Tout a été dit sur l'examen. Tout a été fait à propos des examens. Que l'examen était la condition nécessaire, la sanction naturelle et égalitaire de tout apprentissage; qu'il était aussi un instrument de sélection sociale aux mains de la classe dominante. Grèves de la correction des copies pour les enseignants ; grèves de passation des épreuves pour les étudiants; protection et imposition autoritaire de l'examen par l'État. Dossiers d'examens brûlés du côté des "examinés" et salles d'examen quadrillées par les forces de l'ordre secondant les examinateurs, l'examen est le lieu et l'enjeu des luttes qui déchirent aujourd'hui l'institution éducative.
Temps fort du contrôle, temps de la violence ― pas seulement symbolique! ― de toute action de formation, l'examen cristallise les énergies et concentre les forces en présence dans la structure pédagogique. Qu'on le définisse comme une norme universelle, comme une négociation ou bien comme une lutte, l'examen ― ou pour reproduire un vocable plus moderne: l'évaluation ― met en jeu des personnes, certes, mais aussi et surtout des forces sociales et des institutions. Forces antagonistes ou forces complémentaires? Il conviendra de le déterminer. En tout cas, forces "visibles" : le maître, l'élève, le savoir, le "travail de l'examen", compris dans le sens où Freud parle du "travail du rêve", c'est-à-dire l'ensemble des opérations qui transforme les matériaux objectifs de l'épreuve en une production sociale qui a sa place dans l'ensemble des rapports de production et dans la division sociale du travail. Mais aussi forces "invisibles" et cachées, bien plus puissantes encore que les premières : l'institution scolaire, son idéologie pédagogique, ses mécanismes d'inculcation d'une culture arbitraire qu'elle estime universelle, son système de normes techniques et sociales qu'intériorise l'examiné et qu'il a avantage à restituer, tel quel, au maître, le jour de l'examen ...
Plutôt que d'analyser, au risque de tomber dans le positivisme, l'influence des composantes politiques, socio-économiques et culturelles mises en œuvre dans toute institution d'évaluation d'une formation (scolaire ou non), nous chercherons, à cette étape de la recherche, à caractériser le jeu des contradictions institutionnelles qui ne manquent pas d'apparaître dans toute situation d'évaluation. Il s'agit donc de nous donner comme objet d'analyse une critique des rationalités instituées par l'organisation scolaire et plus ou moins bien dissimulées par l'apparente neutralité que l'on tente de donner à toute action d'évaluation.
Signalons que nous nous appuyons sur un matériau1 d'observations et d'analyses, recueillies lors d'évaluations des résultats de diverses actions· de formation d'adultes dans divers milieux socioprofessionnels (entreprises, centres de formation, séminaires de perfectionnement, etc.), et selon des modes de contrôle différenciés (contrôle de connaissance, appréciation de savoir-faire, mesure de changement d'attitude, évaluation de groupe, auto-évaluation, etc.).
Devant la crise générale de l'examen traditionnel, de plus en plus mal toléré par les formés quels qu'ils soient, de nombreuses institutions éducatives ont entrepris des modifications et des aménagements de l'examen. C'est à partir d'une analyse de ces diverses réponses pédagogiques à la question institutionnelle du contrôle que nous inscrivons notre projet de recherche. Il s'agit de construire une sorte de généalogie critique, des diverses transformations pédagogiques apportées à l'examen et de montrer en quoi ces réformes restent partielles tant qu'elles ne considèrent pas les composantes institutionnelles qui, à notre avis, surdéterminent toutes les actions pédagogiques même et surtout lorsqu'elles prétendent "avoir supprimé tout contrôle". Dans ce dernier cas, en effet, le contrôle se trouve ailleurs, dans une instance qui relie l'institution éducative à la demande sociale de formation. La négociation puis le contrat, que certains pédagogues modernistes veulent instaurer à la place de l'examen traditionnel, se trouvent alors transposés, déplacés du plan pédagogique au plan institutionnel, dans un accord (certains diront une collusion) entre le formateur et son "client ".
Autrement dit, on ne pourra valablement déceler la fonction socialement conformante de l'examen qu'en analysant les manques, les échecs des diverses tentatives de réforme de l'évaluation, jusques et y compris les tentatives "d'autogestion du contrôle", forme limite du libéralisme pédagogique, mais surtout révélateur de l'enjeu institutionnel en cause ici. Nous pourrions énoncer cet enjeu de la façon suivante : l'évaluation permet-elle l'appropriation collective et individuelle du savoir, favorise-t-elle la création d'un nouveau savoir social et donc l'accession des formés à de nouveaux rapports pédagogiques et sociaux? Ou bien cherche-t-elle à contrôler la diffusion du savoir institué pour mieux maîtriser la sélection, renforcer. implicitement la séparation entre savoir et non-savoir, garantie essentielle de conservation des institutions éducatives et donc des institutions politiques ?
Transformée pédagogiquement et politiquement, l'évaluation doit devenir une force instituante en tant que telle, le lieu d'affrontement/développement de tous les acteurs sociaux nécessairement concernés par l'apprentissage d'un savoir scientifique et technique certes, mais en même temps d'un savoir institutionnel : savoir sur l'institution du savoir, sur les conditions de son appropriation et de sa socialisation. Est-il alors utopique ― comme se plaisent à nous le rappeler tous les"réalistes" qui font de la pédagogie "sérieuse" ― d'entrevoir l'abolition des rapports d'évaluation pour expérimenter une forme d'autogestion du savoir que tous les acteurs de l'institution éducative· ― tous "les instituteurs"― construisent et dévoilent selon les multiples phases d'une création collective de nouveaux signifiants sociaux ?
L'évaluation par objectifs, ou la naissance d'une nouvelle rationalité pédagogique
Le tronc commun de toutes les réformes de l'examen traditionnel, entreprises désormais de plus en plus fréquemment, consiste à ne plus chercher seulement à évaluer des connaissances (contrôle de connaissances), ni à apprécier les "aptitudes" des personnes dans leurs particularités en fonction de critères psychologiques plus ou moins rigoureux (test de personnalité, sélection, orientation, etc. ), mais à évaluer des objectifs de formation.
Dès lors, à la relation duelle traditionnelle du maître et de l'élève vient se substituer une structure triangulaire dans laquelle les objectifs de formation constituent le critère objectif par rapport auquel on opère toutes les évaluations de la formation. Si une telle structure offre des possibilités pédagogiques supérieures à la structure quasi obsessionnelle du programme, une question se pose alors avec beaucoup plus d'acuitéqui définit et comment se déterminent des objectifs de formation. La réponse idéaliste au "qui", est fort simple: l'organisation scolaire, les formateurs et les formés sont également concernés, également responsables. Dans les faits, c'est d'une séparation ou d'une combinaison de ces trois instances qu'est produite la situation d'évaluation, soit six variantes possibles de rapports d'évaluation2.
Dans la pratique de l'évaluation par objectifs, on ne dit plus "contrôlons l'acquisition de la règle de trois", mais, cette opération mathématique ayant été définie comme nécessaire à l'exercice de telle activité professionnelle ou sociale, dans laquelle on veut promouvoir le formé, on dira: "vérifions si l'objectif que nous nous étions fixé, à savoir que ce formé, dans cette situation, maîtrise la règle de trois, est atteint". De même on dira: il faut que tel agent de maîtrise soit capable de diagnostiquer rapidement et sûrement tel type de panne dans telle installation industrielle; vérifions si cet objectif est atteint par la formation. Ou encore, à propos d'une formation de formateurs, on cherchera à contrôler ― mais cela devient techniquement beaucoup plus difficile ― si tel stagiaire est capable de mener "correctement" une procédure de recueil et de traitement de tel type d'informations en vue d'établir un rapport d'enquête, par exemple.
Il convient en outre de distinguer des objectifs très généraux (par exemple "il faut rendre les adultes autonomes"), des objectifs particuliers et des sous-objectifs spécifiques pour chaque sous-ensemble de la formation, jusques et y compris pour la séquence de base de la formation (par exemple l'apport d'un concept et le contrôle de son acquisition). On reconnaît des avantages pédagogiques à cette méthode3 par rapport aux pratiques traditionnelles de contrôle. La clarification des objectifs généraux de formation peut faire l'objet d'une négociation entre formateurs et formés. L'ensemble de ce dispositif entraîne une série de contraintes pédagogiques pour le formateur: analyse du contenu des connaissances, définition de progressions, d'algorithmes; autant de principes, développés par l'enseignement programmé et dont on sait les effets positifs sur certains apprentissages. De la même façon, on peut articuler des objectifs méthodologiques et de développement personnel aux objectifs plus directement reliés à la formation professionnelle, donnant ainsi une certaine globalité à une formation auparavant parcellisée.
On doit s'interroger toutefois sur les effets d'une telle démarche planificatrice et ordinatrice des finalités de l'éducation. De quel ordre s'agit-il en fait? Suffirait-il de dégager les objectifs d'une formation, puis de les classer pour que se trouve fondée la légitimité pédagogique de l'évaluation et du même coup sa légitimité institutionnelle? Cherchant à épurer l'action éducative des nombreuses scories idéologiques qui, soi-disant, l'altèrent, l'évaluation par objectifs relève d'une conception pédagogique réductrice, unidimensionnelle et, pour tout dire, adialectique.
Sous le masque de la neutralité, de l'universalité et parfois même de la coopération (les formés ne participent-ils pas à la définition des objectifs? ), cette nouvelle "organisation scientifique du travail pédagogique" (OSTP) réduit, de fait, la formation à un processus rationnel, sans "bavures", réglé selon les lois de l'apprentissage et l'enchaînement logique des concepts. Ces lois et cette logique, que l'on qualifie rapidement de scientifiques, donneraient alors aux actions d'évaluation un fondement "naturel et universel", comme si les connaissances et le dispositif de contrôle d'acquisition de ces connaissances se trouvaient établis par un même continuum théorique.
En rationalisant la formation comme le management rationalise la réalité contradictoire de l'entreprise, l'évaluation par objectifs limite le projet éducatif à une mécanique qui se meut dans un univers unidimensionnel : celui de l'efficacité pédagogique où les seuls résultats valables et dignes de considération sont ceux qui étaient prévus dans les objectifs. Ce faisant, une telle démarche tend à faire passer la rationalité qu'elle a instituée pour la réalité de l'action éducative. On comprend dès lors pourquoi, à ses yeux, plus rien n'échappe à son contrôle ...
L'apparente objectivité que souhaite introduire l'évaluation par objectifs masque en fait deux composantes fondamentales, instituées dans toute situation pédagogique :
1. La place différente des formés et des formateurs, par rapport au savoir. En ce sens, les tentatives de participation des formés à la définition des objectifs de leur· formation, créent le plus souvent des situations piégées et artificielles, car elles feignent ,d'ignorer le non-savoir des uns et le savoir des autres.
2. Le fait qu'en dernière instance, les objectifs de formation que l'on propose aux formés ― ou que l'on négocie avec eux ― sont déterminés par l'institution éducative, c'est-à-dire par la demande sociale qui s'y exprime et qu'elle va, in fine, satisfaire. Comme toute institution, l'institution éducative se constitue à la fois comme "réponse" à diverses demandes ― réelles, imaginaires et symboliques ― des divers secteurs de la pratique sociale et comme lieu de décharge des contradictions du système social tout entier4.
L'évaluation par objectifs et les procédures pédagogiques qu'elle suppose, transforment certes les pressions institutionnelles sur le formé (contrôle continu des connaissances; rythme de formation plus souple; participation; dépersonnalisation du contrôle, etc. ) comme les méthodes actives, elle ne modifie cependant pas le rapport pédagogique institué. Au contraire, elle favorise, par l'intériorisation du contrôle, l'autocensure qu'elle a tendance à nommer autoévaluation. Porteuse d'une idéologie de la rationalité pédagogique, l'évaluation par objectifs tend à diffuser son modèle unificateur à l'ensemble des rapports institutionnels et, ce faisant, exerce une fonction mystificatrice dans la vie quotidienne de la formation.
Nous tentons de relater ci-dessous un cas, significatif à nos yeux, de ce double processus de réduction pédagogique et de reproduction dans les objectifs de l'idéologie de la demande sociale de formation, sous le masque de la rationalité et de la scientificité.
Dans le cadre d'une formation longue durée (trois années) de formateurs pour l'industrie, un dispositif complexe et formellement démocratique est mis en place pour associer les formés à la définition des objectifs de leur formation. D'interminables débats s'engagent sur la pertinence d'introduire des connaissances mathématiques et scientifiques ou bien de mettre l'accent sur les aspects méthodologiques de la formation, ou encore de développer l'expression personnelle, le travail de groupe, l'entraînement aux communications. Rapidement, les segmentaires instituées se creusent, les coupures s'élargissent : stagiaires, formateurs, institutions éducatives, entreprise cliente commanditaire de la formation.
Les choix sur les objectifs s'avèrent de plus en plus impossibles à faire, la situation semble piégée aux uns et aux autres. Elle se dénouera quelque peu lorsque les formés, refusant d'être associés aux décisions sur les objectifs, renvoient aux formateurs la seule responsabilité des décisions. "Vous possédez le savoir pédagogique, faites vos choix vous-mêmes, plutôt que de perdre du temps à ce simulacre de participation, commençons à travailler." Premiers balbutiements d'une analyse institutionnelle ou intériorisation du rapport scolaire d'autorité? Certainement les deux à la fois.
Rapidement toutefois, la vraie question des objectifs, à savoir l'enjeu institutionnel de cette formation, apparaît clairement et vigoureusement dans le discours analytique de certains stagiaires, à l'occasion de tel ou tel moment d'évaluation : "Qu'est-ce au juste qu'un formateur dans l'industrie? A quoi et qui allons-nous servir? Quelle est la demande de l'entreprise à l'égard de l'institution éducative nous concernant? Que veut-on précisément faire de nous? Peu importe alors si nous nous formons aux mathématiques, à la gestion du personnel ou à la conduite de réunion, si l'objectif politique de l'entreprise n'est pas au départ connu de tous et partagé par tous. Notre formation est surdéterminée par l'idéologie et par le type d'organisation du travail de l'entreprise dont nous dépendons aujourd'hui ou de celle qui nous emploiera demain. C'est avec elle que nous aurions dû directement négocier les objectifs de notre formation".
Ce fragment d'analyse institutionnelle produit au cours d'un bilan et que nous résumons ici a permis de caractériser les différentes positions de chacun à l'égard du savoir et en conséquence de poser au formateur la question de sa place dans la division sociale du savoir. Pour ces stagiaires-formateurs, participer véritablement à la définition des objectifs de leur formation n'était possible qu'à condition de participer effectivement au pouvoir économique et aux décisions politiques de l'entreprise. Sans cela, être associé à la détermination des objectifs était une illusion, c'était feindre d'ignorer son non-savoir, et du même coup, légitimer la séparation instituée dans l'entreprise entre le pouvoir et le non pouvoir, c'est-à-dire entre la puissance du capital et l'aliénation du travail.
Une telle analyse aurait-elle pu être produite par le modèle rationnel de l'évaluation par objectifs tel qu'il était prévu au départ? Seule une évaluation contre-institutionnelle, c'est-à-dire s'opérant au-delà de l'organisation scolaire, voire contre celle-ci, est susceptible de désamorcer le contenu idéologique et de dévoiler la violence symbolique: du rapport pédagogique institué.
Examen de trois modes de légitimation institutionnelle de l'examen
Toute réforme de l'examen, si modeste soit-elle, touche brutalement aux fondements institutionnels de la structure pédagogique établie et au rapport d'autorité dominant. Tout se passe en effet comme si chaque changement dans les opérations de contrôle des résultats d'une formation entraînait presque inévitablement un réaménagement des "défenses institutionnelles5" de l'École, et ce faisant, renforçait in fine la division sociale du rapport au savoir et l'ordre éducatif institué.
Autrement dit, nous cherchons à élucider en quoi ces innovations sont porteuses d'instituant ou au contraire dans quelles conditions elles renforcent implicitement le rapport de domination de l'examen traditionnel, et l'idéologie éducative dominante. Il s'agit en quelque sorte de vérifier l'hypothèse suivante : dans la mesure où elles ne prennent pas en compte les dimensions institutionnelles du contrôle, toutes les modifications de l'examen légitiment de facto la structure éducative dominante, et donc ne créent pas de nouvelles conditions de formation, but qu'elles poursuivaient à l'origine.
Face à la question centrale pour toute action éducative du "quoi " et du "comment évaluer", s'organisent plusieurs types de réponses pédagogiques6 que nous avons regroupés empiriquement et pour la commodité de l'exposé, selon trois catégories, sans vouloir énoncer pour autant une typologie critique du contrôle de formation.
Nous distinguons :
-les réponses instrumentalistes et technicistes;
-- les réponses groupistes;
-les réponses cliniques.
Les réponses instrumentalistes et technicistes
Suivant scrupuleusement les développements les plus récents de la docimologie, l'évaluation instrumentaliste ne cherche qu'à affiner les dispositifs et les appareils de mesure des résultats d'un apprentissage, sans jamais s'interroger sur la validité "scientifique" du champ sur lequel porte son expérimentation. Tirant hâtivement des conclusions des dernières recherches docimologiques, le "pédagogue-métrologue" qui souhaite introduire toujours plus de rationalité dans l'évaluation, isole arbitrairement la production ― ou la non-production ― de l'examiné sans prendre en compte l'ensemble des déterminations institutionnelles de: cette production. La neutralisation qu'il réalise là, et qu'il nomme volontiers une opération "objective", constitue déjà une action de légitimation de la sélection sociale instituée par l'école.
Traiter les résultats d'une épreuve de contrôle de connaissances comme on traite une série statistique quelconque, c'est masquer les différentes positions de chacun à l'égard du savoir, c'est dissimuler les segmentarités instituées par cette nouvelle technologie qui consacre l'arbitraire culturel et pédagogique établi. Transposées mécaniquement du laboratoire dans la salle de classe, de telles "améliorations" dans le traitement des résultats d'un apprentissage relèvent du même modèle d'action que celui de l'ergonomie qui dans l'entreprise, multiplie les raffinements dans la mesure du "rendement humain". Comme l'organisateur qui, dans l'atelier, modèle toutes les activités selon les grilles de la job evaluation, le formateur qui, souhaitant moderniser sa pédagogie, ne s'attache qu'à perfectionner ses outils de mesure, risque de rencontrer les mêmes déboires que son homologue industriel. Car si l'on connaît l'impuissance de l'analyse ergonomique à saisir la réalité des rapports de l'homme au travail et notamment des rapports de pouvoir issus des formes néo-capitalistes d'organisation du travail (management) ― en toute honnêteté épistémologique ― on pense apprécier la réalité du travail pédagogique aux résultats d'une analyse docimologique bien menée.
Il conviendrait, à ce stade d'élaboration d'hypothèses assez générales, de poursuivre l'analyse détaillée d'un cas de légitimation institutionnelle de l'examen à partir d'une réforme du mode de contrôle de formation s'inspirant des recherches docimologiques.
Les réponses groupistes
Qu'elles s'inspirent. du courant psychosociologique, des méthodes actives ou du coopératisme·pédagogique, on peut nommer groupistes toutes les pratiques d'évaluation exclusivement centrées sur le groupe en formation. Pris comme étalon suprême, le petit groupe constitue pour elles une fin en soi, le moule par lequel doit passer tout adulte en formation quel que soit le contenu de l'apprentissage ou les caractéristiques des formés.
Appuyés sur une idéologie mutualiste, voire corporatiste, les plus ardents partisans de la pédagogie de groupe proclament aux néophytes ses vertus formatives cardinales : libre jeu de l'éducation mutuelle, initiation aux communications, à la prise de décisions, à la conduite de réunion, à l'expression, bref à l'expérimentation de toute démocratie sociale authentique.
Donnée comme solution de rechange à l'arbitraire de l'examen traditionnel, l'évaluation de groupe supprime la singularité du rapport de chaque formé au savoir et masque ainsi le plus souvent les obstacles individuels à l'apprentissage. Sur un mode quasi obsessionnel, le formé se trouve renvoyé au petit groupe, aux problèmes du groupe, à l'esprit du groupe, à l'être fantasmatique du groupe; autant de. rebondissements et de détours qui le laissent en fait seul face à son non-savoir, seul avec le non-savoir de ses pairs.
