BALADE EN LIBRAIRIE 33
10 JANVIER 2022
NATHALIE PAGEOT SUR LINKEDIN
L'ÂME À L'AMOUR TRANCHÉ par ANNE-MARIE CLAIRE (éditions L'Harmattan, 2021)
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C'est une famille comme les autres, ou presque. Un père officier dans l'Armée de l'Air, une mère au foyer, deux frères aînés, une fille, un petit dernier, arrivé par accident. La famille voyage au gré des affectations du
père : Fribourg, Tahiti, la métropole. La fille est intelligente. Très. Trop ? "Cette intelligence(...) je n'y crois plus.(...) Parce qu'elle m'a détourné du monde au lieu de m'y relier.(...) Parce qu'elle m'a évité d'apprendre à faire des efforts. Je ne me suis intéressé à rien". Elle étudie la philo, étudiante douée mais paresseuse,"consciente et honteuse de l'imposture que j'étais,
fière aussi de leurrer mon monde. Et triste d'être seule, si seule", devient prof, se marie et fait deux enfants, un garçon et une fille, divorce, s'enfonce dans la dépression et s'engage dans une séance psychanalytique qui va durer quatre ans. Ses relations avec son thérapeute sont complexes. "Je t'ai haï aussi (...) c'est confortable de compatir quand on est à l'abri". Il lui permet de retrouver sa capacité d'amour par le biais d'un chemin spirituel, voire religieux. Ce qui est ressenti comme une trahison par son psy athée...
Cette famille presque comme les autres est profondément dysfonctionnelle comme on dit pudiquement. "Je reste la "folle", l'exclue (...) de cette famille d'alcooliques et de pervers qui me considère avec mépris. (...) Une part de moi pense comme eux. Honte d'être des leurs. Honte d'être rejetée par eux". La petite fille doit partager sa chambre avec mémé Victoire, "schizophrène, énorme, hémiplégique, incontinente. On la traitait comme un chien galeux." La mère la met au régime sec, jusque'à ce qu'elle devienne squelettique, et la bourre de calmants. Elle finit par s'étouffer en mangeant, est enterrée dans une tombe anonyme. Vingt ans plus tard, la fille fera poser une plaque à la mémoire de cette grand-mère qui porte presque le même nom qu'elle.
La mère a choisi de faire bloc avec ses deux fils aînés, pervers narcissiques, harcelant à plein temps leur petite soeur. Le père s'absente souvent. La mère ne dit rien. "Toute ma vie, j'ai attendu (...) une parole de ma mère. Je n'ai rien reçu. Il fallait protéger la famille". La protéger d'un secret qui n'en est pas vraiment un : un frère aîné a surpris son père commettant l'innommable avec la fille.
Mais"ce qui ne se dit pas n'existe pas". Beaucoup plus tard, elle comprendra "que le secret n'en était un que pour moi". Le père frappe les trois frères à coup de ceinture mais a une passion pour sa "petite fille surdouée". A l'adolescence, elle éprouve un "dégoût physique du père" et commet une première tentative de suicide. Elle aime et jalouse son frère cadet, "celui qui réussit, qui est sociable, doué, raisonnable". "Toute famille est un jeu de miroirs. Beaucoup y trouve leur compte et une identité. Pas moi". A la question posée par Camus dans Le Mythe de Sisyphe : "la vie vaut-elle la peine d'être vécue?", la fille répond : "non". La psychanalyse sera comme "une sorte de mort qui l'a ressuscitée". Aucun philosophe ne trouve grâce à ses yeux. Elle se moque de la sagesse de Candide, de l'impossibilité de la méditation à faire disparaître la douleur. Le monde lui semble dérisoire et cruel. "Très tôt, je me suis mise hors jeu. J'ai très vite abandonné la compétition" mais aussi "Je voulais faire plaisir à tout le monde (...) Je me laissais utiliser comme une chose".
Elle n'a pas de secret de guérison à partager. Elle croit"en Dieu, un Dieu sans nom, sans dogme". Car "si c'est l'homme qui a inventé Dieu et non l'inverse, c'est une invention précieuse pour laquelle elle est prête à vivre".
Elle écrit à sa fille "tu mérites mieux que moi - j'ai fait ce que j'ai pu (...) Et puis je t'ai abandonnée. Je t'ai laissée me haïr, me quitter".
Elle découvre que sa fille aussi a été abusée.
Elle veut guérir" pour libérer sa fille. Et son frère - que vos vies soient nettoyées".
C'est un récit court, intense, beau et rude, tout à tour brûlant et glaçant, confus et lumineux, d'une femme qui essaie de re- naître. Une tâche herculéenne pour une femme qui se prétend incapable d'effort...et qui ne veut ni culpabilité ni mérite.
Nathalie Pageot
BALADE N°33