier lieu renvoyé à sa propre connaissance plus ou moins exhaustive et en second lieu à l'impossibilité d'évaluer une telle compétence impossible à maîtriser en totalité.
La seconde compétence est aussi imprécise.
Que signifie "identifier" les caractéristiques de la population ? S'agit-il de connaître les nosographies des pathologies de certains jeunes handicapés scolarisés, d'être simplement capable de les nommer, les décrire ? L'opérationnalité des connaissances attendues devient très aléatoire.
Bien qu'ayant l'air d'être structurantes d'une mission professionnelle, ces compétences sont floues et ne donnent aucun seuil de référence à celui qui est chargé de les évaluer, le laissant face à ses propres connaissances sur les domaines considérés. Ainsi, les formulations de certaines compétences pour des métiers complexes constituent un exercice intellectuel qui ne dit rien sur ce que doivent réellement faire les gens.
Au terme de ce court exposé, loin de moi l'idée de rejeter l'approche par les compétences. Cette approche permet d'interroger les finalités de l'acte éducatif, de tenter de mettre en lien ce que l'on enseigne et ce qui est demandé aux professionnels. En ce sens, elle organise l'apprentissage à partir des besoins sociaux.
Est-elle plus motivante ? J'avoue ne pas le savoir.
Pour autant, cette notion se heurte à la complexité. Celle de sa mise en œuvre tout d'abord. L'un des risques serait de vouloir effacer les aspérités qui font la richesse des parcours humains et les assujettir au dictat de l'activité lucrative.
Le second serait de laisser croire que tout savoir est un savoir d'action : on ne peut s'interroger sur la compétence professionnelle sans s'interroger sur les savoirs fondamentaux sans lesquels elle est impossible. Et d'ailleurs, la hiérarchie des savoirs risque alors de vouloir mettre sur la touche certains d'entre eux que l'on prétend peu opérationnels ou peu sollicités dans certains domaines professionnels.
Si nombre de travaux en sociologie, en psychologie sociale, en sciences de l'éducation ont produit des classifications, des définitions, des catégorisations de différentes compétences, ils se sont peu penchés sur l'explicitation précise d'une compétence spécifique avec les réseaux de savoirs mobilisés pour l'atteindre.
Enfin, et c'est sans doute le plus important, il reste à démontrer que les formations construites sur la base de référentiels comme c'est le cas pour nombre de métiers de l'enseignement et de la santé, forment des professionnels plus efficaces que ceux qui les ont précédés.
Et là, des recherches sont encore à mener.
Bibliographie
Caspar, P., Carré, P., coord.,Traité des sciences et techniques de la formation, Paris, Dunod, 1999.
Cellier, H., Lavallée, C., Difficultés de lecture : enseigner ou soigner, Paris, Puf, 2004.
Cellier, H., La démocratie d'apprentissage, Paris, L'Harmattan, coll. Savoir et formation, 2010.
Le Boterf, G., De la compétence, essai sur un attracteur étrange, Paris, Éditions d'organisations, 1995.
Le Boterf, G., Construire les compétences individuelles et collectives, Paris, Éditions d'organisations, 2000.
Ouzoulias, A., Le niveau de conscience phonologique est-il le meilleur prédicteur unique de la réussite dans l'apprentissage de la lecture ?, Forum RETZ, Paris, 7 mars 2001.
Hervé Cellier