"Ethnie""Ethnicité" "ethnotheisme"… Trois concepts qui évoquent un lieu de naissance, un projet de vie et une destination…; trois mots chargés de significations, souvent, douloureuses, dont la seule évocation fait penser, aussitôt, aux atrocités d'origine identitaire, idéologique et religieuse. "La race pure", "l'épuration" et "l'intégrisme religieux", sont les manifestations de certaines visions déformées du rôle de l'ethnie, de l'ethnicité et du théisme. Elles sont le symptôme d'une confusion entre nature et culture et l'expression d'une volonté d'emprise sur les choses et sur les consciences. Si l'ethnie et l'ethnicité sont problématiques, objectivement et subjectivement, elles désignent, positivement, le lieu d'ancrage et le processus de construction de soi-même et de l'altérité. Sans elles, il n'y aurait pas de communauté possible. L'ethnicité est au cœur de l'appropriation d'une "manière d'être pour soi, pour autrui et pour le monde" On ne peut pas la penser sans penser simultanément l'altérité. Cela est d'autant plus vrai qu'il y a toujours, peut-on dire, de l'autre en moi et du moi dans l'autre. Si elle façonne le visage des hommes et des communautés, cela ne va pas de soi. Qu'est-ce, pour soi, être catalan, espagnol, européen et citoyen du monde ? Qu'est-ce, pour autrui, être breton, français, européen et citoyen du monde ? Qu'est-ce qu'être breton ou catalan pour les autres ? La réponse n'est pas simple.
"Ethnos", en grec, signifie : Groupement d'individus partageant une même culture, parlant généralement la même langue et ayant conscience de participer à une même identité collective. L'ethnie représente donc ce lieu collectif où l'on naît à une culture, où l'on participe à un système de valeurs, où l'on prend conscience de la nécessité d'échanger sur les sens des choses.
Un rapide coup d'œil permet de se rendre compte que l'ethnicité renvoie à une identité collective dans les sociétés où l'état n'existait pas ou il était encore à l'état embryonnaire. Il s'agit là d'une identité de groupe qui suppose un principe de hiérarchisation des niveaux, qui régit la totalité groupale, les sous-groupes et les individus. En Ethnologie on parle alors de sociétés traditionnelles segmentaires. Cette ethnicité est à la fois un lieu d'identification, d'identité, de stabilité et de soutien. Chaque membre est en quelque sorte responsable de l'ensemble, même s'il a une place restreinte par rapport au groupe. Sur le plan psychologique, l'ethnicité vise la constitution de soi au sein d'un groupe, dont chaque individu partage les aspirations, tout en se différenciant des autres. Majoritaires ou minoritaires, les ethnies et le processus d'ethnicité font partie intégrante de l'humanisation. Il faut bien naître quelque part afin d'acquérir la capacité d'exister partout. Les ethnies sont comparables au terreau où plongent les racines…mais elles représentent une multitude de lectures du monde, toutes susceptibles de projeter un éclairage sur les questions humaines. Il faut bien comprendre que le lieu de naissance n'est pas nécessairement, loin s'en faut, le lieu du destin.
- Je voudrais attirer votre attention, d'abord, sur le rôle structurant ou déstructurant des ethnies et des ethnicités, sur les pièges auxquels elles peuvent donner lieu, notamment, ceux de l'ethnicité rivée à la terre et au ciel, l'une représentée par le totalitarisme des "racines" et l'autre par le totalitarisme des idées, c'est à dire l'intégrisme lié aux attentes supposées des "dieux" On le voit bien, "entre ciel et terre", les peuples ont de plus en plus du mal à trouver leur place à cause, précisément, de la tendance à réinventer des nouvelles façons d'ethniciser son semblable en marge de l'interdit fondamental : "Tu ne tueras point, ni réellement, ni symboliquement"
Le totalitarisme des racines et des idées
Si le processus d'ethnicité est essentiel au développement de l'individu, du groupe et de la communauté, utilisé de façon frauduleuse, il tend à créer des espaces identitaires qui mettent en danger l'altérité et la liberté. C'est la définition même de l'ethnicité totalitaire. Les régimes totalitaires considèrent que les lois de la nature et de l'histoire sont les mêmes. En général, ils s'installent sur les ruines de la tradition et cherchent à dominer les hommes, par le mensonge et la terreur, en vue de libérer les forces de la nature ou de l'histoire. Il vise une domination totale qui agit aussi bien sur les actes que sur les pensées. Ce n'est plus simplement la domination des opposants qui l'intéresse, mais, aussi et surtout, la transformation de l'homme afin qu'il adhère au système. Dans sa perspective, la vérité de la vie et la vie de vérité deviennent superflues.
