MICHEL LARROQUE
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La transmutation dans l'amour

Michel Larroque

                                                                                                                                           
                                                                                                                                                                                            
                                                                             
     
  Le mot « amour » est des plus ambigus car il renvoie à des sens différents, parfois même opposés : ce n'est pas du même amour que le loup aime l'agneau, la mère son enfant, le chrétien son prochain ou qu'un homme aime une femme. C'est à ce dernier type d'amour que nous bornerons notre recherche.
Mais même ainsi circonscrite, la signification du terme « amour » reste équivoque : l'affection profonde qui soude un vieux couple ou la complicité qui unit un couple plus récent sont très différentes de l'éblouissement initial. Nous limiterons notre étude à ce dernier aspect de l'amour. Son originalité est de constituer une transmutation de l'instinct à l'esprit.
 
Description phénoménologique : l’amour expérience spirituelle.
 
L'amour apparaît essentiellement comme une expérience spirituelle. Précisons le sens de cette formule. Une expérience spirituelle est une épreuve de valeur. On sait que la tradition philosophique reconnaît trois catégories de valeur : le vrai, le beau, le bien. Ces valeurs particulières sont parfois considérées comme de simples points de vue sur la valeur absolue, Dieu, dont elles émanent. Si l'amour est une expérience spirituelle il doit nécessairement impliquer une référence, au beau, au vrai, au bien, et, implicitement, à Dieu. Cette référence constitue son essence et seulement son essence : c'est reconnaître que d'autres éléments peuvent s'y mêler ; mais ils sont accidentels. Ainsi le désir sexuel interfère presque toujours avec le vécu amoureux bien qu'il soit étranger à son essence même. Reprenons maintenant ces points.
Que l'admiration de la beauté soit la condition nécessaire de l'amour est un constat banal. Tous les écrits ont souligné son rôle éminent dans sa naissance, qu'il s'agisse du Banquet ou des romans à l'eau de rose dont les héros sont toujours beaux. Sans doute, tous les aspects de l'être aimé ne sont-ils pas admirés. Ainsi, on peut être fasciné par la seule beauté physique ou encore par des dons spirituels malgré un corps sans grâce. C'est d'ailleurs l'intelligence qui opère, après coup, ces clivages : la beauté perçue imprègne l'être total et en colore tous les aspects. La laideur de Socrate était transfigurée par son rayonnement moral, les naïvetés d'une jolie femme apparaîtront charmantes à celui qui l'aime alors que prononcées par une autre bouche, elles lui sembleraient insipides. C'est pourquoi la beauté ne se confond pas avec la seule perfection plastique : les vainqueurs des concours culturistes et les reines de beauté n'ont guère plus que d'autres vocation à être aimés. Un corps objectivement imparfait peut plaire s'il irradie un charme spirituel qui transfigure l'insignifiance physique. Mais un être laid sur tous les plans ne saurait être un objet de l'éros. Aussi, est-ce à juste titre que Platon soutient que la beauté est toujours l'aiguillon de l'amour.
Cette interférence du spirituel et du charnel fait que l’admiration de la beauté, même physique, ne se réduit pas à un problème de mensurations. Un corps animé est plus qu’un simple objet et sa beauté transcende la simple perfection formelle. C’est ce dont témoigne la perception d’un visage aimé : ce n’est jamais pour l’amant un visage banal. C'est un visage transfiguré qui, par une sorte de grâce, l’introduit dans l'univers poétique.
L’expérience poétique est la vision d’un monde métamorphosé par rapport à la perception ordinaire. Le langage courant est inapte à traduire cette mutation glorieuse : désigner l'univers poétique comme beau ou sublime n'apprend rien à celui qui englué dans le banal n'a pas l'expérience de ce ravissement. L'écrivain, le peintre, le musicien, sont seulement des médiateurs entre cette épreuve ineffable et les autres hommes. Sinon, l’art, réduit à des procédés, n'est plus qu'un pharisaïsme sans âme.
Or, dans l'amour, tout homme, fût-il inculte et grossier, accède directement à la poésie. C'est d'abord à travers la perception du visage de l'autre qu'il fait cette expérience. Un visage aimé n’est jamais perçu comme un visage ordinaire. L'amour, à ses débuts, est toujours une expérience poétique parcellaire. Mais elle s'étend très vite, d'abord au corps et aux manifestations corporelles de la personne aimée : un simple geste, une intonation de voix peuvent être saisis par celui qui aime comme auréolés de gloire. Quelquefois, c'est tout le contexte même de la rencontre amoureuse qui se trouve baigné de poésie. En effet, si nos sensations considérées dans leur cause sont distinctes, elles ont tendance dans notre vécu à se mêler en de subtiles interférences : la perception des roses d'un jardin, leur odeur, la moiteur de l’air, les bruits environnants, sont des sensations différentes entre elles et sans rapport objectif avec un amour dont elles peuvent constituer le cadre. Il peut cependant arriver que cet amour les imprègne et qu'elles participent à sa richesse. Ainsi, le jardin resplendit d'une poésie empruntée, l'écarlate de la rose irradie la joie ou le désespoir d'une âme, la nature est métamorphosée. En effet, elle donne chair à l'amour qui en quelque sorte est incorporé au monde. Tout amoureux est donc poète, à des degrés divers. Ainsi, l’admiration de la beauté est bien la condition nécessaire de la naissance de l’amour. Mais elle n’en est pas la condition suffisante.
