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Les cyclistes sont piégés par le capitalisme, selon le chercheur Noël Jouenne, ils perdent même le sens profond du vélo

Sous le titre Qu'est-ce qu'un vélo? Noël Jouenne explore la nature profonde du vélo. Qui est-il? Pourquoi l'aimons-nous tant ? Pourquoi est-il en danger?
Les véhicules écologiques - 8

Cet objet

Lors de son audition pour être habilité à diriger des recherches universitaires, Noël Jouenne a d'abord décortiqué l'objet "vélo". Qu'est-ce qui en fait un objet singulier et non une petite cuiller ? J'ai prétendu durant de longues années que c'était la pédale qui "fondait" le vélo. Que non, elle existait au moyen-âge, comme la manivelle, d'ailleurs. Alors la roue ? bof, déjà chez les Romains. La selle, peut-être ? L'équilibre ?

Oui, ce qui définit le vélo, c'est l'équilibre, ou plutôt la selle, la pédale et l'équilibre. Pédale + selle = équilibre, cet équilibre qui ne dépend que de moi. Cet équilibre qui créée la surprise, qui est une sorte de magie, de sorcellerie ! Voilà à quoi nous mène un regard scientifique1.


Dessin "de mémoire"
Voici alors que la draisienne est réhabilitée comme origine, c'est moi qui me pose la question, et voici que se pose autrement la nature du vélo à assistance électro-musculaire, peut-être alors… et finalement non.

Le vélo à assistance électro-musculaire fait basculer le vélo du côté du jetable. Il dévalorise le vélo. Il y a bien "transit autogène" et "transport motorisé" comme le montrait déjà Ivan Illich, deux modes de déplacement fondamentalement différents. "L'électro-cycliste devient dépendant de l'énergie extérieure fournie par les centrales nucléaires, les centrales à charbon et la maintenance future de sa batterie au lithium" nous dit encore Noël Jouenne.

Par contre le monocycle garde toutes ses chances d'être un "vélo", il a selle, pédales et équilibre … mais ça c'est encore moi qui l'ajoute.

Le vélo me porte, il a trouvé un équilibre entre technique et religion, il est un médiateur entre l'homme et le monde, chante l'auteur, toutes notions qui devraient être approfondies dans les recherches à venir.

Noël Jouenne insiste sur la notion d'innovation et d'invention, aucune ne se faisant seule ou hors du temps. Pour lui, donc, Gougaud et Mahistre (Aux sources de la bicyclette) se trompent en cherchant à savoir "qui", oubliant que toute innovation ne se traduit pas par un brevet, et qu'aucune ne vient seule2.

Que montre le vélo ?

Le vélo est aussi un faire-valoir. Je pensais que c'était la preuve de sa richesse affective, eh bien non, pour Noël Jouenne utiliser le vélo pour vendre un immeuble, un parfum ou un parti politique c'est le noyer dans le néant, c'est lui retirer tout caractère révolutionnaire, c'est le neutraliser.

Le vélo est devenu un symbole écologiste ? … cela ne peut décemment pas être un objet plein de lithium, d'aluminium, cuivre ou cobalt, fait-il remarquer. Les provos allaient même jusqu'à considérer les vélos comme des "symboles d'une civilisation occidentale moribonde", notion qui fut retournée avec les vélos blancs (couleur de deuil au pays de la reine Wilhemine !). Attention …

Affaiblissement du vélo à tous les étages

Les vélo-cargos eux-même sont marqueurs d'une esthétique sociale, ils ont un rôle ostentatoire, pour l'entreprise ou la famille, et ce parfois en contradiction avec les pratiques. Noël Jouenne cite cette entreprise de plomberie dont le vélo-cargo, et non le savoir-faire, est la réclame. Ses plombiers sont tous masculins, ses employés de bureau toutes féminines3.

Le vélo est un objet de marketing, il sert à l'envie le "marketing urbain"4, il est même une entreprise de moralisation superficielle du capitalisme. Les livreurs de nourriture vous en diront un mot, ce qui est une façon comme une autre d'affaiblir le vélo5.


Dessin de mémoire d'une étudiante
Noël Jouenne s'intéresse au "cadre de pensée" du vélo, qui est, pour son travail, la mobilité. Elle est à la fois désirée et subie, elle éloigne comme elle rapproche, elle est immobilité covidienne et mobilité à vélo. L'injonction sanitaire à la mobilité active est moralisante. Que dire qui n'a déjà été dit de cette mobilité professionnelle qui rime avec géographique et sociale ?

La mobilité sert de référent en économie : "dès qu'un ralentissement se profile, nous parlons de crise". Pour rouler à vélo il faut pédaler et ne pas s'arrêter, comme y obligent les règles du capitalisme. Vélo et capitalisme participent de l'obligation d'avancer, de même que la compétition, en cyclisme6 comme dans le monde néolibéral du capitalisme. Voilà qui ne clarifie pas le propos …

Le vélo est "récupéré", y compris lorsqu'il est un outil de récit de voyage. Là il est surtout une "mise en valeur narcissique de l'aventurier", qui parle de trajets ordinaires devenant des micro-évènements, et cette fois nous voyons très bien de quoi N. Jouenne parle.

