Poètes persans, désir et civilité

Pirouz Èftékhâri

 

PRÉSENTATION DU LIVRE :

 

Résumé :

 

- Par un regard critique, ma recherche rejette le spiritualisme puritain auquel a été réduit la poésie persane par les orientalistes.

 

- Dans une perspective socio-anthropologique qui met l'accent sur les représentations culturelles et la logique interne de la situation historique-culturelle iranienne dans le passé, ma recherche parcourt la poésie persane, afin de se concentrer sur les pèmes de Hâfèze (14ème siècle) :

L'éloquence poétique persane de Roudaki (10ème siècle) à Khayyâme (11-12ème siècle), de Sa'di (l'aîné de Hâfèze au 13ème siècle) aux contemporains de Hâfèze, Khâdjou et Salmâne.

 

- L'analyse des poèmes hâféziens a lieu après avoir établi les prémisses nécessaires de leur lecture :

Entre autres :le statut des femmes (un chapitre), la frontalité et l'instance de réglementation du pouvoir/religieux (un chapitre), la psychanalyse (un chapitre, afin d'établir le sens extensif du désir en un autre chapitre), la comparaison entre lyriques persans et troubadours français (un chapitre), le désir miniatural et l'analyse de la miniature persane (deux chapitres) et le mouvement social à Chirâz de Hâfèze (un chapitre).

 

- Mon regard s'est voulu critique à l'égard des orientalistes qui ont réduit la poésie persane au spiritualisme bigot, alors que le désir et le sacré sont inséparables socio-anthropologiquement. Malgré tous les interdits imposés par l'islam (le désir et les rapports hommes/femmes, la musique, la peinture, par exemple), à partir du désir/sacré, les poètes et artistes/artisans iraniens ont été, malgré le fondamentalisme du pouvoir/religieux, créateurs de la civilité. C'est une civilité que depuis des millénaires la région appelée « Iran », au carrefour des civilisations (en fait une mosaïque de cultures) a cultivée par nécessité même de sa survie. J'ai donc voulu redresser le travail artistique iranien sur le fond de l'instance de joie/rempart à la tristesse imposée par le despotisme, dont parle Spinoza (un chapitre).  

- La contemporanéité (deux chapitres). J'ai tenté de démontrer que la civilité est le quatrième paradigme de notre formation sociale après le jeu à trois État-clergé-nation, comme l'explicite Paul Vieille. J'ai tenté de mettre en relief la présence de la civilité dans la résistance actuelle du peuple iranien devant la dictature religieuse, devant les grandes difficultés de survie et devant la politique écocidaire et génocidaire du régime.

- J'ai voulu accomplir mon devoir culturel à l'égard de mon pays en voie de dislocation totale, j'ai tenté de rénover le regard sur l'Iran, après tant de réflexions universalistes dans la contemporanéité : après m'avoir appuyé sur Marcel Mauss, je pense plus particulièrement à Deleuze, à Bachelard, à Foucault, au socio-anthropologue et  iranologue Paul Vieille.

 

 

- Je commence mon exposé par une ballade de Hafèze que j'ai reproduite dans mon ouvrage. D'ailleurs, l'idée d'orner l'ouvrage de 14 poèmes de Hâfèze vient de 'Atâ Âyati, à qui j'exprime ma gratitude pour avoir fabriqué ce beau livre. Vous trouvez la traduction du premier poème que je vais lire dans la photocopie à votre disposition   [ p. 20 de mon livre, et sa traduction à la p.219 ]

Comme vous le constatez, Hâfèze met l'accent sur le principe du désir, même chez l'inquisiteur, un despote bigot qui mena une répression sanglante à Chirâz de Hâfèze. Le poète met l'accent sur le plaisir du vin interdit, il investit sur la désirée et la musique, comme dans une miniature persane. Même si un tel investissement lui coûte son honneur aux yeux de la religion. C'est d'ailleurs un thème constant de la poésie persane.

