Critiques

Cultures, métissages et paranoïa par Albert LE DORZE (1). coll. Psychanalyse et civilisations. L'Harmattan 2014, 350p.

Le livre d'ALD est une histoire naturelle et sociologique du racisme, un cours savant sur la chose, loin des clichés et des préjugés, mais les prenant en compte tout de même. Il écrit là, (tout en s'en défendant) une histoire de la colonisation.
Il est question de racines et de racisme (chap.I), d'exotisme (chap.II, de l'incontournable Segalen, notre grand ancien médecin navalais, anthropologue et poète), de métissage (au Mexique, au Brésil) et de leurs avatars, voire de leurs dés-illusions. Métissage et intégration ne sont pas synonymes (Taguieff). Le Brésil, donné souvent en exemple et pourtant entre culture métisse (J.Amado) et "racisme cordial" (N.Bourcier), avec retour du refoulé esclavagiste.
La question noire (chap IV) et son corollaire : le Colonialisme (chap.V) et l'esclavagisme (le Code noir, revu par Sala-Molins(2), pp.115,119). Ebauche de psychanalyse du colonialisme (pp126 et 192, approche winnicottienne) après l'essai contesté d'Octave Mannoni (à Madagascar). Il faut que l'esclavage soit bon "pour l'utilité, et non pour la volupté" disait Montesquieu (3).
Gros dossier sur la négritude (de Sartre et Senghor à A.Césaire, F.Fanon, Mannoni, Aubin, Adotevi, Ch.Nicolas, P.Chamoiseau, sur métissage et créolisation (Ed.Glissant, Laplantine). Le métissage, c'est de la génétique (des croisements), la créolisation elle est imprévisible.
Critique du colonialisme dit "progressiste" de Michelet à J.Ferry et L.Blum (p.274), et d'un certain humanisme utopique (par Herder, J.de Maistre). A.Césaire rappelle que "l'abolition de l'esclavage fut acquise malgré la République et contre l'opposition de figures républicaines majeures" (p.150).
Mais aussi, assujettissement et démon de la servitude dans l'âme slave et non des moindres (voir la terrible préface de Claude Roy aux Souvenirs de la maison des morts de Dostoieveski, 122 ; nous en avions parlé avec le regretté C.Koupernik).
La négritude serait morte (206), Senghor dépassé et Adotevi (1979-81) devient "Doyen de l'université des Mutants" à Gorée", centre international de dialogue et de rencontre des... diasporas.
Plus inquiétant : le racisme est peut-être indéracinable et Louis Dumont (Homo hierarchicus, 1966) écrit : "Rendez la distinction illégitime et vous avez la discrimination, supprimez les modes anciens de distinction et vous avez l'idéologie raciste" (p.254). Mais ne faudrait-il pas "empêcher le glissement du principe moral de l'égalité des hommes à la notion d'identité des hommes..." et "donner aux gens des moyens de penser la différence" ?
Levi-Strauss (le seul authentique structuraliste et donc, à son corps défendant, anti-humaniste) essentialise les sociétés isolées. L'universel ne serait pas dans les Valeurs, mais dans la permanence de structures formelles inconscientes et imperméables à l'histoire, comme aux discours moralisateurs post Lumières et Révolution française sur les "Droits de l'homme"(4), etc... Le lecteur trouvera, comme moi sans doute, un puissant intérêt d'appliquer cela, non plus aux microsociétés amazoniennes, mais aux grandes nations contemporaines comme la Chine et la Russie, l'Iran... dans leurs rapports difficiles, en ce moment, avec l'Occident Et d'ailleurs fait remarquer JC.Carrière (en 2010), le mot valeur est intraduisible dans les 4/5 des langues de la planète (chinois, sanscrit, japonais, persan...).
Lire attentivement aux pages 264 à 267, l'importante contribution de François Jullien, dans Le Débat, sous l'invocation furtive de Foucault : "Les utopies rassurent, les hétérotopies inquiètent"(5).

Naissance de l'ethnopsychiatrie (p.153). L'Ecole d'Alger et l'Ecole de Fann, à Dakar. Fanon entre les deux et la question du "racisme anti-blanc". Des bons et des moins bons, voire des douteux : Levy-Bruhl [à l'admirable probité, pour avoir reconnu tardivement s'être trompé avec la "mentalité primitive"], H.Aubin [fort estimable, je peux en témoigner), A.Porot, Carothers [compromettant l'Ecole d'Alger, qui le cite, pour avoir parlé de la "paresse frontale " des africains !].
En Afrique, le concept de personne selon nos critères "est peu compréhensible" (p200). Je recommande la lecture de Maurice Leenhardt (6) en Nouvelle Calédonie : Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien (7).