En effet la beauté est répandue partout dans le monde. Dans une perspective purement esthétique le privilège que l'amour accorde à un être singulier ne se justifie pas. C'est le principe de l'argumentation de Platon dans le Banquet. Il veut montrer que nos amours enveloppent une aspiration qui dépasse l'objet qui l'a provisoirement confisquée. Dans ce but, Diotime montre au jeune Socrate, amoureux d'une beauté sensible singulière, qu'il existe en dehors d'elle d'autres exemplaires de beauté susceptibles de l'émouvoir. Il passe ainsi de l'amour d'un beau corps à celui de plusieurs beaux corps, puis de tous. Il prend alors conscience du caractère illusoire de son attachement initial et comprend que son amour s'adresse à l'essence du Beau et non pas à un être particulier. Cet élargissement constitue la première étape de l'ascension spirituelle qui doit conduire le disciple à la rencontre de l'absolu.
L'argument de Platon méconnaît ou du moins, tient pour injustifié, un caractère essentiel de l'amour. Sans doute, l'éros saisit-il des valeurs dans l'être aimé mais ces valeurs ne sont jamais appréhendées pour elles-mêmes mais comme expression d'une singularité qui s'exprime à travers elles et les transcende. On n'aime pas des qualités sur une personne, mais une personne à travers des qualités. (1) Or celle-ci revêt au regard de celui qui l'aime un caractère unique, irremplaçable, alors que les qualités peuvent se retrouver ailleurs. Tout amour véritable est vécu comme un premier amour est aussi comme un dernier amour. On ne remplace pas un amour perdu comme un portefeuille égaré ou une voiture accidentée. L'hypothèse même apparaît blasphématoire à l'amant et son indignation atteste qu'il attribue à son amour c'est-à-dire à son choix un caractère sacré. L'amour pose donc son objet comme un absolu et c'est pourquoi on doit le définir comme une expérience religieuse. L'erreur du Banquet est de réduire cette expérience religieuse à une expérience esthétique qui en est seulement l'introduction.
S'il en est ainsi l'amour tend naturellement à la passion et n'y échappe que par la distance réflexive qui, le plus souvent, s'y mêle c'est-à-dire par son impureté même. La réflexion objective et relativise les qualités de l'être aimé en les situant à leur juste place dans l'immense palette des splendeurs du monde. Dans cette perspective, aucun objet ne justifie un amour exclusif : la valeur imprègne l'univers entier. Et c'est pourquoi personne n'est totalement prisonnier d'une passion : l'amant, qui n'est pas seulement amant, peut donc échapper peu ou prou par la réflexion à la fascination de l'être élu et s'ouvrir à la dialectique Platonicienne. La plupart de nos attachements sont ainsi des mixtes d'amour et de bon sens ou de sens commun.
Mais il faut pour cela avoir pris à l'égard de l'expérience de l'amour un recul qui en modifie profondément la nature. La valeur qui nous éblouit n'est plus alors saisie comme irremplaçable et unique, car incarnée dans une personne singulière, mais "in abstracto". À partir de là, elle peut se prêter aux comparaisons relativisantes. Celui qui, seulement, aime ignore ces analyses. Ainsi, ce n'est pas la beauté ou telle forme de beauté qu'il pourrait retrouver ailleurs qui le séduit dans l'être aimé, mais une originalité incomparable. Dans cette perspective, la tentation de considérer l'être aimé non seulement comme précieux, mais encore comme le tout de la valeur est inévitable.
L'objet de la passion confisque à son profit toute la valeur du monde. Il devient ainsi, on quelque sorte, un absolu vivant. Dans cette perspective, la rencontre amoureuse est dramatique car celui qui aime a l'illusion de pouvoir tout gagner ou tout perdre. Le bonheur du succès est paroxystique : la joie du duc de Nemours note Stendhal, lorsqu'il est assuré de l'amour de Madame de Clèves est sans doute supérieure à celle de Napoléon à Marengo. Mais le désespoir qui envahit l'âme, dans le deuil où la séparation est plus significatif encore. On connaît le récit que donne Virgile du suicide de Didon, abandonnée par Enée ou la peinture par Racine de la folie d'Oreste. Régulièrement, la rubrique des faits divers confirme les descriptions des poètes. Ces conduites, exorbitantes de la normale, ont valeur de témoignage : elles attestent la détresse de celui qui s'imagine définitivement coupé du bien. C'est là sans doute une expérience rarissime : la plupart de nos peines mêlent à la déception l'espoir diffus d'un renouveau, ailleurs, autrement. Rien de tel dans le désespoir absolu ; la personne se sent définitivement exilée dans un monde plat, désertée par la valeur, où il n’y a plus de buts à poursuivre, d'échecs à redouter, de succès à escompter. La peine d'amour, en effet, est vécue comme une perte essentielle, celle d’un absolu alors que les autres peines quelles que soient par ailleurs leur gravité, restent des pertes de bien relatif. L'amour est donc une expérience esthétique qui se prolonge en expérience religieuse, même si l'amant se dit athée : il implique une référence au beau et à un bien posé comme absolu qui semble correspondre à ce que les pensées religieuses nomment Dieu. (2)
Cette illusion par laquelle l'être aimé est identifié au tout de la valeur explique la force de la passion. Car, comme l'intellectualisme l'a montré, il est impossible de se détourner de ce qui nous apparaît comme le bien. La passion n'est irrésistible que parce que son objet apparaît irrécusable.
L'irrécusable est dans l'ordre de la valeur ce qu'est l'évidence dans le domaine logique. Dans ces deux expériences parentes l'esprit a la conviction d'atteindre une vérité qui s'impose à lui. De même que je suis contraint de reconnaître que la droite est le plus court chemin entre deux points, il me faut admettre qu'on doit préférer son ami à son chien, et à fortiori, à sa bourse. L'irrécusable s'impose à mon jugement bien qu'il puisse mortifier mes intérêts ou mes appétits : je puis être tenté de choisir le chien ou l'argent contre l'ami, mais je ne saurais le faire « sans quelque reproche secret de ma raison. »
Il en est exactement de même dans l'amour. L'être aimé est investi de valeur et c'est pourquoi celui qui aime ne se reconnaît pas le droit d'y renoncer. L'affrontement des obstacles, les risques assumés, le mépris des bienséances, parfois les drames suscités par l'amour ne témoignent pas de la puissance de quelque pulsion, force en quelque sorte mécanique, mais de la profondeur d'une conviction.
