Peut-on espérer de la Tunisie nouvelle ?
Après la disparition de ma mère, après un long
cheminement de ma pensée, après avoir réalisé le poids trop
lourd de la honte de l'exil de mes parents et du mien, de
l'humiliation d'être de nulle part malgré mon assimilation et
mon adhésion totale aux valeurs de la France à laquelle je
reste fidèlement redevable à ses principes de
laïcité, à son instruction, qui ont fait de moi une
femme libre et digne ; encouragée par la
révolution démocratique, j'ai pensé que l'heure
de la réconciliation avait sonné, qu'il me fallait
fouler ma terre natale renaissante de mes pas
d'adulte sur ceux de la petite fille que j'étais
alors. Je suis retournée en Tunisie en octobre
2016, après 41 ans d'absence, accompagnée de
ma fille.
Nous, les juifs des pays arabes avons été
déniés, bafoués, oubliés et balayés d'un revers
de main par l'Histoire. Nous ne comptions pas parce que
nous n'avons jamais rien revendiqué. Comment revendiquer,
comment se rebeller lorsqu'on a été si longtemps soumis au
statut de dhimmi ? Une population à qui on a enjoint durant
des siècles de se taire, de se rendre inoffensive pour pouvoir
survivre dans un milieu qui la tolérait comme on tolère un
inférieur dans la "convivialité et le mépris " pour citer Georges
Bensoussan. Nous avons été chassés des pays où notre
présence était millénaire, acceptant notre sort puisque
décemment nous avons eu la vie sauve alors que nos frères
juifs européens ont eux, été dévastés, broyés par la Shoah,
même si des juifs tunisiens ont été déportés et sont morts dans
les camps d'extermination. Mais nos vies ont été brisées,
chargées du ressentiment de nos parents, chargées d'un
sentiment d'injustice et de colère non exprimés, refoulés.
Mon père est mort de chagrin.
Parce que certains ont eu peur d'immigrer en Israël : la
guerre contre les arabes qu'ils voulaient fuir, l'apprentissage
difficile d'une nouvelle langue, ils ont fait le choix de la
France qu'ils vénéraient pour ses valeurs républicaines et
humanistes. Cette France nous a accueillis. Grâce aux
différentes institutions juives et non juives, nous nous
sommes installés, nous nous sommes insérés, nous nous
sommes assimilés. Nous avons bénéficié d'une instruction et
de droits qui ont fait de nous des citoyens à part entière, avec
toute notre reconnaissance et toute notre loyauté. Mais selon
notre enseignement ancestral du silence et de la
soumission, nous nous sommes tus, habitués à ne pas
déranger, à ne jamais protester comme s'il allait de soi que
nous soyons chassés de nos pays, en abandonnant tout. Ne
sommes-nous pas des Juifs errants ? Nous nous sommes
installés dans ce nouveau pays en remerciant Dieu de nous
avoir fait grâce de nos vies sauves. nous avons su rebondir
sans jamais rien exiger désirant tourner la page avec pour
horizon un nouvel avenir, mais lourd d'un passé ambivalent,
heureux et malheureux à la fois que nous avons trop souvent
magnifié. Nous sommes les "réfugiés oubliés" de l'Histoire,
" la vengeance facile contre Israël vainqueur".
Avant notre départ pour la Tunisie, je me suis souvenue
d'un dossier que ma mère m'avait remis contenant les titres
de propriété des biens de mon père, et des échanges de
courrier avec l'Ambassade de France pour faire débloquer,
sans succès, son compte bancaire. Pour la mémoire de mes
parents, je me devais de demander réparation par la restitution
de notre argent. " Sans justice, il n'y a pas d'avenir" me disait
mon père citant un principe du judaïsme.
A notre arrivée en Tunisie, nous avons été très
bien accueillies. Les Tunisiens étaient honorés
que je sois revenue, avec ma fille, ma
descendance. Ils étaient aussi émus que nous
pouvions l'être de ce retour. Je découvrais des
femmes et des hommes à la parole libérée
osant critiquer le pouvoir. Ils me disaient que
j'étais chez moi, dans mon pays, un pays
désormais libre, que je me devais de revenir,
souvent, avec mes enfants, que nous serions
toujours les bienvenus. S'il avait été
douloureux pour nous de partir, cela avait de
même pour eux qui sont restés. Une part d'eux-mêmes
étaient partie avec nous, leurs semblables, leurs sœurs et leurs
frères juifs, Mais l'accueil de la banque fut tout autre. Aucun
des documents que je présentais n'était conforme, rien ne
prouvait que j'étais la fille de mon père.
D'ailleurs avais-je la nationalité tunisienne ? Ou peut-être une double
nationalité franco-tunisienne ? Et pourquoi avais-je attendu si
longtemps avant de revenir ? Avant de réclamer cet argent ? Cet
argent qui était peut-être le fruit de la vente d'un bien ? Pas bien
chère la transaction. Mon père, trop généreux l'aurait-il donné,
cédé ? Me demandait-on avec sarcasme. Le ton était tellement
à la suspicion que j'ai fondu en larmes. Ainsi donc était la
Tunisie officielle "libre et démocratique" ? A l'évidence, pas
un Dinar ne devait sortir du pays. Pourtant, dans l'Islam, il est
dit que nous ne devons jamais renoncer à notre héritage
puisqu'il est un don de Dieu.
Peu de temps après mon retour en France, j'ai entendu
avec stupéfaction Mme Bensedrine, présidente de l'Instance
Vérité et Dignité, déclarer sur France Inter que l'I.V.D.
reconnaissait que la Tunisie de Bourguiba et de Ben Ali avait
écrasé ses minorités et que la communauté juive de Tunisie
avait porté plainte. Les Juifs tunisiens, les dhimmis avaient osé
porter plainte !! Je n'en revenais pas ! Fière de leur audace, je
me suis mise à rêver.
Et si...Et si... la Tunisie nouvelle, la Tunisie démocratique
auréolée du Prix Nobel de la Paix, proclamait aux juifs à
l'instar du roi d'Espagne : "Merci d'avoir conservé comme un
précieux trésor votre langue et vos coutumes qui sont aussi les
nôtres. Merci d'avoir fait en sorte que l'amour l'emporte sur la
rancœur et d'avoir transmis à vos enfants l'amour de cette patrie
tunisienne. Comme vous nous avez manqué ! "
Maintenant ! Sans attendre cinq siècles ! Pour panser la
blessure de notre exil, pour que justice nous soit rendue et
avec elle notre avenir et celui de notre filiation, pour que nous
puissions pardonner, enfin. Et si... Et si... j'osais, je
prolongerais mon rêve jusqu'à une reconnaissance de l'état
d'Israël par la Tunisie nouvelle.
Michèle Madar
LIBERTÉ DU JUDAÏSME LETTRE N° 144, mars 2017
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