Dans son ouvrage Humanisme et psy : la rupture ? (L'Harmattan, 2010), le psychanalyste Albert Le Dorze prolonge le travail qu'il avait fait en 2006 dans son livre Vagabondages Psy... Comme sous-titre de ce livre, il écrivait : "Il importe pourtant d'avoir des certitudes." Aujourd'hui il élargit considérablement le domaine de sa réflexion en l'insérant dans l'histoire de "l'humanisme" occidental. Conforte-t-il des "certitudes ?" Ou propose-t-il des "ouvertures" dont l'humanisme aurait besoin ?
De l'être à l'humain.
Il fait d'abord une relecture de ce qu'on a écrit sur l'humanisme. Les philologues nous disent que le mot n'apparaît qu'en 1765. Mais ce qu'il désigne est bien plus ancien. Notre auteur le confronte même à ce que les Grecs et le Moyen Âge appelaient "l'ontologie", ou science de l'être. Mais il la récuse d'un trait en assimilant ontologie et croyance en une cause première et en une source de toute vérité, Dieu. L'humanisme, pour lui, n'apparaît que lorsqu'on s'affranchit des "lettres sacrées" (la Bible, pour l'occident) et quand on affirme l'autodétermination du sujet en marche vers une émancipation.
Il est juste de souligner le rôle charnière du philosophe Spinoza (1632-1677) dans cette évolution de la pensée. Car c'est lui qui a donné un sens nouveau au vieux terme de l'ontologie. En particulier, en étendant le terme "Substance" à l'ensemble de ce qui existe dans le cosmos, en y incluant tout ce que la raison peut saisir de l'homme et de ce qu'on peut encore dire du divin, à condition de nier toute transcendance. Une citation empruntée dit : "L'identification du Monde à Dieu a pour vertu d'octroyer un statut divin à la réalité immanente." (op. cit. p. 12.) Il serait plus juste de dire, dans l'héritage de Spinoza : "L'identification de Dieu au monde a pour vertu d'octroyer un statut humain à toute réalité."
Une fois fait ce basculement, l'humanisme se développe avec ses logiques propres. Ainsi Kant trouve dans la raison "pure" les conditions de la connaissance par l'intellect et dans la raison "pratique" les conditions du comportement moral. Hegel, de son côté, pense que "c'est la raison désincarnée qui, ontologiquement, donne sens à l'être" (id. p. 18). Et, empruntant le terme "l'étant" à Heidegger (anachronisme ou retour de l'ontologie ?), notre auteur écrit : "Il ne s'agit pas d'une ontologie de l'être dans l'étant mais de l'Etre dans la Raison" (id. p. 18). Idéalisme ?
Nature et histoire.
On comprend qu'il passe, tout naturellement (!), à l'examen du concept de "nature humaine". Il n'est pas difficile actuellement de récuser "l'immuable" que l'on attribuait naguère à tout ce qu'on considérait comme reflets de la divinité. Mais la question demeure : y a-t-il entre les humains des "traits" communs, invariants, non pas figés en une "nature" mais actifs d'un sujet à l'autre ?
Les humanistes des 18e et 19e siècles se sont alliés sous deux bannières : la Raison et le Progrès. La Raison, selon l'extension kantienne, du côté de la formation des concepts et de la validité des jugements, comme du côté du discernement entre bien et mal, avec la capacité d'autocritique et de reconnaissance d'une finitude... Le Progrès, en même temps, comme assurance contre la mort, certainement ! Mais surtout comme mise en œuvre d'une humanité qui connaît, qui s'émancipe des fatalités, qui aménage le monde pour le bonheur, qui mobilise le libre-arbitre de chacun pour une société raisonnable.
Pour autant, les anti-humanistes ne manquaient pas ! Tantôt c'était les adversaires des révolutions "démocratiques" et leur nostalgie de la religion. Tantôt les tenants du Romantisme qui voulaient libérer de la froideur du rationnel l'imaginaire et la sensibilité. Tantôt les opposants au colonialisme, qui rejetaient la norme unique du colonisateur. Jusqu'a ceux qui découvraient dans le pluralisme des cultures et des peuples, la prégnance de l'Ethnos et l'étroitesse d'un "Démos" réduit à quelques principes. Même les marxistes, pour qui l'homme est une "créature sociale" et non le "sujet transcendantal" que rêve l'idéologie bourgeoise.