Dans cette perspective, la description de la passion comme puissance irrationnelle submergeant la volonté est, phénoménologiquement, fausse. L'amour tire sa force du jugement d'irrécusabilité qui le génère. La passion est sans doute un jugement faux, comme l'ont soutenu les Stoïciens. Mais l'important est de reconnaître qu'elle est d'abord de l'ordre du jugement. Toute explication qui méconnaît ce caractère fondamental et qui cherche à comprendre l'amour uniquement à partir de quelque déterminisme manque l'essentiel : on n’attrape pas l'amour comme on attrape la grippe.
C'est pourtant ce type d'interprétation qui est souvent privilégié, non seulement par la psychologie positive, mais encore, parfois, par les écrivains classiques. C'est le cas de Racine. On connaît les vers célèbres (3) dans lesquels Phèdre tout à la fois avoue et déplore la puissance de la passion qui l’entraîne. Il faut, ici, oser être iconoclaste : l'admirable peintre de l'âme humaine qu'était Racine a occulté dans le portrait de son héroïne un trait essentiel de l'amour. Ou du moins, la Phèdre qu'il nous décrit manque de perspicacité psychologique et trahit son expérience intime en voulant la formuler. Le « fol amour qui trouble sa raison » n'est pas une fatalité qu'elle subit mais s'enracine dans une certitude qui s'impose à elle, à son corps défendant : celle de la valeur incomparable d'Hippolyte et, par conséquent, de la légitimité de son amour. Certes, à cette conviction s'opposent mille motifs, eux aussi d'une autre manière « raisonnables » : cet amour compromet la sécurité, offense la règle sociale, peut-être la loi morale, marginalise. Il y a là, incontestablement, de bonnes raisons de le redouter et peut-être de le repousser. Mais, c'est en fausser le sens que de le décrire comme un torrent irrationnel balayant sur son passage les motifs les plus hauts. La passion procède d'un jugement partiellement faux ; il n'en reste pas moins qu'elle naît d'une double conviction qui lui confère force et vie : croyance en la valeur de l'être aimé et corrélativement, en celle de l'amour éprouvé.
Ainsi compris l'amour peut, dans un contexte défavorable, être vécu sinon comme un fardeau du moins comme un bien à préserver au détriment du bonheur propre. C'est donc à juste titre qu'on l'a parfois rapproché du devoir. (4) Bien évidemment, cette exigence intérieure se heurte à d'autres, elles aussi raisonnables ou dûment étiquetées comme telles. Dans ce contexte tumultueux, il peut être apaisant de se réfugier derrière des clivages simples : il est plus rassurant d’affronter une pulsion que des contradictions au sein de l'esprit même. C'est là, sans doute, l'une des raisons qui ont conduit à méconnaître la visée spirituelle qui constitue la trame de tout amour.
S'il en est ainsi, l'amour dans son essence n'est pas un plaisir ni même une joie bien qu'il puisse en être la source. La définition qu'en donne Spinoza (5) est insuffisante. Sans doute la pensée de l'être aimé produit-elle une joie mais ce n'est là qu'une conséquence on quelque sorte secondaire de l'amour. Faire de la joie le noyau de l'amour, c'est manquer la saisie de l'irrécusable qui est à sa source et réduire une expérience, peut-être illusoire, du sacré à une gourmandise de l'esprit.
Ainsi, l’amour apparaît fondamentalement comme une expérience de la valeur : il est poursuite du beau, épreuve du bien, mirage de l’absolu et puise sa force dans une conviction c’est à dire une visée de vérité. Par là, il se donne essentiellement comme une expérience spirituelle.
Cependant, il est le plus souvent mêlé au désir sexuel. Mais sur le plan du vécu, (6) cette association est accidentelle et la description phénoménologique doit distinguer des états de conscience hétérogènes. Une première évidence s'impose : il peut y avoir désir sans amour. À première vue, la réciproque et plus douteuse. L'amour en effet s'accompagne le plus souvent de désir. Mais celui-ci ne semble pas essentiel au vécu amoureux. Souvent amour et désir varient en sens inverse. À son paroxysme, l'amour est fréquemment «éthéré » ; l'assouvissement sexuel au contraire, finit par couper son élan mystique et transforme l'éros en «philia. » (7) Mais l'amour assouvi est déjà loin de l'amour originel.
Récapitulons les traits principaux de ce dernier : ils sont sans rapport avec le désir brut. Celui-ci est générique : les hommes convoitent les femmes, les femmes belles, parfois un certain type de belles femmes. L'amour au contraire privilégie un être singulier, choisi à l'exclusion des autres. L'être élu est tenue pour irremplaçable et l'amour apparaît ainsi comme une épreuve du sacré. Il n’y a là aucune commune mesure avec une convoitise physique. Le sentiment d'irrécusabilité qui fait la force de l'amour est très différent de la contrainte d'un besoin. Et la gloire poétique qui auréole, à tout le moins, l'amour naissant, n'a rien à voir avec un simple désir charnel. Bref l'amour est hétérogène au seul appétit physique.
Cependant, sentiments et sensations ne coexistent pas dans l'âme, distincts et séparés, tels des objets dans l'espace. Ils interfèrent comme l'eau, dans le verre, se mélange au vin dont pourtant elle diffère par nature. De même, le vécu amoureux se mêle au désir sexuel. Ce dernier y gagne une dimension étrangère à un simple besoin. En se reflétant dans le désir, l'amour colore et transfigure un banal appétit. Mais il reçoit à son tour du besoin la consistance charnelle qui lui manque. Laissé à lui-même, l'amour serait sans doute un élan plus vite exténué, étouffé peu à peu sous la banalité du quotidien. Le désir qui s'y mêle l'actualise et incarne le rêve. C'est cette transmutation de l'aspiration spirituelle propre à l'amour en une sorte de faim ou de soif qui fait la violence des passions dites charnelles. La chair ne tend pas à l'infini comme on l'a parfois soutenu ; au contraire, laissée elle-même, elle exige peu et se satisfait vite. La démesure qu'on lui prête ne lui est pas propre mais empruntée. Ainsi, considéré en lui-même, dégagé des éléments étrangers qui s'y mêlent, le vécu amoureux a pour essence une visée de valeur. Or cette expérience spirituelle s'enracine dans l'instinct.
 
