Ce document a été retrouvé dans les Archives de Dominique-Joseph Garat, ancien Ambassadeur du Directoire à Naples.
Voir Maurice Mauviel : La postérité de Dominique-Joseph Garat (et de la postérité des "Idéologues" en général), Actes du Colloque International : Idéologie-Grammaire Générale-Ecoles Centrales, 29 mars-2 avril 2001 (Château de Hohentübingen, Tübingen), Berlin, Frei Universität, 2008, pp.309-346. Actes du Colloque intégralement en ligne (gratuit), également sur www.mauricemauviel.eu
Garat s'adresse à l'un des Directeurs. Nous sommes sous le Second Directoire, après le 17 Fructidor an V, 3-4 septembre 1797. Il assure alors le Pouvoir exécutif à Paris. Le texte est postérieur au 18 octobre 1797 puisqu'il est fait allusion à la fin du texte au traité de Campo-Formio.
Garat, comme son ami Pierre-Louis Ginguené, a toujours défendu les opprimés, les libertés et les langues menacées par la Révolution (Italien, basque, néerlandais…)
Lettre de Dominique-Joseph Garat à un membre du Directoire à Paris
La Nation Française a appelé elle même les Italiens à la Liberté et à l'Indépendance. Cette invitation, cimentée par le sang de tant de Patriotes Italiens, renfermait la promesse de faire le bonheur de leur Patrie.Les revers soufferts par les Français ont été une expiation sanglante de l'oubli qu'on a fait de cette promesse.
La Justice et le Bonheur de la France exigent qu'on l'accomplisse puisqu'il en est encore tems.
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Citoyen Directeur
L'assurance de l'intérêt que vous prenez au sort de la malheureuse Italie, a apporté quelque consolation dans mon cœur alarmé par l'aspect des maux aux quels ce Pays serait de nouveau exposé si le Gouvernement Français ne prend pas une détermination fixe à son égard.
Le système incertain et incohérent qu'on y a suivi jusqu'à l'invasion des Austro-Russes a été une des causes principales des revers que l'Armée Française a soufferts et des maux dont l'Italie fut la victime.
Après avoir expulsé les rois, on aurait pu former de ce pays favorisé par la Nature un corps respectable et digne d'entrer en lice, avec ses libérateurs, contre les tyrans du Nord : on aurait du encourager vivement les Italiens dans leur nouvelle carrière et leur inspirer cette confiance qui attache les Peuples par les liens indissolubles d'une Amitié sincère. La France aurait tiré de cette conduite des avantages réels et immenses : les sacrifices que les circonstances auraient commandés aux Italiens auraient été volontaires et auraient tourné au profit de la grande Cause.
Au contraire l'expulsion des rois ne fut pour l'Italie que le signal du pillage et des concussions de toute espèce : On affecta le mépris le plus révoltant pour les Gouvernemens Républicains qu'on y établit : on laissa indécis le sort d'une partie de ces Peuples qui étaient gouvernés arbitrairement par des Commissaires qui leur fesaient regretter leurs rois. Enfin on ôta toute la force physique et morale à ces petits - états qu'on avait isolés désormais, et qui furent rendus incapables de résister un seul moment aux barbares du Nord.
Le Gouvernement actuel de la France trop juste et trop éclairé ne permettra pas le retour de ce système. L'Intérêt de la Nation Française est d'avoir du côté de l'Italie un rempart fort et vigoureux entr'elle et l'Autriche. Sa gloire exige que les peuples qu'elle a assurés de son amitié soient vraiment heureux. La Justice et la Morale veulent que les droits reconnus imprescriptibles par les Français le soient aussi pour les Peuples qu'ils ont eux mêmes délivrés de l'esclavage.
L'accomplissement de toute cette théorie Lumineuse est dans la déclaration solennelle de l'Indépendance des Peuples Italiens et dans la Liberté que la France leur accordera de se donner la forme de Gouvernement qu'ils jugeront la plus convenable à leur bonheur.
