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Le mystère du Masque

roman jeunesse

_________________________________

Les trois amis

 

 

À chaque fois que Raïssa, Grégoire et Serge se retrouvent au Café du Centre, c’est pour refaire le monde. Leurs discussions les entraînent sur des terrains glissants où les idées s’affrontent comme de preux chevaliers. Il faut dire que les trois adolescents possèdent chacun un caractère bien trempé : Raïssa ne supporte pas la moindre injustice ; Grégoire admet difficilement tout ce qui ne serait pas logique ; Serge est persuadé que le monde qui nous entoure n’est qu’apparent, et que la vérité est indomptable. Tous trois défendent passionnément leur point de vue, ce qui s’accompagne souvent par des protestations et des cris de colère. Mais au bout du compte, les trois amis s’accordent sur l’essentiel, et leurs réunions se terminent en général par des gestes d’affection et par des rires.

Toutefois, ce lundi, il en va tout autrement.

Serge arrive en retard, la mine défaite. Il avait obtenu un rendez-vous avec un rédacteur en chef pour lui proposer ses derniers textes. Mais les choses auraient mal tourné.

— Le crétin ! s’énerve Serge, il m’a dit que j’avais tout à apprendre, que mon écriture était enfantine ! Qu’est-ce que ça veut dire enfantine ?!

Raïssa tente de le calmer :

— Tu sais bien que tu as du talent. Il faut seulement qu’il s’épanouisse. Pour ça, tu dois travailler !

— Ah oui ! réplique Serge, alors tu es d’accord avec lui, j’ai tout à apprendre ?!

— Ce n’est pas ce que je voulais dire…

— Mais tu l’as dit ! fulmine Serge.

Grégoire s’en mêle :

— Reconnais qu’à 15 ans, on ne sait pas tout ! Moi-même…

— Et voilà ! Tu ramènes tout à toi ! l’interrompt Serge.

— Va te faire voir ! lance Grégoire, qui quitte le café en claquant la porte.

À son tour Raïssa hausse le ton :

— Tu es injuste avec Grégoire ! Il ne s’est jamais pris pour le centre du monde, il voulait simplement te remonter le moral !

Serge se lève et part sans dire un mot, laissant Raïssa seule devant les tasses de café. Contrariée, la jeune fille tremble un peu. C’est la première fois que ses deux copains s’en vont ainsi. Jusqu’alors, jamais les choses n’en sont arrivées là.

Raïssa regarde les trois tasses vides. Elle a le sentiment que quelque chose d’important s’est passé. L’amitié demeure, mais comme une fêlure semble poindre : ce doit être dû à ce qu’on appelle grandir

La jeune fille rentre chez elle bien plus tôt que d’habitude. Elle s’enferme dans sa chambre. Ses deux petites sœurs frappent en vain à sa porte. Raïssa écoute un disque de Katie Melua. La voix cristalline de la chanteuse l’apaise. Elle s’assoupit, allongée sur le lit.

*****

Au lycée les jours suivants, Serge et Grégoire semblent s’ignorer. Raïssa a réussi à rétablir un dialogue avec Serge, et un dialogue avec Grégoire ; en revanche, les deux garçons ne sont pas disposés à se parler. Ce qui cimentait l’amitié entre les trois adolescents s’est-il vraiment fissuré ? Raïssa s’interroge.

Elle voudrait renouer ce lien qui paraissait si solide. Mais comment faire ? À force d’y penser, Raïssa trouve un stratagème : je vais proposer à chacun des garçons de faire une randonnée en forêt sans leur dire qu’ils seront présents tous les deux. Mis devant le fait, il faudra bien qu’ils se réconcilient ! Raïssa jubile.

Elle se rend aussitôt chez Serge. C’est son père qui lui ouvre :

— Content de te voir, Raïssa. Serge est en bas dans la boutique. Tu connais le chemin…

Raïssa descend dans la librairie où elle trouve Serge perché sur un escabeau, un livre à la main.