L’enracinement sexuel de l’amour
 
L'amour en effet, ne peut éclore et croître que sur un terrain sexuel. Presque toujours, on aime d'éros un être avec lequel un rapport sexuel est éventuellement souhaitable. Un homme seulement hétérosexuel ne pourra s'éprendre que d'une femme ; un pur homosexuel aimera un partenaire de même sexe. À l'égard de celui avec qui l'union charnelle n'est en aucune façon envisageable, il peut certes exister de l'amitié, mille nuances d'affection, mais quasiment jamais d'éblouissement amoureux.
Il faut ajouter que cette possibilité de rapport, dans le cadre d'une sexualité naturelle, doit pouvoir aboutir à la procréation. Bien évidemment l'amant n'y pense pas : le vécu amoureux à son paroxysme est, comme on l'a vu, une expérience spirituelle sans rapport conscient avec la représentation de l'acte charnel et à fortiori, de ses effets. Remarquons cependant qu'un homme s'éprend généralement d'une jeune femme ; la passion amoureuse pour une femme qui n'est plus en état de procréer est bien plus rare. (8) Il peut arriver, au contraire, qu'une jeune femme aime un homme âgé ; mais elle peut avoir un enfant de lui. Platon souligne cet aspect de l'amour : la beauté n'est pas l'objet de l'amour enseigne Diotime au jeune Socrate ; sa finalité est la procréation par laquelle l'homme accède à la seule immortalité qui lui soit permise. La beauté qui nous émerveille n'est qu'un appât au service du désir d'immortalité.
Notons enfin que l'amour ne prend forme et ne se développe que si l'aboutissement sexuel qu'il implique est contrarié. Il n’y a pas, à proprement parler, d'amour accompli. (9) On peut en voir une preuve dans l'extrême rareté d’œuvres traitant d'un amour heureux bien que l'amour constitue le thème majeur de la littérature et de l'art.
Arrêtons-nous sur ce point fort significatif. On a vu que la transfiguration poétique du monde est un des traits fondamentaux de l'amour. Elle constitue un des principaux moteurs de l'art, et lorsque l’œuvre a pour objet l'amour, sa source même. Le créateur cherche à communiquer cette expérience glorieuse en rupture avec la banalité du quotidien. C'est parce qu'ils se réfèrent à cette perception transfigurée et en éveillent, peu ou prou, en chacun les échos que le poème, le drame, et même la comédie d'amour parviennent à émouvoir. Si l'amour heureux c'est-à-dire en dernier ressort sexuellement accompli génère si peu d’œuvres d'art, c'est qu'il est coupé de sa source poétique. Or celle-ci est essentielle à l'éros. Il faut donc avouer que ce dernier s'est métamorphosé en une expérience toute différente sans rapport avec l'éblouissement primitif. On peut dénommer amour cette "philia" qui a succédé à l'éros, en préférer les joies tranquilles aux tourments d'une aspiration par essence insatisfaite, il n'en reste pas moins qu'elle en diffère profondément.
Or, c'est un fait évident que l'amour heureux a peu inspiré poètes, romanciers ou artistes. Même les romans à l'eau de rose ne parviennent à susciter l'intérêt de leur public qu'à proportion des obstacles que héros et héroïne devront surmonter avant de s'unir. Lorsque enfin, « ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants », le roman s'arrête car leur bonheur n'intéresse personne. Les œuvres ayant pour thème l’amour conjugal sont rarissimes. En revanche, l'adultère constitue l'une des principales mines des romans d'amour. (10) Le mariage en effet accomplit un amour mais interdit les autres ; or presque toujours, c’est l'amour interdit qui constitue la matière d'une oeuvre. Comme le suggère Denis de Rougemont, Madame Tristan n'est plus émouvante mais un peu ridicule. À l'époque de l'amour courtois, les troubadours provençaux posaient comme arrêt absolu que l'amour est impossible dans le mariage. Thèse évidemment monstrueuse si on entend par amour toute forme d'attachement profond, mais psychologiquement exacte si le sentiment ici envisagé est l'expérience de l'éros telle que nous l'avons définie. C'est pourquoi toutes les histoires d'amours célèbres traitent toujours d'amours contrariés ou impossibles. Evoquons, à titre d'exemples, dans la littérature Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, la princesse de Clèves et le duc de Nemours, les personnages de Racine, et dans l'histoire, Dante et Béatrice, Pétrarque et Laure, Auguste Comte et Clotilde de Vaux.
L'amour apparaît donc comme une expérience spirituelle qui procède d'un échec de la rencontre sexuelle. Tout à la fois, il présuppose l'instinct et il le nie. C'est donc à juste titre que Platon fait d'Eros le fils de Pénia, la déesse de la pauvreté. Car il enveloppe un manque non point accidentel mais essentiel. La souffrance de l'amour, séparé de l'objet de son aspiration, n'est pas un malheur occasionnel imputable aux circonstances mais la source qui l'engendre et le nourrit.
Sans doute faut-il voir là la raison profonde de l'ascèse sexuelle exigée de ceux qui poursuivirent la pureté de l’amour. Ce fut le cas des troubadours du XIIe siècle qui ont exalté l'amour courtois. (11) C'était presque toujours un amour malheureux parce que les circonstances le rendait impossible. Mais de toute manière, les rites complexes qui jalonnaient l'histoire de la rencontre amoureuse n'avaient pour but que d'en retarder sinon d'en interdire la réalisation charnelle. C'était le cas de l'ultime étape, " l’asag" : les amants parvenus au tout dernier degré de l'intimité physique s'interdisaient pourtant l'union sexuelle. Dans l'optique des courtois il s'agissait moins d'un effort de volonté contre la tentation charnelle que d'un test, témoignage de la force de l'amour capable de reléguer au second plan le désir physique.
 
