Compléments d'ouvrage

EN APPARENCE - Extrait - Baudruche

Coup de chauffe.
Lucienne court dans tous les sens. Un apéro par-ci, une carafe d'eau par-là.
L'addition s'il vous plaît !
Elle drive les serveurs débutants. Ceux qui sont en " insertion par le travail ", encore une drôle d'idée… Faut un peu les secouer, mais pas trop.
Les clients s'en foutent. Ils sont là pour bouffer et toléreraient difficilement qu'un plat ait perdu ses légumes ou qu'un café serré soit remplacé par un café noisette. Le client est roi.
Quelle que soit sa classe sociale. Une fois à table c'est un seigneur. On joue l'illusion, pour mieux lui faire avaler une addition qui regorge de TVA, de service plus ou moins compris et au bout du compte, faire la culbute sur le prix de revient.
Ils l'avaient prise pour une Pink Floyd au début.
Elle arrivait des États-Unis, pas de Katmandou pourtant.
Faut dire que sa frange, sa voix de petite fille appliquée, son regard inquiet et son nez pointu, l'avaient desservie. Installer un resto dans cette friche industrielle, c'était quand même un défi ! Pas de vitrine, perdu au fond des bâtiments, le long des voies. Et puis ce nom à faire fuir les employés de la Sernam - Le Routage - ça pouvait pas plaire aux intellos de la fac et aux cadres plus ou moins supérieurs des entreprises voisines. Ben si.
Après un an, c'est devenu la cantine de tous ces urbaindigènes en mal d'exotisme, qui s'encanaillent le midi, sortis de leurs tours de verre et d'acier climatisées pour ressentir un court instant, l'ambiance bon enfant de la classe ouvrière disneylandisée à grand coup de matériaux bruts et prolétaires. Du treillis soudé en guise de décoration, pour rompre les quatre mètres de hauteur de ces anciens hangars. Une peinture rouille pour rappeler la ferraille des motrices, du béton lissé pour rejoindre des toilettes au fond d'un couloir blanchi et des chiottes carrelées de gravito soviétique où règne un froid sibérien.
Depuis peu, on a installé des ventilateurs en hauteur. Ça en ajoute à l'ambiance Hopper. L'été, quand il faut chaud et que les cuisines refoulent les odeurs de graillon, les ventilateurs ronronnent au-dessus des clients.
Systématiquement, Lucienne en arrivant les règle. Les grosses hélices tournent symétriquement et la commande électrique comprend plusieurs vitesses. Elle n'est jamais allée au maximum.
Prudente, elle la met à la moitié de sa puissance.
Un vrai confort bobo pour de fines mains habituées à caresser les claviers de plastique. De temps en temps, on voit arriver une brochette de prolos, des vrais. Le décor leur rappelle les cantines d'entreprise. Ils déchantent vite quand survient l'addition. Comme une explosion nucléaire, le commerce de restauration méridien du quartier s'est trouvé vitrifié par le Routage, obligeant chaque gargote à revoir ses tarifs. Un exemple de gentrification rémunératrice. Et puis ces serveurs mauritaniens, indiens, commandés par la douce voix de Lucienne. Les clients baffrent, tout en donnant du boulot aux pauvres ! C'est de l'intégration digestive.
Presque comme au temps des colonies.

Lucienne veille.
Elle offre un canon, un pichet de Merlot, un café aux plus fidèles qui la bisent. Ils ont l'impression d'être à la maison. Accueillis par une femme qui n'est pas la leur. Elle monte, d'année en année, le prix de l'entrecôte frite ou du boeuf bourguignon. Ces quelques millimètres de peau léchée se transforment immédiatement en plus-value sur le chiffre d'affaire.
On paye de sa personne dans le commerce !
En cuisine, ça chôme pas. Les deux cuistots insérés se donnent comme des diables pour mille euros par mois. Obligés à tout jamais, pour avoir obtenu un boulot et qu'on leur parle comme à des êtres humains. Ils sourient tout le temps.
Les voix baissent parfois, quand elle s'approche d'une table.
C'est le cas avec le président. Ils viennent deux fois par semaine. Tous très révérencieux avec des airs de conspirateurs. Ils jettent un coup d'œil en coin sur l'ardoise que Lucienne apporte à leur table, pour choisir le menu. Lèvent le front. Se prennent la tête. Ils sont soucieux de leur silhouette, ces quadras filiformes.
Hérons déplumés avant l'âge, ils manquent d'air. Ils ont un teint de papier mâché.
Lucienne le sait. Après des discussions tortueuses, ils finissent toujours par choisir la même chose. Du ni trop gras, ni trop salé, ni trop sucré… bref de la bouffe insipide. Le nouveau dogme : " j'fais attention à ce que je mange ".
Elle court vers les cuisines prévenir le chef que les menus sont ceux des décaféinés, comme elle les appelle. Aussitôt les cuistots freinent sur les sauces et les assaisonnements.
Ils mettent, en guise de décoration, un radis et un haricot genre Nouvelle cuisine, divisent les parts de viande et multiplient la facture. Boboïsation alimentaire et écologie gastronomique rapportent. Derrière le comptoir elle prépare les cafés et sale les additions.