- Je vous expose ce que j'ai voulu faire : dans ma tentative d'approche socio-anthroplogique, en me situant au 21unième siècle et en évoquant constamment le présent dans le regard social et politique sur le passé, j'ai voulu saisir le désir chez les lyriques persans. Et c'est le principal chez eux. C'est par le désir qu'ils tentent de façonner les affects dans le champ social. Il faut prendre le désir dans un sens extensif, qui le tire vers le sacré reproduit par les affects et les arts. En Iran, c'est par le désir que les poètes interviennent dans une formation sociale vécue comme apocalyptique. Pour Deleuze, le désir s'inscrit dans le champ social. J'en ai trouvé la meilleure définition socio-anthropologique dans ses Dialogues : « Même individuelle, dit Deleuze, la construction du plan [du désir] est une politique, elle engage nécessairement un ''collectif'', des agencements collectifs, un ensemble de devenirs sociaux ».

C'est en outre sur la pensée de Bachelard que j'ai pu m'appuyer au sujet de la poétique de la rêverie. Et ce fut surtout Philippe Camby qui, par son ouvrage L'érotisme et le sacré, m'a appris tant de choses sur la religiosité féminine et le désir/sacré. Les lyriques persans travaillent le désir/sacré/féminité, ingrédients de la civilité dans une société martyrisée par les invasions successives. En m'appuyant sur les recherches de Marcel Mauss, je me suis penché sur le sens extensif du désir et du sacré dans le concret de la vie collective.

A préciser que les divers totalismes y sont indifférents, ils déforment la nature du désir/sacré/civilité. Je devais donc prendre mes distances aussi bien par rapport au freudisme totaliste que par rapport au structuralisme ou au matérialisme déterministe.

- Ce qui m'a motivé et révolté, c'est l'interprétation spiritualiste du lyrisme persan et surtout de la poésie de Hâfèze, du 14ème siècle et l'un des plus grands poètes du monde. Les orientalistes/traditionalistes déforment les poètes iraniens par généralisation / extrapolation / décontextualisation, à travers la théophanie et le recours au spéculaire mystique fondé sur l'aliénation du désir dans la transcendance déiste. Dans la lignée de Massignon et de Corbin qui tirent tout vers : je cite Corbin : « la perspective herméneutique, c’est-à-dire des niveaux de signification correspondant aux résonances de la Parole divine (…) », Fouchécour étouffe à son tour Hâfèze dans un théisme bigot, alors que Hâfèze part du pur lyrisme pour reproduire le sacré. C'est là une tradition séculaire en poésie persane. Dans SON divâne/sa traduction des poèmes hâféziens, Fouchécour met tout en majuscule, mystiquement. La désirée devient ainsi l'Aimé (en majuscule) de l'Amant/soufi. Vincent Monteil fait la même chose. Alors que la réflexion de Hâfèze se centre sur le désir induisant le sacré. Qui plus est, Fouchécour considère Hâfèze comme l’œil de Dieu. Il le réduit ainsi à l'instrument d'un dieu inquisiteur.

En 2007, je dénonçais Fouchécour dans une pièce de théâtre, La nouvelle tentative du meurtre de Hâfèze. Je terminais ma pièce par ces vers hâféziens de la ballade 188, analysée exhaustivement dans mon livre :

 

« Ne demande pas à la chauve-souris de décrire la figure du soleil.

« Dans ce miroir, même ceux qui connaissent les questions sont sidérés.

« Les sages sont certes la pointe du compas de l’existence,

« Le désir sait pourtant combien ils s’égarent dans ce cercle !»

 

- J'ai en même tenu à expliciter les liens entre le lyrisme et la culture persans, au niveau des représentations et des changements culturels au cours de notre histoire. Par exemple, l'instance de la joie est constamment reproduite aussi bien par les poètes que les couches populaires. J'ai tenté de saisir la logique du lyrisme persan à travers les prises de position des poètes au sein des aspirations et des représentations culturelles iraniennes Je mets d'autre part en relief ce qui caractérise la lyrique persane en la comparant à la poésie courtoise française.