Hier comme aujourd'hui, on fait appel à l'ethnie et à l'ethnicité pour affirmer ou défendre des intérêts particuliers en détruisant, si besoin en est, ses semblables. Dans ce contexte, l'autre est perçu comme un rival, un intrus ou un étranger. Il va de soi que les objectifs poursuivis se rattachaient, souvent, à des préoccupations et à des sentiments qui n'ont rien à voir avec la fonction de l'ethnicité, ni avec la réalité qu'elle recouvre. Par contre, ce que pose problème c'est son interprétation, destinée à atteindre des objectifs partisans, notamment, le pouvoir politique, économique ou religieux. Avec l'élargissement des frontières, et la libre circulation des idées, des croyances et des biens, la question de l'ethnicité totalitaire, sous des masques divers, risque de devenir la question cruciale de notre temps. Peut-être que le nouveau défi à relever dans un avenir proche sera de démasquer les ethnicités totalitaires et d'envisager une forme de coexistence où la différence ne représente ni la négation de l'autre, ni une menace pour soi, ni un danger d'appauvri ment pour tous. Or, ce qui se dessine de plus en plus, aussi bien chez les tenants de l'intégrisme des idées que chez les tenants du néolibéralisme des biens, c'est une volonté de puissance et d'uniformisation bien illustrée par la spéculation sans état d'âme et par l'expression "si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous" Cette ethnicité planétaire prend des allures guerrières, économiques et idéologiques et tolère mal la différence et la contradiction. Or, la capacité à dire "non", comme à dire "oui", fait partie de la construction du sujet et de la communauté. Cette capacité est le propre du "visage humain"
Si l'idée d'ethnicité fait partie intégrante du progrès, force est de constater qu'elle est en voie de régression. Désormais, celle-ci concerne davantage les couleurs de l'esprit que celles de la peau ! Elle se fait jour non seulement au niveau des revendications des groupes restreints, mais aussi, et surtout, au niveau des grands ensembles. Elle concerne toutes les sphères de l'existence, individuelles et collectives. La lutte ethnique des clochers tend à devenir une lutte politico-religieuse à dimension planétaire. Les projets prennent des colorations orientales ou occidentales, chrétiennes ou islamiques, dictatoriales ou démocratiques, laïques ou religieuses. Au nom de l'ethnie et de la volonté d'ethniciser son semblable, toutes les revendications deviennent possibles. Certains revendiquent, de façon légitime, la reconnaissance linguistique et culturelle, la laïcité, la démocratie et la liberté d'expression, philosophique et religieuse ; d'autres, au contraire, comme les dictateurs de toute sorte, ne l'entendent de la même oreille et revendiquent plutôt la conversion de tous et au besoin l'anéantissement des opposants et des infidèles. Là où certains cherchent à légaliser des aspirations légitimes, d'autres légalisent des aspirations illégitimes. Les défenseurs de ce type d'ethnicité ont tendance à déserter les tribus et les villages pour se fondre dans les continents. En d'autres termes, leur analyse de la question "qui suis-je dans mon village" a tendance à déboucher sur l'impératif "voici comment vous devez être dans le monde" On le voit bien, l'identité tend à se noyer dans une conception idéologique de l'ethnicité, génératrice de clivages. La crainte d'un affrontement entre civilisations est à redouter, à cause justement des avatars de la nouvelle conception de l'ethnicité qui est animée, de plus en plus, par l'idée d'accomplir une "mission"
A la différence de l'ethnicité, ancré sur le sol, la langue, la culture et les valeurs locales, les néo-ethnicités apparaissent au sein des Etats et ont pour vocation de se développer dans une logique méta-étatique, avec comme objectif la construction d'un univers élargi. Le mouvement néo-ethnique ne connaît d'autres frontières que celles tracées par un système de valeurs, de pensée, d'intérêts ou de croyances. Ce qui le définit au mieux, ce n'est pas l'appartenance à un terroir, mais l'acceptation d'un système de pensée dominant.