Le plus rude combat, d'après notre auteur, en faveur ou en méfiance vis-à-vis de l'humanisme, se fit pendant tout le 20e siècle autour des acquis et des prétentions (?) de la biologie. Darwin avait ouvert la voie en dégageant l'évolution des espèces de toute force transcendante et en invoquant le hasard et le conditionnement. Les biologistes se sont mis à décomposer l'homme comme un "assemblage d'éléments séparés", matériels. Les anthropologues, de leur côté, rapportent d'innombrables formes de vie dans les groupes humains... Dans cette énorme vague où tout pousse vers la limite extrême de "l'homme neuronal" et de la toute puissance des gènes, surnagent difficilement quelques psychiatres comme Henri Ey (1900-1977) pour qui il y a tout de même "une véritable ontogénèse de la structure de la personnalité, du devenir conscient... (et) il convient en permanence de défendre la liberté, la dignité de l'homme... appelé au sens de son existence" (id. p. 73-74).
Problème du mal.
Notre auteur oppose à la sévère mise en question de la Raison ce qu'il comprend du psychisme grâce à Freud. Depuis les premières organisations mentales dans l'enfant jusqu'aux formes dérivées des pulsions dans la société et la culture. Mais il rencontre, inéluctablement le problème du mal, de la souffrance "injustifiable" (id. p. 115). Serions-nous contraints de dire : "Il y aurait une part d'abjection dans l'homme que l'humanisme ne pourrait ni contenir, ni à fortiori sublimer" ? (id. p. 118.) Kant l'avait examiné sous le terme "le mal radical" et l'avait ramené dans les limites du mal moral. Nos contemporains sont moins confiants et soupçonnent dans l'homme "une part d'ombre, peut-être non dialectisable" (id. p. 121). Alors le partage se fait, encore une fois : soit "l'invocation" d'un Autre (Kierkegaard, Lévinas...) ; soit le destin individuel de l'existentialisme athée, avec son authenticité (s'assumer) et la réciprocité éventuelle (reconnaître l'autre).
Avec cette irruption de l'autre dans l'humanisme, nous sommes, dit Marcel Gauchet, dans le 3ème âge de l'humanité. Le 1er était celui de l'invasion par le religion. Le 2ème était celui de la formation de la conscience personnelle. Le 3ème est celui de l'explosion du Moi ! Emotionnel, revendicatif, narcissique, irresponsable, jouisseur... Est-ce possible que l'humanisme sombre, un jour, dans la décomposition ?
Notre auteur envisage plusieurs chemins de "salut". Tout d'abord il prend acte du fait que d'autres cultures (comme la chinoise) ont d'autres logiques d'émancipation et de lien social, tout en disant aussi : "Il y va de l'homme !". Que se passerait-il si chaque culture révisait ses catégories mentales et se confrontait aux catégories des autres ?... Ainsi nous irions, enfin, vers un "universalisme relatif" ! (id. p. 177).
Tâches et options du psy.
En attendant, le psy continue son travail. Car il est convaincu qu' "une société sans l'acte analytique serait une société qui ne respecterait pas les droits de l'homme" ! (id. p. 162). De cette manière il refuse de "désespérer de l'humanisme, de ses valeurs, du dialogue interculturel" (id. p. 179).
Pour sa part, notre auteur opte pour une éthique de la vulnérabilité et de la fraternité. Vulnérabilité : sa pratique de la psychanalyse la lui rappelle et sa relecture de ses contemporains n'est pas achevée ! Il cite en exergue de son livre quelques lignes de Milan Kundera : "Il faut une grande maturité pour comprendre que l'opinion que nous défendons n'est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité".
Et après nous avoir avertis que le "moment Fraternité" de Régis Debray risque facilement de virer dans un pseudo-sacré, il termine son livre en évoquant le mouvement vers les victimes du tremblement de terre d'Haïti : "Il ne reste que l'homme nu, couché dans sa misère, avec pour seul espoir ce sentiment si exempt d'idéologie qui se nomme fraternité" (id. p. 20).
Loïc Collet