Critiques

HUMANISME ET PSY : LA RUPTURE ? d'Albert Le Dorze L'Harmattan 2010

ALD, grand lecteur et penseur critique, nous a toujours proposé (dans le revue Psychiatries depuis trente ans) des lectures stimulantes et des morceaux choisis (d)étonnants, insolites, dérangeants, des rapprochements surprenants. C'est un empêcheur de penser en rond... décisif ?, un (r)éveilleur. Il a donc une grande utilité sociale, même si au temps de Socrate, on l'eut sans doute encouragé à siroter quelque cigüe discrètement versée dans un de ces grands crus qu'il affectionne tant et dont il gratifie ses amis (dont je m'honore de faire partie) venus le voir et s'entretenir avec lui dans son Morbihan.

Si Sloterdijk est bien un "nouveau Nietzsche"... ALD est quelque chose comme un Sloterdijk français (breton). Avec l'arrivée (l'installation en force) de Michel Onfray, on ne va pas s'ennuyer dans les années qui viennent... Mais pas rassurés pour autant. Pas du tout même ! Fascinant certes, Convaincant ? pas toujours, mais le veut-il lui-même ? Ou, autrement dit, que veux-t-il ?

Essayons d'y voir clair. Trions... dans l'ordre même de la lecture et de ses surprises ; il n'en manque pas.
ALD est contre le sens de l'histoire (avec F. Furet, p39); méfiant ou réservé sur les Droits de l'Homme (avec R. Debray, pp52-53); se méfie du Marxisme, qui est un "doctrinarisme" selon la formule de R. Aron, p56.

Il est admiratif de l'œuvre de H. Ey (pp72-73) mais un tantinet sceptique sur cette "théorie œcuménique qui tente d'une certaine manière de faire fusionner la carpe et le lapin" (p74).

Il est, bien sûr et comme tout le monde (le Pr M. Bourgeois excepté ? p79), désolé de la disparition de la clinique individuelle au profit du DSM et de l'EBM, mais constate (avec Monique Schneider, p80) que Freud ne pensait qu'en termes de mécanique, de calcul et sûrement pas par le biais d'un langage poétique" ; et que Lacan, déclarant que "le monde symbolique, c'est le monde de la machine" ("c'est la structure comme détachée de l'activité du sujet"), ne fera qu'aggraver la situation, sous le scintillement de ses formulations sybilines et pirouettes langagières (p80).

Il ne pense pas (avec Darwin, p92, puis Levi-Strauss, p103, J-M. Schaeffer, p100) que l'homme soit une exception parmi les êtres vivants. L'ontologie devient banalement biologique (p94). Donc pas de "force organisatrice", Lamarck, p92) ou de "dessein intelligent" (version chrétienne du lamarckisme, p94), de "point oméga" (Teilhard de Chardin).
La théorie de Ey, à notre avis, mériterait là plus d'attention et de considération : qui ne néglige pas le bios (on lui a même reproché son organicisme), qui pense que si l'animalité n'explique pas tout l'homme, elle le fonde quand même (comme disait Denis de Rougemont) et qui privilégie une "ontologie stratifiée des niveaux de l'être", prise dans Nicolaï Hartmann et qui satisfait aussi de grands physiologistes (comme Richard Jung).
Mais par paraphrase de ce que disait Ey de la schizophrénie, l'homme n'est pas au début mais à la fin. Inutile donc de sacraliser le génome au nom de la dignité humaine en s'interdisant la possibilité d'intervenir thérapeutiquement sur ce génome... alors que nous faisons, en parfaite bonne conscience, une démarche foncièrement de même nature (méliorisme) avec l'Education, après la naissance (p97). Exposé de la conception de l'"eugénisme libéral" d'Habermas (p98).

