Critiques

LA POLITISATION DE L'ORDRE SEXUEL - Dr ALBERT LE DORZE - Psychanalyse et civilisations - L'Harmattan, 2009 -

La réflexion à laquelle Albert Le Dorze nous convie est d'une grande richesse et concerne le psychiatre pour qui - en principe et jusqu'à nouvel ordre - les notions de vie affective, d'identité, de sexualité sont essentielles, comme cruciaux le rapport de la personne au groupe social et le problème de sa liberté. Le thème de la sexualité est évidemment nodal car l'affectivité anime notre vie, la dirige, nous constitue comme être humain : amour, éros et agapè. Cet amour qui n'est pas une cognition, quand bien même Pascal le rapprocherait de l'intelligence : si la cognition nous permet de mener les choses, l'amour, lui, nous mène par le bout du nez !

Le terme de Queer désigne à l'origine une injure adressée aux homosexuels aux États-Unis équivalent à "pédale", "sale pédé ". Les homosexuels se sont appropriés le mot en construisant un mouvement de revendication. Leur pensée est une contestation d'un ordre sexuel fondé sur l'hétérosexualité, le mariage, la procréation ; car pour eux, cela n'est qu'établi, ne procède pas de données naturelles, mais de constructions créées à des périodes historiques données et liées à une volonté de pouvoir et de normalisation dont les raisons ne plongent jamais dans les grands sentiments. Sous le régime nazi, 10 000 homosexuels ont été déportés dans les camps de concentration pour "délit de moralité ", étiquetés du triangle rose ; quarante pour cent survécurent.

Ainsi que le note l'auteur, l'essor de la psychiatrie scientifique de la fin du dix-neuvième siècle a eu pour conséquence l'inclusion de la perversion dans le champ médical. L'homosexualité, le transsexualisme, le fétichisme quittaient le monde des particularités et des débauches pour devenir des maladies psychiatriques à étudier scientifiquement et à soigner. La psychanalyse, dont l'idéal d'hétérosexualité rassemblant les pulsions partielles sous le primat du génital crée chez les Queer un prurit tenace ; d'autant que l'homosexualité y est inscrite comme perversion et associée à un mécanisme psychique - le déni - proche de celui qui opère de manière plus radicale dans la psychose.

Dans les prémices de sa réflexion, Albert Le Dorze s'appuie sur la lecture de textes, parmi lesquels la philosophie de Michel Foucault tient une grande place ; il y parait essentiel de différencier ce que nous pensons et les discours qui articulent cette pensée et de nous livrer à une ontologie critique de nous mêmes. "Le corps machine sous la coupe de l'anatomopolitique " évoqué par l'auteur nous rappelle le "corps su" que Paul Valéry oppose au "corps vu" et au "corps vécu". Le corps su est le monde des organes, tissus, immuable, invariable, ayant sans doute peu évolué depuis Homo sapiens sapiens. Comment un savoir du corps su peut-il se transposer en un savoir du corps vécu, en une science, en une vérité du sexuel ? La question se pose. Le concept de nature peut s'avérer quant à lui redoutable : que XY "testostéronise", fasse gonfler les muscles et transforme les joues poupines en éminences pilleuses, quoi de plus naturel ; que ceci confère un rôle, une posture, n'a rien à voir avec la notion de nature, n'a avec elle que des liens extorqués, falsifiés. La nature : au début du vingtième siècle, la psychiatrie séparait le bon grain de la sexualité naturelle de l'ivraie des pratiques contre nature ; mais, comme l'a indiqué Georges Lanteri-Laura (Lecture des perversions. Histoire de leur appropriation médicale, éditions Masson, 1979), le concept de structure perverse a, quarante ans après Dupré, le même office que celui de constitution. La diversité clinique des perversions cataloguées exemplairement par Richard von Krafft-Ebing nous interroge : quoi de commun, en effet, entre l'exhibitionniste furtif et le sadique meurtrier; le frotteur et le nécrophile ? L'unité de structure n'éclaire en rien la diversité des troubles. La médicalisation, la naturalisation du sexuel ne vont pas de soi.

