Par Charif Majdalani
2017 - 03
Écrivain encore peu connue, passionnée depuis l'enfance par l'Afrique où elle se rend fréquemment et qu'elle connaît parfaitement, Annie Ferret, qui a déjà à son actif plusieurs recueils de nouvelles, vient de publier aux éditions Proximité de Yaoundé, au Cameroun, un très beau roman intitulé Des Villes et des hommes. Ce roman est constitué de trois récits distincts qui portent chacun en titre le nom d'une ville et celui d'un homme. Le premier se passe à Bamako, et raconte l'histoire de Abou, travailleur social converti en directeur d'une radio libre de la capitale du Mali et qui tombe follement amoureux d'Oumou, une femme à qui il laisse exploiter une petite buvette dans le hall de sa radio. Le second récit est celui de la vie d'Everett qui gère à Ouagadougou le café que son gendre français a acheté et dont il lui laisse la gérance. Le troisième récit raconte la vie de Bonaventure, un couturier de Lomé, et de sa femme Joséphine.
Trois récits sur des existences en apparence simples et banales mais qui atteignent d'autres dimensions, bien plus vastes, au fur et à mesure que l'on avance de l'une à l'autre. Dans le premier récit, Abou est confronté à la découverte de l'excision et tout ce qu'elle provoque comme misère chez les femmes. Tout en fondant sa conscience sociale, cette découverte le pousse à s'élever contre les traditions, dont il n'arrive pourtant pas à se défaire par ailleurs. Ballotté entre les obligations qu'imposent les règles ancestrales incarnées par son mariage avec sa première femme d'une part, et de l'autre son désir d'émancipation incarné par son amour pour Oumou, Abou vit dans l'hésitation et le doute, incapable de choisir entre deux mondes et deux conceptions de la vie. Dans le deuxième récit, Everett gère son bistrot en tanguant et tente d'échapper à sa condition par la boisson, parvenant à un degré d'éthylisme extraordinaire en buvant d'incroyables quantités de bière, boisson par laquelle il se détruit lentement mais dont il montre qu'il en maîtrise le dosage et peut en interrompre l'ingurgitation à tout instant. Ce qu'il fait un jour, pour en remontrer à son gendre Blanc, avant de renoncer lorsque Ouagadougou est noyée par le déluge, durant des mois de pluies diluviennes qui emportent une partie de la ville et ruine sa population. Devant ce spectacle de destruction qu'il ne pardonne pas aux puissances de la nature ni aux puissances économiques indifférentes au sort des miséreux, Everett revient à la bière, et procède à nouveau, par une sorte d'incroyable défi, à la méticuleuse destruction de son corps, par mimétisme avec le calvaire de sa ville natale. Dans le troisième récit, le sida semble devoir compromettre dès l'origine la relation d'amour de Bonaventure et de Joséphine. Sauf que c'est le contraire qui advient. Mariés en ayant conscience qu'ils seront toujours un couple à part et sans enfants, ce qui est une malédiction en Afrique, les deux personnages sont si amoureux l'un de l'autre qu'ils transcendent les difficultés et les peurs, même lorsque Joséphine tombe enceinte à cause d'un malencontreux trou dans le préservatif de son mari. Malgré la perspective d'un avenir sombre, la passion et la formidable tendresse qu'éprouvent l'un envers l'autre les deux amants semblent les libérer et leur donnent, malgré ou à cause de la maladie, une sorte de grâce miraculeuse et joyeuse dans un monde écrasé par les contraintes et les traditions.
Dans une écriture précise et néanmoins jouissive et savoureuse, pratiquant un savant jeu de montage de séquences temporelles, Annie Ferret fait dans ce livre la chronique de la vie quotidienne, foisonnante et bariolée malgré son dénuement et sa dureté, des villes africaines. Elle aborde aussi les problèmes d'une partie du continent noir aujourd'hui (excision, sida ou misère de la condition féminine), mais d'un même geste les dépasse, pour créer des destins individuels singuliers et romanesques à l'envi. Si Abou représente le type de la conscience déchirée, le devoir de sauver sa fille de l'excision et du mariage forcé finit par le sortir de son marasme intérieur. En transformant l'ivresse en moyen de révolte, Everet, lui, de pathétique finit par toucher à la démesure orgiaque. Quant à Bonaventure et Joséphine, beaux, joyeux et tragiques amoureux, ils pourraient figurer aux côtés des plus inoubliables parmi les couples de l'histoire de la littérature.
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mars 2017
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