L’idéalisation amoureuse selon Freud
 
Cette relation entre l'instinct et l'esprit n'a pas échappé à la clairvoyance de Freud. Mais, observateur perspicace, le père de la psychanalyse est pourtant, sur ce point, un théoricien contestable : il ne parvient pas à donner une explication cohérente des faits constatés.
Il remarque que l'amour et la satisfaction sexuelle varient en sens inverse. Et c'est pourquoi la ferveur amoureuse et l'idéalisation sont surtout observables dans l'amour malheureux, sans retour. Car dans l'amour partagé, « chaque satisfaction sexuelle est suivie d'une diminution du degré d’idéalisation qu'on accorde à l'objet. » (12) Ce qui est vrai pour les individus l'est aussi pour les civilisations. Freud remarque qu'à certaines époques où la satisfaction sexuelle ne rencontrait guère d'obstacles, comme lors du déclin du monde antique, « l'amour devient sans valeur, la vie vide. » Le christianisme, par l'ascèse qu'il a imposée, a donc joué un rôle majeur dans l'exaltation du sentiment amoureux. En effet, « que l'importance psychique d'une pulsion croisse avec sa frustration, c'est là incontestablement une règle générale. » (13) Freud perçoit fort bien la nature en quelque sorte dialectique de la vie amoureuse : l'amour a pour condition l'existence du désir sexuel mais il ne peut croître et se développer qu'à la condition de nier le désir qui pourtant le génère. « Aussi étrange que cela paraisse » écrit-il, « je crois que, l'on devrait envisager que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction. » (14) Mais le père de la psychanalyse ne parvient pas à éclairer par un schéma théorique cohérent ses perspicaces observations.
Il explique l'idéalisation par le jeu combiné de deux facteurs : un courant tendre est un courant sensuel. Le courant tendre est le plus ancien. Il a pour origine la pulsion d'auto-conservation ou pulsion du moi. (15) L'enfant, en effet, s'attache à la personne qui prend soin de lui. Cet attachement n'est pas essentiellement sexuel. Il est pourtant associé, subsidiairement, à des composantes érotiques. Les pulsions sexuelles, en effet, se développent en étayage sur les pulsions du moi : ainsi par exemple, la bouche sert à l'alimentation, mais est également source d'excitation sexuelle dans le plaisir de téter. D'autre part, la mère donne des caresses à l'enfant à l'occasion des soins qu'elle lui prodigue. Bref, les fixations tendres nées de la pulsion du moi sont colorées d'érotisme ; elles ne sont cependant pas originalement sexuelles.
Le courant sensuel s'affirme à la puberté ; très conscient de ses buts, il investit de charges libidinales beaucoup plus fortes les objets du choix primaire infantile. Mais il se heurte à l'interdit de l'inceste, intériorisé depuis la liquidation du complexe d'Oedipe. Il devra donc chercher un nouvel objet.
Une sexualité normalement accomplie consacre la réunion du courant sensuel et du courant tendre. Mais la synthèse de ces deux courants est loin de toujours se produire. Lorsqu'elle ne s'effectue pas, la vie affective est clivée entre un « amour céleste », purement spirituel pour une personne idéalisée, et un « amour terrestre », désir seulement sensuel pour des partenaires qui ne sont pas estimés. Parlant des sujets qui n'ont pas réussi à harmoniser ces deux courants, Freud note que « là où ils aiment, ils ne désirent pas, et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer. » (16) Il explique par là l'impuissance névrotique devant une femme admirée et aimée ainsi que certains traits, plus généraux, du comportement sexuel adulte. « Presque toujours » écrit-il, l'homme se sent limité dans son activité sexuelle par le respect pour la femme, et ne développe sa pleine puissance que lorsqu'il se trouve en présence d'un objet sexuel rabaissé......... Pour être, dans la vie sexuelle, vraiment libre et par là heureux, il faut avoir surmonté le respect pour la femme et s'être familiarisé avec la représentation de l'inceste avec la mère ou la sœur. » (17)
Ainsi, l’idéalisation amoureuse s’enracinerait dans l’amour pour la mère à l’occasion des soins par lesquels elle assure la survie de l’enfant. Cet amour, initialement étranger à la sexualité, resterait préservé de ses contaminations ultérieures par le refoulement oedipien.
Cette hypothèse pourrait expliquer l'existence d'un sentiment désexualisé. Mais elle ne rend pas compte des caractères fondamentaux de l’amour. En effet, il n'y a aucun rapport entre la cause invoquée et ses effets prétendus : l'attachement originel du jeune enfant à celle qui le nourrit et le soigne est sans commune mesure avec l'expérience spirituelle de l'amour .