Et peut-on souscrire au reproche du fougueux (et parfois injuste) Tosquelles à Fanon (tous deux à Saint Alban) de "n'avoir pas essayé de guérir sa "normopathie" en s'engageant dans une psychanalyse soi-disant didactique ? Car qui dira -hommage par ailleurs rendu à ces deux penseurs et acteurs assez remarquables (ou remarqués) de la psychiatrie engagée dans le chaudron social- lequel des deux était plus normopathe ou psychopathe que l'autre ?

La question de l'acculturation (Herskovits, p.233). Critique et échec de l'assimilation (p165,173).
Evocation du débat contradictoire de Sartre, Camus et Fanon autour de l'Algérie française (p171). Fanon qui lie aliénation mentale et aliénation sociale (8). Et la libération et l'indépendance de l'Algérie, débarrassée du colonialiste, qui devait résoudre tous ses problèmes sociaux, psychiatriques et criminologiques. La suite aux Damnés de la terre de Fanon, c'est dans les enquêtes historiques de Benjamin Stora et dans Latifa Ben Mansour (Le mensonge des intégristes) qu'il faut la lire, ai-je dit déja (9). Ça n'est pas du moindre intérêt d'observer que Fanon, comme (ou plus encore que) Camus s'est trompé aussi sur ses ennemis et ses alliés, ceux qu'il fallait combattre et ceux sur qui l'on pouvait compter.
Sans oublier un certain "multiculturalisme colonial de bonne volonté" comme Henri Collomb à Dakar (l'Ecole de Fann), et le N' Doep, théatre des illusions ?
Peux-t-on dire que les derniers chapitres du livre intéresseront plus les psychiatres ? Ça serait une erreur de le dire, car tous sont intéressants, nous sortent des idées toutes faites, des préjugés et des slogans. Il y a du grain à moudre pour les psychiatres à tous les chapîtres de cette somme. Citons-les quand même :
Chap.VI (Différences et appartenances, individualisme et communautarismes).
Pages 236-237 : S'il y a indubitablement des racines corporelles de la pensée (Merleau-Ponty, Levi-Strauss, Chomsky (10), Fr. Heritier) il vrai aussi (en tout cas fort probable) que "Le sujet n'est pas maître de son parler mais au contraire redevable à la communauté linguistique de la forme de vie à l'intérieur de laquelle le langage fait sens" (Taylor 1996).
"Le moteur n'est pas l'individu isolé" (p.277), pas autant en tout cas que l'idéologie néo-libérale voudrait nous le faire croire, qui proclame l'autonomie de l'individu en tant qu'entrepreneur de lui-même, cherchant l'épanouissement personnel.

Le chap.VII traite du choc des cultures et de l'émergence de la paranoïa s'en nourissant et à, l'occasion, de comportements criminels extrêmes (les Cas Breivik et Merah) posant le problème psychologique du "passage à l'acte" à partir des idées de Freud et de Lacan sur le sujet ; et de la reprise de cette question, plus récemment, par PH.Castel et par P.Belzeaux (11).

Le dernier chap (VIII) sur Modernité et Post modernité traite, entre autres, de l' "en-commun" et de l'universel (12), des discriminations positives contestables, des antiracismes américain et français. Mais tout se tenant et s'enchaînant, l'Islam(isme) devient une compensation à la promesse non tenue de l'intégration, observe Gilles Kepel en 2011.
"Stop à l'Occidentalocentrisme !" clame Ed.Morin (en 2012) qui invite à "considérer une culture non seulement selon ses nobles idéaux, mais aussi selon sa façon de camoufler sa barbarie sous ses idéaux". Et la déclaration de Marx que l'Histoire est le processus qui humanise la nature peut n'être aussi que la "sublimation de la négativité". Mais l'Apocalypse (selon Philippe Muray) serait l' éradication de la différence assimilable au négatif (p.307).
"L'histoire finie, l'art et la philosophie ne pourraient plus exprimer de nouveaux contenus, seul le travail sur l'enveloppe textuelle serait encore possible. Pur formalisme et schizorationnalité [Lacan ? Derrida ?], homme "post-moderne".
Chemin faisant on est passé de la vieille étude des moeurs à l'anthropologie et l'on aborde maintenant l'anthropogenèse (Sloterdijk, p312). Mais pour l'instant, on ne perçoit, pour contrecarrer la marche à pas forcé du neolibéralisme vers une mondialisation homogène que les nationalismes, fascismes et intégrismes religieux. A qui se fier ? Même le Bouddhisme peut nourrir le fanatisme (R.Backmann).