Unidimensionnelle, l'évaluation de groupe ne permet pas plus l'expression des singularités individuelles que des singularités institutionnelles qui apparaissent nécessairement dans tout processus de formation. Ces singularités, refoulées par l'idéologie groupiste seulement attentive au consensus ou aux pseudo-conflits, se manifestent toujours dans un rapport dialectique d'opposition/soumission, rapport qui institue d'emblée le véritable espace pédagogique: l'inconscient des personnes et le non-dit institutionnel.
Ainsi, lorsqu'il apprécie les progressions individuelles, par rapport à une abstraite "moyenne" de groupe, ou bien quand il délègue au groupe le contrôle des résultats, le formateur groupiste introduit, souvent à son insu, une forme de sur-répression de groupe qui vient s'ajouter aux autres contraintes instituées par la formation.
Par sur-répression de groupe, nous entendons ici l'ensemble des discours pédagogiques ― interventions, diagnostics, évaluations, interprétations, animation ― qui, en orientant délibérément le groupe sur sa dynamique affective, ou bien sur les phénomènes de leadership, censurent le mouvement analyseur de la négativité en acte, rejettent les productions inconscientes et instituantes dans les catégories du "pathologique", de la déviance, de l'asocial, du désadapté.
En le transposant quelque peu de son champ d'application initial, on pourrait également utiliser ici le concept de valence du groupe de base7 proposé par Bion pour préciser les caractéristiques du mode de légitimation institutionnelle qu'opère l'évaluation de groupe. Au contraire du groupe de travail qui disperse les énergies, le groupe de base a, de par sa nature, tendance à produire du consensus, à remplir une fonction unificatrice, à renforcer le moral et la confiance de ses membres (on connaît l'utilisation de: ces composantes par la psychologie et la psychosociologie industrielle). Enfermée dans une problématique strictement fonctionnaliste, l'évaluation du groupe accentue les effets euphorisants de la valence du groupe de base, même si, explicitement, elle pense s'en être dégagée. Ce faisant, elle ignore les clivages des stratifications sociales qui traversent le groupe en formation et réduit les rapports sociaux en œuvre dans la situation pédagogique à de simples oppositions internes au groupe, comme si les contradictions de l'institution éducative pouvaient être évacuées par l'alchimie groupiste.
Qu'il nous suffise d'évoquer à ce sujet le cas de ces ouvriers d'entretien (OP 3 pour la plupart), en stage de formation générale, qui, soumis à des évaluations écrites et anonymes de leurs connaissances, demandaient à la fois le maintien de l'anonymat du contrôle et l'examen individualisé des épreuves. Ancrés dans leur idéologie mutualiste et participationniste, les formateurs tentaient vainement de convaincre ces stagiaires aux vertus de l'évaluation de groupe en leur démontrant l'apparente contradiction de leurs revendications. Connaissant, pour les avoir déjà expérimentées dans les rapports hiérarchiques de l'usine, les conséquences des notations individuelles sur la carrière de chacun, les stagiaires exprimaient clairement leurs rapports différent au savoir et, ce faisant, refusaient, non pas la formation, mais son mode de diffusion sélectif, malgré les illusions du coopératisme pédagogique institué dans cette formation .
Les réponses cliniques
Nous regroupons sous ce vocable (de catalogue?) les modes d'évaluation relevant des méthodes du councelling, du suivi individuel, de la relation d'aide, qui mettent le plus souvent en œuvre l'entretien non-directif à visée thérapeutique.
Souhaitant "humaniser" le rapport d'évaluation en s'opposant aux technologies quantitatives du contrôle de formation, le pédagogue-clinicien développe volontiers avec les formés une relation spéculaire de tonalité quasi religieuse qui doit faciliter le jeu des mécanismes d'identification au "Moi fort et autonome du formateur".
Ce faisant, il succombe au cléricalisme de la Relation Personnelle idéalisée et accentue rapidement le rapport de dépendance contre lequel, par ailleurs, il s'élève, au nom de la "liberté dans les relations humaines" (de Peretti).
Par la nature et le contenu même des relations de face à face qu'il institue en guise d'évaluation, le formateur-conseiller personnel bloque l'émergence du matériau institutionnel ou contre-institutionnel qui apparaît nécessairement dans toute formation, même très individualisée. Le matériau institutionnel est fait de tout ce qui, dans la vie quotidienne d'une formation, relève du rapport du formé à l'institution ; les multiples déterminations qui, dans l'histoire de la formation et dans l'histoire du formé, lui attribuent une place à partir de laquelle ce dernier parle, rêve ou agit. De cette place et du rapport du sujet à cette place, personne ne dit rien. Le discours du formateur-clinicien s'adresse seulement à "l'individu se formant" ou "s'éduquant" comme disent élégamment les formateurs canadiens.
Ainsi, que le formé refuse l'entretien périodique planifié par la formation : il manifeste alors une "fuite à l'égard du Moi", un "système de défense fragilisé", une personnalité "peu performante", bref un cas de "résistance" à l'épreuve de l'évaluation-confession.
Tous deux aveuglés par la structure hypersubjective de l'évaluation clinique, formateurs et formés se trouvent pareillement cernés par le "complot institutionnel8" qui, à travers eux. et bien au-delà d'eux, renoue, à leur insu, les mailles de l'ancienne légitimité du rapport pédagogique traditionnel, çà et là étirées par ces "résistances" qui constituent un émouvant leitmotiv du discours psychologique du formateur.
Révélatrice d'une nosographie fonctionnaliste directement issue du courant behavioriste, la notion de résistance ― qui, notons-le, a son antidote, l'empathie ― est vidée de tout contenu scientifique parce que maniée hors de la seule dimension où elle a un sens, celle de l'inconscient d'une part, du transfert et du contre-transfert institutionnel, d'autre part.
Par transfert institutionnel (T.I.), nous désignons ― provisoirement ― les divers modes d'appartenance institutionnelle, toutes les forces conscientes et inconscientes, historiques et sociales qui nous poussent à adhérer aux buts et à la rationalité des institutions, à partager leurs contradictions, à intérioriser leurs contraintes et leurs normes. Le contre-transfert institutionnel (C.T.I.) peut également être défini comme l'ensemble des réactions de l'instituant à l'institué, dans la mesure où c'est précisément l'instituant qui produit l'analyse (analyseur) en libérant les forces sociales et individuelles qui s'opposent à la rationalité de l'institué9.
Ainsi, ne nous y trompons plus, même si, pour renforcer son statut "d'analyste" et pour faire face aux situations critiques, l'évaluateur clinicien pare volontiers son discours de références à l'Inconscient et au CTI, il ne s'agit pas seulement d'un détournement épistémologique, mais aussi très concrètement d'une opération de sauvetage des institutions éducatives, indirectement, mais dangereusement menacées.
Ne voyant dans les rapports institutionnels "qu'une somme de rapports interrsubjectifs" (Lobrot) ou encore de "l'angoisse cristallisée" (Max Pagès), l'évaluation-clinique légitime, de fait, les bases sociales et économiques sur lesquelles repose l'institution de l'examen dans la division sociale du travail et du savoir et consacre la place qu'occupent les "évalués" dans ce processus de ségrégation sociale et de domination idéologique.
Le bilan institutionnel comme contre-évaluation?
Que faire? Que faire dans l'attente ― qui, n'en doutons pas, sera longue ― d'une théorie et d'une méthodologie de l'évaluation, qui permettraient de dépasser les contradictions institutionnelles partiellement désignées ci-dessus?
Les balbutiements actuels de l'analyse institutionnelle appliquée aux situations pédagogiques nous indiqueraient-ils le sens d'une pratique contre-institutionnelle de l'évaluation? Certainement pas, si l'on entend par là une simple opération de replâtrage idéologique qui tendrait à masquer les rapports de domination institutionnelle en œuvre dans tout contrôle de formation. Peut-être, si l'on recherche dans ces discours négatifs, ces "résistances", ces crises et autres "passages à l'acte" (acting out institutionnels) qui surgissent dans la grisaille du contrôle pédagogique institué, la marque d'authentiques moments d'une évaluation spontanée venant briser le consensus de la formation et déranger la structure sociale dominante reproduite par l'école.
A titre d'hypothèse de travail, on pourrait alors parler de "bilan instituutionnel" ou de contre-évaluation chaque fois que, dans une formation, se développent de telles analyses ou de tels retournements de situation, en dehors du temps et des normes d'évaluation ordinaires.
Une fois cette hypothèse admise, reste alors ouverte la question du qui peut provoquer ou au moins tolérer un bilan institutionnel, et à quelles conditions. Une fraction des formés? Les formateurs? Un intervenant-analyste extérieur ? Certains "clients" de l'institution?
Nous retrouvons par ce biais les questions ― actuellement très controversées ― sur la place du formateur dans les conditions actuelles de la lutte des classes et plus généralement de son rôle dans toute stratégie de changement social. Faire l'analyse institutionnelle de l'évaluation, c'est construire la critique de l'institution éducative, et de sa place dans le procès de production des rapports sociaux, c'est aussi commencer par ne plus séparer la formation de son mode d'élaboration et d'appropriation/confiscation, c'est jeter les bases pour un prochain passage de "l'orthopédagogie" à une "anti-pédagogie".
La contre-évaluation ferait-elle alors écho à certains. analystes10 qui, dénonçant les travestissements et les récupérations de "l'interprétation psychanalytique" appliquée aux rapports institutionnels, nous proposent une "anti-pédagogie" comme seule pratique éducative aujourd'hui possible?
La réponse appartient peut-être à ceux ― formateurs formés ― qui, s'opposant aux "stratégies facilitatrices" et aux "pédagogies des attitudes en vue du "Changement", s'attachent à expérimenter une sorte de."pédagogie de la provocation" comprise dans le double sens du terme, à la fois comme accession à la Parole et incitation à l'action instituante.
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Notes
1. Ce matériau de base est constitué pour l'essentiel à partir des formations menées par le CUCES (Centre Universitaire de Coopération Économique et Sociale de Nancy) directement ou par les organisations auprès desquelles et avec lesquelles celui-ci travaille.
2. Ces six variantes théoriquement possibles peuvent s'énoncer ainsi :
Organisation scolaire + formateurs;
Organisation scolaire seule;
Formateurs + formés;
Formateurs seuls;
Formés + organisation scolaire;
Formés seuls.
3. La présentation la plus exhaustive à ce jour d'une classification des objectifs éducatifs se trouve chez Bloom. Cf. Bloom B., Taxonomie des objectifs pédagogiques. Éducation Nouvelle, Montréal, 1969.
4. Nous reprenons ici, à titre d'hypothèse de travail provisoire, la définition que donne Cardan de l'institution comme "réseau symbolique, socialement sanctionné, où se combinent, en proportions et en relations variables, une composante fonctionnelle et une composante imaginaire", in Cardan (C.Castoriadis), "Marxisme et théorie révolutionnaire". Socialisme ou Barbarie, n° 39, 1965.
5. Par défenses institutionnelles de l'École, nous visons plus particulièrement ici les réactions de défense de l'ordre scolaire dominant. Ces réactions sont différentes selon l'impact des modifications introduites ou selon les pratiques critiques qui viennent entamer l'intégrité de l'institution éducative. Une réaction de défense fréquemment mise en œuvre consiste à isoler le discours instituant en actes, à le reléguer dans les régions du pathologique, de l'utopique.
6. Nous supposons plus ou moins connues du lecteur-praticien les formes d'évaluation auxquelles nous nous référons ici. Nous ne nous engageons donc pas dans la description de ces modes de contrôle aujourd'hui couramment pratiqués. Nous nous attachons seulement ici à dégager certains axes d'une analyse institutionnelle des substituts modernistes de l'examen.
7. Bion définit la "valence" du groupe de base comme "la fonction spontanée et inconsciente de l'aspect grégaire de la personnalité humaine" (p.117). Il précise ailleurs que "contrairement à la fonction du groupe de travail, l'activité du groupe de base n'exige, de la part de l'individu, aucune capacité à coopérer, mais suppose qu'il possède une 'valence'. Ce terme ( ... ) exprime la faculté qu'ont des individus de se combiner de façon instantanée et involontaire pour agir selon une hypothèse de base qu'ils partagent" (p.104);in Recherches sur les petits groupes, PUF, 1965.
8. Nous empruntons cette expression à R. Lourau, in "Le complot institutionnel", revue Orientations, n°34.
9. Il conviendrait d'explorer en quoi ces deux concepts articulés sur ceux de transversalité et de segmentarité, viennent notablement compléter les deux concepts marxistes "d'appartenance de classe" (Marx) et "d'être de classe" (Lénine, Mao Tse Tong).
10. Voir notamment F.Gantheret, "Le rapport au savoir", in Partisans, n°50, Déc. 1969, p.69.
Article publié dans la revue Éducation permanente,
n°9, janv.fév.mars 1971, p.39-56.
réédité dans Critique des systèmes de formation, Anthropos, 1972, p.99-120
puis dans Critiques des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L'Harmattan, 1993, p.109-130.
L'ÉCOLE DÉSÉTATISÉE ?
Jacques GUIGOU
La grande brèche que le mouvement de Mai 68 a ouverte dans toutes les institutions et notamment dans les institutions scolaires et éducatives va-t-elle se combler sous l’action sédimentaire des diverses "réforme" qui tentent fiévreusement de réaménager, pour mieux les renforcer, les rapports de l’École et de l’État ?
Un des acquis majeurs des actions contre-institutionnelles qu’ont menées les groupements de contestataires dans l’université et les lycées, c’est précisément que sous l’apparente neutralité de la transmission du savoir se trouvent aussi et surtout reproduites la stratification sociale et sa légitimation idéologique, garanties essentielles du pouvoir des classes dominantes.
Ce qui était violemment révélé par l’action instituante du mouvement de Mai, bien au-delà des illusions d’une démocratisation formelle de l’éducation qui voudrait calquer la structure socioprofessionnelle de la population sur les structures d’accueil de l’université ("la France compte 37,8 % d’ouvriers, il faut donc 37,8 % de fils d’ouvriers dans l’enseignement supérieur"), c’est la nature de classe de l’État, suprême garant de "l’universalité" du savoir inculqué par l’école bourgeoise.
Touché dans ses forces vives, l’État – "la force à l’état pur", disait Nietzsche – a réagi comme on le sait par la Loi d’Orientation, qui cherche à donner de l’autonomie aux universités et qui propose, sous le terme générique de "participation", un cadre d’action institutionnelle pour une politique contractuelle généralisée à tous les conflits sociaux.
La loi du 16 juillet 1971 sur la Formation professionnelle continue relève du même type de réponse institutionnelle de l’appareil d’État face aux montées des aspirations autogestionnaires exprimées dans les milieux professionnels et dans les entreprises occupées par les travailleurs en grève.
Ces deux dispositifs législatifs apparemment différents par les publics auxquels ils s’adressent reposent en fait sur le même principe d’orientation de ce qu’on veut faire passer comme un nouveau système éducatif: l’école contractuelle et participative.
Les paradoxes de l'école contractuelle
Corollaire, dans le domaine éducatif, des "contrats de progrès" proposés aux syndicats en matière d’amélioration du pouvoir d’achat, le droit à la formation proclamé par le législateur, et dont on confie la gestion aux "partenaires sociaux", se présente comme une nouvelle étape dans la réglementation des rapports du système éducatif et de l’État. De quoi s’agit-il au juste? Quels sont le sens et les limites socio-politiques de telle mesures?
L’État se dessaisirait-il de cet outil d’intervention de contrôle et d’orientation privilégié des citoyens que sont les institutions scolaires? Certains jeunes technocrates, proches des autorités gouvernementales, ne vont-ils pas jusqu’à parler "de la nécessaire déscolarisation des formations techniques, professionnelles et générales"? Comment l’École, l’Université, les formations techniques pourraient-elles réellement se "déscolariser" tant que l’État conserve son hégémonie politique et idéologique? Autrement dit, peut-il y avoir processus de déscolarisation sans ébranlement des forces qui maintiennent le centralisme monopolistique de l’École d’État? Autant de questions qui vont occuper le centre des débats et des combats de ceux qui veulent élaborer un projet politique pour l’École de demain.
Plusieurs indices pris dans l’évolution des politiques éducatives de ces dernières années semblent venir confirmer les conclusions des multiples études dites "prospectives" sur l’avenir des institutions éducatives et sur leur rôle dans les sociétés post-industrielles.
Globalement, une tendance irréversible apparaît, comme une sorte de "loi d’airain" des systèmes éducatifs modernes : l’accroissement quantitatif de la demande d’éducation, loin de faiblir, va s’accélérer dans des proportions considérables. Or, les effets de l’éducation sur les individus, les groupes ou les institutions tendent à diminuer très sensiblement. De telle sorte que l’on s’enferme dangereusement dans le cercle vicieux de l’accroissement des bureaucraties scolaires qui conduit à la neutralisation progressive mais irrémédiable des résultats économiques et pédagogiques de ces politiques éducatives.
Face à l’explosion de la demande d’éducation – et en particulier du développement de la formation des adultes – les États industriels capitalistes et socialistes ont dès aujourd’hui atteint le maximum de leur capacité d’investissements scolaires et intellectuels en matière de dépenses publiques pour l’éducation.
Les économistes considèrent en effet que 7% du produit national brut consacré à l’éducation représente un seuil au-delà duquel tout l’équilibre économique d’un pays est structurellement compromis1.
L’État se trouverait donc nécessairement conduit à développer dans les années à venir des modes de "sous-traitance" de la demande de formation à des organismes privés ou parapublics qui offriraient - qui offrent d’ailleurs déjà - à tous, enfants et adultes, des moyens éducatifs, certes adaptés, mais surtout moins étroitement contrôlés par son pouvoir central.
On obtiendrait alors, dans l’esprit des prédicateurs de cette "école contractuelle", véritable prototype de la démocratie contractuelle et participative dont nous parlions plus haut, une généralisation des actions de formation par catégories socioprofessionnelles ou socioculturelIes, seule manière à leurs yeux de répondre à la montée des besoins de formation des salariés comme des non salariés.
L’État jouerait ainsi son véritable rôle de coordinateur et d’incitateur du développement éducatif, en veillant bien sûr à ce qu’il se réalise "dans l’intérêt supérieur de la nation" et notamment "sans préjudices pour les plus déshérités de la Culture".
Dans cette perspective, parmi les tâches qui incomberaient alors à l’appareil central et étatique d’éducation – qui serait notablement libéré de la gestion directe des écoles et des enseignants, il faut retenir :
·la définition d’objectifs politiques généraux pour l’ensemble du système éducatif et d’objectifs pédagogiques particuliers pour chacun des sous-systèmes de formation;
·l’orientation et l’harmonisation de la répartition des investissements publics et semi-publics de manière à ce que n’apparaissent pas de monopole, de lobby ou de détournement du "marché des formations" au point que l’égalité des chances, objectif majeur du système, fut gravement compromis. Si cette crainte devait s’avérer exacte, il s’agirait alors d’introduire des mesures financières et réglementaires qui corrigeraient les effets négatifs du marché des formations. Bref, on s’acheminerait ainsi vers une planification souple et indicative, fidèle à la tradition "à la française", d’un nouveau produit national: la formation permanente.
De cette planification de l’éducation, on devine déjà, sinon les caractéristiques techniques, du moins les grandes orientations:
- L’institution d’un ensemble souple et intégré du contrôle des connaissances et l’élargissement interdisciplinaire des formations initiales permettraient d’accroître la mobilité professionnelle des formés. Cette mobilité jointe à une relative polyvalence du savoir-faire prendraient appui sur de larges troncs communs de formation continue à dominante technique ou techno-scientifique;
-Une politique de crédits-formation2 (ou chèques-formation) accélèrerait la consommation des nouvelles marchandises éducatives et permettrait par ailleurs de proposer des modules ou unités de formation professionnelle ou générale à la demande du nombre croissant de ces nouveaux consommateurs d’éducation finalement peu différents des consommateurs de biens ou de services.
A l’image des systèmes par "points" inspirés du modèle post-scolaire américain, chaque citoyen pourrait ainsi, à tous instants, "capitaliser" ses crédits de formation et obtenir (acheter?) un diplôme, trouver un emploi ou valoriser son salaire.
On tendait ainsi à réduire les décalages, universellement dénoncés comme générateurs de crises par les analystes d’État, entre formation et emploi, entre l’adaptation à une tâche et les besoins de l’économie. L’État aurait à sa disposition un appareil de contrôle, efficace et rapide, des formations lui permettant de mieux réguler les "inévitables secousses du marché de l’emploi et les fatales fluctuations de l’économie"… capitaliste.