L'ethno-théisme
Les mouvements sectaires font petite figure aux cotés des plans tracés par les théistes intégristes, dont le but est de définir "l'espace de Dieu", hors duquel il n'y a pas de vie possible. A cet égard, la croisade a déjà débuté. Les vieux démons du Moyen Age nourrissent le cœur des nouveaux martyrs, qui voient dans leur Dieu le seul et l'unique espace ethnique pour tous. Cette résurgence d'idées, archaïque et fratricide, risque de miner les fondements mêmes des civilisations et de dérober à l'homme sa place dans l'histoire. L'ethnotheisme s'intéresse davantage au pouvoir qu'à la fraternité et à la liberté. Parmi les nombreux problèmes qu'il pose, il y en a un qui me paraît fondamental, à savoir la mise entre parenthèse de la personne, de son libre arbitre. Dans cette perspective, il représente la négation même de l'ethnicité. Comme chacun sait, bon nombre des grands malheurs sont en rapport avec "le pseudo théisme judéo-chrétien" et islamique" Bien entendu, les valeurs judéo-chrétiennes et islamiques ne sont pas celles des inquisiteurs d'un bord et de l'autre. Néanmoins, force est de constater que leurs visées risquent de gagner du terrain. Alors, peut-on se demander, ce genre d'ethnotheisme, est-il un mal radical pour l'humanité ? On connaît le sort des "enfants de Dieu", des infidèles, des dissidents et, dans le passé, des indiens, pour conclure simplement qu'il n'est pas un bien pour l'humanité. Il est important de bien distinguer l'ethnicité judéo-chrétienne et islamique de celle des ethnotheistes inquisiteurs. Sans l'héritage judéo-chrétien, les acteurs du siècle des Lumières n'auraient jamais pu projeter un éclairage nouveau sur les valeurs évangéliques, libérant tout à coup les gens des archaïsmes religieux et du pouvoir d'inspiration divine. L'ethnicité chrétienne se veut, d'abord et avant tout, un espace de liberté et d'émancipation. Plaident dans ce sens la tendance à faire disparaître les pouvoirs fondés sur de droit divin et l'émancipation des femmes, mais, aussi, la naissance de la laïcité que je considère comme la fille légitime de l'esprit judéo-chrétien. Ceci peut surprendre, car, en général on parle de laïcité en évoquant les luttes acharnées entre l'église et l'Etat, mais le fond du problème est ailleurs. L'ethnicité judéo chrétienne est à la fois croyance, libre arbitre et laïcité. Celle-ci, peut-on dire, au lieu de porter atteinte aux valeurs laïques, les confirme, les protége et les proclame, l'inverse est tout aussi vrai. L'expulsion des marchands du Temple en est la meilleure illustration. Entre les tenants de l'esprit judéo-chrétien et ceux de la laïcité, il peut y avoir des malentendus dans la forme, mais pas des incompatibilités dans le fond. Seuls les théistes sans foi et les laïcistes frappés d'amnésie sévère peuvent prétendre le contraire ! La vision ethno théiste intégriste, qui rassemble tous ceux qui se proclament "élus", a la particularité de dénigrer la laïcité, de mettre au centre de l'histoire un dieu fait sur mesure et de se doter d'un appareil pour faire entendre sa voix. Cette vision engendre des enfants assujettis à une volonté qui les engloutit et les dévore. Si la laïcité tend à réunir tous les hommes autour d'une aspiration à la fois de fraternité et d'espérance, l'ethnothéisme intégriste sécrète un militantisme qui génère de la haine et empêche de faire du soi-même et de l'altérité.
José Carcel
Texte écrit en 2005, adressé par M. José Carcel, psychologue, auteur de nombreux ouvrages, après la lecture de Cultures, métissages et paranoïa.