Le vélo sort du jeu

La question du cycliste c'est celle de l'invisibilité, cyclistes et automobilistes ne sont pas dans le même monde. Jean-René Carré et Francis Papon sont cités pour leurs travaux sur les stratégies des cyclistes qui cherchent avant tout le maintien de leur allure, et ne pas gâcher leur effort. C'est ce besoin qui rend les cyclistes si incompris.

Les objets techniques (par opposition aux "numériques" je pense) contiennent de l'humain, incorporé dans le geste, l'histoire, l'économie, le social et la religion. On reconnaît le vélo dans la rue comme on reconnaît son maitre.

Par nature le vélo sort du capitalisme, mais la plupart des cyclistes ne le savent plus

L'ajout d'un moteur transforme cet être dans son essence même, cassant l'attachement au vélo, auquel nous donnons notre propre force (attention, ralentir, Noël Jouenne approche ici du mystère). Le moteur fait basculer cet objet dans la consommation. Le vol de vélos intervient comme un palliatif à la sortie du jeu économique effectuée par le cycliste, voilà d'ailleurs pourquoi il est si mollement combattu, pense M. Jouenne.

Le vélo est tellement invisible qu'il n'apparaît pas dans les discussions sur les crises dans lesquelles nous nous enfonçons. Mais on a tort aussi de regarder le vélo seulement dans le cadre de la mobilité. Le vélo est un objet culturel, rappelle l'ethnologue.

On peut voir le vélo comme une "exacerbation de l'individu et une valorisation de l'individuel". Cela ne veut pas du tout dire que l'auteur voudrait que le vélo disparaisse, ça veut juste dire qu'il est souvent un leurre, que le cycliste se fait piéger, et qu' "il n'y a finalement que les crises qui permettent (le) retournement de situation". Citant Frédéric Héran il souhaite cependant que ce ne soient ni conflits armés ni pénuries qui nous ramènent brutalement au vélo.


Ce travail, qui est, en quelque sorte, à l'état d'ébauche, explore encore de nombreux aspects du et autour du vélo. Il décortique par exemple la notion d'urbanisme tactique, qui a été récupéré par la puissance publique pour en faire une stratégie, laquelle a surtout rendu visible une indigence jusque là invisible. Ce terme sert à "redorer le blason des collectivités en faisant passer l'indigence du réseau cyclable pour une opportunité". Un autre aspect que l'auteur compte bien étudier est le fonctionnement, le financement et l'efficacité des "organes de pression et d'influence", parmi lesquels les associations. Enfin il commence à éclaircir l'histoire de Maurice Archambaud, champion quasi-oublié dont la descendance fut longtemps visible par plusieurs magasins de vélo … n'ayant rien à voir entre eux, ce qui explique la complexité de la recherche. Je l'avais tentée il y a deux ans.

Tout cela devrait faire l'objet de publications dans les années à venir. D'ici là, pensez bien ! Qu'est donc le vélo que voilà7?


L'équilibre, c'est aussi la seule chose qui soit difficile à apprendre dans le vélo. Les vélo-écoles le savent bien désormais, qui commencent par ça. Tout le reste suit. ↩
Bike café vient d'ailleurs de publier un magnifique article sur l'invention du VTT, qui a eu lieu dans les années 70, à Pantin dans la communauté Rom ! Mutsa Gartner, l'incontestable naissance du VTT. ↩
Dans le même esprit je suis tombée récemment sur une information selon laquelle Amazon à Londres était en train de passer au vélo-cargo électrique, histoire de tenter de cacher tout le mal qu'il fait, sans doute. ↩
Nous avions montré le rôle du vélo comme faire valoir des villes dans l'article Les élus agissent pour la gloire. ↩
N'est-ce pas aussi "affaiblir le vélo" que de voir le Tour-de-France-masculin avoir avec lui un "VAE officiel du tour", lequel par ailleurs avait vu l'administration lui interdire une partie de son nom pour cause de tromperie ? Disons que c'est pareil que pour les motos, sauf que ça n'est pas tout à fait pareil. L'objet en question s'appelle "Le vélo (x)", même pas "le VAE (y)" qu'il est … ↩
Voir un article-évènement paru dans velo101 en juillet 2022 : Dans le cyclisme espagnol, payer pour être pro. ↩
Qu'est-ce donc que le vélo … qu'on ne voit pas ? Comme dans le film Les parapluies de Cherbourg (1964) où tout le monde est à vélo sans que personne n'y ait pris garde, ou récemment A la Fashion Week de Copenhague, où les cool girls n'ont d'yeux que pour le vélo. De quoi nous donner envie d'en faire de même ! selon Stylist.fr, cette omniprésence étant présentée comme un non-évènement. ↩
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Catégories Recherche, Réflexions
Étiquettes Jouenne, véhicules écologiques

ISABELLE ET LE VÉLO, août 2022

https://www.isabelleetlevelo.fr/2022/08/23/ques...

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