A son ouvrage "Cultures, métissages et paranoïa" (L'Harmattan, 2014) le médecin-psychiatre Albert Le Dorze joint, en exergue, un poème de Louis René des Forêts. Il y est question d'une voix "inaccessible au temps et à l'usure… non moins illusoire qu'un rêve…pourtant quelque chose qui dure", sinon un sens, du moins une vibration… Est-ce ainsi que la voix du psy peut se glisser au milieu des cultures qui s'entrechoquent et des violences de mise à mort ?
Identité
Face à la multiplicité des comportements et des pensées, notre auteur entre dans son sujet par la notion d'"identité culturelle". Elle est un "ensemble complexe de traits culturels propre à un groupe ethnique (langage, religion, art etc…) qui lui confère son individualité" (op.cit.p.36-37). Cette individualité distingue un groupe d'un autre en unissant les éléments constitutifs de sa psyché commune : elle introduit à la différence, à la langue, aux liens sociaux ; elle rend possible la symbolisation ; elle protège de l'angoisse devant l'étrange(r) ; elle est source d'intérêt pour l'inconnu (cf.id.p.37).
Mais quel rapport l'identité culturelle de tel groupe peut-elle entretenir avec d'autres identités culturelles ? Les psychanalystes eux-mêmes s'entendent-ils ? Souligne-t-on l'exclusivisme de l'ethnie, si l'on prend à la lettre la phrase de Françoise Dolto : "Faire de la psychanalyse, c'est être au service des gens qui vivent …dans la même ethnie que moi" ? Ou suit-on la position de Freud qui "a toujours maintenu l'universalité et la primauté de l'intrapsychisme individuel" (id.p.40) ?
Paranoïa
N'est-ce pas dans cet écart du particulier et du commun que l'on pourrait trouver l'espace pour la paranoïa ? Car elle n'est pas un affaiblissement ou une dissociation de la pensée, elle est une modification du jugement, une systématisation d'interprétations délirantes (sans fondement) sous la pression de l'agressivité et de la phobie de persécution. Si, dans l'individu, cette maladie s'enracine dans la pulsion de mort, "qui aspire à l'autodestruction du Moi", dans la vie interpersonnelle elle peut expliquer le racisme, qui est à la fois une interprétation du monde et une projection de la "haine de soi".
Sur l'histoire de Soi et de l'Autre
Avant de prolonger ses réflexions sur la paranoïa, notre auteur fait un long voyage dans l'histoire de Soi et de l'Autre. D'abord le bonheur de rencontrer l'Autre avec Victor Segalen, cet officier de marine, diplomate en Asie surtout, dont l'exotisme est la perception éblouie du Divers, l'incompréhensible, l'inassimilable, mais aussi perdurable comme le plaisir qu'il donne. "Voyage au bout de la connaissance de soi" (id.p.82).
Puis le métissage, qui est apparu à beaucoup comme une réussite du monde sud-américain. Certes les propriétaires terriens qui avaient spolié les Indiens de tout ce qu'ils possédaient (jusqu'à leur femmes), leur contestaient d'avoir une "âme" ! Sauf quelques défenseurs comme Bartolome de Las Casas, qui les avaient reconnus, au moins pendant la "controverse de Valladolid" en 1527… Mais le métissage, de gré ou de force, suivait son cours. Avec des éclats qui marquent encore l'imaginaire : cette Indienne, maîtresse du conquistador Hernan Cortès, la Malinché, gloire fantasmée des deux cultures… Les historiens d'aujourd'hui savent ce qu'il en fut, de la domination, du renoncement sous le fouet, de l'exil des "dieux", du déracinement des peuples… Il peut rester aujourd'hui de la cordialité entre les groupes sociaux, par exemple au Brésil, mais le "racisme cordial", comme on l'a appelé, continue de figer les esprits.
C'est sans doute à l'égard des Noirs que le racisme a été le plus vif. Il a même obtenu une "justification" juridique en France dans le "Code Noir", signé par Louis XIV en 1664. Il a été "compris" par de nombreux philosophes du 18e siècle. (A l'exception, au moins, de J.J. Rousseau pour qui "le droit d'esclavage est nul" (id.p.121). Sadisme des maîtres, masochisme exacerbé dans l'esclave, répression du désir sexuel, multiplication de la transgression. Le racisme sans limites.
Enfin le colonialisme provoquera, par surprise, la naissance de l'ethnopsychiatrie. Soit par le rejet violent, chez Frantz Fanon, de la politique d'assimilation qui prétendait servir les aliénés musulmans dans les hôpitaux d'Afrique "en mettant entre parenthèses tous les cadres géographiques, historiques, culturels et sociaux" qui les constituaient (id.p.165). Soit par l'utilisation, chez Georges Devereux, des concepts freudiens où le psy n'est pas neutre par rapport au patient et où le patient doit être considéré "avec l'accent porté sur les relations sociales et la réintégration sociale du malade" (id.p.178).
La différence et la paranoïa
L'antidote à la paranoïa est de comprendre la spécificité de chaque culture et sa relativité. L'originalité d'une culture, écrit Lévy-Strauss, c'est "sa façon particulière de résoudre les problèmes, de mettre en perspectives des valeurs qui sont approximativement les mêmes pour tous les hommes, car tous les hommes, sans exception, possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances de type scientifique, des croyances religieuses, une organisation sociale, économique et politique" (id.p.229). Aucune race, aucune culture n'a, à elle seule, le label d'humanité (cf.p.231).
Loïc Collet
décembre 2014
"La démocratie à venir, écrit Jean Luc Nancy, sera fondée non seulement sur une éthique de la rencontre, mais également sur le partage des singularités… sur la base d'une distinction nette entre' l'universel' et' l'en-commun'" (id.p.297). L'Occident s'est présenté comme "maître de l'universel". La contestation de cette prétention s'organise souvent aujourd'hui dans les communautarismes. Parfois dans des violences mortifères, quand se forment des nationalismes ou des intégrismes religieux. La paranoïa devient collective. Or il faut consentir : "L'autre ne devient pas' soi', il reste' l'autre'" (id.p.317). Et le cadre de la vie' en-commun', dans notre pays, ne serait-il pas "l'existence de valeurs communes, celles de la République, socle de l'identité française, plongeant dans l'histoire mais sensible à l'évolution du monde ?" (id.p.327).
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