Alors les Italiens, persuadés de la sincérité de l'Amitié que la République Française professe pour leur Nation, s'empresseront de lui témoigner toute leur [ligne manquante]. Persuadés également d'avoir une Patrie, ils tourneront tous leurs efforts à lui donner une existence solide et une force non précaire. Alors enfin l'Italie, désormais Nation et Libre, aura un seul Gouvernement, un seul Code, une seule Armée capable de faire respecter au Nord sa Liberté et son Indépendance.
Les avantages qui reviendraient à la Cause de la Liberté en général, et à la France en particulier par l'établissement de la République Italique sont trop manifestes. Une prépondérance absolue dans le système politique de l'Europe : une garantie sûre contre les attaques de l'Autriche et contre le retour du fanatisme et de la superstition. Un pas de géant vers une paix solide et durable : Tels sont les principaux avantages que la France peut se procurer par un seul acte de sa volonté.
L'intérêt du moment ne doit pas régler la politique de la République Française. Elle est faite pour maîtriser les évènements : Elle doit faire servir le présent à assurer les succès de l'avenir.
On craint, dit-on de refroidir l'Espagne dans son alliance avec la Nation Française. On craint de lui faire un ennemi dans le roi de Prusse !....
Le roi d'Espagne est trop avancé dans le parti qu'il a pris pour la France, pour pouvoir se retirer avec honneur : La paix d'ailleurs dont il jouit dans ses états et qui serait troublée par sa rupture avec la France le retiendra dans son Alliance salutaire. Dugoumier lui a prouvé qu'il est plus facile aux Républicains de révolutionner l'Espagne qu'à elle de détruire la République.
La France est au surplus la seule Puissance qui puisse lui assurer la conquête de Gibraltar et du Portugal, et sauver ses établissements en Amérique.
[Ligne manquante]
L'ambition de l'Autriche et de la Russie ne laisserait pas exister un moment le seul frein qu'elle aurait encore à la Domination universelle de l'Europe. D'ailleurs quel intérêt peut-il avoir à s'opposer à l'établissement de la République Italique ? N'étant ni en contact ni en relation directe avec elle, il n'a rien à craindre de son influence. Enfin son but principal doit être d'affaiblir l'Autriche, de la forcer à renoncer à son alliance avec la Russie et d'établir lui même sa prépondérance dans l'Empire. La Silésie qui lui reviendrait toute entière : un établissement pour le Prince d'Orange en Allemagne, sont les fruits qu'il pourrait tirer de son dévouement à la cause de la France et les dédommagements qu'il aurait pour sa condescendance à l'égard de l'Italie.
Il est d'ailleurs en politique un principe incontestable. Que l'événement justifie souvent les mesures aux quelles on pourrait s'opposer d'avance. = Lorsque la France, suivant les principes de la Justice qu'elle doit aux Italiens et de l'intérêt réel de sa conservation et de son bien être, aura fait de l'Italie une seule République et doublé ainsi ses forces, les oppositions des autres Puissances cesseront d'elles mêmes. L'exemple d'une République fondée sur les débris de tant de trônes retiendra même ces Puissances dans le respect puisque ce sera le seul moyen d'échapper aux mêmes Destinées.
L'Histoire doit avoir appris à ces Puissances que lorsqu'une Nation grande, forte, magnanime s'élève au milieu de l'esclavage universel des Peuples, le seul moyen d'échapper à son influence et de s'en procurer l'amitié et de la conserver fidellement.
Elle doit même leur avoir appris que l'Italie divisée en tant de petits - états fut toujours la pomme de discorde qui [phrase manquante]… source dans ces contrées ou pour ces contrées. Il est tems d'ôter du milieu des Nations cette calamité publique, et le seul moyen de la déraciner entièrement est d'y établir une Puissance unique qui ne se prête plus aux différentes tergiversations des cabinets étrangers et qui ait une existence propre à défendre.