Rappelons-en les traits essentiels, tels qu'ils ont été dégagés dans la description phénoménologique : l'éros, avons vu, est tout à la fois une expérience morale, esthétique et religieuse. Expérience morale puisqu'il procède de la saisie d'une valeur révélée dans le sentiment d'irrécusabilité. Expérience esthétique puisqu'il découvre toujours quelque forme de beauté qui éblouit l'amant. Expérience religieuse dans la mesure où il croit saisir un absolu vivant. Ce vécu spirituel est sans rapport avec la satisfaction physique du besoin comblé et la gratitude des soins reçus dont on prétend le dériver. Une expérience de valeur ne saurait être engendrée par la reconnaissance du ventre.
Freud, semble-t-il, a bien vu que cette explication ne pouvait suffire à rendre compte de la surévaluation de l'objet de l'amour. Aussi, fait-il appel pour expliquer l’idéalisation à un autre concept : le narcissisme et l’idéal du moi qui en est une expression dérivée. Le narcissisme est un stade de l'évolution sexuelle où le sujet se prend lui-même comme objet d'amour. Cet état, corrélatif d'un véritable délire des grandeurs, serait abandonné du fait, notamment, de la critique exercée par les parents à l'égard de l'enfant. L'idéal du moi, modèle auquel le sujet cherche à se conformer, serait le substitut du narcissisme perdu de l'enfance, période où « il était à lui-même son propre idéal. » L'amour, désormais, ne s'adresse plus au moi tel qu'il est mais au moi tel qu'il aspire à être.
Dans l'idéalisation de l'être aimé, celui-ci serait traité comme le propre moi du sujet. Une certaine partie de la libido narcissique serait transférée sur l'objet d'amour : celui-ci remplace alors l'idéal, substitut du narcissisme initial, que le moi voudrait incarner. « On aime l'objet » écrit Freud, « pour les perfections qu'on souhaite à son propre moi et on cherche par ce détour à satisfaire son propre narcissisme. » (18) Il explique ainsi la fascination amoureuse, la soumission au chef, la dépendance de l'hypnotisé à l'égard de l'hypnotiseur. Cet amalgame est significatif d'une confusion entre deux types d'attachement sans aucun rapport l'un avec l'autre.
Laissons de côté l'hypnose sans doute étrangère dans son essence au processus décrit par Freud (19) et considérons la fascination exercée par le leader. Il est exact qu'il personnifie souvent des aspirations idéales, seulement rêvées par celui qui le suit. Cette attitude à incarner le rêve des membres du groupe explique la dimension charismatique de son pouvoir. J'aspire à être un homme décidé, assuré des objectifs à atteindre et des moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir, confiant dans sa force, ignorant le doute et la peur. Mais je me sens, au contraire, pusillanime et incapable. Le leader ou le guide, tel qu'il est ou tel qu'il m'apparaît, actualise ce moi idéal auquel je tends en vain à m'identifier. Et c'est très justement que Freud considère que le culte du chef n'est en réalité qu'une forme dérivée de narcissisme. Cet amour de soi-même à travers l'admiration d'un autre peut d'ailleurs inspirer des attitudes de valeurs différentes : celui qui s'identifie au héros d'un film, bardé de muscles et de virilité, est ridicule. Mais la vénération d'un grand homme peut introduire le sujet à la vie morale et inaugurer une métamorphose spirituelle. Sans doute, est-ce encore lui que le sujet aime à travers l'autre, mais le moi idéal n'est plus ici la compensation fantasmatique des frustrations et des échecs, mais la vocation même de la personne révélée à travers un exemple étranger. Entre les deux se situent divers cas de figure comme en témoigne le personnage de Don Quichotte. Il est donc certain qu'il existe une forme d'amour d'autrui, disons plutôt d'admiration, qui n’est qu'un travestissement de l'amour de soi.
Mais l'idéalisation de l'être aimé, surtout dans le cadre d'un amour hétérosexuel, est étrangère à l'idéal du moi et au narcissisme qui le suscite. Le plus souvent, c'est l'admiration de la beauté féminine qui amorce l'amour de l'homme pour la femme. Quel rapport peut-elle entretenir avec l'idéal du moi de l'amant ? Or elle colore et imprègne les autres qualités, dites morales, qui le séduisent. Celles-ci d'ailleurs, charmantes chez une femme, apparaîtraient sans doute ridicules chez un homme. La grâce fragile peut parfois séduire le guerrier ; faut-il en conclure qu'elle représente un idéal de vie qu'il porte en lui et qu'il aspire à incarner ? En vérité l'amour est fascination devant une altérité qui me surprend tout autant qu'elle m'émerveille. Il est toujours, initialement au moins, une découverte de l'inconnu et de l'imprévu. On sait que l'habitude l'émousse, qu'il jaillit de préférence entre des êtres que tout distingue et parfois tout oppose. L'éblouissement devant l'autre ne saurait donc se réduire à quelque vénération du moi propre à travers son image idéalisée. La thèse freudienne procède d'une confusion initiale entre des formes d'attachement différentes, amalgamées par l'artifice d'une désignation commune.
L’expérience de l’amour est donc psychologiquement et axiologiquement hétérogène à l’attachement du nourrisson à sa mère, et sans rapport avec le narcissisme. Freud n’est pas parvenu à éclairer par un schéma théorique cohérent ses perspicaces observations.
 