Et si en privilégiant le concept de vie à celui d'homme, la nature humaine était-elle modifiable ? La vie est-elle évolution et la nature humaine est-elle perfectible en s'appuyant au besoin sur les biotechnologies ? (Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, éditions Mille et Une Nuits, 2000). À la suite de Ruwen Ogien (Ethique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes, éditions Gallimard, 2007), il importe de se méfier des moralismes d'État ou du plus grand nombre. Jusqu'où la modification de notre être psycho-corporel est-elle envisageable ? Albert Le Dorze nous ouvre à l'univers vertigineux du cyborg, mi-homme, mi-machine, capable à l'extrême de dialoguer avec son cerveau par "BrainTv" et muscler certaines zones d'activité cérébrales : il n'est pas assuré que notre cerveau soit toujours un agréable compagnon, même en "forçant"| sur le rhinencéphale !

La politisation de l'ordre sexuel s'exerce sur ce qu'elle juge de désordre. Au chapitre du transsexualisme, l'auteur nous guide depuis Robert Stoller (l'identité de genre) jusqu'à Catherine Millot (le hors sexe), et en expliquant ses propres thèses à travers les arcanes de l'Oedipe, de la castration, du narcissisme, du clivage, dans les conceptions psychanalytiques qu'il confronte à la perspective purement biologique du trouble. Le féminisme nous rappelle que la politique est une histoire d'homme et que l'histoire elle-même est bien souvent écrite par les hommes. Le rôle assigné à la femme, proche de la nature, plus côté cœur que côté raison - Paul Pierre Broca, c'est hier, voyait dans la taille plus petite de son cerveau l'indice d'une intelligence inférieure à celle de l'homme - a été longtemps et exclusivement celui de la mère. Dans la religion catholique, Marie est vierge et mère. Quant au plaisir, il est, dans le catholicisme, étroitement lié a la fécondation en vertu de la loi morale naturelle. Cependant, s'il s'agissait de nature, le Tout-puissant - qui n'est pas étranger à la création des zones érogènes - aurait inventé un système biologique réduisant le plaisir aux moments de procréation, et en dehors : tintin ! La laïcité a emprunté au religieux ce familiarisme procréateur, et, l'utérus, privé et domestique (domestiqué ?) est devenu national. Le mariage a été longtemps une institution patriarcale : le père chef de famille, la mère génitrice - et les enfants seront bien gardés -. L'éveil des femmes à une sexualité détachée de la procréation et tournée vers leur propre désir, l'organisation familiale autour des enfants, ont fait vaciller la position paternelle Procréation maîtrisée, mais aussi procréation médicalement assistée nous conduisent à des réflexions sur la génétique, le diagnostic préimplantatoire, la question du mariage homosexuel et du droit à l'enfant. Le corps n'est entré que récemment en philosophie, souligne l'auteur et pourtant, sans lui, comme le note Paul Valéry l'esprit ne ferait que des théories et des calembours.

Les théories queers peuvent nous surprendre, nous paraître relever de l'outrance, de la provocation, voire des neuroleptiques, mais leur effet de "tamponnade" ne peut susciter, et ce n'est pas leur moindre mérite, des questions sur la démocratie, les cultures minoritaires, la famille, l'identité.

L'ouvrage de Albert Le Dorze nous touche car son thème vit à la confluence - bouillonnante - du politique, du philosophique, du psychiatrique, du psychanalytique, du religieux, avec, omniprésente, la question de la liberté. Il nous touche, car la matière périlleuse dont il traite aurait pu maintes fois échouer, sombrer sans le talent du capitaine ; sans la qualité de la réflexion menée avec finesse et passion (passionnants développements sur le handicap, le soin, la justice) sans la générosité - l'ouvrage fourmille de références - partageant éclairs et perplexités.

J-C. Grulier - Psychiatre à Brest

LA LETTRE DE PSYCHIATRIE FRANÇAISE - LIVRES EN IMPRESSIONS - N°195. NOVEMBRE 2010 - P 18-19, novembre 2010


Être le médecin de nous-mêmes, voilà, à la suite de Michel Foucault, ce que l'auteur recommande ; si le médecin de moi-même demande au malade de moi-même "Alors, la "politisation de l'ordre sexuel", ça te chatouille ou ça te gratouille ?". Le malade de moi-même répondra "Ça me chatouille un peu mais ça me gratouille, assurément ".

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