- Le développement des moyens de formation et d’autoformation à travers les supports audio-visuels ou écrits (enseignement programmé, télé-enseignement, etc.) devrait parachever cet ensemble institutionnel par un équipement technologique lourd. Quiconque souhaite utiliser son crédit-formation aurait en permanence et à proximité de son lieu de travail ou de résidence des "salles de ressources éducatives" permettant toutes les combinaisons possibles de média pour programmer, en solitaire ou assisté d’un pédagogue, son temps de formation. On s’acheminerait ainsi vers une sorte de méga système cybernétique de formation qui saisirait les groupes et les personnes dans un univers d’images et de mots à une seule dimension : celle du code pédagogique et massmédiatique institué.
Maître de cette vaste opération de reproduction élargie des rapports de domination scolaires et extra-scolaires, l’État préparerait, nous dit-on, "dans le pluralisme" les conditions de possibilité d’une véritable Éducation Permanent de toute la collectivité nationale. Du célèbre slogan, rempart de l’élitisme : à chacun selon ses capacités (comprenez selon ses diplômes), on passerait alors, selon cette politique "volontariste, courageuse et concertée", à la formule : à chacun selon son volume de crédits-formation! En jouant sur l’ordre des mots,l’État proposera-t-il ce nouveau mot d’ordre comme viatique au travailleur français qui souhaite se mouvoir aisément dans sa "Nouvelle Société"?
On aurait tort de lire dans cette brève esquisse une extrapolation prospective fruit de la mode actuelle des politiques-fiction. De nombreux indices pris dans l’actualité témoignent clairement de ce courant réformateur qui tente fiévreusement d’aménager les contradictions·de l’école capitaliste. Il faut, parmi ces indices, retenir au tout premier chef la Loi d’Orientation sur l’Enseignement supérieur de 1968, puis les récents accords entre le patronat et les syndicats sur la formation et le perfectionnement professionnel (juillet 1970 et Avenant cadre d’avril 1971) et enfin la loi sur la Formation Continue du 16 juillet 1971.
Encouragés par les promesses de tous ordres que ce nouveau cadre législatif et financier laissent apparaître, de nombreux organismes de formation d’adultes se développent ou se créent, dans un tourbillon de sigles et de signes extérieurs de prospérité.
Ces organismes sont le plus souvent liés à l’État par des conventions qui, selon des normes encore très scolaires, contrôlent de plus ou moins près leur gestion et la qualification de leurs personnels. Ainsi, pour l’une des principales structures étatiques qui accorde ces conventions: le Fonds pour la formation professionnelle et la promotion sociale, la répartition des différentes catégories d’organismes touchés par cette aide est la suivante :
Statut des organismes conventionnés (1969)
Nombre de stagiaires
Établissements d'enseignement et de formation publics
56500
Établissements privés à but non lucratif
16000
Chambres de commerce et d'industrie
Chambres de métiers et Chambres d'agriculture
23500
Entreprises
25000
Centres inter-entreprises et organisations professionnelles
39000
Associations privées de formation ou de promotion sociale à but non lucratif
30000
Cette ventilation, qui, notons-le, porte sur une période antérieure aux nouvelles dispositions législatives de juillet 1971, fait cependant apparaître la part importante qu’absorbent en matière d’aide publique des organismes privés de formation. Ce phénomène devrait s’amplifier dans les années à venir si, comme il y a tout lieu de le penser, les décrets d’application de la loi du 16 juillet ne font que multiplier les bénéfices des positions acquises. Près des deux tiers environ de ces crédits s’adressent en effet à des organismes ou des associations privées qui directement, comme les entreprises, ou indirectement (on connaît les opérations financières de "camouflage" que permettent les ambiguïtés juridiques de la loi du 1er juillet 1901 sur les associations à but non lucratif), conservent une relative autonomie dans l’utilisation des fonds de l’État. Il est permis alors de douter de la « neutralité» d’un programme d’incitation qui ventile ses crédits au gré des diverses pressions des groupements politiques, professionnels, corporatifs ou électoraux en déclarant le faire pour "servir les travailleurs". Dans ce domaine comme dans celui, plus nouveau, de la conception et de la distribution des moyens audio-visuels de formation, l’action de l’État n’est ni libre ni neutre. La loi de la valeur marchande et du profit capitaliste en règlent le marché jusque dans ses moindre mécanismes.
A l’égard de cet enjeu, on comprend alors pourquoi pour les théoriciens comme pour les politiques de la "participation" généralisée à tous les rapports sociaux, ces formes contractuelles d’éducation, loin de représenter les dernières séquelles de la "guerre scolaire", préfigurent au contraire un nouveau modèle de politique éducative : la formation sur contrat.
"École sur mesure", disent-ils, qui ajuste ses ensembles éducatifs aux besoins nouveaux des salariés et permet à chacun de trouver là où il se trouve et à partir de son niveau de connaissance et d’expérience des "réponses de formation" adaptées qui faciliteront sa promotion et, qui sait? de surcroît, son bonheur.
De la "nouvelle pédagogie" à la "Nouvelle société"
Nous serions donc entrés dans le temps de la formation permanente et ceci étant, personne ne devrait désormais ignorer la distance qui le sépare de ses objectifs éducatifs, ni les étapes qu'il devra franchir pour les atteindre.
Embarqué dans ce temps de la mesure et soumis à la mesure de son temps personnel, le formé ou l'ayant droit à une formation verra-t-il sa vie transformée en calendrier perpétuel de formation? On imagine alors, si cette tendance s'actualise, combien ces réseaux éducatifs polymorphes et intégrateurs viendraient renforcer l'étau des institutions étatiques au regard desquelles la structure oppressive du lycée d'État de nos pères ferait figure d'agréable îlot libertaire... Par les canaux de ses multiples institutions éducatives étendues à tous les secteur de la vie quotidienne, l'action conformante de l'État attribuerait à tous les rapports sociaux une dimension pédagogique. Ainsi serait accompli le circuit fermé de la démocratie contractuelle qui fait du renouvellement des rapports pédagogiques le fer de lance de la "Nouvel Société"!
Ce n'est dès lors pas un hasard si l'on trouve dans l'actuelle littérature réformiste aussi bien que dans les discours des notables les plus éclairés ce rapport subtil entre le changement pédagogique et les velléités de pédagogie du changement. "Nouvelle pédagogie" et "Nouvelle Société" se combineraient l'une et l'autre pour hâter la transformation des rapports de l'École et l'État, sur la base de la "participation active" de tous aux objectifs des groupes sociaux auxquels ils appartiennent.
Qu’il s’agisse de réduire "les dysfonctionnements" de l’entreprise, de rénover telle structure municipale de concertation, de développer la productivité du travail ou de lancer une station de loisirs, on fait appel à l’indispensable équipe d’animateurs pédagogues qui va "activer les échanges" et redonner aux gens le sens de l’engagement actif et de la "coopération constructive" à ces opérations de normalisation d’institutions-relais de la domination étatique.
Apprendrait-on désormais à participer comme on apprend à lire et à écrire? Suffirait-il de promouvoir cette pédagogie active de la participation, qui s’exerçant auprès des masses d’adultes en formation organiserait la vie politique sur des bases "saines" et enfin acceptées de tous?
Certes la lutte politique fait arme de tous bois. Reconnaissons toutefois que "les méthodes actives" sur lesquelles s’appuient de nombreux courants de la pédagogie contemporaine risquent de se trouver totalement détournées de leurs objectifs initiaux ainsi placées hors du contexte dont elles sont issues: l’expérimentation : technique et clinique.
On sait que les méthodes nouvelles d’animation et d’action éducative ont en effet pour but de développer la participation et l’expression de la personne et des groupes aux objectifs et aux processus de leurs propres formations. En plaçant le formé en situation active à l’égard du savoir et des apprentissages, les pédagogies modernes facilitent l’appropriation individuelle et collective des connaissances et accroissent considérablement la capacité des formés à les utiliser. En bref, plus on participe, mieux on apprend et davantage utilise-t-on les connaissances acquises.
Dans ce sens, il est vrai que les méthodes actives en pédagogie sont d’excellents outils de formation à l’action sous toutes ses formes. Pourquoi dès lors s’étonner si les hommes politiques et leurs appareils ont très vite décelé dans ces pratiques un moyen non négligeable de gouvernement? Moyen d’autant plus efficace qu’il conserve, à l’usage, une apparente mais illusoire neutralité politique sous son étiquette pédagogique.
Il est cependant permis de s’interroger sur les conséquences de ce glissement et de cet élargissement du champ pédagogique au champ politique. Qu’en résulte-t-il en particulier pour la fonction éducative des enseignants et autres formateurs qui, pour innover comme le leur demandent les directives rectorales, introduisent "la participation" dans leurs classes? Deviendraient-ils alors les meilleurs agents des pouvoirs politiques établis en préparant les jeunes et les adultes à participer à l’action de conservation institutionnelle des classes sociales dominantes, dès l’instant qu’ils font de l’action éducative leur métier?
Cette question commence à se poser dans toute son ampleur et à trouver un écho favorable chez de nombreux éducateurs prisonniers, qu’ils le reconnaissent ou non, de cette contradiction fondamentale de toute action pédagogique, du moins celle qui est normalisée par les institutions scolaires et extra-scolaires dominantes. Certains d’entre eux, sensibles à cette contradiction à la fois politique et idéologique de leur fonction, tentent d’expérimenter des stratégies qu’ils nomment "anti-pédagogiques" ou "contre-institutionnelles" qui s’inspirent des pratiques antipsychiatriques développées dans certains hôpitaux français et étrangers3.
Cherchant à abolir la séparation instituée entre le pédagogique et le politique, ces formations anti-pédagogiques font au contraire- l’expérience de leur inter-dépendance. Ce que révèlent les pédagogies institutionnelles ou les stages d’autogestion, c’est que action pédagogique et action politique n’agissent finalement que dans un vaste rapport de dépendance/séparation. Plus on cherche à évacuer le politique de l’acte éducatif, plus il s’y trouve du même coup institué.
Subtile récupération de la critique radicale qu’a opérée le mouvement de Mai 68 à l’égard de l’université, la Loi d’Orientation sur l’Enseignement supérieur votée en toute hâte par tous les défenseurs ̶ de droite et de gauche ̶ de la légitimité des institutions "républicaines", insiste longuement sur la nécessité d’une rénovation pédagogique, "afin de fonder selon le principe de la participation la France nouvelle et assurer à chaque individu, à chaque groupe les moyens d’un constant progrès".
D’emblée, les méthodes pédagogiques actives étaient promues au rang de méthodes de gouvernement. Depuis cette opération historique, l’image traditionnelle de neutralité politique de l’action pédagogique tend à s’effacer, et les efforts que déploient les autorités universitaires pour la restaurer ressemblent étonnamment à ces gesticulations impuissantes des silhouettes archaïques du théâtre d’ombre japonais... Pour que la participation à l’école ou à l’université ne se transforme pas en "école de la participation", il convient sans doute aussi de faire un retour aux acquis théoriques et aux expériences historiques du mouvement pédagogique révolutionnaire. On oublie trop vite que ses précurseurs furent d’authentiques résistants à toutes les intégrations sociales et politiques, qu’ils se nomment A.S.Makarenko, F.P.Blonskij, W.Reich ou C.Freinet.
Mais n’est-il pas trop tard pour invoquer ces grands ancêtres alors que nous vivons la fin de l’histoire monolithique de l’École universelle et bourgeoise d’État? Vers quoi nous dirigeons-nous? Ivan Illich annonce "Une société sans école". La formule résume a peu près exactement le projet des réformismes pédagogiques. S’il est vrai que les débuts de la scolarisation de masse sont contemporains de l’avènement des bourgeoisies industrielles occidentales, on ne voit pas comment ces mêmes États bourgeois post-industriels se "déscolariseraient" tant qu’ils conservent intacte leur hégémonie de classe.
Avant de mettre ces hypothèses à l'épreuve du long terme, il convient de construire l’analyse du rapport des forces politiques et l’état des luttes idéologiques sur la question de l’école et du pouvoir d’État.
L'alliance des néo-libéraux et des réformistes
Globalement, sur les rapports de l’École et de l’État, trois forces idéologiques et politiques s’affrontent dans la France de 1971 : le néo-libéralisme technocratique, le réformisme et le mouvement anti-étatique.
Les forces néo-libérales et technocratiques aujourd’hui au pouvoir et qui, pour s’y maintenir en dépit des contradictions qui les "travaillent",cherchent à renouer "un nouveau contrat social", pratiquent ouvertement une politique contractuelle avec les appareils syndicaux. C’est dans la frange "de gauche" de ces forces conservatrices que se trouvent les idéologues de l’école contractuelle, dont nous avons rapidement décrit ci-dessus les principales caractéristiques.
Bien qu’unanimes à reconnaître l’indispensable hégémonie de l’État "au service de l’intérêt général", on peut déceler deux tendances·parmi les hommes au pouvoir qui s’opposent sur le dosage des interventions de l’État dans l’éducation. Une tendance jacobine pour laquelle le centralisme organisateur d’un État moderne ne saurait souffrir aucune entrave, même au risque de voir se développer en son sein une techno-bureaucratie qui n’aurait rien à envier aux bureaucraties d’État des pays de l’Est. Pour les jacobins du pouvoir en place, l’État doit conserver, voire renforcer son monopole en matière d’éducation. Selon cette logique de classe, tous les besoins nouveaux de formation devraient être traités par des structures nationales centralisées s’appuyant sur un corps de fonctionnaires dévoués et disponibles aux exigences d’un État moderne.
La seconde tendance, plus fidèle aux traditions libérales, serait plutôt favorable au statu quo et confierait volontiers l’essentiel des nouveaux besoins de formation à des organismes privés ou professionnels. Par une série de dénationalisations de certains établissements publics et par l’incitation financière ou des aides fiscales au secteur privé, on résoudrait provisoirement la crise de l’éducation. C’est là, on le reconnaîtra, l’actuelle (1971) politique scolaire et éducative de la majorité gouvernementale, en dépit des velléités des partisans d’une École Nationale Monopolistique d’État. D’autres mesures tendant à accélérer cette privatisation de la formation sous couvert d’instaurer un libre jeu de la concurrence pédagogique: encouragements aux fondations culturelles privées, majoration importante des droits d’inscriptions, création d’établissements libres à l’initiative des entreprises ou des banques, ont été également proposées par les tenants d’une "révolution libérale de l’enseignement4.
Le courant réformiste, en majorité laïque, regroupe, en dépit de leurs divergences tactiques, voire électoralistes, tous les socio-démocrates, y compris les partisans d’un socialisme national d’État. Farouchement hostiles à tout démantèlement de l’appareil éducatif d’État, les réformistes combattent chaque mesure qui apparaît à leurs yeux comme une mainmise du "pouvoir des monopoles sur l’École laïque, nationale et démocratique". Leurs propositions de modifications du système éducatif vont toujours dans le sens d’une nationalisation plus poussée des moyens de formation et du statut des personnels enseignants. Ce faisant, ils renforcent eux aussi la domination politique et idéologique de l’État sur l’université, sous prétexte de la préserver intacte mais épurée de sa "collusion avec les monopoles" après la prise du pouvoir par "la démocratie avancée".
Invoquant une théorie de la surdétermination de l'économique comme instance isolée d’une formation sociale, le projet réformiste s’appuie sur une conception mécaniste des rapports entre l’infrastructure et les superstructures selon laquelle les transformations politiques et institutionnelles découleraient automatiquement d’une modification de la base économique.
A partir de telles positions, les réformistes et les socio-démocrates ignorent ou feignent d’ignorer les déterminations de classe dans les actions de formation et dans la production du savoir diffusé par l’École. On reconnaît là le nœud des querelles entre les partisans d’une autonomie de l’université par rapport au reste d’une formation sociale et ceux qui, convaincus du contraire, luttent pour· dénoncer au niveau même de la production du savoir (l’université, la recherche, les mass-média) les processus de reproduction élargie des rapports sociaux institués.
Autrement dit, ce n’est pas parce que l’université est université d’État qu’elle est ou sera comme magiquement préservée de son appartenance directe aux institutions politiques dominantes et à la reproduction élargie du capital. Comme les organisations productrices de biens ou de services, les universités sont traversées par les antagonismes de classe. La production du savoir et son inculcation sont aussi des productions de rapports sociaux qui n’échappent pas, tant que l’État subsiste, à l’hégémonie des institutions politiques et étatiques. Néo-libéraux et réformistes ont ceci de commun: ils font de l’État le garant de l’universalité du savoir et de la légitimité de l’action pédagogique. Les premiers explicitement, les seconds certes s’en défendent, mais leurs pratiques comme leurs discours trahissent quotidiennement cette reconnaissance de fait.
Changer l'école et changer la vie ?
Le troisième courant, on l’a compris, c’est le mouvement anti-étatique, que certains nomment plus volontiers "gauchiste", voire "anarchiste", parce qu’il n’adopte pas les stratégies parlementaires des partis politiques ou refuse les pseudo-négociations auxquelles se prêtent les appareils syndicaux. La position de base de ce courant radical se situe au plan des luttes antiautoritaires ou anti-hiérarchiques. Si nous sommes bien là aussi en présence d’une volonté de désétatisation de l’école, ce n’est plus dans le sens d’un simulacre de décentralisation ou encore d’un renforcement détourné, indirect, de l’État par le biais de nationalisations, mais très précisément de la fin de l’hégémonie de l’État sur toutes les institutions éducatives. Un tel projet suppose bien évidemment une autogestion généralisée de toutes les autres institutions politiques, économiques et idéologiques.
Si les manifestations de cette position s’expriment de façon apparemment incohérente sur le devant de la scène politique, son développement "souterrain" n’en continue pas moins de progresser5.
Il faut rechercher en effet les prolongements de l’ébranlement des institutions éducatives et de la créativité pédagogique qui en est le corollaire, du côté. des praticiens de la pédagogie "sauvage", comme se plaisent parfois à les qualifier les ventriloques du discours d’État. Un semblable dénigrement montrant d’ailleurs négativement la crainte que font peser de telles pratiques sur la pédagogie consacrée de l’État.
A la fois recherche et action pédagogique conçues comme un moment de l’action politique, le mouvement pour l’autogestion pédagogique et les expériences de pédagogie institutionnelle ne saurait être séparé de son projet global : changer l’école et changer la vie.
Si l’on tente de caractériser ce mouvement dans ses expérimentations pédagogiques et dans ses conséquences idéologiques et politiques, on pourrait dire qu’il opère sur une suite de contradictions du rapport du rapport de l’École et de l’État, en cherchant à indiquer les conditions pour un certain dépassement de ces contradictions. Nous en retiendrons quatre :
·En fixant sur l’école-institution toutes les fonctions éducatives, on oublie que toutes les autres institutions sont aussi potentiellement éducatives mais que tant qu’elles sont soumises à l’hégémonie de l’État-Léviathan, elles ne sont pour l’instant qu’oppressives.
·Les méthodes actives et non-directives d’éducation (rogerisme, dynamique de groupe et autres théories pan-affectivistes sur "la mort du pédagogue" qui réapparaissent aujourd’hui avec plus de vigueur qu’à l’époque de leur introduction en France dans les années 1960-1966, n’ont qu’une fonction idéologique de légitimation de ce qui surdétermine en dernière instance le rapport maître-élève : l’État, qui dicte aux personnes le sens dans lequel elles doivent être "éduquées".
·Les méthodes de formation des adultes qui, sous prétexte de "participation", cogèrent avec les formés la définition des objectifs de formation et l’évaluation des résultats, conservent de fait le pouvoir institué en plaçant les adultes en formation seuls face à leur non-savoir et au non-savoir de leurs pairs. Ce non-savoir concerne bien sûr les connaissances que l’école est supposée leur apporter, mais il est aussi et surtout un non-savoir sur les processus de production du savoir et sur les modes de domination institutionnelle.
·La tâche actuelle des pédagogues anti-étatistes n’est donc pas d’attendre un hypothétique changement de régime pour croire qu’enfin l’école sera libératrice, mais de bâtir la critique en acte, ici et maintenant, des institutions éducatives aliénées par la bureaucratie étatique, ses notables et ses fidèles mandarins. Bref, il s’agit de permettre que ça et là, par îlots libérés ou en voie de l’être, se bâtisse à présent l’école du peuple, afin que disparaisse à terme l’École d’État.
