DES VILLES YIN ET YANG
Clément-Noël DOUADY
Voir l'article avec illustrations sur le site de la revue La Jaune et la Rouge
Capitales du nord, villes d'eau du sud ?
"Une ville chinoise, c'est carré" : assénée comme une évidence par un étudiant chinois de Wuhan, cette assertion fait référence à un texte datant de plusieurs siècles avant J.C. et traitant plus précisément de la création d'une capitale. Ce texte préconise en effet d'édifier en premier lieu sur un terrain plat une enceinte carrée orientée nord-sud et est-ouest, munie de trois portes sur chaque côté et de neuf larges voies intérieures dans chacune des deux directions ; puis d'y implanter le palais du souverain, avec le marché à son voisinage. Et en effet plusieurs capitales (ou anciennes capitales) comme Pékin et Xi'an, présentent dans leur partie historique des caractéristiques de ce type.
À cette forme régulière dominante dans les "capitales du nord", et qui semble se rattacher à l'organisation sociale hiérarchique prônée par Confucius, a été opposée la forme plus souple des "villes d'eau du sud", forme plus organique qu'on peut retrouver par exemple dans l'ancien Shanghai ou les trois bourgs constituant Wuhan, et où la conformation aux données naturelles évoque l'harmonie entre l'homme et la nature, recherchée dans le taoïsme par Laozi et Zhuangzi.
Mais les choses ne sont pas si simples : même si dans les capitales du nord les extensions proches s'efforcent de reproduire hors les murs le même type de quadrillage régulier, les éléments naturels et les nécessités pratiques conduisent à introduire d'autres formes comme les tracés souples des plans d'eau, les tracés spontanés ou l'arrondi des périphériques à Pékin, ou encore le changement d'orientation à la rencontre des reliefs à Xi'an.
Inversement les villes d'eau du sud ont pu voir leur souplesse initiale raidie, au moins localement, par un organisation orthogonale : autour de la résidence princière d'un parent de l'empereur lors de sa nomination comme "Roi du pays de Chu" à Wuhan, ou à Shanghai au nord de la ville chinoise lors de l'installation des étrangers, puis lorsqu'un nouveau centre y a été conçu par les Chinois eux-mêmes.
Si l'on rapproche la ville régulière du Yang (versant ensoleillé, ou relief érigé, principe masculin) et la ville organique du Yin (versant ombreux, ou zone humide, principe féminin), il est tentant tout d'abord de suivre le classement selon ces deux catégories. L'examen plus détaillé montre que, selon la formule chinoise, "il y a du Yin dans le Yang" (et réciproquement), comme le montrent les traditions confucéenne et taoïste qui ont su cohabiter dans le passé, même si aujourd'hui c'est d'abord confucianisme qui revient en force.
Le triomphe du Yang
Reconnaissons que, dans le passé récent, c'est la conception géométrique "régulière", appliquée sans nuance, qui a prévalu dans le développement urbain chinois, et que ses effets se font sentir sur le terrain aujourd'hui suivant un élan qui ne pourra s'arrêter immédiatement.
Les tours qui s'érigent comme dans un concours de hauteur dans le quartier Pudong à Shanghai expriment plus un désir de puissance qu'une sensibilité à l'environnement. De même la voirie nouvelle qui découpe la périphérie de la plupart des grandes villes adopte la forme d'un vaste quadrillage, délimitant des îlots rectangulaires d'une vingtaine d'hectares concédés à un promoteur unique, pour des programmes de logement suivant quelques types répétitifs, et pouvant accueillir plusieurs milliers d'habitants sans autres équipements que ceux directement nécessaires à l'habitat. Les emplois n'y ont pas leur place, et les actifs doivent se rendre aux CBD (central business districts) par de longs et pénibles parcours, souvent en voiture au milieu des embouteillages.
Même dans les petites villes ou quartiers de grandes villes que l'histoire avait dotés d'une structure organique (comme Qingyang, dans le Gansu, ou Hanyang à Wuhan, et bien d'autres), les tissus anciens ont été éventrés par de larges voies nouvelles selon un schéma orthogonal, sous couverture de modernité et au prétexte pseudo-culturel que "une ville chinoise, c'est carré".