Le véritable intérêt des Puissances alliées de la France n'est donc pas de s'opposer à l'établissement de la République Italique. La gloire et l'intérêt de la Rép. Française lui commandent de la créer. Ceux qu'une politique rétrécie et minutieuse a rendu très craintifs sur l'adoption des moindres idées contraires ou supérieures à l'ancienne routine des cabinets de l'europe, ont éloigné ce projet en imaginant qu'il s'opposerait à la conclusion d'une paix avec l'Autriche, et qu'en dernière analyse il ne ferait que donner une Rivale à la France.
La versatilité reconnue du Cabinet de Vienne, la mauvaise foi qu'il apporte à l'exécution du traité simulé et éphémère de Campo - Formio, l'insulte faite à Vienne à l'Ambassadeur Bernadotte, l'assassinat des Députés Français au Congrès illusoire de Rastadt et plus de tout encore les déclarations non équivoques de Pitt et de Paul 1er sur le véritable but de la coalition et de la guerre, c'est à dire la destruction de tout Gouvernement Démocratique, ne permettent plus à la France d'espérer une paix sincère avec l'Autriche si les succès de la guerre ne la mettent pas à portée de la dicter elle même et d'imposer à son ennemie les conditions qu'elle croira indispensables pour en garantir la durée.
Or de toutes ces conditions, celle qui est la plus utile à la France, au système Républicain et à la paix de l'Europe, est sans contredit l'expulsion de l'Autriche de l'Italie, puisque c'est de là qu'elle étendait son influence sur le reste de l'Europe et bouleversait la paix du continent lorsqu'elle le jugeait avantageux à ses projets ambitieux.
Lorsque l'Autriche qui dans sa première guerre contre la République Française a perdu la Belgique et a fait des vains efforts pour la reconquérir, verra que la seconde guerre va lui enlever l'Italie pour jamais et qu'une Puissance capable de la faire trembler pour le reste de ses états va s'y établir, l'Autriche n'aura d'autre ressource que de réclamer la paix, et cette paix, une fois faite, elle sera obligée de la maintenir.
Bien loin donc que l'établissement de la République Italique puisse se regarder comme un obstacle à la paix avec l'Autriche, il en est au contraire le moyen et la sauvegarde.
Il ne faut pas de grands argumens pour prouver que la crainte de créer une Rivale à la France est une crainte chimérique et puérile.
Les anciennes Républiques étaient les rivales les unes des autres parce que la diversité des principes, la forme différente de Gouvernement, l'aristocratie des Gouvernans, la divergeance des intérêts politiques et de commerce, l'esprit de domination enfin les fesait sortir de leur véritable caractère.
Mais à présent que les véritables droits de l'homme en Société forment la base de tous les Codes Républicains, qu'une forme de Gouvernement Représentatif est partout adoptée, que la nécessité de fixer des bornes aux territoires respectifs est reconnue et la liberté de commerce respectée, les Républiques ne peuvent plus rivaliser que d'amitié et de confiance car leur intérêt commun est de se réunir contre les tyrans qui voudraient les détruire, et de serrer de plus en plus les nœuds de la fraternité qui les lient.
D'ailleurs trente-deux millions d'hommes qui composent la République Française auraient-ils à craindre la République Italique qui, à une population presque de la moitié, ne réunit pas tous les autres avantages d'un Peuple depuis long tems réuni en une seule famille, belliqueux par habitude et fier de ses victoires ?
Il est vrai que si la France établissait dans l'Italie plusieurs Républiques, ou si, renonçant à ses limites naturelles, elle voulait réunir à ses états une portion de territoire Subalpin, on pourrait prévoir des germes de discorde entre les Italiens et les Français. Car, dans le premier cas les froissements continuels de ces diverses Républiques, la facilité avec laquelle les Puissances confinantes pourrait les diviser entr'elles et en détacher une partie de leur dévouement à la France, ameneraient tôt ou tard la dissention et la guerre. Dans le second cas, de même, on peut prévoir que les Italiens, choqués par l'occupation d'une partie de leur sol qui, quoique réuni à la France, ne cesserait pas d'être Italien, saisiraient la première occasion, non pour passer les Alpes et porter la guerre en France, mais pour établir des limites plus naturelles et reconquérir leur domaine.