L’histoire de ces prochaines années nous dira laquelle des ces trois forces l’emportera. Une chose est certaine dès à présent: les acquis du mouvement de mai 68 et ses prolongements sur la fonction de l’université et sur la naissance de nouvelles pratiques pédagogiques contre-institutionnelles continuent sous des formes et dans des lieux jadis réputés invulnérables, à désétatiser l’école et la vie.
De la "démocratie pédagogique" ou la reproduction élargie de l'école de classe à tous des rapports sociaux
Ce que proposent les projets actuels des pédagogues réformistes sous le vocable "d'Éducation Permanente", de "Formation continue" ou encore de "démocratie pédagogique" comporte une incontestable chance de "déscolariser" la société, pour reprendre la formule expressive d'Illich. En ce sens, leurs travaux contribuent à renouveler activement les pratiques éducatives sclérosées, incapables d’ouvrir l’école sur la vie. Vouloir faire que tous les lieux sociaux, tous les rapports institutionnels, tous les âges de la vie soient éducatifs, voilà un objectif que tout citoyen raisonnable, tout homme politique responsable, tout militant progressiste, tout démocrate authentique ne peut que partager.
Cependant, ces projets portent dans leur genèse la marque d’une contradiction politique majeure: ils évacuent dans le discours comme dans l’action la question de l’État, de son hégémonie de classe sur les systèmes éducatifs à travers la multiplicité de ses réseaux institutionnels.
Ainsi en est-il des projets pédagogiques d’avant-garde, résolument audacieux, qui commencent à s’expérimenter en France sous le sigle de Centre Educatif et Culturel intégré6. Il s’agit, à la faveur d’un programme d’équipements scolaires, sociaux, sportifs et culturels, de concevoir une structure éducative intégrée d’animation globale de ces nouveaux collectifs urbains que sont les Villes nouvelles. Microcosmes des "sociétés éducatives de demain", les Centres Éducatifs et Culturels intégrés devraient, selon leurs promoteurs, contribuer à "transformer les rapports humains dans la cité" au moyen d’une "action éducative globale" qui en décloisonnant l'école "lutte contre les handicaps socio-culturels et les aliénations affectives".
Sans anticiper sur les modalités ni les diverses phases de réalisation de ces projets, on peut déjà s’interroger sur ces séparations que, même dans leurs intentions les plus généreuses, ils ne parviennent pas à abolir car elles relèvent d’autres déterminations que pédagogiques. En effet, la demande d’éducation, même la plus "révolutionnaire", n’est finalement que le produit des appareils idéologiques d’État qui trouvent dans ces velléités de pratiques pédagogiques totalisantes un relais privilégié de contrôle.
Sentant venir la fin de l’ère de son monopole sur la télévision, l’État aurait-il trouvé dans les C.E.C. un nouveau moyen de contrôle social à la mesure de sa vocation totalitaire? C’est une hypothèse qu’il faut d’autant moins écarter que les C.E.C. utiliseront eux aussi des média audio·visuels. Sous couvert de réintégration de "l’école parallèle" des mass-média dans de nouveaux ensembles éducatifs plus souples, on verrait alors se constituer autour des C.E.C. une sorte de métasystème pédagogique qui s’autocontrôlerait.
Au totalitarisme centralisé de la télévision nationale s’institutionnaliserait à travers les C.E.C. un totalitarisme décentralisé dénommé « démocratie pédagogique»! En rendant caduques, parce qu’intériorisées, les contraintes d’un système extérieur de contrôle pédagogique, l’action des C.E.C. introduirait dans la vie quotidienne de leurs usagers un dispositif psychopédagogique qui régulerait l’autocontrôle dans tous les rapports sociaux et étendrait l’autocensure à toute pratique sociale.
Si Mac Luhan dit vrai lorsqu’il affirme que désormais dans les sociétés industrielles avancées il n’y a plus de contenu aux messages et que le seul message que les techno-bureaucraties d’État propose c’est le médium lui-même, alors, comme la télévision supprime l’échange authentique de la parole sociale, les institutions pédagogiques des C.E.C. confisqueraient cette même parole sociale dans leur tissu d’animation de l’ordre éducatif établi dans les villes nouvelles.
Se donnant comme modèle de Nouvelle société, l’action éducative globale des C.E.C. risque précisément de tomber dans la modélisation sociale. Dire que tous les rapports sociaux doivent être pédagogiques, c’est s’illusionner sur la neutralité de l’action éducative et c’est peut-être aussi indirectement fournir aux classes dominantes une issue de secours à la crise de la démocratie bourgeoise ... Dans ce domaine, seule une stratégie de la rupture, qui met en échec les implications idéologiques des pratiques éducatives dominantes, permet de pulvériser l’impérialisme des codes politiques, de redonner à la parole sociale sa force instituante et au désir de savoir son ambivalence de sens.
Ceux qui croient "déscolariser" la société et contribuer à la fin de l’école sans pour autant toucher à ce qui la fonde historiquement et institutionnellement : l’État de classe, font-ils autre chose qu’assujettir davantage les pratiques sociales qui se veulent différentes ou "sauvages" aux normes du "nouveau contrat social" de la démocratie bourgeoise?
Si cette question devait se révéler pertinente pour rendre compte des développements contemporains des systèmes éducatifs, alors il deviendrait plus urgent de construire la critique active de chaque action pédagogique particulière, à travers les occasions de libération d’une parole qu’elles ne manquent pas d’offrir aux analyseurs des nouveaux contrats sociaux.
Notes
1.A titre indicatif, voici quels sont parmi les pays industrialisés qui investissent le plus dans le domaine de l’éducation, les pourcentages des dépenses publiques de formation par rapport au P.N.B.
1960
1970
USA
5,2
6,3
Pays-Bas
5,2
6,2
Suède
5,0
6,1
URSS
4,6
6,0
France
3,3
5,0
2.Il s’agit de la durée légale totale dont bénéficie chaque travailleur à son embauche. On sait que la loi du 16 juillet 1971 a porté ce crédit formation – nommé congé formation - à l’équivalent d’une année de stage à temps plein ou 1200 heures à temps partiel, ceci dans certaines conditions statutaires tant pour l’intéressé que pour l’entreprise qui l’emploie. (note de septembre 1971 insérée dans Critique de système de formation).
3.Voir à ce sujet; L’Institution en négation: rapport sur l’h6pital psychiatrique de Gorizia (Italie). Ouvrage collectif sous la direction de F.Basaglia. Seuil, 1970.
4. On consultera à ce sujet l’ouvrage d’Olivier Giscard d’Estaing : Éducation et Civilisation. Pour une révolution libérale dans l’enseignement. Fayard, 1971.
5.Nous n’en prendrons pour signe que les innombrables groupes de travail, de recherche et d’action sur la fonction de l’éducation dans la société et surtout la masse et la qualité des livres, revues et documents qui paraissent sur ce thème.
6.Le premier C.E.C. fut celui de Yerres dans l’Essonne. Une dizaine d’autres expériences, toutes originales, sont en cours de réalisation, notamment à Istres (Bouches-du-Rhône), à Grenoble-Échirolles, Quiberon, Montreuil- Bellay, etc. Pour une présentation des objectifs, des contenus et des problèmes administratifs que soulèvent ces expériences, voir le n°23-24 de la revue Pour publiée par le GREP en octobre 1971.
Article publié par le journal Combat le 3 mars 1971. Réédité dans Guigou J. Critique des systèmes de formation. Anthropos, 1972, p.148-168.
Jacques Delors, à l'époque conseiller du Premier ministre Chaban-Delmas a écrit au journal pour dire son opposition aux critiques énoncées par l'auteur. Celui-ci a réfuté la position du futur ministre de l'économie du gouvernement socialiste de Mauroy puis devenu président de la Commission européenne. Cette controverse a été publiée par Combat le 24 mars 1971. On peut la lire ci-dessous.
Lettre de Jacques Delors au journal Combat
à propos de l'article de Jacques Guigou "L'école désétatisée?"
Nous avons reçu de M. Jacques Delors, secrétaire général du Comité interministériel de la Formation professionnelle et de la Promotion sociale auprès du Premier ministre, la lettre suivante :
Je relève dans l'article "L'École désétatisée?" de M. Jacques Guigou, publié dans Combat du 3 mars 1971 sous la rubrique "Mouvement des idées", les phrases suivantes : "Il faut noter (...) le foisonnement d'organismes commerciaux de formation d'adultes, la plupart conventionnés par l'État, plus précisément par le Fonds de gestion pour la Formation professionnelle et la promotion sociale, par la taxe prévue par les accords intersyndicaux du 9 juillet 1970 et tout prochainement par la Délégation à l'orientation et à la formation continue du ministère de l'Éducation nationale".
Parmi, les inexactitudes que comportent ce texte (l'accord national interprofessionnel du 9 juillet 1970 n'a pas prévu l'institution d une taxe; il n'existe pas de Délégation à l'orientation et à la formation continue au ministère de l'Éducation nationale, mais un directeur délégué ... ), la plus grave me paraît être l'affirmation selon laquelle de nombreux organismes commerciaux de formation sont conventionnés par l'État et reçoivent, à ce titre, une aide financière.
Or, la réalité est toute différente. En effet, les conventions de formation professionnelle instituées par la loi du 3 décembre 1966, et qui permettent, d'ores et déjà de dispenser à 280000 travailleurs (contre 60000 en 1968 et 190000 en 1969) une formation ou un perfectionnement, n'ont absolument pas pour objet d aider financièrement des centres de formation privés à but lucratif.
Ces conventions permettent, en fait, de réaliser une association plus étroite et plus efficace entre les efforts de l'État et ceux des milieux professionnels, des collectivités locales ou des associations qui ont pour but d'encourager la formation des travailleurs;. elles favorisent les interventions rapides et constituent une incitation à accroître et diversifier les actions de formation professionnelle et de promotion sociale.
Une étude portant sur les 190000 stagiaires intéressés par les, conventions au 31 décembre 1969 fait apparaître la répartition suivante entre les différentes catégories d'organismes ayant passé une convention avec l'État:
Statut des organismes conventionnés (1969)
Nombre de stagiaires
Établissements d'enseignement et de formation publics
65000
Établissements privés à but non lucratif
16000
Chambres de commerce et d'industrie
Chambres de métiers et Chambres d'agriculture
23500
Entreprises
25000
Centres interentreprises et organisations professionnelles
39000
Associations privées de formation ou de promotion sociales à but non lucratif
30000
Cette ventilation montre bien que l'aide financière de l'État, accordée grâce aux crédits inscrits au fonds de la Formation professionnelle et de la Promotion sociale, va soit à des centres publics de formation, soit à des établissements publics,. soit a des organismes ou associations sans but lucratif, soit aux entreprises dans la mesure où elles mettent en place des formations qui répondent aux besoins des travailleurs et de l'économie.
Dans tous les cas d'ailleurs l'aide de l'État ne couvre qu'une partie des dépenses (60 % au maximum) : le financement complémentaire étant assuré par les co-contractants eux- mêmes.
J'ai cru nécessaire de vous apporter ces quelques précisions sur une politique dont beaucoup s'accordent à penser qu'elle a bien engagé notre pays sur la voie d'un développement rapide de la formation permanente. Les premiers pas sont, en effet, les plus difficiles.
Jacques Delors
Réponse de Jacques Guigou
Les précisions que M. Delors apporte à propos de mon article sur "l'École désétatisée" et sur les soi-disant inexactitudes qu'il comporterait appellent plusieurs remarques :
1. A propos du caractère "commercial" de certains organismes de formation d'adultes conventionnés par l'État. S'il est vrai comme en témoigne M.Delors, que ces conventions vont pour un tiers environ à des établissements publics de formation, il n'en reste pas moins vrai que les deux autres tiers s'adressent à des organismes ou associations privés, qui directement (comme les entreprises) ou indirectement (on connaît les "opérations financières" que permettent les ambiguïtés de la loi de juillet 1901 sur les associations), conservent une relative autonomie dans l'utilisation des fonds de l'État. Formellement, l'État ne fait donc pas le jeu d'organismes strictement commerciaux, mais indirectement celui d'institutions dont le "désintéressement humanitaire" n'est qu'une façade. Certes, Monsieur Delors peut donner à penser que les entreprises "mettent en place des formations qui répondent aux besoins des travailleurs et de l'économie" (on notera l'ordre subtil des priorités!), on nous permettra cependant de douter de la "neutralité" d'un programme d'incitation qui "ventile" ses crédits au gré des diverses pressions des groupements politiques, professionnels, corporatifs et patronaux, en déclarant le faire "pour servir les travailleurs" !
2. Au sujet de l'accord national interprofessionnel du 9 juillet 1970, il est vrai en effet qu'aucune taxe publique n'est formellement prévue par les textes auxquels ils ont abouti Remarquons cependant que les parties signataires exprimaient le vœu de voir les pouvoirs publics s'engager dans la recherche de solutions au financement des dispositions prévues par les accords (cf. alinéa IX du préambule). Nous ne serions certainement pas seuls à être intéressés par les "précisions»" que M. Delors pourrait nous donner sur ce point. A ce jour en effet, à l'exception des catégories de salariés envoyés en formation par leur entreprise, toutes les autres dispositions que comportent ces accords en faveur de tous les autres travailleurs restent en grande partie lettre morte, faute de financement! Puissions-nous, en parlant, certes abusivement, de "taxe" avoir favorablement anticipé sur les mesures gouvernementales à ce sujet.
3. Quant à la mise au point concernant la Direction déléguée à l'Orientation et à la formation continue du Ministère de l'Éducation nationale, les plus hautes autorités politiques actuelles n'auraient-elles pas mieux à faire qu'à jouer sur les mots? A moins que la réorganisation du Ministère de l'Éducation nationale de mars 1970 soit si claire que M. Delors lui-même éprouve le besoin d'en préciser aussi formellement les diverses instances…
Jacques Guigou
[La lettre de J.Delors et la réponse de J.Guigou
ont été publiées dans le journal Combat du 24 mars 1971]
Complément de 1985
Ce qui était véritablement en jeu dans cette polémique n'est apparu clairement que quelques années plus tard, lorsque l'institutionnalisation du congé-formation a révélé le caractère essentiellement marchand de toutes les actions de formation, qu'elles soient assurées dans des établissements dits "publics" ou dans des établissements dits "privés" ou "mixtes".
Mon analyse du processus d'étatisation de la formation des adultes (le titre scolaro-centriste de mon article reste ambigu), visait précisément à montrer que cette dualité entre un "service public de formation continue" répondant aux "vrais besoins des travailleurs" et un marché privé destiné à "augmenter les profits et exploiter les travailleurs" occultait le processus réel d'institutionnalisation de toute la formation continue.
La question centrale que je ne faisais que pressentir au printemps 1971 se confirmera en juillet de la même année avec le vote sur le droit au congé-formation et son financement fiscalisé ̶ comme je l'avais anticipé ̶ puis, surtout, avec l'accroissement massif jusqu'en 1975-76 de la consommation individuelle du congé de formation continue.
Note
Ce complément est extrait d'un texte bilan sur mes interventions et mes recherches de ces années 68-72 rédigé en 1985. Cf; Guigou J. (1991), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L'Harmattan, p.239.
Complément de 2006
Dans "La formation rejouée" (Temps critiques n°14, hiver 2006. Également disponible sur le site de cette revue http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article168, j'ai mis en perspective historique la force et la caducité de ma critique classiste (prolétarienne) de la formation.
Jacques GUIGOU
CRITIQUE DE L'ANALYSE PROSPECTIVE
DES SYSTÈMES DE FORMATION
[Au printemps 1971, dans le cadre de mes fonctions de sociologue consultant au CUCES de Nancy, j'ai été chargé de rédiger le rapport de synthèse sur les actions collectives de formation que cet organisme a conduites en Lorraine et dans le Nord de la France. Cette étude avait été demandée à Bertrand Schwartz par le Conseil de l'Europe. A l'automne 1971, recruté par l'université des sciences sociales de Grenoble, j'ai rédigé la critique que l'on lira dans la seconde partie de ce texte.JG ajout de 2007.]
La crise actuelle que traversent tous les systèmes éducatifs a souvent conduit les pouvoirs politiques menacés par la faillite générale des diverses réformes pédagogiques ou structurelles, à rechercher un renouveau de l'idéologie scolaire dans le langage euphorisant de la prospective.
Or, face aux surgissements, imprévisibles, de l'instituant dans les pratiques de formation, le discours prospectif, qui par son empirisme délibéré rejette toute approche scientifique du développement social, ne constitue qu'un piètre ersatz de "maîtrise du futur de l'éducation".
Nous n'entreprendrons pas ici la critique de l'idéologie prospective1. Nous tenterons seulement de montrer à travers la critique d'une étude prospective sur l'éducation permanente en l'an 2000, étude à laquelle nous avons, par ailleurs, participé, comment ce mode d'analyse ne permet pas de saisir ce qui surdétermine l'aujourd'hui et le devenir des systèmes de formation.
Reproduite ci-dessous dans son intégralité et son originalité, cette étude fut réalisée en 1970 à la demande d'une organisation européenne par le groupe de recherche d'un centre français de formation d'adultes et rédigée par l'auteur.
L'Éducation Permanente dans l'Europe de l'an 2000.
Les actions collectives de formation des adultes semblent de nos jours se développer comme une forme supérieure d'éducation, supérieure en tout cas à la formation individuelle des adultes plus ou moins calquée sur le modèle scolaire traditionnel.
L'intérêt d'un examen de ces actions pour une réflexion prospective sur "l'Éducation Permanente dans l'Europe de l'an 2000", c'est de fournir des appréciations sur l'ampleur des transformations pédagogiques introduites et sur la possibilité de voir préfigurés là, les premiers éléments d'une authentique Éducation Permanente.
Signalons d'emblée que nous appuyons quasi exclusivement cette analyse sur les actions de formation collective que mène en France le Centre de formation et d'intervention (CFI2).Il est clair que s'en tenir à ce seul matériau informatif peut apparaître un choix délibérément limité quant au champ d'investigation et un constat d'autosatisfaction quant aux résultats de ces actions.
Conscients de ces risques, nous faisons toutefois l'hypothèse que se trouvent là réunies les conditions d'une pratique pédagogique novatrice et en un certain sens porteuse de faits et d'enseignements utilisables par une démarche prospective.
Notre objectif n'est pas d'ailleurs de décrire ni d'évaluer les actions de formation collectives du CFI mais plutôt de saisir sous un angle volontairement prospectif, les faits et au-delà des faits, les projets éducatifs qui orientent les actions pour en tirer des idées, des forces, des "tendances lourdes" susceptibles de contribuer à l'élaboration d'une image de l'Éducation dans l'Europe de l'an 2000.
Nous articulerons ces réflexions autour de la formation collective selon les axes suivants :
I. Formation collective et formation individuelle.
Les différences significatives des actions collectives de formation d'adultes par rapport aux systèmes éducatifs traditionnellement centrés sur l'individu.
II. EN QUOI LA FORMATION COLLECTIVE APPORTE-T-ELLE DES RÉPONSES A UN PROJET D'ÉDUCATION PERMANENTE?
Comment dépasser le stade d'une formation continue des adultes ? Les incidences sur le système éducatif global ?
III. CE QUE POURRAIT ETRE UNE ÉDUCATION PERMANENTE DANS UNE RÉGION
Les caractéristiques institutionnelles et pédagogiques d'un projet à long terme. Pour une stratégie de changement en vue du développement de l'Éducation Permanente.
IV. Hypothèses sur la phase de transition
Pour une stratégie de changement en vue du développement de l'Éducation Permanente.
I - La formation collective comme dépassement quantitatif et qualitatif de la formation individuelle
Énonçons une hypothèse de travail pour point de départ de ,l'analyse: la formation collective telle qu'elle est aujourd'hui pratiquée par le CFI dans deux régions de France d'une part et dans un certain nombre d'entreprises industrielles d'autre part, contient à la fois la critique et le dépassement des formations individuelles traditionnelles. En quoi cette hypothèse est-elle fondée ? Quelles sont les spécificités de ces actions? Est-il pertinent de voir là des différences notables et porteuses d'avenir par rapport aux systèmes de formation individuelle, qu'il s'agisse de la Formation Professionnelle des Adultes, de la Promotion Sociale ou encore de l'animation de divers perfectionnements, moins reliés aux exigences du travail et sans perspective de diplôme ?
Nous croyons pouvoir déceler quatre grandes caractéristiques qui établissent des différences significatives entre formation collective et formation individuelle.