Cependant ces pratiques récentes et encore en œuvre ne préjugent pas de l'avenir, pas plus que le mouvement moderne occidental, dont elles s'inspirent, ne conserve sa prééminence chez nous aujourd'hui après la fin de nos "trente glorieuses". En effet la Chine connaît des processus d'évolution plus rapides que nous ne l'imaginons ici. Ainsi la notion de patrimoine matériel y a été longtemps ignorée, au bénéfice d'un patrimoine culturel immatériel (l'écrit, le savoir-faire). Évoquée d'abord dans les écoles d'architecture, puis dans les services d'urbanisme, la protection du patrimoine architectural et urbain est aujourd'hui largement admise en Chine (même si elle reste souvent sur le terrain en conflit avec les tracés de voirie nouvelle ou les projets immobiliers).
On peut s'attendre à ce que les notions d'environnement et de développement urbain durable connaissent un parcours analogue. Intégrées par les agences d'architecture (qui se préparent à ce futur marché) comme par les universités, et proclamées par les pouvoirs publics, ces notions qui semblent aujourd'hui encore sans effet immédiat sur les pratiques urbaines préparent sans doute l'avenir.
Le retour du Yin ?
Une nouvelle approche de l'armature urbaine semble par exemple leur faire place. Assez récemment encore les grandes villes du même secteur géographique, par exemple Pékin et Tianjin, se considéraient comme concurrentes et mettaient en oeuvre des stratégies contradictoires. Le nouveau concept de "grande région urbaine" (ou plus simplement de groupe de villes), apparu en 2008, y met bon ordre en regroupant dans une stratégie commune les grandes villes d'un même secteur, avec souvent une vocation collective particulière à l'échelle nationale. C'est ainsi que Pékin et Tianjin, mais aussi d'autres villes du Hebei, ont désormais une organisation commune ; il en est de même pour Nankin, Shanghai, Hangzhou et Ningbo, etc. Dans ce cadre, la nouvelle "grande région urbaine" rassemblant Wuhan et huit autres villes du Hubei a précisément reçu le label "développement urbain durable", avec vocation à développer des initiatives exemplaires en la matière.
Déjà, dans de nombreuses villes chinoises, certaines dispositions récentes ou en cours vont dans ce sens. Mentionnons les fortes densités, aujourd'hui reconnues comme plus favorables à la ville durable que l'étalement urbain, en raison de leur cohérence avec les transports en commun. Ce dernier objectif est lui-même en œuvre : Pékin, Shanghai mais aussi bien d'autres villes, comme Wuhan, développent un réseau de métro à un rythme approchant une nouvelle ligne chaque année.
En ce qui concerne les "circulations douces", la tradition cycliste chinoise a été un temps contrariée au bénéfice de la circulation automobile. Quelques signes montrent une inversion de ce mouvement, comme le développement dans plusieurs villes d'un "vélib" analogue à celui de Paris.
Notons aussi les grands axes commerciaux réservés aux piétons depuis déjà une dizaine d'années dans les grandes villes : rue Wangfujing à Pékin, rue de Nankin à Shanghai, rue Jianghan à Wuhan (pour n'en citer que quelques unes).
En ce domaine de l'environnement aussi, si l'on reconnaît une brutalité Yang dans le développement effréné de l'urbanisation chinoise récente, on sent percer une certaine tendresse Yin dans l'amorce d'un développement urbain plus durable. Il y a désormais un peu de Yin dans le Yang : amorce d'un retour à l'équilibre ?
Globalement, l'empreinte écologique de la Chine égale désormais celle des États-Unis, mais avec une population cinq fois supérieure en nombre : chaque Américain pollue donc autant que cinq Chinois. Si chaque Chinois souhaite accéder à un niveau de vie équivalent de celui de l'Américain d'aujourd'hui (mais sous une forme supportable par la planète), ce progrès doit s'accompagner d'une réduction parallèle de l'empreinte écologique. Dans cette perspective le Yin aura un bel avenir devant lui, et un retour de la culture taoïste pourrait constituer une ressource culturelle appréciable à cet effet.
Clément-Noël DOUADY
REVUE LA JAUNE ET LA ROUGE N° 684, avril 2013
... e Yin aura un bel avenir devant lui, et un retour de la culture taoïste pourrait constituer une ressource culturelle appréciable à cet effet.
http://www.lajauneetlarouge.com/article/des-vil...