Hors de ces deux cas, il n'est pas possible de prévoir une source de guerre entre les deux Républiques : et l'établissement de la République Italique telle qu'on la conçoit par sa dénomination et par sa configuration géographique, est fait pour les prévenir tous les deux.
La seule rivalité qui s'établirait entre ces deux Nations serait celle du progrès dans les sciences et dans les arts, du perfectionnement de l'esprit humain et du grand art de gouverner les Hommes. Rivalité qui tournerait au profit du Genre humain et à la gloire et au bonheur réciproque de la France et de l'Italie.
J'ose me flatter, Citoyen Directeur, que mes opinions seront à tous ces égards conformes aux sentimens que vous nourrissez, et aux véritables intérêts de la Nation Juste et Généreuse qui doit affranchir l'Italie. Mais je ne puis comprendre comment on n'ait rien fait jusqu'à présent pour assurer les Italiens qu'elles formeront désormais la base de la conduite de la France à leur égard.
La majorité des Italiens, fatiguée de la tyrannie de ses Despotes, a embrassé avec enthousiasme la cause de la Liberté espérant d'y trouver le bonheur et l'accomplissement des grands principes proclamés par la France. Leur espérance se dissipa peu à peu, grâce aux manœuvres des traîtres et des soudoyés de Pitt qui les forcèrent de souhaiter de nouveau leurs anciens maîtres.
Heureusement la conduite des Austro - Russes à fait voir aux Italiens que les rois ne pensent à rien moins qu'à leur bonheur et qu'ils ne doivent s'attendre de leur part qu'au plus affreux esclavage. Le Désir de bien être, si naturel à l'homme, doit donc les porter de nouveau vers la Liberté dans le cas qu'ils puissent espérer de jouir réellement de ses bienfaits.
L'intérêt de la France est donc de leur donner les plus grandes assurances à cet égard et de les leur donner sans différer pour les décider au plus tôt sur le parti qu'ils doivent prendre et les rattacher à sa cause.
Le cœur, l'esprit même des hommes n'est jamais si facile à gagner que quand il est combattu par des sentimens ou des idées qui se balancent et s'entre - choquent.
C'est alors qu'on le tourne, qu'on le domine, et qu'on le fléchit pour jamais avec les armes de la raison et de la justice.
Comment douter en effet qu'en présentant à l'esprit des Italiens, tourmenté par l'idée affreuse du passé, la perspective d'un avenir agréable et heureux, en échauffant leurs cœurs, aigris par les horreurs dont ils furent la proie, par une douce espérance de les voir réparés, on ne parvienne pas bientôt à les rappeler à la Liberté et à l'Amitié de la République Française ?
Comment douter que ce ne soit là le moyen le plus sûr pour les décider à regarder les Austro-Russes et leurs anciens tyrans, comme leurs seuls et irréconciliables ennemis ?
Considérée sous ce point de vue, la Déclaration de l'Indépendance et de la Liberté de l'Italie n'est pas seulement un moyen d'assurer à la France une alliée sincère et fidelle pour l'avenir, mais elle est aussi un moyen sur de lui rendre plus aisée, dès à présent, la Victoire.
Assurés de leur sort, fiers des destinées aux quelles la France les appellerait, jaloux de relever la dignité de leur Nation foulée aux pieds depuis tant de siècles par des rois étrangers, les Italiens accourraient aux armes, s'empresseraient de réunir leurs efforts à ceux des Français et de se montrer dignes de la Liberté.
Si au contraire le Gouvernement Français ne déclarait aucune volonté à l'égard de l'Italie, si ses habitans étaient encore forcés de craindre le retour du système qui les a rendu si malheureux : Si le doute affreux de se battre pour la liberté d'autrui et de se sacrifier pour une Nation aux intérêts de la quelle ils pourraient être un jour lâchement vendus, pouvait encore entrer dans leurs cœurs, comment espérer qu'ils épousent ardemment la cause de la Liberté et qu'ils veuillent se dévouer pour elle ?