S'en suit l'exposé sympathisant des "nouvelles ontologies" (le mot n'est-il pas alors trop fort ?) de Nietzsche, Foucault, Sloterdijk, congédiant le concept d'Homme au profit de ceux, nietzschéens et foucaldiens de vie, de communauté des vivants (p99). "Dans le fond, plutôt que vouloir à tout prix un homme meilleur, il s'agit de le rendre plus heureux" (p100). Retour aux cavernes ?... avant l'homme de Lascaux, mon frère, le premier humaniste peut-être : cet idiot qui cultivait ses rhumatismes [son rhumatisme palindromique] en s'éreintant, dans l'humidité et la fumée, à peindre un plafond cabossé dans le noir... Pas pour être plus heureux, c'est évident, mais peut-être -déja- pour être meilleur.
Le concept traditionnel de l'homme serait raciste (Foucault) et "l'homme nouveau" serait à faire (Boris Groys) et rien ne devrait a priori être écarté pour ce faire : 2 organes sexuels, des yeux derrière la tête ou des ailes (sic), etc... Plus sartrien que J-P. Sartre dans son fantasme d'auto-engendrement, Groys pense que "ce qui importe, c'est la forme que je donne au contexte auquel je me compare et non l'apparence que j'ai et la chose que je suis" (pp106-107).

Suit (chap. IV, Douter de la raison) un long développement sur le masochisme et le "démon de la servitude", dont Dostoïevski a donné l'exemple. Difficile pour ALD de nier son pessimisme foncier (p114), repris de Freud lui-même : pessimisme ontologique (là le mot est justifié). Dire là que la Raison et les Lumières sont responsables d'Auschwitz, de la Shoah, d'Hiroshima, du Rwanda... parce que "les motifs idéaux conscients n'ont servi que de prétexte aux appétits destructeurs inconscients" (p115) paraît quand même très partial à certains et réducteur à d'autres. Les humanistes auraient négligé la question du Mal et surestimé la bonté et la perfectibilité de l'Homme. Voltaire pourtant n'ignorait pas le mal, mais réclamait la tolérance, l'égalité des droits et la justice, avant la problématique perfectibilité (condorcienne ?) et son maître Bayle croyait en la crédibilité d' "athées vertueux" (parmi lesquels je me range, en toute modestie... et sous réserve d'inventaire naturellement).
Enfin charger les "motifs idéaux conscients" de tous les maux, sans soumettre ces derniers à une analyse critique et à un jury d'honneur est dévaluer ou récuser d'emblée la raison, la conscience, les idéaux, etc... et trouver, bien sûr, à la sortie ce qu'on y a mis à l'entrée ou omis d'y mettre. Ça n'est pas juste et chez certains, c'est franchement malhonnête.

Freudien, ALD dit que "jusqu'en 1920, une lecture progressiste, humaniste de Freud était sans doute possible"(p115), encore que sa conception antécédente de l'enfant pervers polymorphe n'était pas tellement conforme aux canons humanistes en vigueur. Avec l'introduction de la pulsion de mort (Thanatos), devenant pulsion de destruction, ça n'est plus possible (p117). Et à ce point de l'exposé, ALD semble bien parler en son nom propre, selon sa conviction : "Il y aurait une part d'abjection dans l'homme que l'humanisme ne pourrait ni contenir, ni à fortiori sublimer" (p118)
S'en suit un exposé fort intéressant de la pensée fort estimable de Kant sur le sujet, qui n'était d'ailleurs pas d'un optimisme sans mesure (p119), et le doute (pessimisme encore une fois) : "L'affirmation d'une corruption innée des hommes n'est-elle pas en contradiction avec l'idée d'un rétablissement par nos propres forces ?" (p119).
Après, ça se gâte avec le soupçon quasi délirant des penseurs critiques de l'Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer) pour qui le totalitarisme était déjà présent dans les Lumières (p121), la Raison ne pouvant mener qu'au nazisme (p124). Qui le croira ? Et que faudra-t-il enseigner à nos enfants ?
La délectation morose ne doit pas brouiller l'intellect. On ne saisit pas très bien pourquoi il faudrait croire sans plus d'examen que "l'homme n'existe pas" (p122) avec Foucault, Deleuze et Guattari et ne pas leur reconnaître une certaine responsabilité dans le champ de ruines de la "post-modernité" : ces post modernes qui (là le rapprochement est plus pertinent, p123) peuvent n'apparaître que comme de modernes "post-hitlériens".
Notons au passage la position ambigüe de Hegel : l'idée hégélienne de la Raison qui finit toujours par s'imposer entraînant paix (au prix de la guerre, tout de même !), prospérité, fin de l'Histoire, est battue en brèche par la réalité (le suicide collectif de l'Europe au XX siècle)(p124). A qui la faute ? A sa théorisation inadaptée, imprudente, illusoire, perverse ? ou aux hommes qui ne l'ont pas écouté, n'ont pas compris son message, etc... ? Là, la lecture de Karl Popper et de Glucksman (manquante ici, mais dont le bienheureux hasard de mes lectures m'a fait me nourrir dans mon propre ouvrage sur le sujet) est indispensable.
Page 126, opposition entre Nietzsche qui prédisait un bel avenir au Mal et l'humanisme existentialiste de Sartre, nettement plus optimiste.