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A. Le Dorze glisse, de plus en plus, de la psychopathologie au journalisme supérieur (rapport avec le "journalisme transcendantal" de Foucault ?). Pas de fioritures, de ronds de jambes, d'ellipses inutiles... mais des faits rapportés, rapprochés, interrogés. Il n'est pas dupe pour autant et l'ironie est souvent présente et vise aussi bien les "Davos de la culture", le "Sans-frontiérisme" (R.Debray), le "terrorisme du droit à la différence" (Vergely) ou le "Souchien" (français de souche ; dossier accablant sur Jean Giraudoux (13) au passage, p148). Simplisme et mannicheisme peu crédibles : le souchien est cultivé par l'extrême droite, mais l'histoire montre que l'idée avantageuse d'une association entre Gauche et anticolonialisme est une idée tout aussi fabriquée (p.274).
Bref, enchaînement de citations, bien choisies, pour alimenter le sujet, le débat ; pas pour la frime. Beaucoup d'auteurs, entre autres, du Débat, l'excellente revue de Marcel Gauchet (14).

RMP

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Notes :

(1) A. LE DORZE médecin psychiatre et psychanalyste à Lorient. Il a publié chez l'Harmattan : Vagabondages Psy (2006), La politisation de l'ordre sexuel (2009), Humanisme et psy : la rupture ? (2010) et De l'héritage psychique (2011) ; et collaboré à diverses reprises à nos Cahiers Henri Ey, en toute indépendance d'esprit.
(2) Le code noir ou le calvaire de Canaan, PUF 1987.
(3) La femme ayant le privilège de l'être pour les deux, selon S.de Beauvoir et El.Badinter, si mes souvenirs sont exacts ; mais mieux vaudra vérifier.
(4) Ce concept enferme le Sujet dans une "double abstraction" (Fr.Jullien, 2009), un double bind : la revendication d'un droit, privilégiant l'aspect défensif, revendicatif vis à vis d'un milieu dont on ne voit que l'aspect négatif et contraignant (pour une liberté promise dont ne sait pas forcément quoi faire ou dont on n'a pas habituellement l'usage) ; et cette liberté offerte à un homme qui, isolé de son contexte social et vital traditionnel, ne s'y retrouve plus (p.264) avec cette primauté du revendicatif sur le communautaire traditionnel.
(5) Hétérotopie : présence d'éléments anatomiques, constitués normalement, en des lieux où ils n'existent pas normalement (Dictionnaire de la langue française 1990).
(6) Fondateur de la Société des océanistes au Musée de l'Homme en 1945, ayant repris en 1940 la chaire de Marcel Mauss à l'École pratique des hautes études
(7) Gallimard,1947,19711985
(8) Ey sous-estime cette liaison, on le lui a reproché.
(9) Cahiers H.Ey n°29-30 2012, p247.
(10) Qui a introduit l'idée de "code génétique de la langue"
(11) Cahier H.Ey n°31, 2013 et Evolution psychiatrique 2014
(12)Thèmes chers à A.Finkielkraut aussi dans son dernier livre sur L'identité malheureuse, la nouvelle Ecole et la Laïcité (Stock 2013).
(13) Pleins pouvoirs, 1939
(14) Bien connu des psychiatres pour sa collaboration, jadis, en 1994, avec Gladys Swain (Dialogue avec l'insensé. A la recherche d'une autre histoire de la folie), moins apprécié des foucaulâtres : cf Books n°8, sept.2009.

Robert Michel PALEM

LES CAHIERS HENRI EY. DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE ET DE LA PSYCHIATRIE. N°33-34; JUILLET 2014, juillet 2014


C'est de l'Anthropologie et du Politique (pour les politiques, les décideurs). ALD expose là d'indispensables matériaux et dossiers. Les politiques devraient consulter ce penseur critique et homme de dossier. Pas sûr que ça leur facilite la prise de décision d'ailleurs. La prise de conscience de la complexité des choses, certainement. A tout le moins, pourront-ils revendiquer le statut (ancien) de "despotes éclairés".
Mais si un homme averti en vaut deux, que risque de valoir un despote trop bien éclairé ?

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