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L'homme

qui revient de loin

 

roman jeunesse

__________________________________

 

  

1

     

Dans les villes, la nuit, il y a toujours ce bruit de fond ; comme des vagues qui rouleraient sur elles-mêmes, évoquant sans cesse le voyage des hommes sur leurs navires à la recherche d’un continent chimérique. Et lorsqu’on ferme les yeux, recroquevillée au fond du lit, tout en percevant le cliquetis de la pluie sur le toit en zinc, on a le sentiment de n’être qu’une petite fille dans les bras des ténèbres, abandonnée de tous, sur une île peuplée de courants d’air.

Cindy frissonne, blottie sous la couette ; elle s’imagine aux prises avec les éléments déchaînés de la mer ; espérant que quelqu’un viendra la sauver ; qu’elle ne se sentira plus jamais seule ; jamais seule…

C’est le sommeil qui l’emporte, jusqu’à cette rive qui devient le matin.

Et comme chaque matin, le réveil sonne, chassant les angoisses de la nuit. Alors il n’y a plus qu’un jour comme un autre, qu’une ribambelle d’habitudes qui se bouscule contre le temps.

Le café noir dans le bol Arcopal, le pain beurré qui s’émiette, la pomme mal épluchée ; et puis les premiers mots qui blessent :

— Alors, ma fille, toujours cette tête de nigaude, le matin ! Tu as le regard chiffonné comme si quelque chose t’avait froissée ; j’espère que ce n’est pas moi !

Cindy se contente de plisser les yeux ; quelques secondes pour ne plus voir.

Sa mère continue son harcèlement : ça fait partie des habitudes.

— Il faudra bien que tu te redresses un jour, on dirait une petite vieille penchée sur son passé ! Allez ouste, au lycée !

Pour Cindy, c’est la parole de délivrance “au lycée !”. Elle va pouvoir redevenir elle-même.

*****

         Dans la cour, garçons et filles se répartissent selon des affinités mystérieuses pour les adultes. Les codes qui leur permettent de se connecter échappent à la compréhension des parents. Ainsi va la jeunesse, renouvelant les rapports entre elle-même et le monde. C’est une parole en marche qu’être jeune. Une parole qui pousse, en hauteur, et devant elle.

         Cindy n’échappe pas à la règle. Ses copines répondent à des critères bien définis. Entre elles, tout passe par un jeu de mots, de gestes et de fringues à la mode. Et c’est bien ça la liberté : pouvoir choisir d’être à la mode.

         Sitôt qu’elle franchit les grilles du lycée, Cindy se sent chez elle. C’est ici sa vraie famille.

Adila et Pauline sont comme ses sœurs. Adila est dans sa classe de seconde ; tandis que Pauline, la grande comme elle l’appelle, est déjà en première. Les trois filles forment le Trio fidèle, titre qu’elles ont décerné à leur amitié. Et si elles ne se ressemblent ni physiquement, ni en ce qui concerne le caractère, elles se sentent aussi proches que trois branches d’un même arbre, et paraissent grandir en même temps

Pauline et Adila en savent plus sur Cindy que n’importe qui d’autre. Elles connaissent ses joies, elles connaissent ses tristesses ; ses peurs et ses élans de vie. Elles n’ignorent pas les relations conflictuelles qu’elle entretient avec sa mère ; la rudesse que celle-ci exerce sur sa fille ; le désespoir qui souvent s’empare de Cindy. Elles comprennent que tout ça est lié à une absence : celle du père. Mais là-dessus, Cindy demeure secrète, même avec ses deux “sœurs” ; cette porte reste fermée, une clef fracturée dans la serrure…

Ce matin Cindy a le regard plus sombre que d’habitude. Adila et Pauline n’osent l’interroger. Elles sentent quand il faut se taire : c’est une façon de dire leur amitié.

La sonnerie les sépare. Pauline rejoint la première techno, tandis qu’Adila et Cindy se dirigent en cours de maths.

         Les deux filles s’installent au milieu de la classe. Là, elles peuvent respirer l’atmosphère générale, ni trop près du prof, ni trop loin de sa science. D’autant que Cindy adore les maths ; que pour elle, c’est comme une forme de poésie, avec ses inconnues, avec ses règles strictes ; que les équations du second degré sont comme des énigmes dont elle posséderait la clef. Rien ne la fascine tant que ces nombres qui s’opposent, s’approchent, se croisent, pour s’accorder enfin. C’est comme une danse de séduction qui conduit à l’amour.

         Adila, elle, ne comprend pas. Les maths, c’est les maths ! C’est-à-dire de petits signes obscurs qui sont là pour ennuyer les gens ! Rien à voir avec la poésie ! Encore moins avec l’amour !