— Qu’est-ce que tu lis ? demande-t-elle.

— Oh ! rien de spécial, je feuillette.

Serge remet le livre en place. Il reste sur l’escabeau d’où il toise l’ensemble de la petite boutique.

— Tu vois, dit-il, ici je me sens le maître du monde. Je domine tous ces univers que les écrivains ont engendrés. Et il se met à rire bruyamment.

— C’est un point de vue, constate Raïssa.

Elle ajoute :

— Je suis venue te proposer de faire une randonnée en forêt ce week-end. Nous partirions samedi matin dès l’aube et reviendrions dimanche soir. Qu’en penses-tu ?

— Oui, oui ! se contente de répondre Serge.

— Alors c’est d’accord. On se retrouvera à cinq heures au Chemin des Dames.

— Oui, oui ! répète Serge.

Raïssa sourit. Elle a de la tendresse pour ce garçon qui paraît être toujours ailleurs. Elle prétexte une course à faire, quitte Serge, pour se précipiter chez Grégoire. Cette fois-ci, c’est la mère qui ouvre.

— Entre Raïssa, dit-elle. Tu veux voir Grégoire ? Elle lui indique la chambre de son fils.

De derrière la cloison jaillissent des sons de guitare et de voix plus ou moins bien maîtrisées. Un air de blues, mâtiné de rock et de hip-hop.

— Salut ! Raïssa, lance Grégoire. Qu’est-ce qui t’amène ?

— Une petite randonnée en forêt, ça te dirait ?

— Pourquoi pas !

— Rendez-vous samedi matin à cinq heures au Chemin des Dames.

— O.K.

La conversation a été des plus brèves ; mais Raïssa exulte. Jusque-là son plan fonctionne.

Elle est impatiente d’être à samedi matin.

 

 

  

La randonnée en forêt

                       

Le samedi, dès l’aube, Raïssa est sur le pied de guerre. Elle a bouclé son sac à dos, et d’un pas alerte, se dirige vers le Chemin des Dames. De loin elle aperçoit Grégoire, appuyé contre un arbre, qui semble attendre l’émergence du soleil.

— L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! lance Raïssa en embrassant Grégoire.

— Allons-y ! dit celui-ci.

— Pas encore, annonce Raïssa, il manque un élément au groupe.

— Comment ça ? s’étonne Grégoire.

— Patience… se contente de dire la jeune fille. Et elle se pose à son tour contre un arbre.

Les pas pesants de quelqu’un d’engourdi se font entendre. C’est Serge, encore somnolent, qui trottine d’une allure d’automate.

— Je suis en retard, lâche-t-il, sans bien s’apercevoir que Raïssa n’est pas seule.

Quant à Grégoire, il a compris le subterfuge.

— C‘était bien d’essayer, dit-il avec un léger sourire.

Raïssa intervient :

— Vous allez vous saluer comme deux grands garçons que vous êtes, et on va passer un excellent week-end !

Se trouvant nez à nez, Grégoire et Serge n’hésitent guère longtemps avant de se tendre la main.

— On oublie ? suggère Grégoire.

— On oublie ! répond en écho Serge.

Et les trois adolescents plongent dans la pénombre de la forêt.

C’est une forêt où feuillus et conifères se partagent l’espace. Les hêtres et les bouleaux y sont en nombre, escortés de grands chênes plusieurs fois centenaires. Les sapins et autres pins s’y font une place plus qu’honorable, dressant leurs aiguilles telles d’innombrables incisives. En partie gouvernée par l’Homme, la forêt conserve des zones rebelles au sein desquelles la nature s’épanouit en toute indépendance. Et ce sont ces coins, reculés, sauvages, qui fascinent nos trois adolescents. Raïssa, Grégoire et Serge y recherchent une forme d’aventure fabuleuse. Il est si bon de se croire loin de toute civilisation !