On peut s'étonner que les antihumanistes et les "a-humanistes" (comme dit G. Steiner de Heidegger) aient tant besoin d'une image statique, figée, monochrome, non évolutive de l'humanisme pour mieux le discréditer puis le détruire. Ainsi, pourquoi penser que les humanistes ne puissent accepter l'idée d'une évolution du concept et de ses limites ? Et dès qu'on parle de limites, il y a problème : ça n'est pas nouveau, ni spécifique de l'humanisme.

Page 130, ALD laisse la parole à J-M. Benoît: "Il faut en finir avec l'humanisme et la morale de maître d'école". Réponse de Mounier (rappelée dans mon ouvrage).
Puis il interroge quelques poids lourds des sciences humaines : Canguilhem (p131), Lévi-Strauss (p132) qui parle de réintégrer la culture dans la nature, Marx (p133), Foucault (p134) et son éthique indolore de la liberté et esthétique de l'existence... on ne connait que trop. Lacan enfin (p141) qui (après l'avoir qualifié de "civilisateur") assassinerait H. Ey en enfonçant le clou : le Moi n'est pas à renforcer, il est à liquider ! Et d'ailleurs "Freud n'est pas un humaniste" !
Et (avec Pignarre, p143), il n'y aurait pas de convergence théorique allant de soi entre le lacanisme et le thesaurus psychiatrique français classique : ça ne serait qu'une manœuvre opportuniste pour se trouver des alliés dans le combat contre la biopsychiatrie et le DSM. Quant au médicament, tant honni par les ennemis du "Biopouvoir" normatif et réadaptatif, il ne faut pas oublier qu'il est une possibilité offerte au sujet de se reconstruire "selon ses propres normes" et pas nécessairement selon des normes sociales idéales (p150). Pas fou ALD...

Chap.VI : ALD revient sur (et résume) son précédent ouvrage sur un sujet qui l'intrigue beaucoup à l'évidence : le glissement de Mai 68 à la Post Modernité (Narcissisme et Moi triomphant), ses avatars, ses errances, ses impasses et son carnaval : le New-age, le Queer...
Variété et diversité de ses "sujets culturels" dans le chap.VII : avantages et inconvénients des Droits de l'Homme selon M. Gauchet, p172. La philosophie chinoise : son idéographie contre notre Logos.

Au chap.VIII, il est question d'une "éthique de la vulnérabilité", des déconstructeurs et transhumanistes... On repart un peu dans le trans-genre, la transgression, le diversitarisme, l'amoralité. On croise les "radicaux chics" (Badiou, Zizek, Christofferson) (p188) qui ne supportent pas les limites de la démocratie, attendent encore la "dictature du prolétariat" et appellent de tous leurs vœux une "terreur émancipatrice" (!?) [Faut-il les signaler aux RG ?]
In fine, ALD se rapproche de Lindenberg dans sa dénonciation des anti-Lumières, de Pelluchon rapportant la dignité de l'homme à sa vulnérabilité (p196). Mais à nouveau la figure ricanante de Foucault vient le troubler : la vulnérabilité est trop proche du masochisme [ça manque de distinction]. Et ce ne serait pas "éthique" de faire passer le souci des autres avant le souci de soi (p197) ! Il faut bien reconnaître, avoue ALD (p197) que l'aristocratisme de Foucault [et de Nietzsche plus encore] peut paraître très éloigné d'une éthique de la vulnérabilité.