Première différence significative :
Valorisation de contenus et d'objectifs de formation habituellement considérés comme secondaires, "pas sérieux", parce que éloignés des disciplines académiques et de l'image dominante du savoir scolaire. Nous visons là, tout ce qui concerne la formation dite "générale", mais qu'il faudrait mieux qualifier de formation méthodologique. Qu'il s'agisse du développement de l'expression orale ou écrite, de l'étude de problèmes, de l'analyse de cas, de l'apprentissage de méthodes de travail personnel et de groupe, bref de toutes ces démarches qui relèvent d'objectifs méthodologiques et qui permettent la liaison, le transfert, l'utilisation des connaissances et des méthodes acquises en formation, pour et dans l'action quotidienne. Parce qu'elles débouchent sur une attestation scolaire, voire sur un diplôme universitaire et qu'elles ne sont pas diffusées séparément des connaissances scientifiques et techniques, ces formations méthodologiques vont dans le sens d'une "globalisation" de la formation et d'une transformation des enseignements techniques généralement parcel1isés. Par ailleurs, en prenant comme supports, comme centre d'intérêt, les situations familières de la vie quotidienne de la collectivité, la formation méthodologique relie non seulement les membres de 1a collectivité engagée dans la formation dans un même univers socio-pédagogique, mais aussi et surtout projette ses effets bien au-delà, sur l'ensemble du corps social.
Deuxième différence significative
Une formation par objectifs négociés par tous les partenaires sociaux concernés directement ou indirectement par la formation., On connaît désormais les mérites pédagogiques des formations d'adultes, comme d'enfants, conçues et évaluées selon des objectifs généraux et des objectifs particuliers et transitoires. Une taxonomie des objectifs éducatifs a même été établie par un groupe de chercheurs Nord-américains coordonnés par Bloom3. La pratique d'une formation par objectifs comporte deux avantages :
1) La définition des objectifs permet de mieux connaître la nature et les limites des connaissances ou des méthodes que l'on diffuse. En forçant le pédagogue à toujours définir, plus et mieux, les plages de connaissances et les itinéraires pour y parvenir, la formation prend un tour moins subjectif, et surtout l'évaluation porte sur le cheminement parcouru par le formé et non plus sur un hypothétique "niveau de connaissances" que ce dernier est sensé avoir "emmagasiné". Ainsi conçue, la formation par objectifs appelle un découpage des progressions en un certain nombre d'unités pédagogiques qui articulées puis capitalisées, fournissent un cadre souple mais cohérent avec les objectifs généraux de l'action. Ce premier avantage pédagogique d'une formation par objectif est considérablement amplifié dans le cas d'une formation collective, amplifié à un point tel qu'il constitue un facteur spécifique à lui seul., lourd de conséquences positives pour l'avenir.
En effet, dès l'instant où la formation se veut formation collective, étroitement solidaire des besoins et des aspirations de la collectivité dans son ensemble (même de celle qui n'est pas encore en formation) il est du plus haut intérêt de permettre que 1a collectivité définisse elle même, et pour elle même ses propres objectifs de formation. Le formateur n'est là que pour assurer une cohérence technique interne au système, pour signaler ce qui est possible pédagogiquement, c'est-à-dire sur le plan des 10is de l'apprentissage, et ce qui ne l'est pas. C'est la collectivité, relayée par des procédures de travail de groupe qui définit s'es objectifs de formation.
2) La formation collective par objectif permet une appropriation du savoir, un contrôle des résultats des actions à la lumière des cheminements parcourus vers les objectifs. On voit dès lors s'accroître l'adhésion des formés à la formation. La participation, y compris la participation-critique, s'en trouve multipliée, ce qui du même coup favorise l'autonomie des personnes et de la collectivité. Contrairement au principe de base qu'admet habituellement la formation individuelle du type scolaire, la formation collective ainsi conçue, ne sépare plus le savoir de son mode d'appropriation, elle tend à devenir une création collective de savoir. En faisant de l'acte de formation un acte créateur et un acte collectif, la formation ne va pas sans recherche: recherche sur elle-même, sur la collectivité, sur les personnes en formation. En ce sens elle est une transformation, c'est-à-dire une formation médiatisée par une production collective de savoir, son organisation, et la maîtrise de ses effets sur l'environnement de la collectivité.
Troisième différence significative
Des formateurs issus de la collectivité et formés dans la collectivité
Dans leurs principes, les formations individuelles, s'adressant soit à tous, comme l'École, soit à des catégories sociales particulières comme les formations professionnelles, nivellent les différences de chacun à l'égard du savoir et à l'égard des détenteurs du savoir. Les maîtres sont, par définition, dans ces systèmes éducatifs, interchangeables et également capables de s'adapter à n'importe quel public.
Or la formation collective remet en cause ce postulat soi-disant "universel". En effet, toute collectivité possède sa cohérence sociale et idéologique propre, qui la différencie d'une autre collectivité. On sait que l'École, dans sa visée formellement démocratique, ne tient pas compte des différences sociales et notamment des distances socioculturelles de telle ou telle collectivité au savoir.
En voulant s'adresser indistinctement à tous, l'École considère tous les candidats à une formation comme égaux au départ, dans la course au savoir et au développement. Dans l'hypothèse où le système éducatif aura absorbé toutes les raretés en matière d'accès à la formation, on peut raisonnablement penser que c'est dans les différences qualitatives que se trouveront les plus fortes inégalités. Dès lors il parait capital de prendre en compte ces différences et de les traiter sur les plans pédagogique et structurel.
C'est à partir de cette ,analyse que les responsables des actions collectives menées par le CFI ont choisi de solliciter des formateurs issus de la collectivité et de les former dans la collectivité. Par cette démarche ils pensent réduire les risques de déperdition de la formation et surtout renforcer la prise en charge directe de l'ensemble des objectifs de formation par la collectivité elle-même.
De plus, ces formateurs ainsi définis, ne sont pas nécessairement des enseignants professionnels. Bien au contraire, ils sont pour la majorité des travailleurs manuels ou intellectuels, qui sans quitter leur emploi, participent à l'action collective. Dès lors, il devient possible de développer une pédagogie qui s'appuie sur l'univers concret et familier des formés, qui introduit des centres d'intérêts en étroite liaison avec la vie quotidienne des adultes en formation, qui traite globalement et dans un seul mouvement d'apprentissage de connaissances scientifiques et techniques, le développement personnel et l'expression, sans pour autant délaisser l'ouverture au monde culturel et économique qui concerne certes la collectivité, mais la dépasse très largement.
Troisième différence significative
Un organisme intervenant qui anime l'action en vue de son "autonomisation".
Permettre la prise en charge effective de l'action par les personnes et les structures qu'elle touche, tel est le principe éducatif de base qui oriente tout le travail de l'organisme intervenant. En définissant son activité éducative par le terme "d'intervention", l'organisme veut se donner le maximum de garantie pour ne pas induire une relation de dépendance entre lui et la collectivité en formation. L'intervention suppose une démarche, une stratégie cohérente avec l'objectif général poursuivi : que la collectivité entre dans un processus d'autoformation et d'autorégulation de sa formation. Cette démarche intervenante comporte un certain nombre de phases ou de moments particuliers et nécessaires. Nous en avons déjà décrits trois dans l'ordre pédagogique :
- Une valorisation de contenus et d'objectifs éducatifs habituellement délaissés par l'École traditionnelle;
- Une formation par objectifs négociés avec toutes les partenaires sociaux;
- L'implication et la formation de formateurs issus de la collectivité.
La démarche de l'organisme intervenant se situe au niveau de l'animation globale de l'action pour permettre sa prise ·en charge à terme par la collectivité elle-même. Schématiquement on peut distinguer les phases suivantes dans cette démarche.
En instituant dans la collectivité des structures qui analysent la demande de formation et les attentes de la collectivité à l'égard de l'éducation des adultes, ,les "intervenants" créent les conditions de prise en charge institutionnelle du processus de formation qu'ils ont largement animé au départ.
Plutôt que de se substituer ·aux intéressés et, ou, à la collectivité, l'organisme intervenant leur apporte des moyens, des méthodes, des supports pour construire leur propre réponse éducative qui correspond à leur véritable besoin de formation.
De même, en proposant la création d'une instance politique responsable de l'action et représentative des forces sociales de la collectivité (pouvoirs publics - employeurs - salariés - administrations - associations d'usagers des diverses institutions locales, etc.), les intervenants prennent la distance institutionnelle nécessaire à l'autonomisation de l'action.
Ce faisant, ils développent la formation là où se trouvent les problèmes concrets de formation c'est-à-dire dans les structures de production (usines) et de fonctionnement de la vie sociale de la collectivité. La formation est rapprochée et articulée sur les besoins réels des hommes au travail, proche de la vie quotidienne de chacun.
Cette liaison entre la formation et les situations de travail s'inscrit en faux contre les tentatives pour reléguer l'éducation du côté des loisirs. Il y a peu de chance pour qu'à long terme (an 2000) on voit se renverser cette tendance. Les réponses éducatives collectives devront sans cesse se rapprocher des structures de production et de développement de la vie économique et non s'en éloigner comme voudrait le faire tout le courant actuel de commercialisation des loisirs dits "éducatifs" (Clubs de loisirs - voyages - etc.).
Les actions de formation collective, dans la mesure où elles préfigurent ce que pourrait être le début d'une Éducation Permanente refusent de sous traiter la formation à des institutions spécialisées et séparées du reste de la vie. Elles proposent d'intégrer la formation aux structures de production et de communication, en prenant les problèmes et l'expérience immédiate de chacun comme support à l'apprentissage.
Ce principe on le voit va à l'encontre de la création et de la formation d'un corps spécialisé de formateurs professionnels. Les formateurs sont ceux qui savent plus, là où ils se trouvent., Seuls pourraient subsister des "formateurs concepteurs" de haut niveau qui interviendraient pour coordonner des actions, concevoir de nouveaux systèmes, former des agents formateurs dans la collectivité.
La mise 'en place d'une formation collective ne se réduit donc pas à une modification de la pédagogie : elle implique nécessairement des transformations structurelles profondes. Transformation des structures éducatives certes, mais aussi et surtout transformation des structures de production et de communication pour permettre à l'encadrement de jouer son rôle éducatif et de faire démarrer la formation permanente.
Facteur de progrès collectif, la formation collective dépasse très largement l'objectif de développement de quelques personnes aussi bien choisies fussent-elles. Elle relève donc de choix politiques globaux tant au niveau régional que national et assurément supranational en l'an 2000.
II- Formation collective et projet d'éducation permanente
Én quoi 1es actions actuelles de formation collective apportent-elles des "réponses" pour un projet d'Éducation Permanente? Comment dès lors dépasser le stade d'une formation continue des adultes? Quelles incidences sur le système éducatif global font peser ces transformations partielles?
Premier indicateur
Dès l'instant où elle s'adresse à des adultes vivant dans une collectivité socialement et historiquement structurée, ,la formation est l'affaire de tous. C'est une "chose politique". Elle ne peut plus rester entre les mains de quelques spécialistes techniques et administratifs, elle déborde les cadres scolaires institués pour la formation des jeunes, elle pose des questions aux producteurs, aux consommateurs, aux élus, aux dirigeants. Un projet essentiellement politique, doit être concerté entre les forces sociales et économiques de l'ensemble de la collectivité. Dès l'instant où le nombre des formés atteint une certaine masse critique (10 % de la population active semble-t-on pouvoir dire aujourd'hui), le reste de la collectivité est conduit à réagir aux ·effets directs et indirects de la formation. Un processus de feed-back, d'écho, se produit, qui touche tout le corps social.
Deuxième indicateur
L'analyse de la demande collective et individuelle de formation permet d'ajuster au plus près les réponses pédagogiques et de les faire évoluer avec les progressions des formés (processus d'autorégulation du système). La formation collective, par la dynamique même qu'elle crée, accroît considérablement l'utilisation et la valorisation des connaissances ou des méthodes acquises. Dans la mesure où le formé n'est plus isolé mais vit dans un groupe lui-même en formation, la déperdition des connaissances, handicap majeur du système scolaire traditionnel appliqué aux adultes, se trouve réduite au minimum. Parce qu'elle s'appuie sur tout ce qui constitue l'univers familier des formés, la formation collective n'introduit pas de coupure entre l'école et la vie.
L'apprentissage est en prise directe sur la vie quotidienne du formé et sur l'histoire 'et le présent de la collectivité. Réponse collective à des besoins collectifs, elle ne sacrifie cependant pas le développement de l'individu, elle ne gomme pas les différences et les particularités des hommes. Elle fonctionne comme une sorte de "clinique du savoir" et du développement en cherchant à proposer pour chacun des itinéraires de formation spécifiques en accord avec le projet éducatif de la collectivité; bref elle diversifie sans diviser ni sélectionner.
Troisième indicateur
Au niveau d'une petite région, la formation collective engage un processus de formation qui risque de se heurter aux structures bloquées du marché de l'emploi, du moins de mettre en difficultés les capacités d'absorption et de mobilité du marché local de l'emploi. Des déséquilibres graves risquent d'apparaître si l'action de formation ne s'accompagne pas d'un effort important des pouvoirs publics pour satisfaire l'accroissement global des qualifications. Même si on laisse de côté le problème des attestations de capacité (ou autres formes de diplômes), on ne peut ignorer la question des issues de la formation. Nous rejoignons ici les conclusions du premier chapitre sur l'impact politique de l'action de formation collective.
Quatrième indicateur
La formation collective tend à ne plus séparer, pour les traiter isolément, la formation technique et la formation générale. Elle développe au contraire ce que l'on peut appeler une "formation technique-générale" qui utilise 'largement les objets techniques de l'environnement immédiat et familier des formés. La formation est conçue comme un tout sans reproduire les stériles distinctions scolaires entre "matières". Ce faisant on évite que la formation devienne une simple adaptation à un poste de travail, et on fait en sorte qu'elle porte en germe les possibilités de développement ultérieur généralisé du formé, donc la possibilité d'une éducation permanente.
Cinquième indicateur
La diversification et le développement des activités techniques et économiques transforment les fonctions professionnelles et créent des métiers nouveaux dont la maîtrise échappe totalement aux enseignants des écoles techniques traditionnelles. L'accumulation de connaissances inutiles, l'apport de bases scientifiques tronquées et enseignées sur un mode dogmatique, bloque le développement de l'apprentissage du formésal1s pour autant lui permettre de transférer sur des opérations concrètes, le contenu de son nouveau savoir.
En évitant ces obstacles de l'enseignement technique traditionnel, la formation collective cherche à promouvoir de nouvelles formes d'actions éducatives qui tiennent compte des contraintes technologiques mais aussi des conditions socio-économiques propres à la collectivité qui se forme. En ce sens, elle représente une étape importante dans le nécessaire processus de déscolarisation de la formation des adultes, étape indispensable au "décollage" de l'Éducation Permanente.
Sixième indicateur
Les actions de formation collective apportent indirectement un dépassement des systèmes de formation professionnelle des adultes (FPA et assimilés). Sans revenir sur les mérites historiques de ces systèmes de formation professionnelle instaurés il y a plus de vingt ans et destinés notamment à assurer la relance économique des pays européens dévastés par la deuxième guerre mondiale, force est cependant d'observer que ce type de "réponses pédagogiques" se trouvent aujourd'hui largement insuffisantes.
En effet, fondées sur une psychologie de l'apprentissage scientifique périmée, les progressions pédagogiques permettent difficilement aux adultes de s'engager dans un processus d'éducation permanente, à partir des conditions concrètes et familières de travail et de vie dans lesquelles ils se trouvent insérés. Déterminée une fois pour toute par la rationalité formelle des définitions de postes, cette formation engendre une organisation rigide de l'entreprise, freine la mobilité et la promotion collective, n'utilise pas le potentiel formatif des agents déjà au travail (ingénieurs - techniciens - divers cadres ) et constitue ce faisant un appareil de formation lourd n'apportant que des réponses partielles et bureaucratiques aux problèmes du développement des ressources humaines d'un pays.
Au contraire, les actions de formation collectives cherchent à réduire les distorsions que font naître les séparations scolaires entre formation professionnelle et formation générale technique. De telles stratégies de développement visent à intégrer dans un même mouvement éducatif les diverses composantes de la formation actuellement éclatées dans des "disciplines" découpées arbitrairement. Un tel décloisonnement permet de jeter les bases pour élaborer d'autres systèmes de formation conçus globalement à partir de l'analyse spécifique de situations socio-économiques et culturelles globales.
Une conséquence notable découle de cette pratique novatrice : l'Éducation Nationale, en tant qu'instance administrative étatique centralisée, n'a plus le monopole des actions éducatives, ce qui lui permet de se transformer face au questionnement auquel elle se trouve exposée.
Septième indicateur
Les "utilisateurs" de la formation (entreprises, organisations, associations, groupements divers), les formateurs et les formés sont associés à l'évaluation permanente de l'action. Cette évaluation est conçue bien moins comme une sanction des études mais plutôt comme un processus permanent d'orientation et d'ajustement aux objectifs de l'action. Qu'il s'agisse des objectifs généraux et collectifs de l'action ou des objectifs particuliers et individuels de chaque formé et formateur.
De même que le contrôle de l'apprentissage constitue l'acte éducatif par excellence, le moment où se fait l'acquisition authentique du savoir c'est-à-dire son appropriation individuelle et collective, de même le contrôle général de l'action permet à la collectivité d'en maîtriser les effets sur elle-même et pour elle-même, en accord avec ses choix politiques et pédagogiques les plus fondamentaux.
Ces acquis de la formation collective que nous avons préféré présenter ci-dessus comme les "indicateurs" d'une démarche éducative radicalement différente de celles utilisées jusqu'à présent par les systèmes scolaires, ne constituent pas pour autant les normes idéales de toute action éducative d'une collectivité. Ces réformes profondes ne vont pas sans échecs ni sans obstacles. Nous avons voulu faire une "lecture prospective" des faits porteurs d'avenir qu'elles semblaient contenir. Peut-être les praticiens eux-mêmes n'y retrouveront-ils pas leurs intentions intimes, impliqués qu'ils sont dans le quotidien de l'action? Peu importe; l'essentiel c'est de recueillir à cette occasion un matériau qui féconde les recherches, plutôt qu'une photographie nécessairement fixée sur le court terme.
III- Ce que pourrait être une Éducation Permanente pour une collectivité régionale
Caractéristiques institutionnelles et pédagogiques d'un projet à long terme
Nous tentons ici, à partir des deux analyses précédentes, d'esquisser une image prospective de ce que pourrait être une Éducation Permanente pour une collectivité régionale de l'an 2000. Il va sans dire qu'une telle tentative fait abstraction des contraintes de tous ordres et notamment technologiques qui interdiraient à ce projet toute plausibilité. Nous examinerons les conditions historiques de mise en œuvre, dans le chapitre suivant : la phase de transition vers l'Éducation Permanente.
Rendre toutes les institutions éducatrices
La formule-mère qui donne au projet sa cohérence interne pourrait s'énoncer ainsi : faire en sorte que toutes les institutions - au sens le plus large du terme - soient éducatrices et qu'il n'y ait plus besoin "d'École" au sens actuel du terme. Des "organismes intervenants" coordonneraient les objectifs pédagogiques et la formation de quelques formateurs-concepteurs, ceci au niveau régional. Ces organismes constitueraient des sortes de "cliniques du savoir" où chacun - individu et organisation - trouverait des réponses spécifiques. aux problèmes de formation qu'il rencontre afin de les traiter sur place dans les structures qui les ont fait naître.
Dire que toutes les institutions devront être éducatives peut paraître un paradoxe ou une régression par rapport aux acquis actuels de l'éducation. En effet, si par exemple la famille conjugale, institution de base du système social occidental actuel, est "éducative", elle l'est par défaut en quelque sorte, et faute de mieux. Le rôle éducatif de la famille ne peut être nié, il reste cependant le plus souvent implicite, s'appuyant sur les soi-disant "règles" d'élevage des enfants héritées de la tradition. A aucun moment la famille n'est pensée ni vécue comme une structure d'action éducative au même titre que l'École actuelle, ou d'autres collectivités d'enfants (colonies de vacances - centres de rééducation, etc.). Les rares initiatives de formation de parents (cf. le mouvement de l'École des parents par exemple) restent notablement imprégnées des modèles scolaires et tendent la plupart du temps à transformer les parents en parfaits "maîtres" comme si c'était là le seul mode d'intervention éducatif.
De la même façon on peut dire qu'aujourd'hui l'entreprise est éducative dans le sens étroit où elle apporte à ses membres une expérience unique pour chacun d'eux du travail collectif et de ses contraintes quotidiennes.