Mystique et sexualité
 
En effet, s’il a bien vu que l’amour diffère et d’une certaine manière s’oppose à la sexualité, il interprète ce fait à partir d’un avatar de la vie personnelle le refoulement oedipien. Mais ce moment de l’histoire individuelle s’il peut, à la rigueur, expliquer la désexualisation de l’amour ne suffit pas, comme on l’a vu, à rendre compte de ses attributs positifs originaux. C’est que ce passage de l’instinct à l’esprit n’est pas la conséquence fortuite d’un accident de la destinée personnelle : il traduit une transmutation essentielle. Le spirituel en effet, n'est pas indépendant du charnel, il ne se développe pas en dehors de lui, ni contre lui, mais à partir de lui. Il en constitue une mutation, et, si l'on veut, une promotion. Mais il le suppose. Cet enracinement des valeurs dans l’instinct n’a pas échappé à la sagacité du maître de Vienne dans ses recherches sur la sublimation. (20) Il est également affirmé par Teilhard de Chardin pour qui « il y a une communion à Dieu par la terre, un sacrement du monde. » (21) Observée depuis la nuit des temps, cette mutation spirituelle de l’instinct a donné lieu à des pratiques variées. Chez certains peuples primitifs, les guerriers s’imposent la chasteté pour produire une force surnaturelle, magique. Dans le Kundalini Yoga, le Taoïsme, l’ascèse sexuelle est associée à de complexes procédés d’ascension spirituelle. Dans ces traditions, il ne s’agit pas d’éradiquer la pulsion sexuelle mais de l’actualiser sous une forme différente. A la différence de ces techniques sophistiquées de l’extase, l’expérience de l’amour constitue une transmutation naturelle de l’instinct à l’esprit.
A première vue, cette relation que l’observation impose est un mystère tant le fossé semble infranchissable entre une expérience de valeur et une conduite physique. Mais un rapprochement apparaît possible si on s’élève des comportements spécifiques de l’instinct à leur signification générale et du chatoiement des émotions amoureuses à la visée simple qui les sous-tend. Considérons dans cette perspective la sexualité et l’amour.
La sexualité est le moyen de la perpétuation de l'espèce. L'homme mortel, affirme le Banquet, envie l'éternité divine : par la génération il parvient en quelque sorte à en approcher puisqu’il se survit dans sa descendance. Or cette perpétuation de l'espèce n'est qu'un infime moment dans le devenir de l'évolution. La vie est création, à partir de formes élémentaires, d'espèces de plus en plus complexes. Dans ce formidable processus évolutif, l'homme n'est probablement qu'un aboutissement provisoire, un point de passage, une esquisse encore misérablement fautive de quelque être à venir plus harmonieux et mieux doué. Le simple jeu des forces mécaniques ne suffit pas rendre compte de la conservation et du progrès de l'harmonie au cours de l'évolution. (22) Celle-ci est animée par une force parente de l'intelligence puisqu'elle est capable d'organiser la convergence des moyens pour créer la finalité interne des êtres vivants : l'univers biologique est comparable à un texte doté de sens, qui progressivement se modifie et s'approfondit. L'élan vital qui meut l'évolution est semblable à l'écrivain, auteur de ces brouillons successifs. Or, la sexualité est le vecteur de l'élan vital. C'est par elle que les générations se transmettent le relais de la vie et de son intention créatrice. Elle joue donc le rôle essentiel dans la destination du monde vivant et pour celui qui s'élève à la considération de l'ensemble, elle revêt des dimensions cosmiques. Ainsi, rétablie dans sa fondamentale dignité, elle apparaît sans commune mesure non seulement avec la « bagatelle » désirée, moquée, redoutée par la pruderie bourgeoise, mais encore avec les processus parcellaires auxquels une psychologie positive prétend la réduire. Dans cette perspective, l’activité sexuelle est d’une certaine manière et à un certain niveau une communion avec le tout.
S’il en est ainsi, il faut que l’amour, promotion de l’instinct, en conserve les caractères : il doit, lui aussi, nous relier au tout. À première vue il n'en est pas ainsi puisque l'amour privilégie un être singulier choisi à l'exclusion des autres. Mais il convient ici de distinguer de l’objet que l’amour atteint la visée qui le sous-tend. Sans doute, l’objet est-il particulier et par-là même limité. Mais l’amour vise un absolu par delà les limites. Rappelons en effet qu’il ne pose pas son objet comme un bien parmi d'autres mais l’investit d’inconditionnalité. L'amour qui voit seulement dans l'aimé, à très juste titre, un bien précieux ou même le bien le plus précieux est déjà un amour édulcoré qui a perdu de sa pureté, comme le vin mêlé d'eau n'est plus tout à fait du vin. La passion, comme on l'a vu, n'est ni l'amour outré ni l'amour malade mais l'amour essentiel.
Or l'affirmation qu'elle enveloppe est insoutenable et c'est pourquoi elle apparaît comme un mélange indissociable de sublime et de ridicule. Point n'est besoin pour le prouver d'une savante méditation ; une réflexion banale suffit pour s'en convaincre. S’il avait vécu dans quelque autre pays ou dans le même, cent kilomètres plus loin, quelques années avant ou après, l’amant aurait connu un autre être qui aurait pareillement revêtu pour lui une valeur inconditionnelle. Cette probabilité contredit l'éros. Il n'en est pas en effet de l'amour comme de l'amitié qui s'enrichit de nouvelles rencontres ou comme de la quête de sexuelle qui multiplie sans problèmes des expériences différentes. L'amour pose son objet comme irremplaçable et unique ; c'est parce qu'il est unique qu'il apparaît sacré. Or il arrive qu’on aime plusieurs fois dans une vie. Ce constat contredit, lui aussi, la visée fondamentale de l'éros.
On est donc, semble-t-il, autorisé à dissocier cette visée de l’objet qui l’a provisoirement confisquée puisque l’amour tend vers l’absolu et qu’il ne trouve dans l’expérience que des objets relatifs. Dans cette perspective, l’amour apparaît comme une tentative avortée pour communier avec le tout, comme une expérience mystique (23) qui aurait manqué son objet. Rappelons en effet que l’amour est essentiellement une expérience de valeur : il naît de l’admiration de la beauté, pose son objet comme un bien, tire sa force d’une conviction de saisie de vérité. Ce sont bien là des caractères propres à l’expérience mystique à ses débuts. (24) En outre, cette ferveur spirituelle propre à l’amour semble moins étroitement lié à son objet qu’il n’apparaît à première vue puisqu’elle peut s’en dissocier et se développer de manière autonome comme on l’observe dans la sublimation. Notons enfin que l’amour mystique tout comme les amours ordinaires ne peut émerger et croître que sur fond d’ascèse sexuelle. (25) Cet ensemble de faits convergents semble accréditer l’hypothèse d’une continuité naturelle entre les amours ordinaires et l’amour mystique. C’est, au fond, la thèse que soutient Platon dans le Banquet : l’âme éprise d’une beauté singulière « a du mouvement pour aller plus loin » (26) et doit par une dialectique ascendante s’élever jusqu’au Bien, objet réel de sa visée. Dans cette perspective, les amours ordinaires ne sont pas radicalement autres que l’expérience de l’absolu mais la préfigurent et la préparent. (27)
Ainsi il y a, semble-t-il, convergence entre la visée de l 'éros, qui implique la possibilité d'un objet d'amour supérieur aux êtres particuliers et la vocation cosmique de la sexualité, vecteur de l'intention créatrice de l'élan vital. C'est la même force qui suscite dans des registres différents le processus générateur de l'évolution et la démesure des émois du cœur. Dans cette perspective, l'enracinement de l'amour, même mystique, dans le sexuel n'a rien choquant. Il n'y a aucune mésalliance dans cette parenté entre l'aspiration la plus haute et la pulsion la plus profonde. Elles expriment l'une et l'autre, à des niveaux et sous des modes différents la puissance attractive du même principe. Par là peuvent se concilier les deux aspects essentiels de l’amour, apparemment contradictoires : son enracinement biologique et sa visée religieuse. (28)