         Ce qui la fait kiffer, Adila, c’est l’Histoire. Les petits et grands mouvements des Hommes. Leur génie et leur médiocrité qui s’expriment par leurs actes. Le pire et le meilleur, comme dirait le prof. Là oui, il y a de la poésie ! Mais pas de celle qui ne rime à rien, non ! Du Hugo, du Rimbaud, de la révolte, de la sueur, et des larmes ! De la tendresse aussi. L’Histoire, c’est tout simplement l’ADN du présent.

Adila se passionne pour la génétique, également.

         Les deux amies ont souvent des conversations sur l’avenir du monde ; mais elles peuvent également s’enthousiasmer pour des sujets futiles, comme une paire de baskets, ou un nouveau percing. C’est ce qu’elles nomment la profondeur de la surface des choses…

         En attendant, Cindy a le regard sombre. Et ce n’est pas qu’une impression !

         Depuis quelques temps la jeune fille a deux obsessions : en finir avec ce sentiment de solitude qui la ronge ; et en finir avec la vie. Malgré sa famille de lycée, elle ne supporte plus d’avoir une mère destructrice… elle ne supporte plus de n’avoir pas de père. Ça la fait boiter en tous sens.

L’équilibre, c’est ce qu’elle voudrait trouver.

Mais pour l’instant elle tangue : entre le désir de combler le vide, et celui de s’y jeter. Elle passe son temps d’un bord à l’autre, pulsion de vie, attirance du néant. Et s’il n’y avait Adila et Pauline, elle aurait déjà sauté par-dessus bord. Tiré sa révérence !

*****

Le cours de maths se termine.

Pour une fois Cindy s’est désintéressée des équations et autres formules, elle est ailleurs.

Adila le remarque, elle demande :

— Tu te sens bien ?

— Pas vraiment, je crois que je vais rentrer. Tu diras à la prof de bio que je suis indisposée.

Elle enfile son blouson, quitte en hâte le lycée.

         Les trottoirs de la ville sont juchées de feuilles mortes. Des sacs d’ordure, des poubelles s’amoncellent devant chaque immeuble. Les grèves poursuivent leurs accumulations. Il faut slalomer pour pouvoir avancer.

         À chaque instant Cindy butte contre un obstacle. On dirait qu’elle a bu, ou qu’elle est somnolente. « C’est seulement ma vie qui titube ; rassurez-vous braves gens ! », bredouille la jeune fille.

         Et la pluie commence à tomber.

         Sur un sol devenu glissant, ses pas l’entraînent vers le canal -- là où des mouettes viennent s’échouer, comme enivrées par les lumières de la ville.

         Cindy longe le quai ; l’atmosphère est humide. Il y a dans l’eau de purs reflets d’automne ; quelque chose qui flamboie, à la manière du cuivre.

         L’instant paraît extensible telle une bulle de chewing-gum. Va-t-il éclater ?

         Sous un pont, l’eau se fait plus sombre, regard qui fascine. Alors Cindy se penche…

         Une main la saisit par l’épaule, la tire en arrière, tout doucement. C’est un homme, qui lui sourit à peine.

Il a l’air fatigué ; ses vêtements aussi.

         Il ne dit rien, surtout pas : «  le temps arrange tout », « vous êtes trop jeune pour ça », « battez-vous »…

         Il griffonne quelques mots sur un bout de journal, lui donne, et s’en va longuement.

         Cindy déchiffre les mots :

L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ?

signé : Verlaine

         Elle ne comprend pas ; mais elle comprend tout de même.

         Elle s’écarte du canal, marche vers le centre ville.

         La vie est là. Droit devant elle.

*****

         L’après-midi, c’est une autre humeur.

Cindy a repris confiance.

         Elle retourne au lycée retrouver ses copines.

         — J’ai rencontré quelqu’un.

         Adila et Pauline la questionnent :

         — Quand ? Qui ? Où ça ?

         Cindy répond :

         — Tout à l’heure, un clochard, sur les quais…

Les trois filles se regardent, complices. On dirait le début d’un roman policier, un Maigret par exemple.

         — Et que s’est-il passé ? demande Pauline.

— Il m’a sauvée.

— Rien que ça !

— Que ça.

Cindy sent le bout de journal au fond de sa poche, ça la réchauffe de l’intérieur. Il faudra qu’elle lise et relise le message, qu’elle en saisisse le sens qui, pour l’instant, ne fait que l’effleurer.

Les cours, qui se succèdent, n’altèrent plus le cours du temps. Cindy est noyée dans ses pensées. Elle rentre chez elle, toujours la peur au ventre ; mais quelque chose a changé : comme si une nouvelle étoile venait de naître dans son propre ciel…

*****

Sa mère, avinée comme d’habitude, la reçoit à coups de grimaces et d’interjections.

Cindy tente de se réfugier sur la mezzanine qui fait office de chambre. Là, juste sous les toits. elle s’allonge sur son lit, et se plonge dans la lecture d’un roman à deux balles -- de ces romans qui font oublier qu’on existe.