S'il est vrai que c'est l'expérience qui seule est formative, il reste cependant à savoir ce que l'on fait de cette "expérience". Dans la plupart des cas, cet acquis n'est jamais exploité pour le développement des personnes et des groupes sociaux, tout au plus sert-il de base à une éventuelle promotion de qualification professionnelle et technique.
Nous pensons que l'entreprise constitue un lieu privilégié pour le développement des "ressources humaines". Comme elle transforme des matières ou des biens, l'entreprise devra "transformer" les personnes et les groupes qui la composent. Au-delà d'un simple impératif humaniste, cela deviendra un impératif économique fondamental des unités de production de biens, de services, de "personnes formées". La famille, l'entreprise, ne constituent pas les seuls lieux privilégiés de formation. Tous les secteurs des services et des communications qui vont se développer massivement d'ici trente années seront autant de structures où la formation devra s'exercer "naturellement".
Afin de préciser, dans la mesure où une telle vision se prête aux précisions, ce que pourrait être une entreprise où l'éducation permanente serait passée dans les faits quotidiens au même titre que la production, nous esquissons les grands traits d'un système d'éducation permanente appliqué à l'entreprise industrielle.
L'entreprise et l'éducation permanente
Les principes d'action qui pourraient orienter la mise en place d'un système d'Éducation Permanente intégré à l'entreprise sont les suivants:
- Les problèmes de formation doivent être traités le plus près possible de l'endroit où ils se posent, au sein même des structures de production, d'autorité et de communication de l'entreprise.
- Les formateurs sont des agents de l'entreprise : (ateliers, services, usines, département, comité d'entreprise, délégués syndicaux, etc .). Ceux qui savent enseignent à ceux qui savent moins.
C'est la collectivité qui définit les objectifs, les moyens de les atteindre et prend en charge l'étude, la réalisation et l'évaluation des actions de formation. C'est là une condition du développement qualitatif global de cette collectivité-entreprise. Le recours à la sous-traitance des problèmes de formation auprès d'un organisme extérieur à l'entreprise, la "décharge" certes de ce souci, mais ne permettra jamais le développement qualitatif et quantitatif des "ressources humaines" de l'entreprise.
Ainsi articulée sur la vie économique de l"entreprise, la formation sera nécessairement plus efficace car elle opérera une jonction entre théorie et pratique. Les membres de l'entreprise connaissent mieux que toute personne extérieure les installations, les machines, les processus, les structures, les hommes et les problèmes. Ils pourront donc ancrer la formation sur la vie quotidienne de l'entreprise, secteur par secteur, et cet appui méthodologique connu des formés facilitera énormément l'apprentissage des notions scientifiques et techniques plus abstraites. Ainsi, une pédagogie active fondée sur le "centre d'intérêt" pourra être mise en œuvre sans reproduire une "école dans l'usine".
Cette prise en charge totale des activités de formation par la collectivité-entreprise aura inévitablement des répercussions sur les structures de l'organisation. La formation ainsi conçue ne se limitera pas à la seille transmission de connaissances. Elle posera des problèmes liés aux fonctions et à la répartition de l'autorité dans l'entreprise, c'est-à-dire à la division technique et sociale du travail instituée par le pouvoir économique dominant. Elle posera le problème central de la nature des obstacles ou des facteurs organisationnels susceptibles d'accélérer le développement des actions éducatives. En effet l'application de la formation reçue ne dépend pas seulement de la compréhension ou de l'aptitude à la mémorisation du formé: le style de commandement de la hiérarchie, le système de relations et de circulation de l'information, la nature des responsabilités attachées à la fonction du formé, vont jouer un rôle déterminant dans le blocage ou l'accélération du processus formatif. Ce projet global d'intégration de la formation dans les structures et les objectifs de l'entreprise renvoie donc à tout le fonctionnement de l'organisation industrielle, qu'il contribuera à transformer notablement.
Signalons enfin que ce développement des activités éducatives dans l'entreprise ne devra pas toutefois s'effectuer dans un univers clos. Par ailleurs l'organisme régional d'intervention dont nous avons précédemment parlé pourra faciliter cette prise en charge de la formation par l'entreprise. Il ne jouera cependant qu'un rôle indirect de facilitateur au niveau structurel et de formation pédagogique de l'encadrement de l'entreprise. Ce faisant il ne «"plaquera" pas des solutions toutes faites et il ne se substituera pas aux responsables de l'entreprise mais les placera face à leurs impératifs de développements éducatifs de tout le collectif des travailleurs.
A l'image de l'entreprise, d'autres organisations ou associations pourraient inclure dans leurs structures propres des actions de formation permanente de leurs membres ou adhérents. S'agissant des associations volontaires à buts éducatifs spécifiques ― au sens large ― elles pourraient être aidées financièrement et sur le plan pédagogique par des "caisses" ad hoc et par le centre d'intervention-animation local et régional.
De même les instances politiques locales, comme les municipalités communales ou les associations intercommunales devront également proposer de la formation à leurs administrés. Ce qui ne manquera pas de développer la participation de tous à la vie de la cité. Ainsi tout le tissu social de la région sera traversé par des actions et des possibilités multiples de formation. Compte tenu des moyens techniques très développés, les contenus de formation seront très largement ouverts et diversifiés à l'infini.
A imaginer ce projet idéal de formation permanente au niveau régional une question se pose avec acuité : toute institution à but uniquement éducatif et comportant un corps de fonctionnaires professionnels ― comment nommer les futurs enseignants ? ― de l'éducation sera-t-elle inutile ?
Théoriquement pour les adultes la réponse ne peut être qu'affirmative. Pour les enfants l'affirmation devient question. Même s'il semble possible de faire passer au maximum l'école dans la vie économique et culturelle ― sous forme "d'usine-école" par exemple ―, il devra cependant subsister un lieu, où se fera le regroupement des formations éclatées selon les divers centres d'intérêts pédagogiques. Ce lieu devra se garantir contre une institutionnalisation qui accentuerait le caractère bureaucratique de son action. Une façon de le garantir de ce risque serait d'instituer une rotation obligatoire des formateurs, qui après un certain temps passé à la formation retourneraient "à la production".
Afin de clarifier quelque peu cette description prospective d'une région "traversée" par l'Éducation Permanente, nous avons cherché à préciser ce que pourraient être les objectifs des nouvelles institutions éducatives.
Les objectifs des nouvelles institutions éducatives
Ces institutions devraient bénéficier d'une très grande souplesse administrative permettant :
-de mobiliser tout le potentiel formateur disponible en plus des moyens offerts par l'organisation régionale de l'Éducation Nationale ;
-de libérer l'innovation et la création pédagogique; de s'adapter rapidement à chaque situation socio-économique nouvelle ;
-de préparer des "réponses éducatives" adaptées à chaque nouveau problème de changement économique et social (mutation - reconversion - croissance accélérée - transformations technologiques, etc.).
Au plan pédagogique, on peut retenir les objectifs suivants :
-développer au maximum les préalables scientifiques et les conditions méthodologiques de la formation aux dépens de l'apport de connaissances techniques partiellement inutilisables et de fait, sous-utilisées;
-- développer chez chaque formé la capacité à former ses pairs ou ses subordonnés, en prévoyant une formation pédagogique pour chaque unité de formation instituée, qu'il s'agisse de connaissances aussi bien que d'attitudes (autorité - recherche - aide - animation - coordination – etc.);
-diversifier les méthodes et les supports de la formation directe et de la formation des formateurs en fonction des objectifs spécifiques de chaque action éducative;
-décentraliser et intégrer la gestion dans le processus de formation, de manière à constituer un support pédagogique quotidien et aussi permettant une organisation scolaire souple et ouverte;
-intégrer le contrôle de formation tout au long du processus éducatif et, ce faisant, associer utilisateurs, formateurs et formés à l'évaluation permanente de l'action.
-porter un effort tout particulier à la formation pédagogique des maîtres en instituant un passage (possible ou obligé) de tout ou partie d'entre eux dans des unités de production;
-instituer un système d'unités de valeur capitalisables et substituer ainsi la notion d'objectif à celle de diplôme.
Ces institutions éducatives simples ou intégrées à d'autres institutions à but non directement éducatif rempliraient cinq fonctions principales :
- la formation directe: individuelle ou collective en réponse à tous les besoins en formation mis en évidence par les actions de développement.
- l'intervention formative auprès des entreprises et de toutes organisations socio-économiques engagées dans les processus de développement et de création de valeurs sociales et culturelles ; il s'agira de faciliter la mise en place de systèmes d'éducation permanente au sein de ces diverses organisations (cf. s/chapitre précédent n°1).
- la formation des formateurs en liaison avec une déscolarisation du métier d'enseignant et de formateur.
- l'étude et la recherche dans le champ de l'éducation permanente.
- la production, limitée de documents, supports et média de formation ainsi que la formation de certains producteurs de ces média.
Une telle multiformité de la structure éducative régionale, créerait un véritable continuum éducatif dans l'espace et dans le temps. Le temps de réponse à un problème de formation serait considérablement réduit pas rapport à ce qu'il est encore aujourd'hui. De même il n'y aurait plus de transposition d'un lieu dans un autre les besoins éducatifs trouvent leurs réponses spécifiques sur place.
La réalisation même progressive d'un tel projet aura des conséquences sur les divisions sociales instituées par les systèmes politiques européens quels qu'ils soient. Divisions entre dirigeants et dirigés, entre jeunes et vieux, entre villes et campagnes, entre parents et enfants, hommes et femmes. Dans quel sens agira l'éducation permanente sur ces divisions sociales? Les accentuera-t-elle ou les réduira-t-elle? La réponse à cette question fondamentale ne peut pas être apportée isolément ; elle sera largement surdéterminée par l'évolution des systèmes politiques et économiques européens eux-mêmes.
IV- Hypothèses sur la phase de transition
Comme toute transformation profonde des structures sociales, le projet d'Éducation Permanente tel qu'il s'esquisse à partir des actions actuelles de formation collective, suppose une stratégie de transition, des étapes en vue du changement souhaité. A la lumière des expériences que nous pouvons aujourd'hui observer, il se dégage deux axes d'hypothèses sur lesquels pourrait s'orienter la phase de transition pour la mise en place de l'Éducation Permanente. Le premier axe, externe à l'action éducative, concerne les situations de changement économique et social génératrices de besoins de formation. Le second axe, interne, prend pour appui la dynamique propre des organismes intervenant sur la collectivité en vue de promouvoir des actions d'éducation permanente, à partir du développement déscolarisé de la formation des adultes.
Premier axe:Ancrage du projet d'Éducation Permanente sur les situations de changement économique et social rapide, et plus ou moins brutal (crise).
Quelles que soient les causes du changement (transformations techniques, reconversion industrielle, mutations socio-géographiques d'une zone, sous-qualification, chômage, etc.) il est clair que toute situation de changement est créatrice de besoins nouveaux de formation.
Ce sont ces situations et la dynamique qu'elles provoquent qu'il faut saisir pour "ancrer" des actions spécifiques de formation et les développer par la suite. Il y a là un atout conjoncturel, plus ou moins douloureux et parfois même pas très éloigné de la crise sociale et politique, qu'il convient d'utiliser. avec prudence certes, mais avec fermeté pour commencer des actions éducatives que l'on prolongera et que l'on étendra ensuite à une formation généralisée de la région.
Deuxième axe : Prendre appui sur la dynamique propre des organismes d'intervention éducative, la développer sur le plan pédagogique et l'accompagner d'une aide financière pertinente.
Nous l'avons vu précédemment, ces organismes ― dont il n'existe que peu d'exemples aujourd'hui ― travaillent à créer de nouvelles "réponses éducatives" cohérentes avec les objectifs de l'Éducation Permanente. Ils interviennent dans les diverses structures de la région pour animer et démultiplier des actions de formation de manière à rendre les collectivités capables de prendre en charge les actions et de les développer. Peu à peu, ces interventions mobilisent des énergies, augmentent le potentiel formatif de la collectivité et ainsi créent une sorte de "force de frappe éducative" qui peut elle-même, à son tour, être un foyer de développement de la formation permanente.
Cette forme nouvelle d'activité intervenante suppose un fort potentiel en formateurs de hauts niveaux, une très grande souplesse de gestion, conditions nécessaires à la mobilité et la disponibilité des personnes et des structures intervenantes.
Signalons enfin un aspect du problème sous-jacent tout au long de l'analyse et qu'il convient de pointer ici : la nécessaire décentralisation institutionnelle qu'appelle la mise en place d'un projet d'Éducation Permanente devra être attentive aux risques d'éclatement et de démantèlement excessif d'un système éducatif qui devra conserver une cohérence non plus au niveau institutionnel ― dans ce domaine l'autonomie des institutions ne sera jamais trop forte ― mais plutôt au niveau des objectifs généraux de l'éducation par rapport aux objectifs politiques et économiques des régions et des structures nationales et supranationales.
Nous retrouvons là, par le biais de la phase de transition, le problème des choix politiques favorables ou opposés au projet politique que comporte l'Éducation Permanente:
Les peuples de l'Europe donneront-ils à l'Éducation Permanente sa chance ? A ceux qui feront l'histoire de ces trente prochaines années de répondre.
CRITIQUE DE CE RAPPORT AU CONSEIL DE L'EUROPE
Image perçue ou réalité construite?
La question que doit poser une lecture critique des premières pages du rapport ci-dessus concerne la méthode même adoptée, que l'on peut schématiquement ressaisir ainsi :
1- Observons, dans les pratiques pédagogiques novatrices que mène un Centre de formation d'adultes qui bénéficie d'une relative et provisoire autonomie par rapport aux normes de l'appareil éducatif national, ce qui pourrait constituer des faits porteurs d'avenir, ou encore des tendances lourdes susceptibles de contribuer à l'élaboration d'une image de l'Éducation pour l'Europe de l'an 2000.
2- Caractérisons et amplifions ces faits aux plans pédagogiques et institutionnels pour bâtir, en nous dégageant de toutes contraintes historiques, un système idéal pour le long terme, une hypothèse de société éducative, un projet abstrait qui ne soit pas orienté par les déterminismes techniques et politiques contemporains.
3- Revenons ensuite à l'état actuel, pour regarder en arrière et mesurer la distance à franchir du modèle idéal à la réalité d'aujourd'hui. Concevons enfin une stratégie de transition pour transformer les systèmes en place, en définissant des orientations politiques appuyées par des moyens techniques à court et moyen terme (par exemple des expériences pilotes qui vont préparer de profondes réformes ... ).
Dès la première phase de cette démarche, ce qui est mis entre parenthèse c'est la nécessaire interrogation, de nature épistémologique, qui devrait accompagner toute interprétation de la réalité actuelle des innovations pédagogiques que l'on établit ici comme fondements de l'analyse. Il ne suffit pas de souligner les risques que comporte ce choix méthodologique, il conviendrait d'esquisser des réponses aux questions suivantes :
- qu'est-ce qui permet de définir ces innovations pédagogiques comme spécifiques et fondamentales pour l'avenir de l'éducation permanente ?
- au nom de quoi affirme-t-on que cette expérience de formation collective est 'nouvelle', et, à supposer qu'elle le fût, cet attribut suffit-il à la rendre exemplaire?
- si l'on prend pour hypothèse de travail que cette formation collective "contient à la fois la critique et le dépassement des formations individuelles traditionnelles", de quel dépassement parle-t-on ? Du dépassement linéaire et pragmatique que nous connaissons dans les formations sociales néocapitalistes et concurrentielles (du type "OMO dépasse PERSIL car OMO lave plus blanc"), ou bien du dépassement dialectique et en spirale qui suppose un triple mouvement de dévoilement des contradictions de l'action immédiate, de sa négation dans la praxis et de son approfondissement dans une nouvelle totalité elle-même contradictoire et en mouvement?
Dès l'instant où l'on ne tient pas compte de ce mode de questionnement on a peu de chance d'échapper à un discours tautologique du genre : "cette formation est significativement différente parce que j'énonce, à la suite de ses promoteurs, qu'elle présente des différences significatives" ! Or, même si l'on accorde un contenu pertinent à ces différences, on aura cependant à s'interroger sur la validité d'une démarche qui immobilise dans l'espace et dans le temps cette action pour en tirer formellement les "leçons".
Car, en isolant arbitrairement ces faits éducatifs, pourtant situés dans une structure sociale bien particulière et relevant d'une histoire singulière, on s'en tient à une lecture empirique et pragmatique de ces innovations. Ce faisant on ne procède pas autrement que l'idéologie scolaire dominante qui distingue et sépare l'école des "expériences pédagogiques nouvelles" qu'on estime certes nécessaires mais "qui se révèlent parfois dangereuses" ... En désignant selon la terminologie même de l'appareil éducatif, des "innovations pédagogiques" et en les opposant aux normes de l'école instituée, qui elles seraient universelles ― voire conservatrices ―, on reproduit les schémas des bureaucraties qui gèrent les contradictions de l'école capitaliste en France.
De plus, à aucun moment on ne s'interroge sur les conditions de production de ces innovations ni sur les situations, nécessairement conflictuelles lorsqu'il s'agit de changements relativement importants, qui les ont fait naître. Ainsi on opère une analyse réductrice et tronquée du changement social. Plus précisément, on prétend se passer de l'outillage théorique qui permettrait un début d'analyse moins idéologique des mécanismes du changement socio-éducatif. Bref, on s'en tient à la surface des phénomènes. En croyant "coller à la réalité concrète", on en reste à une description empirique, qui n'est pas autre chose que le discours des formateurs que l'on donne pour la "réalité" des pratiques pédagogiques dites novatrices. Poser d'emblée telles pratiques, de tel organisme particulier, comme ayant potentiellement une valeur générale, c'est affirmer implicitement que les « agents d'innovation » qui animent la formation collective peuvent se dégager des déterminations institutionnelles de leur action ― notamment de la demande d'innovation et de la pression des contrôles qui "régulent" aujourd'hui le changement institutionnalisé ― pour produire là les germes d'une école future.
Or les interventions du CFI, comme celles de tout autre organisme de même nature chargé de "provoquer de l'innovation" ― voire d'en parler plus que d'en produire ― ne peuvent être analysées en elles-mêmes, mais seulement en rapport avec le système institutionnel qui les a fait naître, les contrôle et les utilise pour sa propre conservation.
Ainsi, on ne peut raisonnablement parler de "différences significatives" à propos des pratiques de "formation par objectifs négociés par tous les partenaires sociaux" que si l'on les situe après les échecs politiques et pédagogiques des formations professionnelles mises en place en France pour résoudre les crises économiques et sociales issues de la reconversion de secteurs entiers de l'économie nationale (par exemple, la crise du charbon dans les années soixante).
Tout porte alors à penser que les réponses éducatives de ce type apportées à des situations particulières, n'ont de signification que limitée à l'histoire même de telle crise économique et ne lui survivront sans doute pas. De la même manière, l'idéologie de la participation rapportée ici à "la négociation des objectifs de formation par tous les partenaires sociaux", ne constitue pas un fait porteur d'avenir mais plutôt une réponse tactique destinée à canaliser la montée des aspirations politiques de nature autogestionnaires du mouvement de Mai 1968, par exemple. Y voir la naissance d'une nouvelle orientation pédagogique, c'est finalement s'en tenir aux effets de surface et non aux causes réelles de ce qui surdétermine cette situation éducative particulière. Le langage utilisé dans la démarche prospective qui nous est proposée relève davantage du vocabulaire mondain de la participation que de concepts qui chercheraient à rendre compte de façon plus scientifique de ce système éducatif, de son mode de formation et de transformation.
De tels présupposés conduisent par ailleurs à d'autres conséquences de nature méthodologique qui limitent notablement la pertinence des schémas prospectifs auxquels l'étude aboutit. En effet, l'analyse qui est faite des innovations instituées par cette formation collective s'attache à évaluer les résultats acquis à travers ce qu'en disent les formateurs et les responsables du projet pédagogique et eux seuls. Or, tout porte à penser que les acteurs de la formation ― les formés et leurs divers groupes d'appartenance ― tiennent un tout autre discours sur le caractère novateur de l'action. Une autre démarche consisterait déjà à enregistrer ces discours différents pour les verser aux autres matériaux analytiques rassemblés sur l'expérience. Mais sans doute estime-t-on que les formés ― ces analyseurs potentiels ― ne constituent pas une référence scientifique sérieuse pour écrire l'avenir de l'éducation permanente ...