Arrive une nouvelle bande. Nouveau numéro.
À chaque fois, il lui saute au coup. Re bise.
- Jeaaaaan, comment vas-tu ?
Et v'la le Jeaaaaan qui s'épanche, sa vie, son œuvre… ça va durer tout le temps du repas. Sa table est réservée. Une fois installés, c'est la cène. Dieu et ses apôtres. Deux femelles sur le retour qui se pâment aux traits d'humour vaseux du maître. La première est endormie. Sérieuse et dépressive, elle engage des discussions effrayantes de désintérêt. Elle enchaîne des banalités. Pire qu'une page culture du Monde. Elle est fagotée comme un sac de luxe. Boutonnée à l'envers, avec une allure de kolkhozienne sortie des usines Bombardier. Une intellectuelle. Elle écoute les exploits amoureux du maître avec patience, en se demandant comment avec une telle surcharge staturo-pondérale, ses conquêtes peuvent grimper aux rideaux. Même pour les soixante-huitardes babacoolesques y a des limites !
Bandante comme un yaourt à zéro pour cent, ça la désole.
Le maître enfile les canons.
Elle tente bien de ramener la discussion sur le terrain ou elle excelle. La pensée, la recherche, le craquement des lambris dans les ministères. Sans succès, ça repart. Faut dire qu'elle n'est pas aidée par sa comparse. C'est même l'inverse.
L'autre l'allume.
Avec ses airs de Sainte-nitouche, ses regards alanguis qui sous entendent les délices des Mille et une nuits et du Kamasoutra réunis, Jeaaaaan est aux anges. Il continue à picoler, ravi. Il s'autorise à tripoter une bretelle de soutien-gorge, sous le fin tissu du chemisier. Elle glousse, minaude, met la main sur un minois tartiné de fond de teint. Se dandine sur sa chaise. L'essentiel : être le centre d'intérêt. Elle continue à énoncer des poncifs englués dans un vocabulaire euphémisé.
Le maître qui parle fort la sermonne douceureusement.
- Fatima, tu exagères... on ne peut pas penser comme ça, réfléchis… Parfois, il s'énerve. Une fois même, la Fatima en question, s'est levée de table et s'est tirée, histoire de laver l'outrage. Mais ça n'a pas duré. L'appel de l'entrecôte frite a été le plus fort. Le reste du temps, Fatima dragouille le maître.
- Mange pas ça Jeaaaaan, c'est gras. Elle joue sa séduction sur l'hôtel de la compréhension des événements politiques du Maghreb. C'est la spécialiste auto proclamée. Ça l'autorise à asséner les plus monstrueuses conneries. C'est pas des affaires de Gaulois et seuls les Arabes comprennent les Arabes. Rideau.
L'endormie se réveille et monte soudain au créneau des valeurs républicaines à défendre. Elle ouvre la bouche et perçoit qu'elle a négligé un rendez-vous chez le dentiste. Elle exhale une haleine à découper de la tôle. Du coup, elle la ferme.
La tension monte. Le maître n'arrête pas de remuer la queue entre deux pichets. Il commence à être plein comme un omnibus.
Moment critique.
Lucienne arrive alors avec son ardoise et son plat du jour. Elle commente avec application. Pas question qu'ils s'engueulent et se barrent sans bouffer.
C'est la seconde phase : le choix du menu.
Systématiquement, les deux ménopausées finissent par commander du poisson ou une grillade à condition toutefois qu'ils viennent accompagnés de légumes verts. Pendant que la cirrhose du maître réclame à cor et à cri du Merlot, elles glissent d'une oeillade complice:
-... et une eau gazeuse.
- Badoit, Vichy ou Salvetat ? Toujours professionnelle la Lucienne.
Elle attend qu'elles se décident.
De temps en temps, elle souffle légèrement pour remonter une mèche qui lui chatouille la joue. C'est son seul signe de révolte, durant le numéro des deux souris faisandées qui rivalisent d'exigences allégées. Pendant qu'elles caquettent doctement sur la taille des bulles, elle surveille ses serveurs, calcule les additions, contrôle du coin de l'oeil la salle qui ne désemplit pas.

Il se passe quelque chose. L'ambiance est différente.

Elle n'arrive pas à savoir quoi. Les serveurs font leur service. La cuisine souffle ses effluves huileux. Les clients ingurgitent en discutant. La table du président conspire, en reniflant d'une narine soupçonneuse l'assiette coupable d'avoir détourné un ou deux grains de sel.
Quelque chose ne va pas.