- Partisan d'une démarche horizontale, j'ai procédé par établir les prémisses qui permettent de mieux appréhender le lyrisme persan et surtout la poésie de Hâfèze : le statut des femmes, la passion/amour, le désir/désirant/désirée, l'imaginaire, la joie/tristesse, le mal-être/tourments, le blocage du désir et l'aspiration à l'épanouissement individuel, la rénovation du sacré. Dans ce but, je me suis penché sur la formation sociale féodale iranienne, marquée par l'instance de réglementation, une instance instaurée par le pouvoir/religieux en tant que machine despotique qui surveille/encadre la vie concrète et menace les individus par la peur du Jugement dernier.

- Historiquement, avec la décadence de « l' Église- État » sassanide, l'Iran subit diverses invasions, arabes d'abord, plus tard turques et mongoles, il devint un mosaïque de cités-États, un pays martyrisé pendant des siècles par les violences/destructions/effondrements/corruptions, par les pires atrocités et exploitations, et par le fondamentalisme. Et tout ceci dans un contexte où la classe sacerdotale, les religieux et les soufis, était la complice de l'État des envahisseurs turco-mongols, via les directifs du califat de Bagdad.

 

- Si l'on suit Paul Vieille, dans la société iranienne règne l'incommunication, conséquence de la séparation des hommes et des femmes ; celles-ci sont méprisées, réduites à l'objet de fornication et à la procréation. Dans une telle société où le désir est bloqué, il existe une hantise du destin. L'avidité obsédante des hommes frustrés devant le désir débouche sur l'érotisation mâle et la pédérastie. C'est un courant qui traverse d'ailleurs la poésie arabo-persane, et combattu par les poètes lyriques. A qui dirait que l'institution religieuse musulmane a voulu empêcher le débridement, on peut facilement répondre que c'est cette institution même qui l'incite et l'amplifie. Il suffit d'ailleurs de voir comment à partir des Safavides chi'ites au 16ème siècle et à partir du fascisme religieux actuel en Iran, le chaos anomique emporte les mœurs et affecte le comportement social. Au fond, le problème de la dévotion/bigoterie religieuse ou soufie est qu'elle rejette le désir, ramène tout désir et tout épanouissement à la jurisprudence, à la Loi divine, ou à l'amour aliéné pour Dieu. Le théocentrisme ramène l'ensemble de la vie à toutestallâh. Alors que même dans la logique religieuse, tout ne peut pas être Dieu. Dans le système islamique établi, les sujets du pouvoir/religieux sont constamment menacés par l'omnipotence et la condescendance d'une divinité parfois impitoyable, comme d'ailleurs dans le judaïsme. La menace de l'hérésie pèse sur les poètes lyriques persans, alors que ceux-ci, et surtout Hâfèze, s'appuient sur un Dieu clément qui pardonne et tolère le péché.

Dans la culture persane, comme partout ailleurs, l'individu établit un rapport intime avec le sacré. Deal avec Dieu ! Les lyriques subliment la désirée pour transcender l'Autre et créer ainsi de la civilité, et ce alors que l'individu iranien n'a aucun statut hors du clan auquel il appartient. Les poètes revendiquent l'individualité, la subjectivité et l'aspiration à la réalisation des désirs. Ils tentent de rénover le désir/sacré et une déité garante de l'équité au milieu des injustices et des atrocités.

Dans mon livre, je rappelle que depuis des milliers d'années, sous l'influence de l'Inde à l'est et de la Mésopotamie à l'ouest, l'Iran en tant que carrefour des civilisations et lieu de passage, a toujours lutté contre la tyrannie, au nom du désir/sacré. Historiquement, la culture iranienne a, par nécessité de survie, cultivé le syncrétisme, un syncrétisme qui s'encadre dans ce que j'ai appelé la trans-sémie méditerranéenne. La trans-sémie, c'est le brassage culturel, c'est la circulation des images, c'est la transhumance des idées ; allers et retours, double langage, transgression, détournement du sens. La trans-sémie cristallise ainsi les paradoxes socio-historiques. Sans en tenir compte, le discours monolithique des puritains et de la plupart des orientalistes refoule tout dans le code de l'érudition spiritualiste. A vrai dire, les orientalistes nous réduisent aux animaux religieux refoulés dans un « obscur Moyen Age » !