A s'en tenir au simple niveau de la collecte des matériaux bruts pour l'analyse, on ne peut ici que s'étonner du parti pris délibéré de restreindre le recueil d'informations aux seuls discours des responsables de la formation. Avec de telles hypothèses de départ on ne peut guère espérer aboutir à autre chose qu'à la synthèse des opinions, sans aucun doute intéressantes, mais qui restent des opinions, du groupe limité des formateurs impliqués dans l'action.
Amalgame
Dans la seconde partie du rapport, on cherche à caractériser les faits "porteurs d'avenir et à les placer sur une orbite prospective". Cette phase de la démarche contient un tel degré d'amalgame et de généralisation qu:on n'y retrouve plus trace de la formation collective dont on était parti dans le chapitre précédent. Certes, il est toujours possible de généraliser mais à condition de montrer comment l'on passe de l'étape 1 à l'étape 2. Mieux encore, d'expliciter clairement les hypothèses de travail qui permettent d'opérer cette sorte de décollage de l'objet d'analyse désigné à l'origine comme le point d'appui central de la recherche.
Ce qui est désigné comme les "indicateurs" majeurs du dépassement de la formation collective dans un projet, relève de deux ordres de phénomènes qui sont abusivement amalgamés. Le premier ordre de phénomènes concerne les rapports du politique et de l'éducatif dans une formation sociale particulière. C'est le cas de l'indicateur l, si du moins on lui accorde quelque pertinence tant il frise la tautologie. C'est aussi le cas du problème capital de la séparation entre Formation générale et Formation professionnelle et qui permet de saisir ― ou d'évacuer ― la place de l'éducatif dans la division sociale du travail. Les relations entre formation et emploi (troisième indicateur) touchent également à cette même problématique théorique.
Le second ordre de phénomènes relèvent quant à eux des implications politiques que comporte nécessairement toute pratique pédagogique, et a fortiori toute formation d'adultes qui se veut collective.
C'est par exemple le cas de l'évaluation des résultats de la formation. Dire à ce propos que l'évaluation continue de l'action associe les "utilisateurs" des formés au processus de contrôle, voilà qui témoigne à la fois du souci stratégique-conjoncturel des formateurs et de la prudence des employeurs à l'égard d'une expérience pédagogique qui affirme-t-on "ne doit en aucun cas bouleverser le marché de l'emploi ni l'échelle des qualifications". On ne nous dit pas en quoi cette pratique d'évaluation constitue un "acquis pédagogique historique", digne de figurer en bonne place comme "tremplin" de la pensée prospective.
Pas davantage on ne nous indique en quoi cette formation collective constitue "une étape importante dans le nécessaire processus de déscolarisation de la formation des adultes". Cette notion nouvelle et intéressante de déscolarisation émerge-t-elle de la pratique éducative pour faire avancer l'analyse, ou au contraire est-elle importée d'ailleurs ― en l'occurrence des expériences latino-américaines dont Ivan Illich s'est fait le porte parole ― pour orner l'action d'une aura théorique qui lui tiendrait lieu de scientificité?
A confondre dans l'analyse ces deux ordres de réalité, on s'interdit du même coup une lecture critique des rapports de cette pratique éducative avec son mode de production sociale et ses effets idéologiques. Or c'est d'une "lecture analysante" de ce type que pourrait commencer à émerger les déterminations techniques et institutionnelles des pratiques éducatives en vue d'esquisser les conditions de leur dépassement à la fois topologique et historique.
L'utopie contre la prospective
La "collectivité régional" est choisie, dans le chapitre III, comme unité de lieu pour la projection d'une "image prospective de ce que pourrait être une Éducation Permanente en l'an 2000". Pourquoi la région ? S'agirait-il d'une unité politique privilégiée des sociétés européennes de cette époque? Suppose-t-on une Europe fédérée de régions elles-mêmes fédérées ? La réponse, comme l'absence de réponse sont pourtant lourdes de conséquences. La réflexion prospective évacuerait-elle par ce biais la dimension politique de son projet éducatif, en laissant supposer que la région sera alors libérée de la tutelle de l'État au point d'estimer superflu d'introduire cette "variable" dans son modèle?
On ne saurait cependant échapper à une telle alternative et à tout prendre on aurait souhaité lire ― en restant d'ailleurs en cela très cohérent avec la règle prospective ― un ou plusieurs scénarios qui auraient explicitement pris position au su jet des structures politiques de la région dans l'Europe de l'an 2000.
Car, c'est de la question du rapport du pouvoir éducatif de la région au pouvoir politique central, à savoir l'État, que traite implicitement tout le développement du projet. Qu'il s'agisse de la place de la formation dans l'entreprise, ou des fonctions éducatives que l'on attribue aux nouveaux organismes régionaux d'intervention, tout ce projet ne prend son sens qu'à travers une définition des pratiques politiques et d'un mode particulier de rapports institutionnels. En dehors de ce type d'hypothèses le projet reste lettre morte, il n'a aucune signification, même pas heuristique.
Les objectifs éducatifs que l'on définit ne prendront un contenu significatif qu'à travers une orientation déterminée d'un champ politique énoncé comme possible. L'exploration des rapports dialectiques entre le possible et l'impossible, autrement dit des rapports entre l'histoire et l'utopie, ne devient féconde qu'à la condition de prendre au sérieux la dimension politique du projet. S'il est vrai que cette valorisation du politique en tant que tel appartient à l'histoire, il conviendrait alors de travailler à écrire les conditions de possibilité d'une post-histoire des systèmes de formation et non plus à tenter vainement d'échapper à l'histoire. Nous touchons ici semble-t-il au point aveugle de la démarche prospective : elle ne peut saisir le post-historique, c'est-à-dire intégrer une analyse du développement contradictoire des formations sociales, qu'en réhabilitant l'utopie. Or, tous les courants actuels de la prospective sociale sont trop imprégnés de néo-positivisme et de pragmatisme pour opérer un tel renversement de perspective.
En nous inspirant d'un ouvrage récent d'Henri Lefebvre on pourrait alors dire que, si elle veut dégager une "sortie" possible à la fin des systèmes éducatifs, la pensée sociologique contemporaine doit transformer son mode dogmatique d'élaboration des connaissances pour produire de "l'utopie concrète en acte". Autrement dit, commencer à ne plus séparer le projet d'un autre système, du trajet qui y conduit. Saisir en même temps le couple possible/impossible dans ses rapports conflictuels, pour déceler, dans la praxis, comment "le possible, inhibé, accablé, aliéné, se change en impossible, et inversement (comment) l'impossible se change en possible lorsque la voie s'ouvre et que l'issue se découvre4 ".
De ce point de vue il est vraisemblable que l'analyse du devenir des systèmes de formation a plus à apprendre à l'école de ceux que l'on qualifie péjorativement d'utopistes ― qu'ils se nomment Rabelais, Thomas More, Fourier ou Proudhon ― qu'à rationaliser les phantasmes technocratiques des "futurologues" contemporains.
Il s'agit bien entendu de considérer alors l'utopie comme un outil d'analyse institutionnelle, comme le révélateur de l'image négative et en creux des changements et des maintenances déjà contenus dans les systèmes actuels. Tant il est vrai qu'aujourd'hui plus que jamais il n'y a pas de pensée sans utopie, "pas de lieu sans le lieu autre, sans l'ailleurs et le nulle part. Pas de topie sans u-topie5".
Phase de transition ou phase de liquidation?
La dernière partie du document révèle explicitement le caractère politique et idéologique d'une entreprise que l'on voulait au départ technique et prospective. Si l'Éducation Permanente est ce projet de "transformations profondes des structures sociales" et si l'on envisage une stratégie d'intervention politique pour accéder par étapes aux changements souhaités, pourquoi alors séparer le secteur éducatif des autres secteurs de la pratique sociale?
Ferait-on l'hypothèse que l'Éducation Permanente en tant que sous-système social constitue le moteur des transformations institutionnelles? Nous avons dit au terme de quels artifices méthodologiques et de quelle légèreté scientifique on nous conduisait d'une lecture empirique de l'expérience de formation à son revers idéologique.
Justifierait-on encore la validité de l'analyse en disant que l'on n'élabore pas un projet de système éducatif en soi mais seulement une systématique des transformations de l'éducation. On agirait ce faisant en "expert" méthodologue, en laissant aux "politiques" le soin de choisir en fonction de leurs objectifs propres. Pourquoi alors envisager une phase de transition et exprimer sa volonté "d'ancrer l'Éducation Permanente sur les situations de changement économique et social"? La systématique serait-elle une nouvelle manifestation de l'idéologie scientiste qui rêve d'échapper à la problématique des rapports du politique et de l'éducatif dans la formation des contradictions institutionnelles et des modes de production des rapports sociaux?
De ce point de vue le chapitre IV sur la phase de transition illustre à souhait ce travail de réduction méthodologique et de liquidation du contenu des schémas marxistes sur le passage au socialisme. On retrouve là, vidé de tout son contenu politique et de son efficace dialectique, la problématique marxiste sur la phase de transition vers le socialisme. Qu'on juge plutôt des mots et des choses : à la place. de Révolution socialiste et prolétarienne on lit "Éducation Permanente", ce nouveau contenu du projet révolutionnaire qui ne touche à rien moins "qu'aux divisions sociales instituées par les systèmes politiques : divisions entre dirigeants et dirigés, entre jeunes et vieux, entre villes et campagnes, entre parents et enfants, entre hommes et femmes ". Quel programme pour les éducateurs de l'an 2000 !
On sait que pour Marx la phase de transition comporte un triple mouvement indissoluble d'élargissement et d'approfondissement de la démocratie, de dépérissement de l'État et de dictature du prolétariat. Nous retrouvons ce schéma, certes passablement amoindri par l'idéologie réformiste qui prolonge l'analyse prospective sous la forme de "deux axes d'hypothèse interne et externe de changement". L'amplification des crises comme révélateur des contradictions du mode de production capitaliste et de la domination de la classe bourgeoise devient l'ancrage du projet d'Éducation permanente sur les situations de changement économique et social rapide et plus ou moins brutal". Le rôle décisif et moteur de l'avant-garde prolétarienne mobilisée dans le Parti de la Révolution pour généraliser la crise de l'État bourgeois se trouve ici remplacé par "la dynamique propre des organismes d'intervention éducative", "véritable force de frappe éducative" et "foyer de formation permanente", animés par de super concepteurs-agents-de-changement, nouveaux managers de cette "révolution" silencieuse" qui doit gagner la bataille de l'Éducation Permanente. Du dépérissement de l'État, il en est prudemment question sous la forme restrictive de la "nécessaire décentralisation institutionnelle" et des risques politiques que comporterait (pour qui au juste?) le "démantèlement excessif du système éducatif". Dans ces termes on serait d'ailleurs plus proche de Lassalle que de Marx. Mais ce n'est pas là le fait du hasard.
Conclure cette ardente parade du théâtre prospectif en donnant la parole "aux peuples de l'Europe qui feront l'histoire des trente années", voilà qui parachève le spectacle! A moins que du haut de leurs laboratoires de futurologie, les chercheurs-prophètes n'aient soudain entr'ouvert leur fenêtre pour écouter monter les clameurs de la rue, cette École du Peuple, grande accoucheuse de Révolutions ...
Notes
1. On lira à ce sujet le récent travail d'André Gauron, "La prospective sociale peut elle être une science ?" dans la revue L'Homme et la Société, n°20 – avril-juin 1971.
2. C'est sous ce sigle que nous désignerons dans le texte le Centre de formation en question.
3. Cf. Bloom, Taxonomy of Educational Objectives.David Mc Kay Co New York, 1956, Traduction française de Marcel Lavallée. Éducation Nouvelle - Montréal - 1969.
4. H.Lefebvre, La fin de l'histoire. Minuit, 1970, p.205.
Article publié dans la revue Orientations, n°42, avril 1972, p.85-110.
Réédité dansCritique des systèmes de formation. Anthropos, septembre 1972, p.173-209.
CRITIQUE DE L'ANALYSE SYSTÉMIQUE
DES ACTIONS DE FORMATION
JACQUES GUIGOU
Les promoteurs de la législation sur la formation professionnelle continue semblent aujourd'hui prisonniers de la logique intégrative du système éducatif dont ils cherchaient à rationaliser le fonctionnement, puis le développement. En effet, l'actuel accroissement — certes encore très relatif — du volume d'activités consacrées à la formation des adultes, tant par les entreprises privées que par les organismes publics ou parapublics de formation, entraîne une telle multiplication des structures de gestion et de contrôle qu'on voit se constituer là un nouvel obstacle au développement d'institutions éducatives autonomes et créatrices.
Une autre conséquence de cette logique de l'intégration cumulée des microsystèmes de formation déjà existant ou en voie de création dans des ensembles techno-bureaucratiques plus vastes et plus centralisés, c'est la généralisation d'une volonté des pouvoirs publics et privés de retirer une « efficacité pratique et rapide » des résultats des diverses, actions de formation entreprises.
De toute part et quelle que soit leur place dans la hiérarchie de l'appareil d'État ou dans celle des entreprises, les responsables des politiques de formation professionnelle recherchent des moyens plus rigoureux et plus sûrs de contrôle des effets socio-économiques des investissements éducatifs qu'ils consentent.
Cette poussée de la demande de contrôles tant pédagogiques que techniques et financiers est à analyser en termes d'intégration de la formation professionnelle des forces productives au cœur même du mode de production capitaliste.
Parce qu'elles agissent désormais comme augmentation de la force individuelle de travail et comme adaptation de sa valeur d'usage aux modifications du procès de production, les formations professionnelles habituellement organisées contribuent directement à reproduire, sous couvert de « développement des hommes », l'hégémonie des rapports capitalistes de production.
De ce point de vue, et bien que les divers types de formation des adultes n'occupent pas la même place dans la division sociale du savoir que les universités ou les institutions culturelles, l'hypothèse que formule H.Lefebvre[1] sur l'action décisive et centrale du savoir dans la reproduction des rapports de production se révèle ici largement confirmée.
On ne s'étonnera pas dès lors de voir la recherche pédagogique et sociologique vivement sollicitées de contribuer à élaborer des modèles d'évaluation qui permettent d'accroître la rentabilité technique et sociale des plans de formation[2].
Ce que l'Organisation Scientifique du Travail (OST) et le taylorisme ont empiriquement réussi pour l'essor du capitalisme industriel et concurrentiel, il faut que la « formation continue » le renouvelle dans la phase actuelle du capitalisme monopoliste d'État. Il est vrai que le problème se pose dans une toute autre dimension qu'au début de l'industrialisation, car c'est l'ensemble des fonctions professionnelles, techniques et de gestion qui du haut en bas de la hiérarchie économique sont touchées par les contradictions des processus de la reproduction sociale.Face à l'ampleur du phénomène, les sciences de l'éducation — ou du moins ce que le scientisme ambiant tente d'unifier sous ce vocable — ne sont pas les seules concernées. Elles ont cependant déjà commencées de répondre à cette demande sociale d'évaluation des systèmes de formation selon des approches souvent trop marqués par leur héritage provenant de la psychologie scolaire ou encore issues de leur récent passé psychosociologique. Qu'il s'agisse du behaviorisme, des théories de l'apprentissage, de la dynamique des groupes ou de la sociologie néo-durkheimienne, les sciences de l'éducation se trouvent aujourd'hui singulièrement dépourvues de l'outillage méthodologique et conceptuel face aux exigences opérationnelles de cette demande sociale d'évaluation.
Certes, on peut voir ici ou là se développer des études sur telle ou telle technique d'évaluation[3], qui apportent plus de rigueur dans l'analyse des résultats de la formation. Rarement cependant on s'interroge sur les implications institutionnelles de telles expérimentations ou sur la place de telles méthodes de contrôle dans les rapports entre les objectifs de formation, la demande d'évaluation et la demande des formés.
Qu'il s'agisse de tests de connaissances ou d'aptitudes, d'épreuves de contrôle continu des progressions ou encore d'enquêtes sur les changements individuels et collectifs induits par une action pédagogique, on laisse généralement de côté l'essentiel du mode de formation institué, à savoir la commande d'évaluation comme sous-ensemble solidaire du système hiérarchique de production. Ces composantes structurelles de l'évaluation sont alors masquées par l'impératif « universel et naturel » du contrôle du formé, comme est voilée sous l'exigence d'efficacité et de rationalité, la nature politique de la commande que l'État passe à la recherche sociopédagogique dans ce domaine.
Par rapport au problème ainsi posé : pourquoi et comment évaluer un système de formation, on peut faire appel à deux stratégies de recherche différentes, voire opposées.
L'une, positive, qui prend comme référence théorique ce qu'il est convenu désormais de nommer l'Analyse de Système.
L'autre, négative, qui relève des stratégies de l'intervention socianalytique et qui, par le biais de dispositifs analyseurs cherche à rendre compte dialectique-ment des savoirs sociaux qui naissent de la praxis éducative.
De la première on peut attendre des résultats formalisés selon des modèles plus ou moins opératoires, mais élaborés de façon séparée de la pratique socio-éducative. On peut également, car c'est de là qu'elle est historiquement issue, en attendre des méthodologies de la prise de décisions en matière de politique éducative et de gestion économique des systèmes de formation[4].
De la seconde il ne faut rien attendre de normatif, relevant de l'ordre du modèle ou du système car précisément, l'intervention socianalytique tente d'élaborer une connaissance critique des modèles de formation et d'évaluation.
Dans le cadre de ce présent travail, essentiellement méthodologique, nous chercherons d'abord à caractériser puis à mettre en œuvre la première de ces deux démarches. Dans un second temps, en prenant comme objet d'analyse à la fois les formes et les contenus des résultats de cette première investigation, nous tenterons de bâtir une critique de l'analyse systémique des actions de formation.
Au terme de ces deux démarches nous pensons avoir ainsi défini le champ d'analyse et d'intervention de l'évaluation des systèmes de formation.
I - LA FORMATION COMME SYSTÈME D'ACTION
L'analyse de système, encore nommée théorie générale des systèmes[5], trouve aujourd'hui un certain développement dans le champ des sciences sociales. Elle prétend aboutir à une formalisation très poussée des phénomènes sociaux pris dans leur globalité.
Issue des apports respectifs de sciences aussi « particulières » que la cybernétique, la théorie des jeux, la théorie de l'information, la recherche opérationnelle, la topologie et les mathématiques relationnelles, l'analyse de systèmes s'est peu à peu constituée un langage propre mais qui reste encore très marqué par ses origines logico-mathématiques. Cet attribut que lui confère sa genèse théorique n'est pas sans rapport avec les diverses applications contemporaines de l'analyse de systèmes prise comme une méthodologie générale de l'action et notamment de l'action politique. Ainsi, l'intervention des « analystes de systèmes » est-elle demandée dans des secteurs d'activité très divers : préparation de décisions financières, planification d'opérations techniques et économiques, mise en route d'installations industrielles, de complexes commerciaux, implantation d'organisations, d'administrations, d'institutions internationales, stratégies militaires, logistique des transports, etc.
Une telle approche, que certains qualifient de décisionnelle, peut s'opposer à une autre approche, plus cognitive de l'analyse de systèmes. La première se place délibérément dans le cadre de la commande politique qu'elle reçoit d'un centre de décision en vue de proposer un système d'intervention. La seconde, moins impliquée dans l'objet immédiat de sa recherche, vise à rendre compte du système d'intervention par la détermination de sa position dans les systèmes sociaux et historiques plus vastes dont l'action fait partie[6].
Les systèmes de formation des adultes semblent a priori relever de la catégorie des systèmes d'action ou d'intervention. Sorties d'un centre de décisions politico-économique (entreprise, région, profession, organisation), les actions de formations professionnelles présentent le plus souvent les principales caractéristiques d'un système décisionnel.
Nous en retiendrons cinq :
- la détermination d'un ou plusieurs objectifs à atteindre par le système d'intervention ;
- la définition d'un ensemble de moyens au service des objectifs. Ces moyens pouvant être aussi bien des matériaux, des machines, des hommes, des méthodologies, des « software », ainsi que leurs combinaisons ;
- l'évaluation des coûts et des ressources utilisés par le système ;
- l'élaboration d'un ou plusieurs modèles de fonctionnement et de régulation du système permettant la conduite rationnelle de l'action (programme) ;
- la détermination d'un ou plusieurs critères de choix entre les diverses alternatives, sous forme d'unités d'évaluation du rapport coûts/avantages du système.