Dans les 4 dernières pages, ALD qui semble estimer Habermas, partisan des Lumières, et Musil ; plutôt pour le cosmopolitisme que pour l'universalisme et les chimères de totalité... semble (enfin!) donner sa préférence "non pas pour un homme défini dans un monde défini, mais un homme qui, dès le commencement, serait né pour le changement dans un monde créé pour changer". Il est même question d'humanisme progressiste (p200) et de fraternité (p201)...

Robert-Michel PALEM

LES CAHIERS HENRI EY - N°27-28 AVRIL 2011 - P 409-416, avril 2011


Non, un homme qui tient ce langage ne saurait être totalement mauvais. Il est peut-être même des nôtres. Mais ne le lui dites-pas comme ça, ni tout de suite, vous risqueriez de l'effrayer. On a sa pudeur... D'autres (dont je ne suis pas) en feraient peut-être "un chrétien sans la Grâce" et penseraient : Sauvons-le avant qu'il ne soit trop tard ! Je ne suis pas sûr que ça lui ferait plaisir et que ce soit bien là ce qu'il attend de nous. Peut-être nous le dira-t-il un jour, dans un ouvrage à venir. En attendant il faut lire celui-là, c'est une nécessité. Pour savoir dans quels mondes et au milieu de quels écueils évolueront nos (petits) enfants.

Notes de fin

(1) Les mauvaises langues entendent par là : qui laisse les autres décider à sa place, quand ça l'embarrasse trop manifestement.
(2) C'est ce que pensait François Perrier, on s'en souvient, dont nous avions fait simultanément deux analyses séparées et complémentaires, déjà, il y a plus de vingt ans (in Psychiatries, n°54-55, 1983)
(3) Lire l'excellente préface de Claude Roy, ancien communiste, aux Souvenirs de la maison des morts.
(4) Freud pourra-t-il encore longtemps servir de preuve, d'excuse ou d'alibi...après les charges et remises en question récentes de M.Onfray, Van Rillaer, Borch-Jacobsen ?
(5) La guerre, disait Hegel d'une manière choquante, empêche les peuples de s'endormir comme le vent évite aux eaux de stagner (XII, 324-325) note Jacques D'Hondt, Hegel et l'hégélianisme, PUF 1982, p.93)
(6) POPPER (K.) : La société ouverte et ses ennemis. Hegel et Marx. (1962, 66 et 1979 au Seuil à Paris). 256p.
(7) Les maîtres penseurs, Grasset 1978, 165-187.
(8) La psychiatrie est-elle encore un humanisme ? L'Harmattan. Coll.Trouvailles et retrouvailles 2010.
(9) L'humanisme, c'est "…une doctrine qui rend la vie humaine possible " résume fort bien Sartre [L'existentialisme est un humanisme. Nagel, Paris, 1946, p.12]
(10) En 1951: Dire qu'il n'y a pas de nature humaine n'est pas sans conséquences sérieuses : "Pour les uns, cela se traduit : tout est possible à l'homme, et ils retrouvent un espoir. Pour d'autres : tout est permis à l'homme, et ils lâchent toute bride. Pour d'autres enfin : tout est permis sur l'homme, et nous voilà à Buchenwald"
(11) C'est ce que recherche et prône aussi Daniel Dennett, "naturaliste" et fonctionnaliste (pp20, 30) dans un livre qu'ALD n'apprécie pourtant pas tellement: "De beaux rêves. Obstacles philosophiques à une science de la conscience"
(12) L'homme sans qualités (1931-33)

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