Dans la civilisation méditerranéenne, le désir et le sacré sont inséparables. Le mot douste, par exemple, chez Hâfèze, traduit aussi bien le compagnon que la désirée et Dieu. Il en a été ainsi après l'islam, pendant les quelques siècles de lyrisme, que Hâfèze, en tant que réminiscence de la poésie persane, synthétise au 14ème siècle : de Roudaki (au 10ème) à Sa'di (au 13ème) siècle et à ses propres contemporains Salmâne ou Khâdjou, en passant par Khayyâme (11ème-12ème siècle) et Kamâl èd-Dine è Èsfahâni (13ème siècle), ainsi que plusieurs mystiques qui, fréquentant les écoles soufies, avaient afflué vers la poésie lyrique (comme Owhadi, le poète ispahanais du 14ème siècle). Ainsi, les poètes persans, frondeurs devant les pires atrocités, soufflent un soupir sacré sur leur poèmes. La poésie frondeuse chahr-âchoube a existé comme genre, dans l'éloge des artisans et des contestations populaires dans les villes contre les exactions des envahisseurs. En effet, bien qu'au service de la cour, les poètes persans s'identifient aux artisans, eux-mêmes venus des couches du peuple. Hâfèze ne dit-il pas dans la ballade 202: [p.120 de mon livre et sa traduction à la p. 135] :

 

« La poésie de Hâfèze ornait déjà, au temps d'Adam et dans le jardin du paradis, les feuilles du livre de Lyre et des fleurs » ?

- A Chirâz, sa ville natale et un foyer culturel important de l'époque, à la veille des terribles invasions timourides, Hâfèze, poète organique de la ville, inspiré par le mouvement social des chirâzis, fonde son lyrisme sur le rèndi/libertinage/dissidence, il dénonce les soufis et les religieux, piliers de l'État et promoteurs de la classe dominante à partir de leurs écoles. C'est au nom du désir que Hâfèze combat le système où il est pris. J'ai analysé en détail certaines de ses ballades (plus d'un tiers du livre y est consacré). Voici la ballade 403 (voir PHOTOCOPIE), un bon exemple de la religiosité poétique de Hâfèze : le désir de l'aimée s'y mêle intimement à l'amour pour le divin :  [ p. 194 et sa traduction à la pp. 267-8 de mon livre]

- La rêverie des poètes persans, leurs images miniaturales/ornementales, leur préciosité, leur éloquence dans leurs inventions syntagmatiques/rythmiques constituent ce que je considère comme le TDI, temps/désir/imaginaire, qui met en distance l'utilitaire, la contingence et les rapports imposés par le système politico-social.

 

Temps/désir/imaginaire ! C'est le remède qu'a trouvé la culture persane pour restituer la joie contre la tristesse, une tristesse que Spinoza dénonçait comme instrument de la tyrannie par lequel le pouvoir/religieux tente de faire obéir les sujets.

- Hâfèze cultive le désir/sacré par ce que j'appelle le figuralisme : après tout un courant séculaire, dès la fin du 12ème siècle, après le soufi Rouzbéhâne Chirâzi qui établit « le pont entre l'amour sacré et l'amour profane », Hâfèze voit les reflets de la divinité dans la belle figure de la désirée, réhabilitant ainsi la femme et la religiosité féminine qui prévalait avant le patriarcat monothéiste, ce grand Mal qui incruste le péché au fond des âmes.

- Pour Hâfèze, le désir s'étend sur l'ensemble du cosmos qui est grandiose parce qu'il témoigne de la grandeur de son créateur. Dans la ballade 188 :

 

« Ce n'est pas seulement mon regard qui est le champ du rayonnement de sa figure,

« La lune et le soleil tournent le même miroir. »

Ainsi, le rapport du désirant à la désirée est l'espace de l'expression de la beauté regardée dans le miroir. C'est le narcissisme poétique persan. Le désir/beauté/sacré, DBS, fait dire ses plus beaux poèmes à Hâfèze.