Aussi au lieu de prendre des chemins balisés, préfèrent-ils emprunter de minuscules sentiers qui serpentent parmi les troncs et les fougères. Ils marchent de la sorte durant de longues heures, portés par une euphorie conquérante.

— Nous voilà au bout du monde ! s’exclame Serge.

— À nous les découvertes ! renchérit Grégoire.

Seule Raïssa tempère :

— J’espère que nous sommes pas perdus !

Mais les garçons s’esclaffent ; et Raïssa se tranquillise :

— Après tout nous sommes toujours en France !

La journée se passe ainsi, dans l’enthousiasme de la marche et de l’exploration.

*****

En automne, la nuit tombe soudainement : rideau de fer qui dissimule le jour. Les trois amis en sont sidérés ; ils ne s’attendaient pas à une telle extinction de la lumière ! Heureusement, Grégoire s’est muni d’une lampe torche.

— Il faut être logique, dit-il. Deux jours en forêt, cela veut dire aussi une nuit…

Raïssa et Serge, qui n’ont emporté aucun éclairage, ne relève pas la remarque. Ils ont mieux à faire : tenter de se repérer dans les broussailles, et ne pas perdre Grégoire de vue.

— Nous allons camper là, décide Grégoire, qui décidément prend les choses en main.

Ironique, il ajoute :

— J’espère que vous n’avez pas oublié vos sacs de couchage ?

Raïssa hausse les épaules, Serge grimace.

— Alors montons la tente, ordonne Grégoire.

Bientôt les trois amis s’endorment, non sans avoir dévoré de copieux sandwichs préparés par leurs parents.

*****

Le matin, un bruit étrange les tire du sommeil. C’est un sanglier qui gratte la terre. Raïssa, qui s’est levée, admire l’animal de loin :

— On dirait qu’il me connaît, dit-elle. Avec ses petits yeux noirs il me regarde comme s’il voulait me parler.

— Ne t’approche pas de lui ! intime Grégoire qui l’a rejointe.

— Ne t’inquiète pas, il nous veut aucun mal, affirme Raïssa. J’en suis certaine !

Effectivement, le sanglier ne manifeste aucune animosité. Il se remet à fouiller le sol. À la recherche de quelques glands sans doute.

Lorsque Serge s’extrait de la tente, il y a belle lurette que l’animal est parti.

— De quoi s’agit-il ? demande-t-il en bâillant.

— De rien ! répondent en chœur Raïssa et Grégoire.

Et leurs éclats de rires se répercutent au loin.

*****

La journée commence par une baignade, en guise de toilette, dans une rivière à l’eau miroitante. Outre du froid, Grégoire se plaint du courant.

— Je vais être emporté ! plaisante-t-il.

— Ce ne sera pas une grosse perte ! le taquine Serge.

Et les garçons s’aspergent en beuglant. Mais brusquement tous deux s’immobilisent : là, dans l’eau de la rivière, ils ont aperçu comme une ombre inquiétante… Quelque chose qui serait de l’homme et de la bête… Une figure ténébreuse sur un corps mouvant…

Le temps de se retourner, la chose a disparu.

— Tu as vu ? demandent-ils à Raïssa.

— De quoi parlez-vous ?

— Mais de cette chose… balbutie Grégoire.

Raïssa ne comprend pas. Elle est sur la berge, à s’essuyer le dos ; sa serviette fait un va-et-vient, telle une scie passe-partout.

Tout de même, elle se demande ce qu’ils ont bien pu voir !

Les deux garçons sortent de l’eau, frémissant encore.

— Ne restons pas là, suggère Grégoire.

Après avoir levé le camp, tous trois tentent de regagner un sentier déjà connu. Mais malgré tous leurs efforts, ils semblent bien tourner en rond.

— Je ne reconnais rien, admet Grégoire.

— Nous nous sommes égarés ? s’inquiète Raïssa.

— Pas vraiment… tente de la tranquilliser Serge.

Et les heures passent… Et les trois adolescents paraissent de plus en plus perdus.