Article publié dans L'ENSEIGNEMENT PHILOSOPHIQUE, juillet-aout 2001.
[1]. Cette affirmation semble contredire un texte classique de Pascal, ( Pensées, 324, édition Brunschvicg.) :«... Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps où l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles seront périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités... »
Mais l'opposition n'est qu'apparente. En effet, même en accordant à Pascal que c'est illusoirement que l'amant croit aimer une personne, il n'en est pas moins vrai que cette croyance est essentielle à l'amour et que la description phénoménologique doit la prendre en compte.
[2]. On a maintes fois souligné ce caractère religieux de l'amour. On sait que c'est là un aspect essentiel de l’œuvre de Claudel. Pour lui, l'amour entre les créatures a une valeur sacramentelle car ce que les amants se donnent l'un à l'autre «….. c'est Dieu sous des espèces différentes. » Et dans son premier appel, l'amour est déjà « un message de Dieu qu'il transmet, un geste de Dieu qu’il imite, un dessein de Dieu qu'il prépare. » Dieu en effet se sert de nous pour entrer dans la vie d'un autre et la joie que nous croyons donner n'embrase l'autre que parce qu'il pressent à travers elle quelque chose de la joie éternelle. En ce sens la personne aimée est seulement « messagère. »
Claudel exprime dans le langage de la théologie chrétienne une intuition qui déborde le cadre d'une doctrine particulière. On trouve des accents analogues chez certains soufistes pour qui l'amour de la femme est une préparation à l'expérience mystique.
[3]. « J’aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes
Je m’abhorre encore plus que tu ne me détestes. »
Phèdre : acte 2, scène 2.
[4]. C'est le cas de Bergson qui a bien vu que la passion peut être vécue comme un devoir :
« la propulsion exercée par le sentiment peut d'ailleurs ressembler de près à l'obligation. Analysez la passion de l'amour, surtout à ses débuts : est-ce le plaisir qu'elle vise ? Ne serait-ce pas aussi bien la peine ? Il y a peut-être une tragédie qui se prépare, toute une vie gâchée, dissipée, perdue, on le sait, on le sent, n’importe !Il faut parcequ’il faut. La grande perfidie de la passion naissante est justement de contrefaire le devoir. »
Les deux sources de la morale et de la religion Ch. 1, pages 35, 36.
[5]. « L’amour n’est qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. »
Ethique, partie 3, scolie de la proposition 13.
[6]. Sur le plan du vécu, l’essence de l’amour est radicalement autre que l’essence du désir. Mais au niveau des causes, il y a un lien fondamental entre l’amour et la sexualité comme nous le montrerons plus loin.
[7]. Sur la philia, voir le Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville. PUF 1995 Paris ; CH.18, pages 316 et suivantes.
[8]. L’amour profond qui peut unir un vieux couple est très différent de l’éros dont il est ici question.
[9]. Rappelons à nouveau qu’il s’agit uniquement ici de l’expérience de l’éros. L’accomplissement amoureux crée dans un couple une sorte d’amitié sexuelle bien analysée par André Comte Sponville sous le nom de philia, (voir note 6.) La philia est, sans aucun doute, plus répandue que l’éros, surtout de nos jours. Autrefois en effet, l’amour passion était un amour de jeunesse que le mariage transformait graduellement en philia. L’actuelle libération des mœurs, à un âge précoce, installe plus vite les couples dans le confort de la philia et les dispense, en général, des tumultes de l’éros.
[10]. L’exemple de Tolstoï est particulièrement significatif. Son projet initial était d’opposer dans Anna Karénine le bonheur calme de l’amour conjugal aux affres de la passion. Mais l’édifiante description de l’accomplissement amoureux dans le mariage de Lévine et Kitty est plate et ennuyeuse. C’est dans la peinture de l’amour tourmenté d’Anna et du comte Vronski que le roman puise son intérêt et que l’auteur révèle son génie.
[11]. Sur l’amour courtois on peut consulter notre ouvrage : Esquisse d’une Psychophilosophie de l’amour Editions L’Harmattan, 1998, chapitre 3.
[12]. Psychologie collective et analyse du moi, dans : Essais de Psychanalyse, Payot 1948, ch. 8, page 126.
[13]. Contribution à la psychologie de la vie amoureuse dans : La vie sexuelle, PUF 1970, ch.4, page 63.
[14]. Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, page 64.
[15]. La pulsion du moi s’oppose à la pulsion sexuelle : la première en effet sert l’intérêt du moi ; la seconde tend à terme, à l’intérêt de l’espèce.
[16]. Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, dans : La vie sexuelle, page 59.
[17]. Ibidem, page 61.
[18]. Psychologie collective et analyse du moi, dans Essais de Psychanalyse page 126.
[19]. Voir notre livre : Hypnose, Suggestion et Autosuggestion. Editions L’Harmattan, 1993. Chapitre 4.
[20]. On sait que Freud considère que les manifestations de la vie spirituelle, art, religion, science etc.…sont des sublimations de la libido. Mais pas davantage que pour l’idéalisation, il ne parvient à donner d’explication cohérente de la sublimation. Voir notre Esquisse d’une Psychophilosophie de l’amour, chapitre 4.
[21]. Dans : L’évolution de la chasteté, volume 11 des œuvres complètes, éditions Le Seuil. Il écrit dans le même texte « c'est à partir de cet élan primordial que se développe, et monte, et se diversifie, la luxuriante complexité de la vie intellectuelle et sentimentale. Si hautes et si larges soient-elles, nos ramures spirituelles plongent dans le corporel. » Et le philosophe critique une conception purement négative de l'ascèse qui en fausse la signification authentique : « jusqu'ici, l'ascèse tendait à rejeter : pour être saint il le fallait surtout se priver. Désormais, en vertu du nouvel aspect moral pris à nos yeux par la Matière, le détachement spirituel prendra la forme d'une conquête. S'immerger pour être soulevé... »
[22]. Ici, nous renvoyons le lecteur aux textes classiques de L’évolution créatrice dont nous adoptons les conclusions.
[23]. Le rapprochement entre l’amour et la mystique est classique. Mais généralement, on cherche à réduire l’une de ces expériences à l’autre soit qu’avec la psychanalyse, on considère la mystique comme un avatar de la sexualité, soit que comme Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, on explique la naissance d’un amour spirituel par l’influence directe du mysticisme. Nous pensons qu’entre ces deux expériences il y a une continuité naturelle.
[24]. Pour certains auteurs comme Delacroix, Bergson, le mysticisme accompli ne serait pas seulement contemplation de Dieu mais actualisation de Dieu : le mystique s’identifierait à la causalité divine dont il se sentirait l’instrument docile : « …être soi-même la spontanéité obscure origine des choses… » (Delacroix.)
[25]. C'est ce que confirment les écrits de Jean de la Croix. La Montée du mont Carmel constitue en quelque sorte une pédagogie sinon de l'expérience mystique du moins de ses conditions nécessaires. Or la « nuit des sens » est la première étape que doit obligatoirement franchir celui qui aspire à l'union divine. Il doit mortifier ses appétits car « si l'on ne prend soin de les mortifier, ils font comme les petits de la vipère, qui, après avoir grandi au sein de leur mère, la dévorent et la tuent, recevant un ainsi la vie à ses dépens.. De même, les appétits non mortifiés finissent par tuer l’âme par rapport à Dieu parce qu’elle-même n’a pas eu soin de leur donner la mort. » L’examen du contexte de l’extase atteste donc un lien essentiel, en l’occurrence un rapport d’opposition, entre l’expérience mystique et l’instinct.
[26]. La formule est de Malebranche.
[27]. On peut cependant reprocher à l’argumentation de Diotime, comme on l’a vu plus haut, de réduire l’amour à l’expérience esthétique qui n’en est que l’introduction. Ce n’est pas parce qu’il y a de la beauté en dehors de l’être aimé que l’amant doit élargir son amour, mais parce que la raison ne l’autorise pas à poser comme absolu un être relatif.
[28]. On s’interrogera peut-être sur l’objet de cette visée religieuse : Dieu des religions, mais quelle religion ? Dieu des philosophes mais quelle philosophie ? Le simple examen des faits de psychologie amoureuse n’autorise pas des inférences aussi précises et il convient, ici, de prendre garde à ne pas introduire frauduleusement, à la faveur d’une exigence du cœur des conclusions qui la dépassent de très loin. C'est pourquoi le concept même de Dieu, commode pour suggérer une certaine direction de recherche, est, au fond, inadéquat. On demandera alors de quoi ou de qui l'amour est, au juste, l'indice ? Mais la réponse ne doit pas être empruntée à une théorie extérieure à l'aspiration amoureuse elle-même. C'est au contraire celle-ci qui est seule habilitée à nous renseigner sur son possible objet. Bref, au lieu de tenter d'expliquer l'amour à partir de quelque a priori métaphysique, il faut, au contraire, questionner l'amour pour un éventuel enrichissement métaphysique.

 

 

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