Créez nous une Patrie, diraient-il à ceux qui les exciteraient aux armes, érigez nous en Nation indépendante et libre, faites nous participer aux bienfaits de l'égalité, montrez nous un but digne de nos soins et de nos sacrifices, et nous ferons tous nos efforts pour l'atteindre.
Citoyen Directeur !...Ils ont tres bien prévu ce langage ceux qui ont proposé au Sénat Français de déclarer l'Indépendance et la Liberté de l'Italie dans le tems même où celle-ci semblait condamnée sans ressource à gémir sous l'esclavage… Ils l'ont prévu et ils ont proposé un décret digne de la Grande - Rivale de Carthage.
Rome étonna l'Africain en disposant du terrain où il était campé. La France aurait étonné l'Europe et jeté l'allarme et la crainte dans le cœur des Coalisés en déclarant l'indépendance d'une Nation qu'ils tenaient dans les fers.
On a cru cependant que cette déclaration aurait pu paraître prématurée et illusoire : on a voulu y suppléer par des proclamations des Généraux expédiés en Italie, et on a réservé la décision de son sort aux premiers succès des Armées Françaises.
Je n'examinerai pas jusqu'à quel point la crainte d'entraîner la Nation Française dans une démarche prématurée et illusoire pouvait être fondée. Il est sur que la France n'avait pas plus d'efforts à faire pour sauver l'Italie que pour se sauver elle même, et, qu'en présentant au Peuple Français la déclaration de la Liberté Italienne comme une mesure nécessaire pour le sauver lui même, elle aurait du s'attirer l'approbation des amis de la Liberté et de la République.
Quoiqu'il en soit la demi-mesure qu'on adopta de faire entrevoir aux Italiens leurs destinées par des proclamations des Généraux, n'a produit et ne produira jamais l'effet que la France aurait désiré. Depuis long tems les Italiens sont en garde contre les proclamations qu'une triste expérience leur a fait connaitre insuffisantes à fixer irrévocablement leurs destinées. Le sort des Vénitiens appelés à la Liberté et cédés ensuite à l'Autriche a ôté toute la confiance dans ces proclamations trompeuses.
Un acte du Gouvernement est nécessaire pour assurer les Italiens de la volonté de la Nation Française et pour leur inspirer cette confiance qui commande et rend faciles tous les sacrifices.
La Victoire s'est de nouveau déclarée pour la Liberté et pour la Justice. Les succès de l'armée d'Helvétie en annoncent des plus grands en Italie. Les Autrichiens ne l'occuperont pas pour long tems. Le moment est donc venu de penser sérieusement à ses nouvelles destinées et de la soustraire à l'incertitude funeste de son sort.
Le Corps Législatif parait disposé à saisir avec empressement les vues que le Directoire Exécutif lui présentera pour l'affranchissement des Italiens et pour assurer leur existence politique. La Nation Française est convaincue de cette grande vérité : que son existence et son bonheur sont étroitement liés à la Liberté et à l'Indépendance de l'Italie. =
Pourquoi retarder encore un acte que la Justice, la Liberté, l'Humanité réclament et que l'intérêt de la de la Nation Française exige ?
Citoyen Directeur !...Si, à l'entrée des Français en Italie, elle n'est pas proclamée Nation indépendante et libre, les traitres en abuseront encore et feront détester la liberté. Les Peuples ne feront aucun sacrifice volontaire et se révolteront contre la force qui voudrait les exiger. Les Patriotes, pour ne pas s'exposer à être regardés comme des traitres et à souffrir les funestes conséquences d'une nouvelle réaction, s'empresseront de se saisir des débris de leurs fortunes pour quitter un sol malheureux et funeste. Les Français isolés, détestés, en butte à l'aristocratie et au fanatisme, n'auront de ressource que dans la force… et le sang des Italiens va couler encore !... Le sang de ceux qui par un seul acte de la volonté du Directoire pourraient être les amis et les frères des Français !...
