ENFLURE
Entre Laurent et moi, c’est une vieille histoire d’amitié, de ces amitiés qui commencent au berceau, peut-on dire. Nous fîmes en effet connaissance à la Maternité des Tulipes, et dès lors, ne nous perdîmes plus de vue. A la crèche, à la maternelle, à l’école primaire, au collège, au lycée, à l’université, nos pas s’emboîtèrent les uns les autres comme s’ils faisaient partie d’une même marche unitaire. Cependant, si nous marchions ensemble, nous n’avancions, ni de la même manière, ni à la même cadence : autant Laurent, timoré, subissait les situations ; autant je les dominais, grâce à une assurance et à une autorité quasi naturelles. Là où il hésitait, je fonçais ; là où j’explorais, il doutait.
Bien que nous ayons strictement le même âge, toujours j’ai considéré Laurent comme un petit frère, comme quelqu’un que l’on doit protéger, materner peut-être.
Ainsi, lors des études, je lui donnais mes devoirs, lui permettais de copier sur moi, lui expliquais en long et en large les mystères opaques de la physique ou des mathématiques. Tandis que je décrochais haut la main mes diplômes, Laurent les attrapait de justesse, non sans avoir longuement sué sur des pages et des pages de livres ou de polycopiés. M’enviant mes facilités, il me lançait souvent :
— Pas de soucis pour toi, tu feras ton miel !
Et de fait je réussissais plutôt bien. Non seulement dans les études, mais aussi dans ce qu’on nomme la vie privée (privée de quoi ?) : les filles, il faut parler des filles. Tout petit déjà je les attirais autant qu’elles m’attiraient ; plus tard, adolescent puis adulte, je multipliais les rencontres, les corps à corps, les aventures… Des femmes, longtemps Laurent ne connut que ce que je lui en disais ; sa timidité maladive le rendait obscur, et il observait mes conquêtes avec l’œil d’un voyeur solitaire. A chaque nouvelle tête qu’il voyait penchée sur mon épaule, il murmurait :
— Ça, c’est un nectar qui n’est pas pour moi !
Et son visage s’assombrissait.
Dans le sport, dans le jeu, dans le travail, tout me souriait ; mais pour Laurent, tout, tout cela grimaçait. Lorsque je franchissais une barre d’un mètre soixante-quinze, il s’aplatissait devant soixante-quinze centimètres ; si je gagnais au casino, il ressortait du lieu plus pauvre que Job ; et quand le Directeur m’annonçait une promotion, Laurent lui, était au bord du licenciement.
Même dans le domaine de la santé, un écart injuste nous séparait : non seulement Laurent, toujours préoccupé de sa nature, était hypocondriaque, mais ses inquiétudes étaient souvent justifiées : ainsi collectionnait-il toute sorte de troubles et d’affections, comme d’autres collectionnent les porte-clés ou les timbres.
Quant à moi, mon unique souci de santé fut une allergie à une piqûre d’abeille. Il faut dire que cette simple piqûre provoqua chez moi une réaction anaphylactique des plus sérieuses. Et sans l’intervention rapide d’un médecin, ce petit incident aurait pu devenir une catastrophe, et non ce simple souvenir, objet de la part de Laurent de plaisanterie douteuse :
— Ah oui ! tu faisais une belle enflure ! aimait-il à dire.
Et il est vrai qu’avec ce visage boursouflé, j’aurai pu me faire engager au théâtre des horreurs…
Mais tout cela n’est que “passé”… Avant-hier Laurent m’a annoncé ses fiançailles avec une certaine Justine. Si je dis une certaine, c’est que je la connais bien, Justine ! Elle fait partie de mon sérail… et c’est moi qui l’ai engagée à rencontrer Laurent à seule fin de le déniaiser ! Il serait temps, sacré bon soir !
Une fois de plus je serai là pour lui permettre d’être… à la hauteur. Que sauterait-il sans moi ?
Il ramperait, sans doute !
Hier, affolée, Justine m’a téléphoné :
— Il est au courant, tu sais ! J’ignore qui le lui a dit, mais il a appris pour nous … Il sait même que c’est toi qui m’a poussé dans ses bras.
— Et comment l’a-t-il pris ?
— A ton avis ?
— Oh ! j’imagine…
J’imagine, oui.
Enfin… que serait-il sans moi ? Sans moi !
Moi qui fête aujourd’hui mon trentième anniversaire ! Moi qui l’ai toujours suivi (à moins que ce ne soit le contraire…)
Voilà. J’attends les invités. Et je parle seul en attendant. Je nous revois ici, et là, et ailleurs. Comme les deux doigts d’une main qui s’agite.
Sacré Laurent ! Que ferais-je sans toi !
Mais j’entends une sonnerie… Le facteur… Un joli paquet… Enveloppé de rouge.. Une belle carte d’anniversaire… On peut y lire :
Joyeux anniversaire, mon vieux !
Puisses-tu, continuer, longtemps, à faire ton miel !
Laurent
La boîte ressemble à un coffret que m’avait offert naguère ma mère : mu par un ressort puissant, il en sortait un diablotin tout rouge, plus laid que la laideur elle-même. Elle savait plaisanter, ma mère !
Et là-dedans, qu’y a-t-il donc ?
Je perçois comme un bruissement… un vrombissement…
Un bourdonnement ?!
Je n’ai ni le temps de crier, ni celui d’avoir peur.
Je gonfle, j’enfle… comme une baudruche.
Mes dernières pensées… sont pour les abeilles…
Pour l’extrême douceur… de leur miel…
© Daniel LEDUC
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