La forêt les cerne, avec ses craquements, ses murmures, qui se répondent à l’infini.

Enfin, là-bas, une lueur semble poindre. C’est un feu de camp, dirait-on.

À l’approche d’une grande clairière, Raïssa, Grégoire et Serge se sentent rassurés. Une odeur de fumée picote leurs narines, un bruit de crépitements titille leurs oreilles : cela les réconforte. Leur pas s’accélère.

De grosses bûches entrecroisées se font lécher par les flammes. Suspendue au-dessus, une marmite chantonne. Ça sent bon la soupe aux légumes.

Il semble n’y avoir personne.

Les trois amis s’avancent…

Alors, une grosse voix tonne.

 

 

 

 

La rencontre

 

           

Que faites-vous ici ?!

            La voix profonde provient de derrière eux.

Raïssa se retourne spontanément, tandis que Grégoire et Serge opèrent un demi-tour d’une grande prudence. Là, devant eux, un homme d’une grande taille, aux épaules trapues, les domine. Seuls deux petits yeux noirs émergent de son visage, lui-même recouvert d’un masque de cuir noir. L’individu est imposant ; son masque fait peur. Les deux petits yeux noirs sont comme deux faisceaux qui fouillent dans le regard des adolescents.

Les garçons n’ont qu’une envie : fuir. Quant à Raïssa, elle paraît être fascinée par ce géant, dont l’intensité du regard, et cette détresse qu’elle y perçoit, la bouleversent.

— Nous nous sommes perdus, dit-elle.

L’homme les toise, puis annonce calmement :

— Vous allez suivre Solitaire, il vous mettra sur le bon chemin.

Le sanglier qui les avait réveillés le matin même sort d’un taillis où il s’était embusqué. Les trois amis comprennent que Solitaire, c’est lui, le sanglier. Et de fait l’animal se dirige vers l’extérieur de la clairière, marquant le pas régulièrement pour qu’on le suive. Ce que font Grégoire et Serge accompagnés de Raïssa, laquelle ne peut s’empêcher de jeter des regards en arrière : là où l’homme au masque de cuir reste campé sur ses deux pieds.

Empruntant un parcours qui paraît obscur aux adolescents, le sanglier louvoie entre plantes, futaies, ruisseaux et autres étangs qui composent la forêt. Bientôt Serge, puis Grégoire et Raïssa retrouvent des repères.

— Oui, oui, nous sommes déjà passés par là, s’écrie Serge, qui reconnaît.

Quelques heures plus tard ils aperçoivent au loin le Chemin des Dames, qui leur paraît être comme une terre promise. Sans qu’ils en aient conscience le sanglier s’est éclipsé depuis longtemps : dès que les sentiers furent balisés Solitaire a rejoint son maître, dans la forêt profonde.

*****

De retour chez eux, chacun des trois amis se remémorent les évènements récents : l’errance dans la forêt, Solitaire le sanglier, l’homme au masque de cuir… Ils gardent ces souvenirs pour eux, n’en parlent à personne, pas même aux parents. C’est une expérience qui leur paraît tout à la fois réelle, étrange, relevant du fantasme. Comme une histoire qu’on se raconterait un soir d’Halloween.

Seule Raïssa semble y croire vraiment. Elle se souvient du magnétisme qui émanait des deux petits yeux noirs, comme si l’homme était tout entier dans son regard ! Avec une certaine émotion, elle éprouve encore ces palpitations qui avaient bousculées son cœur. À croire que ce qu’elle avait pris pour de la peur était tout autre chose...

Elle téléphone à Serge puis à Grégoire. À l’un et à l’autre, elle demande s’ils seraient d’accord pour renouveler l’expérience. Repartir le week-end prochain à la rencontre de ce mystérieux personnage au masque de cuir :

— Vous n’avez pas envie de savoir qui c’est ? Ce qu’il fait dans ce coin reculé de la forêt ? Et surtout, pourquoi il porte un tel masque ?