L'Italie, après les dévastations causées par l'incursion des barbares, ne peut offrir par elle même que très peu de ressources à l'Armée Française. La rage de ces hordes terribles l'a même privée des moyens de subsistance pour la moitié de l'année. L'Aristocratie et le fanatisme, triomphans depuis quelques mois, y ont introduits mille abus funestes, mille absurdités incohérentes avec le système républicain.
Il est donc nécessaire d'y établir bientôt un Gouvernement vigoureux et investi d'un grand pouvoir qui ait les moyens de réparer aux désordres, de prévenir la disette, de contenir les dilapidateurs et les traîtres, de faire respecter son autorité et de pourvoir au bien-être des libérateurs de l'Italie.
Ce Gouvernement, dans la courte durée de l'hiver, doit avoir organisé l'Italie en Nation, présentée au Peuple une Constitution assortie à ses intérêts, armé cent mille Déffenseurs pour les opposer aux barbares du Nord dans le cas d'une nouvelle campagne, assurée enfin sur des bases solides l'existence et la dignité Nationale.
Les ressources qu'un tel Gouvernement pourrait encore tirer de l'Italie sont immenses et les Français seraient les premiers à en profiter si un système sagement combiné et uniforme sera établi dans toute l'Italie.
Mais si, en rentrant dans ce pays, on reproduit des Gouvernements provisoires dans toutes ses fractions, si on expose de nouveau ces gouvernemens au mépris des agents Français, et si on leur ôte tous les moyens de faire le bien, l'Italie sera toujours retenue dans sa nullité, les Français n'y trouveront aucune ressource, les Autro-Russes n'y rencontreront que peu d'ennemis à combattre, et la Nation entière sera exposée à de nouveaux malheurs.
Une funeste expérience a prouvé aux Italiens que l'autorité des Généraux en Chefs, quoique pures que leurs intentions puissent être, ne suffit pas à les rendre heureux. Leur plus grande attention doit se porter sur l'armée et le tems leur manque pour le reste. De la nécessité où ils se trouvent de s'en rapporter à des subalternes, Héros en bataille, mais peu exercés dans l'art difficile de gouverner les hommes, surtout en révolution, naissent mille malheurs et mille inconséquences.
Le plein pouvoir qu'on a conféré à des Commissaires Civils ou politiques n'a pu réparer à ce mal : au contraire, se trouvant bien souvent en opposition avec les Généraux, et presque toujours avec les Gouvernements Nationaux qu'ils voulaient asservir et dominer, il en est résulté une lutte de triple pouvoir qui fut funeste aux Italiens et aux Français mêmes.
La séparation des pouvoirs, la fixation de leurs limites respectives, chef d'œuvre en politique, est très difficile lorsqu'ils se trouvent composés d'éléments hétérogènes et faciles à se heurter.
Si donc le Gouvernement Français veut réellement la Liberté et le bonheur de l'Italie : S'il veut profiter promptement et sans secousses des ressources qu'elle offre encore, il parait que le moyen le plus propre est de préparer en France l'organisation d'un Gouvernement Italique Provisoire qui soit chargé de suivre les mouvemens de l'armée jusqu'à ce qu'il puisse parvenir à l'endroit où il voudra s'établir.
Ses soins sur la route seront d'établir partout des autorités Républicaines qui correspondent directement avec lui, de prendre les renseignemens nécessaires sur l'état des différens Peuples, de préparer les moyens de réparer aux maux qu'ils souffrent, et de les appeller aux armes.
Les élémens pour composer ce Gouvernement, la France les trouvera dans les Patriotes de toute l'Italie qui sont réfugiés dans son sein, entre les quels il y a certainement des personnes capables de faire le bonheur de leur Patrie.
