Deux livres essentiels de Thierry Feral paru aux éditions L’Harmattan : Culture et dégénérescence en Allemagne et Le nazisme : une culture ?
Lecteur de longue date de Thierry Feral, je ressens à la parution de chacun de ses livres – consacrés tous au nazisme, et plus particulièrement à ses aspects culturels – une impression identique et qui n’est pas simple. À la fois cette lecture se révèle terrifiante et instructive :
Lecture terrifiante : l’érudition extrême de l’auteur nous fait vivre de l’intérieur, revivre, l’époque si proche dans le temps où, dans notre espèce, la haine pour son semblable atteignit un degré peut-être jamais connu depuis que l’homme avait paru sur terre.
Et que cet événement ait surgi en Europe, chez nos voisins d’à côté, dans le pays des philosophes et des musiciens, bouleverse toutes les conceptions, toutes les théories construites pour rendre compte de l’évolution de la civilisation et de la culture.
Parlons alors hors théorie : ce fut le temps où, pour ne pas même évoquer les droits humains, le plus élémentaire des sentiments d’humanité, la compassion, semblait avoir disparu. Ce que l’on nommera un jour la " paponnerie ", car il faudrait aussi parler de la France de l’époque considérée dans la totalité de ses corps constitués, ce fut d’abord l’absence de cœur. Comment ne pas se souvenir ici de ce qu’écrivait Max Weber au début du siècle à propos d’une évolution possible de nos sociétés vers " une pétrification mécanique agrémentée d’une sorte de vanité convulsive " chez les " derniers hommes de ce développement de la civilisation [pour lesquels] ces mots pourraient se tourner en vérité : spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là " ( L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme , 1964, p. 251).
Lecture instructive, à double titre : d’abord parce que dans chacun de ses livres, Feral replace le nazisme dans une perspective historique. Le nazisme apparaît alors comme l’aboutissant logique, l’un des aboutissements possibles, le plus radical à ce jour, du refus de la modernité. Mais lecture également instructive parce que, restituant le langage textuel du nazisme et des nazis, Feral provoque de troublants effets d’écho. Il n’est pas mauvais de montrer que l’histoire du pire reste ouverte.
Qu’a-t-elle donc cette modernité pour susciter des haines aussi meurtrières ? Elle se présente sous des facettes multiples. L’essor en Europe depuis plusieurs siècles de l’économie marchande et capitaliste jusqu’à la phase actuelle de mondialisation. La migration rurale et l’urbanisation galopante, avec aujourd’hui les immenses bidonvilles, parfois millionnaires en habitants, quand les populations migrantes ne sont plus intégrables par l’économie. Les bonds en avant successifs sous le fouet de la concurrence, de la science et de la technique. L’esprit des Lumières et l’ouverture d’un " espace public " (Habermas). Le déclin de la société patriarcale et de l’autorité traditionnelle qui, conjugué à un certain moment ave le besoin de main-d’œuvre qualifiée, a rendu possible une relative égalité sociopolitique des femmes. Le pluralisme politique et les droits de la démocratie : droit d’opinion, d’expression, d’association, de déplacement.
Ces différentes composantes de la modernité, si on les regarde sous une certaine perspective, apparaissent comme tirant toutes dans le même sens. En effet, elles contribuent toutes à dissoudre l’antique communauté médiévale à laquelle chaque individu était censé appartenir corps et âme. De cette dissolution progressive émergea un individu qui se retrouva nu, seul, et ne possédant pas les moyens de comprendre les tenants et aboutissants de sa situation. Le nazisme ne représente que la plus extrême des nombreuses " crises de croissance " de l’individu moderne qui se sont succédées depuis quelques siècles en Europe (cf. mon ou
Dr Gérard Mendel
Pour en savoir plus, n’hésitez pas à consulter le catalogue de la collection " Allemagne d’hier et d’aujourd’hui "