 

- La partie finale de mon étude est consacrée à la contemporanéité, et d'abord aux chercheurs iraniens qui procèdent ou bien par des études historiques souvent valables socio-anthropologiquement, ou bien par des spéculations littéraires ou mysticisants versant dans le traditionalisme/spiritualisme. En matière d'études hâféziennes, il y a deux types de chercheurs : les hâfézologues et les hâfézologiens. Du premier font partie Façâ'i ou Èstè'lâmi, qui réfléchissent, établissent une typologie et ne généralisent pas ; ils actualisent Hâfèze, même s'ils ne quittent pas tout à fait le terrain du spiritualisme. C'est que, effectivement, Hâfèze spiritualise, Mais à partir du concret de la vie. Je dois absolument mentionner Madame Sadiqiâne qui a établi la lexique et la fréquence lexicale des poèmes hâféziens, ce qui m'a beaucoup aidé dans mes études de détail.

Les hâfézologiens, eux, ils compilent quelques vers de Hâfèze, ou déclarent eux-mêmes que comme dans l'exégèse du Coran, il faut lire Hâfèze par Hâfèze, ou tentent de le lire à travers des spéculations des soufis, parfois postérieurs au 14ème siècle ! Discours  a-historique donc, ou fermé sur lui-même comme chez les théologiens, d'où le surnom de hâfézologien que je leur donne. Ils éclipsent surtout la subversion de Hâfèze et le refoulent dans le soufisme. Ainsi, ils exercent  l'orientalisme (dans le sens très critiqué par Edwrad Said), ils reproduisent les structures du savoir/pouvoir, au sein de l'épistémè de la société despotique, tel que Foucault explicite.

- J'en arrive à l'Iran contemporain dans le monde global. Dans le monde fortement secoué par la domination multipolaire, l'Iran d'aujourd'hui est affecté par le chaos universel économico-politique qui nous dissémine. C'est un monde où l'empire américain veut assurer sa domination par un nouvel ordre/désordre économique/politique/culturel, par le terrorisme téléguidé, imposant la policification mondiale. Comme vous le savez, cet ordre/désordre a créé un système où les riches constituant 1 % de l'humanité, condamnent les autres 99 % à la paupérisation. Mais nous savons aussi qu'il existe aujourd'hui un globalisme fraternel qui tente de renverser ce système.

Plus particulièrement, la société iranienne est martyrisée par un régime de mafieux-militaires qui exercent une politique écocidaire et génocidaire irréparable. C'est un régime qui pourrit dans l'impasse de l'ex-chah, dans une formation sociale marquée encore par les vestiges de l'ancien féodalisme où règne un État très dépendant et pilleur de la rente pétrolière, duquel dépend la survie quotidienne d'une nation exclue de la production. Des sommes à hauteur de mille milliards de dollars disparaissent en Iran. C'est un régime qui, au nom d'un islam réactionnaire, a instauré l'une des pires dictatures. Ce régime est lui-même le fruit de la déstructuration. En fait, depuis les années 1960, la société iranienne a été profondément déstructurée par la domination, la communauté traditionnelle y est plus que moribonde, un communautarisme des plus rétrogrades amplifie la tragédie iranienne dans un monde devenu impossible.

Cependant, les iraniens sont devenus à 90 % citadins et résistent de diverses manières, à partir des libertés citadines de fait. Aujourd'hui, des millions de bidonvilliers s'entassent dans la périphérie des mégalopoles, ils sont condamnés à une vie de sous-hommes. Cependant, Ils n'ont pas l'air de vouloir faire irruption sur la scène. J'ai bien l'impression que c'est de peur du bombisme et du terrorisme, à un moment où les démantèlements génocidaires ravagent les pays proche-orientaux, dont la responsabilité incombe en partie aux ingérences du régime iranien dans la région depuis trente ans.

En Iran, après la très grande révolution iranienne de 1978-79, et même pendant la guerre Iran-Irak, ce sont surtout les femmes qui ont commencé à revendiquer un statut social digne, au sein de la société civile et à travers leur nouveau mode d'être global. Elles reproduisent ainsi la revendication de la liberté et des droits humains animés par les intellectuels organiques du peuple, que la toile promeut largement. Notre poéticité/civilité séculaire y est manifestement aussi pour quelque chose, et surtout celle de Hâfèze. Un rituel toujours vivant chez les iraniens est de faire des augures à partir de son divâne. En un mot, je considère la civilité comme le quatrième paradigme de notre culture, à côté des trois paradigmes État-classe sacerdotale-nation.