Pour les démêler d'entre le nombre des réfugiés, le Gouvernement Français n'aurait qu'à nommer une Personne qui ait la confiance réciproque des deux Nations et qui, par sa probité à toute épreuve, ses lumières et la connaissance du génie et des mœurs des Italiens soit en état de faire le bien de leur Nation.
Cet agent, destiné uniquement à cette importante affaire, présenterait au Directoire le plan du Gouvernement Italique Provisoire. Suivrait ce Gouvernement même en Italie en qualité d'Ambassadeur de la République Française et sans un pouvoir apparent et en opposition à celui du Gouvernement National, serait le conciliateur paternel entre lui et le pouvoir militaire Français.
Voilà, Citoyen Directeur, les idées que l'ardent désir de voir l'Italie heureuse m'a dictées. La Sagesse du Gouvernement Français et votre Philanthropie peuvent seules leur donner une réalité qui assure à la France une alliée éternelle et sincère, et fixent pour l'Italie la plus heureuse de ses époques.
La Nation Française a appellés elle même les Italiens à la Liberté et à l'Indépendance. Cette invitation, cimentée par le sang de tant de Patriotes Italiens, renfermait la promesse de faire le bonheur de leur Patrie. Les revers soufferts par les Français ont été une expiation sanglante de l'oubli qu'on a fait de cette Promesse. La Justice et le bonheur de la France exigent qu'on l'accomplisse puisqu'il en est encore tems.
Elle sera en grande partie accomplie par l'exécution des trois opérations suivantes -
1° Un acte du Corps Législatif Français, provoqué par le Directoire Exécutif, qui déclare les Italiens indépendans et libres de donner la forme de Gouvernement qu'ils jugeront la plus convenable à leur bonheur.
2° La Nomination par le Directoire Exécutif d'une personne digne de la confiance des deux Nations qui lui présente un plan d'organisation d'un Gouvernement Italique Provisoire, et qui suive ce gouvernement en Italie en qualité d'Ambassadeur de la République Française.
3° Un décret du Directoire qui invite le Général en Chef de l'Armée de l'Italie de reconnaitre ce Gouvernement et de le proclamer tel à toute l'Italie.
NOTES
De la superstition = L'étude des tyrans est de jeter des nouvelles racines à la superstition en Italie par tous les moyens que leur rage peut enfanter. On ne tarderait pas à couvrir de nouveau ce pays d'échafauds et de buchers de l'inquisition. Un pape tel que les Sixtes, les Jules,les Urbains, fanatiserait les Italiens et une nouvelle croisade contre la France serait décidée. La guerre civile serait alors en France plus atroce que jamais et des flots de sang couleraient encore !!!...
Sa prépondérance dans l'Empire = Le vain fantôme de l'Empire Romano-Germanicum, dont les Papes se sont fait tour à tour le jouet et le pivot de leur puissance, doit tomber avec le trirègne. Un nouvel ordre de choses plus analogues aux circonstances et aux lumières de l'Europe doit succéder en Allemagne. L'Empire Germanique ne doit plus être la propriété d'une famille ni le résultat d'une opinion religieuse. La paix de l'Europe est attachée à cette opération salutaire et sublime. La Prusse est la seule qui puisse exécuter cette idée digne d'un successeur du Grand Frédéric…. Le moment en est favorable….
Irréconciliables ennemis = Les amis des rois de l'Italie répandent parmi les Français que les Peuples de l'Italie ne veulent pas la Liberté, qu'ils sont les ennemis de la France, et qu'il est inutile et même impolitique de leur apporter la Liberté par la force : Ils appuient leurs calomnies par les insurrections contre les Français, l'accueil fait aux Austro - Russes.
Les amis de la France et de la Liberté peuvent répondre …
1° Qu'aucune Nation n'eut autant de Victimes de la Liberté comme l'Italienne.
2° Que le premier accueil fait par les Italiens aux Français a du les persuader de leur amour pour la Liberté et de leur adhésion à sa cause.
3° Que l'oubli des principes proclamés par la France a causé en grande partie les révoltes et les insurrections qui ont éclaté après en Italie.