Ça ne lui arrive pourtant pas souvent.
Ce matin, elle était en retard. Lucienne a été agréablement surprise. Les serveurs avaient commencé à dresser les tables et les casseroles crépitaient en cuisine. Ils l'ont accueillie avec de larges sourires, fiers d'avoir ouvert Le Routage. Un peu comme une récompense de tous les efforts qu'elle a fournis pour leur apprendre le métier.
La matinée s'est déroulée sans incident. Il fait chaud. Une chaleur à laquelle on n'est pas habitué en banlieue. On se croirait presque dans le sud, avec les deux lauriers roses en fleurs qui trônent à l'entrée.
Il y a en arrière-fond une stridence mécanique. Quelque chose qui semble s'accélérer. Curieusement, malgré la chaleur des cuisines et la température extérieure, une douce fraîcheur plane au-dessus des têtes. Trop douce.
Les doctes donzelles n'arrivent pas à se mettre d'accord sur leur eau pétillante, Jeaaaaan réclame son pichet avec la trogne en coin. Lucienne sourit, inquiète. Une menace qu'elle n'arrive pas à identifier, plane.

Soudain boum ! Une déflagration.
Elle vient de comprendre. Trop tard, l'interrupteur…
Les conversations se sont stoppées net. La mithridatisation généralisée. L'inquiétude, puis la terreur, ont réveillé tout le monde. Les mandibules ont arrêté de mastiquer. Les oesophages renvoient en nombre des sucs gastriques qui inondent d'aigreurs des palais désemparés. Terrorisés, les yeux scrutent l'espace. L'accélération se mue en un sifflement strident et meurtrier. Affolement.
Les plus jeunes sont déjà sous les tables, la tête baissée à l'abri. Les vieux tardent à réaliser le danger et à remuer leur carcasse.
Un souffle glacial. Par réflexe, les bras recouvrent les têtes. Les chaises culbutées. Le vin renversé sur des nappes en papier, comme des artères éventrées. Des éclats de faïence se mélangent aux verres cassés. Le fracassement continue. Elle rebondit de table en table. Chacun, aplati au sol.
Des portions de nourriture volent à travers la salle et atterrissent sur les visages de clients désemparés. Les serveurs se sont planqués derrière le bar. Réflexes d'immigrés. Une assiette de charcuterie atterrit sur le comptoir de Lucienne. Un bœuf en daube se répand sur le costume bleu acier du président. Il hurle qu'il est brûlé au troisième degré. Les quadras qui l'accompagnent, ont des tronches de cake déconfis. Ils sont sauvagement agressés par un petit salé aux lentilles qui a rejoint, sur leurs costards, une rouelle de porc aux échalotes et pommes de terre juteuses. Un saucisson chaud lyonnais, gît éclaté sur leurs fines pompes. Effrayant. Leur table est ravagée. Ils laissent bramer leur chef. Urgence. Sauver sa peau. Ils ne veulent pas mourir si jeunes, les biquets.
L'hélice du ventilateur qui s'est décrochée n'en finit pas de rebondir et de labourer de table en table, entamant les tubes des chaises et brisant les faïences. Impitoyable. Sa rotation folle libérée de son axe, prend une vitesse qui menace de décapiter, à chaque instant, les clients médusés.
Massacre à l'hélice de ventilateur garanti !
Elle ripe de nouveau et se dirige vers la cène.
Le maître dans un réflexe de survie a vidé le ballon de rouge de sa voisine et s'est jeté en arrière. Advienne que pourra ! Les quatre fers en l'air comme une tortue sur le dos, incapable de se relever, il couine comme un goret. Il a pommé ses lunettes. La tête coincée entre les barreaux de la chaise d'une de ses compagnes qu'il empoigne désespérément. Il hurle qu'il va être fauché par l'hélice meurtrière. Interdites, les deux vénus de maison de retraite sont encore dans leurs bulles. La déprimée voit l'hélice arriver... Dans un ultime rebond, le sommet du crâne de Fatima est tranché net.
Hurlements de frayeur.
Une partie de la chevelure s'est envolée. Le crâne est béant. L'épargnée met les mains devant ses yeux pour se protéger d'un éventuel jet de matière cérébrale. Elle hoquette des vomissures de brocoli et de grillade qui giclent sur la table, mélangées aux larmes et au vin répandu. L'effroi est à son comble…
Silence de mort.

Pchittttt…
Au lieu des hurlements de souffrance de la trépanée à vif, ce fut une sorte de sifflement d'air qui s'échappa du corps de Fatima. L'hélice finit sa course, plantée dans l'ardoise des menus. Le soufflement d'air se poursuivit dans un bouillonnement de bulles qui flottèrent puis s'évaporèrent.
Le maître se redressa, effaré. Hagard, chacun sortit de sa cachette en état de choc. Agenouillés, puis péniblement debout, ils convergèrent vers la victime.
Lucienne, réfugiée derrière un pilier, émergea de sa cachette. Elle se dirigea vers un amas de vêtements. L'enveloppe corporelle avait entièrement disparu, ne laissant qu'un manteau affaissé sur la chaise.

L'événement fut rapporté par la presse locale. On put lire le lendemain.

Grave accident domestique survenu hier midi au Routage

Une hélice de ventilateur s'est détachée de son axe semant la terreur parmi les clients. Heureusement, on ne déplore aucun blessé. Seules quelques bouteilles d'eau plus ou moins gazeuses ont été décapitées.

Hervé CELLIER
mars 2015

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