- L’artiste renouvelle l’art/sacré à partir des éléments de sa situation et des contraintes où il est pris. Nous sommes certes un peuple pillé, un peuple épar-PILLÉ, mais la civilité que cultivèrent nos lyriques nous anime toujours. D'où la nécessité vitale pour le diaspora iranien du travail culturel Orient/Occident, face à l'imaginaire malade et mortel de la domination et les anéantissements qu'elle impose au monde.

Voici donc, certains thèmes parmi d'autres, par exemple les pratiques magiques populaires et la présence des petits dieux sous la bannière du grand Dieu, ou encore, la miniature et le désir miniatural persan, que je développe ou évoque dans mon livre.

J'espère qu'avec vos interrogations et vos objections, vous apporterez d'autres éclaircissements. Mais si vous voulez bien, on abordera la situation de l'Iran actuel dans un deuxième temps. Permettez-moi de terminer mes propos en vous lisant les deux premiers vers de l'une des ballades les plus subversives de Hâfèze :

 

 

« Viens ! Éparpillons partout des fleurs et versons le vin dans la coupe !

« Viens ! Fendons le ciel, concevons un nouveau projet !

« Si la tristesse mobilise toute une armée pour verser le sang des amoureux,

« Nous nous unirons, l’échansonne et moi, nous l’anéantirons !

 

Ballade 47 (pages 20 et 219 du livre)

 

« Près des fleurs, la coupe à la main, dans mes bras mon amante, mon désir.

« Le roi du monde n’est qu’un pauvre esclave à ce jour.

« Ce n’est pas la peine d’apporter des chandelles ce soir dans cette réception.

« Dans notre banquet, la figure de notre désirée éclaire tout, comme la pleine lune.

« Dans notre religion le vin est licite. Et pourtant, sans ta présence,

« Ô ma fleur, toi dont je regarde la taille de cyprès, le vin devient illicite.

«  Mes oreilles sont tendues vers le dire de la flûte et le chant de la lyre,

« Mes yeux regardent le rubis de tes lèvres et la tournée de la coupe.

« Ne me parle pas du goût du sucre et de sa douceur,

« Car je prends plaisir à goûter tes douces lèvres !

« Tant que le trésor de mon chagrin pour toi demeure dans mon cœur ruiné,

« Je demeurerai à la rue des débauches, dans les tavernes.

« Pourquoi me parles-tu de l’infamie ? Ma renommée vient de l'infamie !

« Pourquoi me parles-tu de la renommée ? Pour moi, la renommée est une infamie !

« Nous sommes tous fous, des libertins habitant la taverne, des ivres...

« Et qui ne l'est pas dans cette ville ?!

« Ne reprochez rien au policier des mœurs ! Lui aussi,

« Comme nous, il cherche avec acharnement la débauche infinie.

« Accompagne-toi de l’amante, muni du bon vin, ô Hâfèze,

« C’est le temps de la rose, du jasmin et de la fête de la fin du ramadan ! »

 

 

Ballade 403 (pages 194 et 267 du livre)

 

« Tes cheveux musqués virevoltent comme un champ de violettes,

« Ton rire, de sa gaieté, déchire le voile de la rose.

« Ô ma belle fleur odorante, ne brûle pas ton rossignol !

« Il te prie sincèrement toute la nuit, toutes les nuits.

« Mon cœur sensible qui se blesse même par le doux soupir des anges,

« Supporte pour toi, les blâmes et les murmures malveillants des autres.

« Vois le bonheur du désirant qui, démuni mais fier,

« Méprise comme un mendiant les richesses du trône !

« Le froc du dévot et la coupe du vin sont certes incompatibles,

« Et pourtant, regarde le mélange de mes images pour te plaire !

« La passion du vin d’amour fait arrêter mon souffle.

« Que cette tête habitée par ton désir devienne la poussière de ta porte !

« La plus haute place dans le palais de mes yeux... C'est là que ton image se prélasse !

« Je prie, ô mon roi, que tu y prennes réellement place !

« Ton visage est un beau jardin, surtout qu’au printemps de la beauté,

« L’éloquent Hâfèze est devenu l’oiseau qui chante pour toi ! »