T'en souviens-tu ? C'était en fin de journée, à l'heure où l'incertitude de la lumière crée un
vague sentiment d'anxiété, entre chien et loup, comme on dit. J'attendais depuis quelques
heures que tu reviennes avec les résultats des examens. Je t'ai vu à la porte. Tu étais pâle.
D'un geste tu as encadré ton front avec tes deux mains comme si je pouvais y lire et puis tu
m'as dit "Quand il m'a annoncé que j'étais séro-positif, j'ai vu écrit MORT".
La réalité fatale était soudainement entrée dans notre vie. J'ai su que pour toi comme pour
moi qui étais ton ami rien ne serait plus comme avant. Nous allions désormais et pour
combien de temps vivre avec ce mot fiché dans ton corps comme un épieu, étranglé dans notre
coeur, ce mot qui nous liait plus fortement qu'une chaîne. La mort était entre nous comme elle
était en toi. Vertige de l'abîme !
Le sida avait alors dix ans. J'en avais vu la discrète annonce dans un entrefilet de journal en
1981, me semble-t-il : "une étrange maladie frappe les homosexuels". Sans doute cela
concernait-il les autres, comme tant d'autres drames à travers le monde. Et puis en ce jour
l'onde de choc nous avait rattrapés. Soudain elle prenait corps et sens dans ta chair physique
et dans ma chair affective. Dix ans après le sida demeurait une maladie mortelle. L'ère des
tri-thérapies n'était pas encore arrivée !
Vivre avec le sida bouleverse le temps. Il l'organise. La maladie est une croisière au long cours
qui impose ses rythmes ; la mort prend son temps. Pour certains elle peut survenir rapidement.
Dans les années 80 l'unité de mesure manq