Comptes-rendus d'ouvrage

Transe poétique / Transpoétique : éteindre, restreindre le feu en nombre

Passée la préface d’André Mathieu, poète, une « transe poétique » couve, ouvre Les ombres et le feu (L’Harmattan, 2004), le recueil de Nicole Barrière, poétesse, et se pose comme affect, c’est-à-dire, une émotion, une manière d’appréhender le texte poétique à venir, qui passe par le sensible . Utile, cette transe, dans la perspective d’une traversée du monde, d’une prise de connaissance consciente des nombreuses victimes et de l’effroi. Nous voici donc, archers aveugles , infiniment hantés par la question fondamentale du (quoi, pourquoi et comment) faire, du « que faire même de notre liberté », portés par un dire, un délire, torrentiels, qui nous emportent et nous somment, en somme, de (nous) risquer (dans) l’amour jusqu’à épuisement. Pétrification préalable des sens, dirais-je, avant l’emprise désirée du verbe au « profil adolescent » : aimer, comme dit Nicole. Et l’on voudrait que ce verbe étale son empire dans les quatre coins du monde. Transe au sortir de laquelle, l’humain en nous, le nit-e des Wolofs, ce complément de sujet, cet ultime recoin de résistance au spectacle quotidien de la cruauté, est transi d’une porosité flambant neuve. Ainsi, nous osons défier le feu, l’affronter -- nous brûler, hurler, nous entre-aider, payer notre dû d’humain et « simplement ne pas laisser seul le cri d’un enfant », comme le dit Souleymane Bachir Diagne dans la postface -- et n’avoir de répit qu’à son extinction définitive.

Le feu est vorace, ses ombres coriaces. Il ne demande qu’à prendre, ne quémande point pour se répandre avec fulgurance. Si un battement d’ailes de papillon dans l’hémisphère nord peut provoquer un ouragan dans l’hémisphère sud, comme disent les météorologues, le feu, qu’importe sa source, asphyxie, dans sa fougue folle, nos rêves à tous et couvre de son ombre incandescente la totalité de nos “Ciels” : « Le ciel des marins / Le ciel des amants / Le ciel des prêtres / Le ciel des poètes / Le ciel des peintres / Le ciel des gitans / Le ciel des andalouses / Le ciel des alouettes / … » (p. 11). Eveillée à cette réalité du monde, Nicole Barrière concocte une science poétique, avec conscience, qui ruine le règne des « indifférents … assis dans le fauteuil du diable ». C’est en cela qu’elle est transpoétique.

Par transpoétique, Michel Camus, dans « Le paradigme de la poésie », entend « la voie du poète sourcier orientée vers l’unité de la connaissance. Visée qui traverse et dépasse la poésie » . En appelant la poésie de Nicole Barrière transpoétique, je souligne sa manière de cerner et de déborder la question de l’engagement, posée, par André Mathieu, à travers un distinguo entre engagement poétique et engagement humanitaire – féministe, et reposée, par Souleymane Bachir Diagne, comme chant d’amour, donc engagement de la poésie. Je ne couperais pas l’engagement en deux. J’ajouterais ceux/celles que la poésie de Nicole Barrière engage. J’insiste ainsi sur l’action souhaitée sur le feu : le cerner, le circonscrire et aider à guérir, et la réaction anticipatrice : discerner, (s’)instruire et aider à construire un monde meilleur. Et Nicole dit :

J’épuise la vérité des mots
Leur fermeture inutile.

“Extase de l’effroi”, p. 64

La voie dans ce recueil se donne comme hors-limites ; et la voix comme trans-identité. Autrement dit, pour reprendre Michel Camus, qui cite René Berger, « l’identité infinie de toute conscience éveillée à sa transcendance intérieure et à la trans-cendance de l’univers, donc à une double transcendance à percevoir unitivement » (ibid.). C’est dans cette double transcendance unifiée que s’inscrit Nicole Barrière, et, en ce sens, parler d’engagement, quant à sa poésie, revient à parler d’une poésie qui (nous) engage, c’est-à-dire, qui (nous) recrute, qui (nous) met en route et scrute l’horizon de notre empathie. Qui, en rendant compte de la vie des « vulnérables », nous dit que nous le sommes tous, potentiellement, ou dans notre chair, sur nos terres d’origine, d’adoption ou d’exil. Rien d’humai

Serigne Kandji
juillet 2004


La poésie est l’organe de perception de la douleur et du plaisir d’autrui, qu’on s’est greffé pour dire qu’on a mal à la tête de l’autre, qu’on jouit de la joie qu’il vit.
Pierre Ouellet, La vie de mémoire, Editions du Noroît, 2002, p. 65.
Nicole Barrière, Les ombres et le feu. Paris : L’Harmattan, 2004 (Poètes des cinq continents) 121p, 12 euros.


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