 Mais une fois, puis une autre, on lui oppose un refus catégorique. Les deux garçons ne sont pas prêts à revivre ça ! Ils expliquent, non pas qu’ils ont peur, mais que « tu comprends, on s’est perdus, et on a perdu son temps ! ». Bien sûr qu’elle comprend Raïssa ! Elle ira donc seule !
Dès samedi, elle s’enfoncera dans la forêt, à la recherche de “l’homme au masque”.

*****

Raïssa se lève en même temps que le soleil, ce samedi. Une certaine exaltation lui donne l’énergie nécessaire pour quitter la tiédeur de son lit. Depuis la veille, son sac à dos est prêt. Elle-même s’est préparée à toute éventualité : se perdre à nouveau dans la forêt ; ne pas retrouver l’homme ; se faire éjecter par lui… Malgré la possibilité de l’échec, sa détermination reste entière, plus ferme que jamais.

Une pluie fine donne à la forêt un aspect presque irréelle : transparences, brouillard, visions nébuleuses. Ce n’est pas pour déplaire à Raïssa. La jeune fille se prend au jeu : elle est une héroïne en recherche d’aventures…

Tandis qu’elle s’imagine ainsi, une ombre trapue la guette. Solitaire apparaît devant elle. Les petits yeux noirs du sanglier lui demandent de le suivre.

Dans ce dédale qu’est la forêt, l’animal n’hésite jamais. Son groin est comme un GPS qui lui indiquerait le trajet. Ses oreilles, toujours dressées, forment deux triangles qui calculent les meilleures trajectoires. C’est comme une danse, le pas du sanglier. Une danse qui conduit à l’homme au masque de cuir.

Il est là, l’homme, toujours imposant. La clairière, plongée dans la brume, le fait paraître encore plus grand.

Raïssa s’immobilise. Le sanglier rejoint son maître.  

— C’est un bon guide, n’est-ce pas ?

Raïssa acquiesce.

— Il savait comme moi que vous alliez revenir.

Solitaire plisse ses petits yeux.

L’homme au masque de cuir poursuit :

— Tout cela vous intrigue : ce coin de forêt, cette clairière, cet animal… et ce masque, dit-il en désignant sa tête. Mais vous aussi, vous m’intriguez, assure-t-il.

Raïssa s’étonne. L’homme explique :

— Qu’une fille de votre âge n’est pas mieux à faire que de chercher quelqu’un comme moi, n’est-ce pas surprenant ?

— Peut-être suis-je trop curieuse ? dit Raïssa.

— Cette forme de curiosité est un bien. Elle prouve votre intérêt pour le genre humain et pour la différence…

Raïssa ébauche un sourire.

L’homme au masque de cuir sourit-il, lui ? Son regard ne trahit rien.

D’une voix étonnement douce, il murmure :

— Vous voulez me connaître ? Venez avec moi. jeune fille !

  

  

 

Le Masque

             

Au fond de la clairière, à plus de dix mètres de haut, une cabane est perchée sur un chêne.

— J’habite là, se contente de dire l’homme.

            Sans autres commentaires, il saisit une échelle de corde dont il gravit les échelons avec une agilité remarquable. À son tour Raïssa tente de s’élever, mais à chaque fois qu’elle met le pied sur un nouveau barreau, l’échelle se met à danser, de telle sorte qu’il lui faut attendre qu’elle se stabilise pour poursuivre son ascension. Enfin, elle atteint le niveau de la cabane. Celle-ci est plus spacieuse qu’il y paraît, vu du sol. Au jugé, elle doit bien faire ses 20m². À l’intérieur, chaque objet est à sa place : rien ne dépasse, rien ne traîne, tout est bien ordonné.

L’homme, qui observe les réactions de Raïssa, explique :

            — Déjà que par ma taille je suis obligé d’être constamment courbé, imaginez si, en plus, il y avait du désordre !

            Raïssa sourit.

            — Qu’est-ce qui vous a amené à vivre ici ?