Depuis son détour par le canal, la pluie n’a cessé de tomber : elle percute le toit en zinc, comme dans le cauchemar de l’autre nuit ; mais il y a dans son tempo plus de vivacité, moins de tristesse.

Cindy ressent un certain apaisement.

Elle palpe le papier journal à travers le tissu rêche de son jean tout en poursuivant la lecture de son livre. Un peu d’espoir se met à palpiter.

C’est alors que le téléphone sonne.

Sa mère décroche et braille :

— C’est pour toi !

Une voix un peu rauque se fait entendre au bout du fil. Cindy reconnaît le timbre particulier de la voix de Pierre, un garçon de sa classe. Il l’invite à une fête improvisée qui a lieu ce soir même dans le loft ; qu’elle s’arrange pour venir ; qu’elle fasse le mur si besoin est.  

Faire le mur lorsqu’on habite au dernier étage d’un immeuble, voilà une idée saugrenue qui plait à Cindy – c’est souvent l’impossible qui fait rire ou rêver…

Elle décide donc de se rendre à cette fête, mais en passant par la porte, tout simplement. Pour cela, il suffit d’attendre que sa mère s’englue dans une torpeur d’ivresse ; ce qui ne saurait tarder.

Quelques quarts d’heure plus tard, Cindy est dans la rue, s’orientant vers le loft. C’est la première fois qu’elle s’y rend.

Les jeunes du lycée y font régulièrement la fête. C’est un endroit abandonné, une ancienne menuiserie paraît-il. Ils l’ont nommé le loft, histoire de le distinguer.

Lorsque Cindy arrive, la fête bat son plein. Le loft ressemble à un navire sur lequel s’agitent officiers et matelots. De suite on reconnaît les leaders, ceux dont la personnalité s’affirme. Pierre fait partie de ceux-là. On pourrait même dire qu’il est le capitaine, et que sans lui, la fête pourrait sombrer.

La musique techno et la bière coule à flots.

Avant même d’avoir bu, Cindy se sent comme saoule, emportée par le rythme obsédant des percussions, des sons synthétiques.

Danse et cadence hypnotiques lui font tourner la tête, comme on tournerait un film à partir d’illusions, de fantasmes ; de mirages tournoyant.

Cindy observe Pierre : rien ne lui échappe, il est partout à la fois. En bas, en haut, près de la porte, dans la foule des danseurs, proche du Dj ou du bar…

Avec un sens aigu du contact, Pierre contrôle tout.

Il n’a guère le temps de parler à Cindy, il lui dit simplement :

— Ça n’aurait pas été la fête sans toi !

Puis il s’échappe dans un mouvement de sons électriques qui le propulse vers d’autres jeunes.

Cindy reste seule dans la foule, elle se sent bien.

La vie danse avec elle.

*****

Vers trois heures du matin, Cindy, épanouie par l’ivresse collective, quitte le loft pour s’en aller dormir.

Les ruelles sont désertes, peuplées des seules loupiotes qui leur donnent un aspect fantastique. Une légère brume se dépose sur le regard de Cindy. Elle se sent aérienne, soulevée par des pensées exquises qui tournent autour de Pierre. Jamais elle n’a ressenti un tel bien-être.

Derrière elle, derrière son ombre, des pas feutrés se font à peine entendre.

Cindy chantonne une comptine de son enfance :

Un petit oiseau
A pris sa volée (bis)
A pris sa, A la volette (bis),
A pris sa volée.

Il s'est appuyé
Sur un oranger (bis)
Sur un o, A la volette (bis),
Sur un oranger

 

Les pas feutrés se sont rapprochés ; à présent ils emboîtent ceux de Cindy.

La branche a cassé,
L'oiseau est tombé (bis)
L'oiseau est, A la volette (bis),
L'oiseau est tombé.

Mon petit oiseau
Où t'es-tu blessé ? (bis)
Où t'es-tu, A la volette (bis
),
Où t'es-tu blessé ?

         Elle sent un souffle chaud sur sa nuque, elle n’ose se retourner.

Je m'suis cassé l'aile
Et tordu le pied. (bis)
Et tordu, A la volette (bis),
Et tordu le pied.

Mon petit oiseau
Veux-tu te soigner ? (bis)
Veux-tu te, A la volette (bis),
Veux-tu te soigner ?

 

L’individu se jette sur elle, la renverse et tente de lui ôter son jean.

Cindy se débat de toutes ses forces. Ses pieds et ses poings frappent au hasard, mais en vain. L’individu est sur elle.

Il la frappe aussi.

À moitié assommée, elle perçoit d’autres pas qui accourent. S’ensuit une bagarre qui la délivre du poids de son agresseur.

Alors qu’elle sombre dans l’inconscience, elle se sent soulevée par des bras puissants. Ces quelques mots lui parviennent encore :

— Je te protège, ne crains rien…

Puis elle perd connaissance.

 

 

A suivre

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