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FAUT-IL TOLERER LA TOLERANCE ?

Il ne se passe pas un jour sans que j'entende le mot "tolérance". Qu'il soit dit par des amis, des relations professionnelles ou des animateurs de radios. Il s'impose dans tous les débats souvent accompagné de son acolyte "le vivre ensemble".
Ecoutez-les, écoutez-les bien articuler ces mots, écoutez-les s'en délecter, comme s'ils prononçaient une formule magique, leur "sésame ouvre-toi". Ils s'en gargarisent. Ils s'en repaissent. Ils le malaxent comme un caramel mou ou une guimauve, l'analgésique à tous les petits bobos de notre société.
Depuis plusieurs années ce mot "tolérance" nous envahit comme une marée d'huile gluante, aliénante, paralysante qui nous empêche de réfléchir.
Nous le gobons et nous le restituons.
Ce vocable m'a toujours dérangée. Il m'a toujours semblé inadapté. En Tunisie, où je suis née, on ne disait pas "tolérance", on parlait de respect. Aussi bien les juifs que les arabes disaient respect ou "k'dar".
Un événement m'a beaucoup marquée. J'avais sept ans. Ma grand-mère maternelle que j'adorais était atteinte de cataracte et risquait de devenir aveugle. C'était un 15 août, jour de la procession de la Madone que tout le monde suivait, chrétiens, arabes et juifs. Un attroupement bon enfant en signe de partage avec nos amis chrétiens. Sous une chaleur étouffante, nous accompagnions un couple d'amis italiens. La femme dit à ma mère : " lorsque la Madone passera devant nous, prélevez sur un mouchoir de la sueur de son front que vous appliquerez sur les yeux de votre mère et le miracle s'accomplira, elle recouvrera la vue". Avec l'aplomb de mon incrédulité, j'ai aussitôt répliqué : " mais une statue en pierre ne transpire pas ! ". Mon père qui était pourtant un homme pragmatique qui s'évertuait à nous éduquer en dehors des superstitions qui faisaient florès en Tunisie, me gifla. Il me dit avec fermeté : " c'est pour t'apprendre à respecter les croyances de chacun !".Mon père m'avait frappée alors qu'il ne levait jamais la main sur moi. Certes, il ne me fit pas mal, sa main avait à peine effleuré ma joue mais quelle humiliation ! Quel désarroi ! Je comprenais qu'il lui fallait, surtout à l'époque de surcroît dans un pays arabe, laver l'affront qu'une petite fille, sa propre fille, avait infligé à ses amis qui devaient penser que j'étais une petite effrontée mal éduquée. Il avait osé, lui le progressiste qui m'apprenait à préférer la viande provenant d'un animal tué par un vétérinaire plutôt que par un rabbin pour des raisons d'hygiène scientifiquement prouvées !
J'avais ressenti sont geste comme une trahison.
Pourtant, plus de cinquante ans après je n'ai pas oublié la leçon et je m'efforce de respecter ceux qui n'ont pas les mêmes croyances et les mêmes opinions que les miennes.
Je ne suis certainement pas une adepte des corrections physiques pour enseigner aux enfants le respect des autres ; mais certainement une adepte de l'éducation par l'enseignement de la réflexion, la démonstration, et bien sûr de l'usage de mots adaptés et bien réfléchis.
Sans être une puriste de la langue française, loin s'en faut, je ressens une aversion tant pour le mot " tolérance" que la formule "le vivre ensemble".
Les raisons en sont simples. Il suffit de consulter mon dictionnaire préféré, le Littré. Que dit-il ce cher Littré pour la définition du mot " tolérance" ? :
" Condescendance, indulgence pour ce qu'on ne peut pas ou ne veut pas empêcher….Disposition de ceux qui supportent patiemment des opinions opposées aux leurs…".
Je traduis que le tolérant a de l'indulgence pour une chose ou une opinion qu'il supporte patiemment avec dédain. Combien de temps le tolérant qui supporte, supportera-t-il ce qu'il supporte ? Combien de temps lui faudra-t-il pour supporter, endurer, souffrir avant d'exprimer son impatience, et ensuite sa haine ?
Ne dit-on pas familièrement " ma patience est à bout", " ma patience a des limites", " je ne supporterai pas ça longtemps ? Où se trouve dans la tolérance l'accueil, l'acceptation de l'autre dans son altérité ?
De façon étrange et imprévisible, l'éclairage m'a été offert par ma Tunisie natale en la personne du Prince Fayçal Bey*, le petit-fils du dernier Bey de Tunis.
En effet, celui-ci, sans le savoir, a apaisé mon exaspération et répondu à mes interrogations à l'occasion d'une de ses conférences à laquelle j'ai eu la joie et l'honneur d'assister le 24 janvier 2012, conférence organisée par la Sté d'Histoire des Juifs de Tunisie.
Dans l'élégance de son élocution, il m'a fait découvrir un mot que je ne connaissais pas. Un mot élu par ce descendant de monarque d'une ancienne province ottomane. Imprégné d'une langue française raffinée, il avait choisi avec soin un mot pour remplacer celui de "tolérance " qu'il ne tolérait pas.
Ce mot est le mot convivance. Convivance du verbe convivre. Et voilà ce qu'en dit mon cher Littré : " se conjugue comme vivre. Vivre avec, vieux verbe qui se comprend sans peine et qui pourrait encore trouver son emploi".
J'ai donc opté pour l'emploi de convivance en lieu et place de " tolérance" et "le vivre ensemble".
Redonner vie à ce mot ancien dans sa pleine acception devient désormais une gageure pour l'écrivaine que je suis. Un mot qui, me semble-t-il, a une bien jolie sonorité pour célébrer le caractère sacré de la vie, de la convivialité, de la fête et du partage des festins de nos humanités si disparates, dans une cohabitation harmonieuse.
Tous mes remerciements et ma reconnaissance vont à son Altesse le Prince Fayçal Bey pour ce don que je me permets en toute modestie, d'offrir à mon tour en signe de partage.
Michèle Madar
*Le Prince Fayçal Bey est né en 1955 au Palais de Carthage. Il est biologiste, conférencier et auteur du roman "La dernière odalisque "- Ed. Stock

LIBERTÉ DU JUDAÏSME LETTRE N° 139, mai 2016

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