            — Ça, c’est une longue histoire…

            Elle insiste :

            — Tout de même, ce n’est pas courant à notre époque de vivre en pleine forêt…

            — Comme vous m’êtes sympathique, je vais vous raconter. Mais d’abord, comment t’appelles-tu ?

            — Raïssa.

            — Moi, on me surnomme Le Masque. Mon vrai prénom, c’est Samson.

            Samson, dit Le Masque, fait signe à Raïssa de s’installer sur un rondin qui fait office de banc ; puis, s’asseyant en tailleur à même le sol, il raconte son histoire :

            « Tout a commencé il y a une vingtaine d’années. J’étais étudiant en ethnologie. Je me passionnais pour l’étude des musiques des civilisations extra-européennes. Rien d’autre ne comptait pour moi ; hormis peut-être ma relation amoureuse avec une certaine Delphine. Mon avenir était tracé, je serais chercheur ou prof de fac, ou les deux à la fois. Mais une sale poussière est venue se mettre dans les rouages, et ma vie a capoté !

            Ça s’est passé un samedi soir... Je me souviens seulement avoir reçu des coups ; un jet de liquide sur le visage, et des coups… Puis rien : le noir.

Quelques semaines plus tard, j’ai repris connaissance dans une chambre d’hôpital. J’avais la tête enserrée dans des bandages. Seuls deux petits trous, pour les yeux. Une souffrance insupportable !  

Les médecins m’ont expliqué que j’avais eu un traumatisme crânien, d’où ma perte de conscience. Ils m’ont dit que dans mon malheur, j’avais eu de la chance. Les verres de contact que je portais m’avaient évité le pire : la cécité.

 Je ne comprenais rien. L’un d’eux s’est alors décidé à me dire : « vous avez été vitriolé. » J’ai senti que ma vie était en miettes…

            Lorsqu’ils ont retiré les pansements, mon visage ressemblait à un champ de mines, tout dévasté ! Comme rongé par des rats !

Face au miroir, j’ai hurlé !

Ils m’ont parlé de greffes, de chirurgie plastique et autres opérations. Moi, je n’ai rien écouté.

J’ai demandé à ce qu’ils me donnent un masque.

Je suis aller voir Albin, mon meilleur ami ; et me suis installé ici… où je m’occupe de ses parcelles en échange de quoi vivre.

            Voilà mon histoire. »

            Raïssa, qui jusqu’alors n’a manifesté aucune émotion, se met à pleurer. De chaudes larmes coulent sans qu’elle puisse les contenir. C’est comme une pluie d’orage. De rage, précisément.

            — Et vous savez qui a fait ça ?

            — Eh non ! J’ai bien cherché à me souvenir, mais rien. Le vide. Comme si cette journée n’avait pas existé. Il y a cette ombre, ce jet, ces coups… rien d’autre… Comme dans un rêve…

 Raïssa se calme. Elle demande :

— Et la police ?

— Oh la police, elle a classé l’affaire depuis longtemps ! Pas de témoignage, pas de suspect, pas le moindre indice, tu comprends…

            Samson baisse la tête. Il est dans ses pensées :

— Les coups, la violence des brûlures, tout ça fait que je ne me souviens pas de ce qui s’est vraiment passé ; ce trou de mémoire me ronge depuis plus de vingt ans, comme si le vitriol faisait toujours son œuvre. Et c’est à voix basse qu’il dit cela. Comme s’il se parlait à lui-même.

Raïssa fait une supposition :

— Et si on retrouvait le coupable ? Et si on savait pourquoi il a fait ça ?

— Alors c’est sûr, j’irai mieux. Je reprendrai confiance en moi.

La jeune fille vient de prendre une décision.

Elle n’en dit rien à Samson. Il faut attendre de savoir ce qu’en penseront Serge et Grégoire.  

À présent elle est pressée de rentrer. Pressée de raconter l’histoire du Masque à ses amis. Pressée de connaître leurs réactions. Pressée…

 

A suivre

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