4° Que le grand nombre de Réfugiés Italiens et le plus grand encore des détenus en Italie pour leur dévouement à la Liberté prouve qu'elle aurait, même à présent, des amis dignes de la défendre.
5° Que ce nombre, d'après la conduite des Austro - Russes, augmentera encore si la France sait leur inspirer la confiance et leur assurer le bonheur.
6° Enfin que ce n'est pas calculer prudemment que de renoncer à l'amitié d'une Nation entière et de risquer même de l'avoir ennemie, parce qu' il peut y en avoir une partie qui ne soit pas favorablement disposée.
Ces proclamations trompeuses = Il n'est que trop vrai que les invitations des Généraux ont fait un nombre infini d'amis à la Liberté qui se sont sacrifiés eux - mêmes pour lui faciliter ses triomphes !... Les Vénitiens ne seraient qu'une faible image de ce qui arriverait à présent en Italie, si la France l'abbandonnait à son sort !... Que de sang !...que d'horreurs !.......
Feront détester la liberté = Un des moyens employés par les Agens secrets de Pitt pour désorganiser l'Italie et la réduire à une nullité absolue a été celui d'alarmer toujours les Italiens sur leur sort et de rendre les Gouvernements nationaux suspects aux Peuples. De cette façon, ils sont parvenus à diviser les Républicains, à faire mépriser les vrais amis de la Liberté, à introduire des factions, enfin à se constituer eux mêmes les centres de tout le pouvoir. De là au mécontentement des Peuples, il n'y eut qu'un pas, et ce pas les dilapidateurs l'ont accéléré eux mêmes.
Si des considérations supérieures s'opposaient encore à l'exécution du premier de ces articles, et si des victoires plus décisives étaient encore réputées nécessaires pour motiver une Proclamation solennelle de la Liberté et de l'Indépendance de l'Italie, il parait que rien ne peut s'opposer à l'exécution de la seconde mesure car, à tout évènement, le Gouvernement Français serait intéressé d'avoir un travail terminé à cet égard et un projet tout prêt à être exécuté. Puisqu'il s'agit du bonheur des Italiens et qu'une funeste expérience a prouvé le danger qu'il y a à ne pas les consulter, il parait que la Justice et l'Humanité exigent d'accord de ne pas différer l'exécution de cette mesure que le tems pourrait peut-être rendre impossible.
N. B.
Cette lettre était écrite lorsque Bonaparte arriva à l'imprévu de l'Egypte en France. La joie que son arrivée causa aux Français ne put être surpassée que par celle des Italiens réfugiés en France, accoutumés à voir en lui un Libérateur et un Père.
La liberté de l'Italie est son ouvrage, et si les circonstances ne lui permirent pas de l'asseoir sur des bases inébranlables, son génie avait prévu que le traité de Campo-Formio servirait à l'Autriche de prétexte pour déployer toute son ambition, et à la France de juste titre pour humilier de plus en plus sa rivale et régénérer définitivement l'Italie.
Nous avions dit que la main qui érigèrent l'Italie en Nation fixerait la plus belle de ses époques. Peut-il y avoir de doute que cette main ne doivent-être la même qui restitua l'Egypte au rang des Nations, lui rouvrit les sources de sa grandeur, et lui apporta un bien plus précieux encore la Liberté et la Démocratie.
Le nom d'Italique, si follement prodigué au destructeur Sauvarou ne peut manquer à Bonaparte qui fera ressortir l'Italie plus glorieuse de ses ruines mêmes.
Italiens qui pleurez vos Patries, vos amis, vos Parens dans un exil nécessaire peut-être à épurer vos vertus, à affermir vôtre courage, voyez dans Bonaparte le réparateur de vos maux. Il vous est donné encore d'espérer de voir vôtre Patrie libre et indépendante.
Dominique Joseph GARAT
Remarque : l'orthographe du texte manuscrit de Garat a été, dans l'ensemble, conservée.
Dominique-Joseph Garat
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