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L'origine du monde

 

 

Plongé dans les Ecrits de Lacan, Serge n’avait pas conscience de la pluie qui claquait sur les vitres. Il n’avait pas conscience de cette eau qui roulait sur elle-même, traçant dans la poussière des points de suspension. Non, il n’avait pas conscience.

Le volume pesait dans sa main ; et sur ses yeux, aussi. Chaque ligne était lue comme une avancée sur le front, un lambeau de terrain âprement gagné. La lecture peut être une guerre. Les phrases, des tranchées.

Serge avançait donc, dans un mot à mot, brutal, souvent.

Il en oubliait la surface du présent. Et tout ce qui constituait son domaine : ces milliers d’autres livres, comme suspendus face aux murs, ou délaissés, par-ci par-là, sur des fauteuils, des tables, un lit, de la moquette… Il oubliait qu’il était encerclé par d’autres personnages : statuettes, portraits, tableaux… Il en oubliait jusqu’à l’Origine du monde

Elle était là, pourtant. Proche et lointaine. Reproduction fidèle de l’œuvre de Courbet. Fixée. A hauteur d’homme.

        

 

C’était en 2001 qu’elle était venue rejoindre son antre. Après le 11 septembre, précisément.

Sylvie, sa compagne d’alors, lui avait jeté ces phrases en pleine figure : « De toute façon tu n’y comprends rien ! Tu ne comprends d’ailleurs que toi-même ! ».

Puis elle avait serré ses affaires dans deux petites valises, et s’en était allé, claquant la porte. Comme une claque.

Le lendemain, elle lui avait donné rendez-vous dans un bar ; lui avait tendu un rouleau, sitôt qu’il était arrivé :

— Cadeau de rupture ! avait-elle proclamé.

Et lorsque Serge avait déroulé la reproduction de l’Origine du monde, elle avait ajouté :

— Tu ne trouves pas qu’elle me ressemble, à un certain niveau, disons ? Voilà. Comme ça tu garderas quelque chose de moi…

Serge n’avait su s’il fallait rire ou non. « Ironie ? Naïveté mordante ? »

Il avait regardé le poster avec un détachement singulier, presque suspect. Rentré chez lui, il l’avait punaisé à l’endroit le plus sensible : là, en pleine lumière.

Puis il avait pleuré.

 

 

 Dehors la pluie battait son plein. C’était comme une fête, orchestrée par quel dieu ? Le dieu aztèque Tlaloc ? Ou Chaak, le dieu maya ? Ou bien encore Lawa, celui des Sanans du Burkina Faso ? Ou simplement par les nuages qui survolent nos vies dans leur complexité fluide… ?

Serge, lui, n’entendait rien.

Il lisait les Ecrits.

rien était nier.

        

 

L’Origine du monde dominait donc la pièce.

Quittant Lacan (le et le quand) Serge regardait avec une telle intensité le modèle féminin de Courbet, qu’il ne fut pas surpris de le voir jouir : vulve rouge, téton en érection… Et cette moiteur qu’il ressentait dans ses yeux, comme s’il avait bu la jouissance par le seul fait d’être là, spectateur de l’intime.

Tantôt c’était ceci : il adoptait face au tableau une attitude hiératique, proche de la dévotion. Tantôt c’était cela : il devenait sauvage, se masturbant avec une frénésie toute juvénile — qui le ramenait bien trente ans en arrière. Lui qui n’avait plus d’âge. Que le temps semblait avoir quitté.

        

        

Le temps : sa grande affaire. L’espace aussi.

Comme peintre il avait tenté d’en saisir les rythmes, de retranscrire par touches subtiles le lieu de la naissance du Temps. Non, ce n’était pas une mince affaire, vouloir cadrer l’insaisissable. Mais il avait tenté…

Et le temps avait joué contre lui.

Dès lors, la vieillesse, qui parfois enseigne, ne lui apportait que son lot de trous dans la mémoire, de trous dans le cœur, et dans d’autres organes moins denses. Il ne savait même plus comment on désapprend. Tout au plus, connaissait-il ses limites. Et encore.

C’est cela que Sylvie avait cerné par ce : « De toute façon tu n’y comprends rien ! ».  C’est cela qui tuait son temps. Usait ses jours —jusqu’à la trame.

 

 

Et depuis longtemps Serge ne peignait plus. Ou alors il peignait la girafe. Il se cuitait jusqu’à plus soif ; beuglait à tue-tête de ces chansons paillardes — qu’il avait apprises où ? Ne s’en souvenait plus. Comme ne se souvenait déjà plus de lui-même, roulait sur la moquette, s’abîmait dans le noir de sa propre inconscience, de ce vil inconscient !

Lorsqu’il redevenait, il soulevait son corps, se mettait face au mur, mâtait LE tableau, tout en bramant « Sylvie ! » entre deux jets de sperme.

Aucun écho. Ne répondait.

Nul silence. Non plus.

Non. Plus.

Temps -- mort.

 

 

© Daniel LEDUC

 

 

L'origine du monde

Gustave Courbet

          

mini-sites © L'Harmattan 2005