Nous examinerons dans la seconde partie critique de cette étude comment une telle nomenclature qui rend valablement compte des mécanismes décisionnels d'un système de formation, ne saurait constituer pour autant une connaissance sociologique pertinente d'un système éducatif donné. Celui-ci, en effet, participe à la fois d'un système décisionnel d'intervention pédagogique et d'un système que nous qualifierons de socio-historique (ou institutionnel), dans la mesure où l'éducation des adultes, dans ses manifestations contemporaines les plus diverses, se trouve placée au cœur des processus de la reproduction sociale.
Une évaluation exhaustive des actions de formation d'adultes ne saurait pourtant sous-estimer la première composante systémique.
Nous étudierons les systèmes de formation, définis comme des systèmes d'intervention, selon les cinq axes d'analyse suivants : l'identification, la finalisation, l'organisation et le fonctionnement, les régulations, l'évolution et la désintégration des systèmes de formation.
A - L'identification d'un système de formation
A la question apparemment première — qu'est-ce qui permet de considérer une ou plusieurs actions de formation comme un système ? — il convient d'en poser une autre, préalable certes, mais d'une telle infinité qu'elle nous détournerait nécessairement de l'étude plus précise que nous cherchons ici à mener. Il s'agit de l'interrogation sur les systèmes eux-mêmes, sur leurs contenus, leur genèse, leurs formes, leurs niveaux. Bref, de revenir sur le débat épistémologique des fondements de l'analyse de systèmes.
D'une lecture des principaux travaux d'analyse systémique, nous retiendrons les critères qui peuvent fournir les bases de l'identification des systèmes d'actions éducatives.
Aux quatre critères généraux d'interaction, de totalité, de finalité, et de reproductibilité dégagés par Ph.Mallein[7], nous ajouterons en ce qui concerne l'objet propre de cette recherche, les critères de fonctionnalité et de sélectivité.
Il importe en effet, pour qui veut établir une évaluation systémique et systématique d'un plan de formation, de connaître précisément la nature et les limites de son action pédagogique autrement qu'au travers des définitions qu'en donne ses responsables et ses acteurs.
Si l'on examine successivement les six critères d'identification ci-dessus et qu'on les applique aux contenus concrets des systèmes de formation, on peut établir des relations intéressantes.
Sans prétendre à l'exhaustivité, cette matrice tente de corréler les données concrètes d'une action de formation d'adultes classées selon trois niveaux d'activités suivants :
-niveau de la relation pédagogique et des processus de formation ;
- niveau de l’organisation de la formation ;
- niveau des groupes sociaux et des institutions concernées par la formation.
et selon les six critères d'identification d'un système suivants : interaction, totalité, finalité, reproductibilité, fonctionnalité, sélectivité.
Ce croisement de données concrètes et de catégories abstraites de l'analyse de système devrait permettre d'identifier les conditions d'émergence d'un ensemble d'actions de formation agencé comme une totalité systémique.
Au regard de cette matrice, on peut faire sur la prédominance respective de chacun des critères, les remarques suivantes :
- Critères d’interaction
II est nécessaire, mais non prédominant, dans la genèse de la formation. Ainsi, on ne peut parler de système là où ne se trouve pas mis en relation des formés, des formateurs, des média pédagogiques, des processus d'apprentissage, des savoirs, des situations d'application de la formation. C'est le niveau élémentaire de la communication pédagogique. Ces relations s'orientent soit vers la transmission de connaissances théoriques dans un temps social spécifique : le temps éducatif plus ou moins séparé des autres temps sociaux (travail, loisirs, déplacements, etc.), soit vers la diffusion d'attitudes, de valeurs, de méthodologies, d'idéologies qui maintiennent le sens des interactions ou les transforment.
Le critère d'interaction joue également à un autre niveau, celui des sous-ensembles sociaux auxquels appartiennent les acteurs de la formation. Ainsi, les rapports entre le groupe demandeur, les institutions pédagogiques, le groupe des formés, les résultats de l'action sur la structure d'origine, constituent un réseau d'échanges dont les effets ne se limitent pas à la seule acquisition de connaissances mais entraînent tout un investissement éducatif qui traverse tout le corps social et le morcelle en autant d'éléments opératoires, distincts, mais en liaison étroite avec l'action de formation.
Ces deux figures d'interactions, isolées parmi d'autres, témoignent de la pertinence de ce premier critère. Néanmoins celui-ci se révèle peu discriminant si l'on cherche à connaître les hiérarchies et l'organisation des relations internes de tel système singulier de formation.
S'agissant par exemple d'une formation technique d'ouvriers professionnels, il importerait de connecter, au delà de la simple interaction de deux éléments du système (les technologies dont procèdent les postes de travail et l'histoire scolaire et professionnelle des formés), la manière dont la hiérarchie de l'entreprise envisage de réorganiser la production après l'action de formation et l'initiative que pourront y déployer les formés.
De cette connexion, réelle ou potentielle, peut en effet découler un nouveau réseau d'interactions qui permettra d'identifier plus précisément l'origine et les limites de ce système singulier de formation.
- Critère de totalité
Il se montre décisif avant la réalisation de l'action, dans la phase d'analyse des besoins, de conception des objectifs et de planification de la formation. Là il contribue activement à fonder la cohérence interne du projet éducatif et à préparer les conditions de la généralisation de l'action. A l'inverse, dans la phase de réalisation de la formation se développe souvent un processus de déconstruction de ce caractère totalisant et intégrateur du projet éducatif, sous les actions négatives de telle ou telle catégorie d'acteurs peu ou pas impliquée dans la phase d'élaboration.
Il peut s'agir aussi bien de sous-groupes de formés, de formateurs, ou encore d'une fraction de la hiérarchie technique[8].
Une totalisation secondaire de l'action peut également intervenir dans la phase d'évaluation et de relance de la formation selon des directions qui n'étaient pas initialement prévues. Dans ce cas, on observe un nouvel équilibre des forces au sein du système ; équilibre composé d'acteurs parfois opposés au projet initial mais qui trouvent dans cette « retotalisation » un lieu d'expression collective de leurs aspirations auparavant minoritaires.
Au niveau institutionnel, l'unification de la formation en système équilibré (ce que l'on peut nommer système transinstitutionnel) est le fait des commanditaires et à travers eux des groupes sociaux ou fractions de classe sociale qui maintiennent l'apparence du consensus institutionnel par une unité systémique de façade.
- Critère de finalité
Critère central pour de nombreux pédagogues qui en font la condition d'efficacité sine qua non de leur action.
Il convient pourtant de distinguer ici les objectifs des acteurs de la formation, objectifs souvent divergents, des objectifs du système lui-même.
Ces derniers ne sont généralement pas explicités par les acteurs de la formation, ni même par les groupes qui constituent son environnement social. Dès lors le critère de finalité n'apparaît comme discriminant qu'au moment où s'affirme un objectif spécifique, différent des objectifs de l'action pédagogique et différent aussi de ceux des divers protagonistes.
Cet objectif systémique organise et conserve à l'ensemble de la formation une orientation déterminée. Ainsi en est-il du système de formation de telle branche professionnelle fédéré autour d'un objectif unique : affirmer la spécificité d'une formation pour conserver en fait le monopole des débouchés de telle catégorie d'emplois considérés comme économiquement stratégiques.
- Critère de reproductibilité
II représente un des critères fondamentaux de cette nomenclature. Une des principales caractéristiques des actions de formationen voie de se constituer en système c'est en effet la capacité à se reproduire.C'est-à-dire la capacité à se maintenir en se transformant.
Il s'agit bien ici « de l'unité de l'invariance et du changement » dont parle Y. Barel à propos des systèmes sociaux.
L'invariance se situe à la fois au niveau des processus pédagogiques et des institutions qui dominent la formation. Les changements interviennent au niveau de l'organisation pédagogique. C'est par exemple le cas des variations du groupe en formation, qui fonctionne soit sur le modèle du groupe-classe de la pédagogie traditionnelle, soit sur les modèles issus de la dynamique des petits groupes.
De la même manière, on peut observer des phénomènes de reproduction dans l'alternance de l'invariance et du changement des modes de gestion de la formation A une gestion très autocratique de l'action par un formateur ou un responsable pédagogique, succède un mode plus participatif, voire une cogestion, qui se sclérose ensuite dans une bureaucratie scolaire bloquant toute innovation.
- Critère de fonctionnalité
En identifiant un système de formation par l'action fonctionnelle qu'il exerce sur ces acteurs ou sur ses structures, on rend plus précis les attributs énoncés par les deux critères précédents de totalité et de finalité.
Outre sa valeur propre, récemment mise en relief par quelques études sociologiques des systèmes d'enseignement[9], le critère de fonctionnalité se combine aux critères de totalité et de finalité pour déterminer le lieu d'intervention du projet éducatif.
Ainsi au niveau de la, relation pédagogique et plus particulièrement en ce qui concerne l'efficacité des processus d'apprentissage, on observe une meilleure performance lorsque l'effort cognitif comporte à la fois une totalité structurale (un corpus, une Gestalt), des objectifs opératoires et une cohérence fonctionnelle dans la progression par rapport à l'état antérieuur des connaissances du formé.
C'est par exemple ce que montrent les résultats des actions d'alphabétisation fonctionnelles menées par l'UNESCO ou encore les études récentes sur les représentations des phénomènes scientifiques et techniques chez les adultes en formation[10] .
C'est toujours ce critère de fonctionnalité que « les méthodes actives » en pédagogie cherchent à valoriser. En s'appuyant sur les adaptations fonctionnelles produites par les processus d'éducation active, les pédagogies par centres d'intérêts développent les capacités des formés à transférer leurs acquis à des tâches qui ne sont pas toujours bien connues pendant la formation.
A l'unifonctionnalité des pédagogies par programmes rigides et prédéterminés s'oppose la multifonctionnalité de ces pédagogies souples par centres d'intérêts qui médiatisent les besoins exprimés en termes utilitaires dans une formation de base ouverte et polyvalente[11].
De la même manière, au niveau organisationnel, le critère de fonctionnalité s'exprime nettement lorsque tel programme de formation professionnelle par exemple recoupe point par point le déroulement de telles opérations de fabrication ou de contrôle d'installations industrielles, sans pour autant s'interroger, ou permettre que les formés s'interrogent sur cette homologie formelle lourde de conséquences pédagogiques. Nous rejoignons ici une des notions clef de l'approche cognitive des systèmes : la notion d'homologie formelle ou d'isomorphisme. (Cf. Bertalanffy, General System theory . 1968).
Il conviendrait alors de recenser les isomorphismes qui, dans l'organisation d'une formation contribuent à renforcer sa fonctionnalité en tant que fonctionnalité systémique. Une simple observation comparative de plusieurs actions de formation permet de dégager les isomorphismes à structures fonctionnelles ci-dessous :
- lois des apprentissages cognitifs et histoire de la connaissance transmise;
- dynamique du groupe en formation et dialectique du « groupe réel » hors formation ;
- activité délirante du désir de savoir et activité fantasmatique du savoir sur le désir ;
- forces instituées de la commande de formation et forces instituantes des aspirations des formés ;
- épreuves ponctuelles de contrôle des connaissances et stratégie globale d'évaluation de la formation ;
- idéologie politique des formateurs et mode d'animation pédagogique ;
- modalités de contrôle du staff des formateurs par le groupe-client et modalités de contrôle du groupe des formés par le staff des formateurs ;
- choix des médias de formation et choix des contenus de formation.
On notera au travers de cette première approche, pourtant fragmentaire, la tendance dangereuse mais difficilement réversible d'une formation à s'intégrer dans une logique systémique propre au jeu des fonctionnalités pédagogiques.
- Critère de sélectivité
Au delà du caractère ‘naturellement sélectif » qu'instaure toute pratique de formation, même et surtout lorsqu'elle se veut « démocratique », c'est à un autre niveau d'analyse que s'appréhende le critère de sélectivité qui permet d'identifier un système d'intervention pédagogique comme tel.
Il s'agit d'une sélectivité objective, non intentionnelle, qui en quelque sorte prédétermine le type de formation à organiser. On pourrait même paradoxalement écrire que la sélectivité préexiste et prépare l'action de formation car elle relève d'un réseau plus complexe d'autres sous-ensembles éducatifs, dont le développement sélectif appelle cette formation particulière qui, une fois en place, viendra à son tour renforcer la sélectivité globale du système de formation des adultes.
Au terme de cette tentative, encore trop grossière à nos yeux, pour identifier un ensemble d'actions de formation comme système socio-éducatif, gardons-nous d'une conclusion résolument maximaliste. Toute formation n'est pas nécessairement un système d'intervention cohérent, même si l'on y trouve la trace d'un ou plusieurs des critères que nous avons successivement analysés.
L'hypothèse minimaliste selon laquelle toute formation tend à s'apparenter à un système d'action pédagogique spécifique et autonome, et à le reproduire sous la dépendance du système social global, semble ici mieux rendre compte de la situation actuelle de l'éducation des adultes en France.
B - La finalisation d'un SYSTEME de formation
A l'inverse des finalités statiques d'ajustement propres aux systèmes biologiques, ou des finalités mécaniques des systèmes physiques, la finalisation d'un système de formation est une activité consciente et déterminée en vue d'atteindre un certain résultat éducatif.
Les problèmes qui se posent aux définisseurs des objectifs de formation sont de nature pédagogique. La plupart des formateurs commencent à prendre conscience de l'importance de ces opérations d'explicitation détaillée des objectifs pédagogiques pour maximiser l'efficacité de leur action.
Les travaux de Bloom[12] sur la taxonomie des objectifs ou encore ceux de Mager[13] sur les procédures de détermination des objectifs tendent à introduire une plus grande rationalité dans les processus d'apprentissage et de développement des capacités intellectuelles ou psychomotrices.
Ce qu'il importe d'analyser dans une approche systémique c'est d'abord le rapport entre les objectifs pédagogiques d'une formation et les finalités implicites, quasi-intentionnelles, du système d'intervention socio-éducatif auquel cette formation participe. C'est ensuite d'évaluer la marge d'incertitude qui subsiste dans le parcours vers le but recherché, dès lors que les formateurs ne maîtrisent pas tous les effets des finalités spécifiques du système dont ils ne sont que des éléments parmi d'autres.
Cette double articulation de la question sur la finalisation nécessite en outre un examen du rapport entre l'intentionnalité des objectifs pédagogiques et la quasi-intentionnalité du système d'intervention. Ce rapport, en effet, détermine l'autonomie de ceux qui définissent des objectifs dans les processus structurels qui orientent le système en tant que tel[14].
Si donc, avec Y.Barel[15] on peut définir la quasi-intentionnalité d'un système d'action comme « les combinaisons possibles d'éléments qui mènent régulièrement vers un résultat déterminé » et, de plus, « qu'il existe des mécanismes permettant aux combinaisons sélectionnées de se perpétuer, de se reproduire », l'on peut aussi avancer que la finalisation d'un système de formation se réalise dans une combinaison des objectifs pédagogiques et des processus socio-éducatifs que la formation déclenche parmi l'ensemble des élément composant le système et son environnement.
Autrement dit, à l'image naïve que se donnent les acteurs de la formation comme sujets conscients et créateurs, porteurs des objectifs pédagogiques, il faut substituer une figure plus complexe de « produits » systémiques et historiques qui constituent la trajectoire et l'orientation finale de l'action.
Ainsi en est-il, par exemple, de ces campagnes de formation du personnel de telle entreprise industrielle aux nouvelles méthodes de traitement automatique des informations financières, qui se fixent comme objectifs de transmettre isolément des connaissances sur les technologies des ordinateurs, sans pour autant s'inquiéter des transformations organisationnelles nécessaires à l'introduction du nouveau système informatique. C'est bien souvent trop tard, alors que la formation est largement engagée, que l'on perçoit les effets contraires du système d'intervention pédagogique. Au lieu de préparer le personnel à une réorganisation fonctionnelle, la formation renforce les anciennes structures de communication de l'entreprise qui précisément entravent l'introduction du nouveau système de gestion financière.
Il est de même de ces formations aux « relations humaines » qui affichent des objectifs résolument « démocratiques » — au sens lewinnien du terme — mais dont le coût, le recrutement, le lieu de réunion en font une institution de cooptation de cadres dont la finalité implicite n'est autre que le renouvellement d'une culture d'élite.
Une évaluation systémique des finalités d'une intervention socio-pédagogique devrait donc s'attacher à bâtir une téléologie des processus qui surdéterminent l'état initial et l'état final de la formation.
C - L'organisation d'un système de formation
Une fois identifiées et finalisées comme systèmes d'intervention éducative, les actions de formation des adultes se trouvent confrontées au problème de leurs fonctionnements organisationnels.
Avec les principaux auteurs de l'analyse de système, nous désignons le fonctionnement d'une organisation sociale comme le moment qui « intègre des unités d'un ordre donné, en unité d'ordre supérieur »[16]. Ou encore, en reprenant l'opposition que A.Touraine établit entre le niveau de la décision politique et le niveau du fonctionnement organisationnel, nous définirons ce dernier comme l'ensemble des opérations qui visent à maintenir l'équilibre du système, dans le cadre des contraintes créées par les décisions politiques selon la rationalité des forces dominantes de l'organisation[17].
C'est notamment au niveau de l'action pédagogique que sont mis en œuvre les moyens d'exécution de la décision politique qui a conçue, puis commandée la formation. L'organisation et la conduite des moyens de formation représentent un secteur clé pour l'équilibre systémique.
Qu'ils soient sommaires ou luxueux, ces moyens en hommes, en temps, en espace, en argent, en machines, en symboles, en documents de tous ordres constituent la base matérielle du système de formation. Leur agencement forme, à ce 'titre, autant de variables de flux qui, à chaque étape de l'action, entrent et sortent du système, commandent ou entravent telle opération, réagissent à telle pression de l'environnement.
On comprend alors combien la connaissance globale du fonctionnement organisationnel de la formation se révèle quasi impossible à saisir pour les divers acteurs du système, mais constitue cependant un facteur décisif de leur avenir, car il s'agit d'une connaissance à la fois pratique et théorique que l'on peut nommer la praxis éducative. L'ignorance sur le fonctionnement organisationnel est l'ignorance centrale du formateur sur la praxis éducative.
Or, dans ce domaine règne aujourd'hui la plus grande des incertitudes et souvent même le pire des aveuglements qui conduisent soit aux demi échecs, soit au fonctionnement routinier des bureaucraties scolaires. Il ne suffit pas de gérer une juxtaposition de moyens disparates de formation ni même leur combinaison dans une situation singulière, il faut surtout maîtriser une histoire. L'histoire concrète et quotidienne de l'intervention éducative, celle de ses acteurs, de sa fonction socio-économique, de ses dysfonctionnements, de ses crises.
Il existe en effet, sinon un décalage, du moins une non correspondance entre le fonctionnement quotidien de la formation et la structure de son organisation, qui pourtant, règle ce fonctionnement quotidien. On peut le comprendre comme un hiatus interne au système qui rend précisément compte de cet autre hiatus non moins important entre le modèle de la formation et sa pratique effective.
Ainsi, le fonctionnement du système inclut-il le fonctionnement du modèle d'organisation de la formation et le fonctionnement pratique quotidien de l'action pédagogique. De leur interaction naît ce que l'on nomme aujourd'hui la méthodologie de l'intervention socio-pédagogique.
A partir de ces combinaisons d'articulations organisationnelles, on peut tenter d'élaborer, en s'aidant de la grille d'analyse de Walliser[18] une représentation du fonctionnement organisationnel d'une formation d'adultes, selon trois niveaux :
- le niveau opérationnel,
- le niveau stratégique,
- le niveau institutionnel.
Si l’on dresse un tableau qui croisse les niveaux d'organisation et les activités socio-pédagogiques, on obtient quelques grandes « fonctions » organisatrices du système de formation.
Retenons ci-dessous les résultats les plus notables de ce tableau.
1- S’agissant du niveau opérationnel
Le croisement du niveau opérationnel et des activités sociopédagogiques infère les opérations suivantes :
- étude des besoins de la population à former ;
- étude et validation de contrôle des résultats ;
- préparation des contenus de formation, des médias, des techniques ;
- mise au point, puis régulation des instruments de gestion et d’animation.
Le croisement du niveau opérationnel et des activités prospectives et d’imagination infère les opérations suivantes :
- élaboration des objectifs généraux et des objectifs opératoires ;
- innovations pédagogiques ;
- entraînement à la créativité des acteurs ;
- transformation des médias en cours de cycle ;
- critique de l’organisation pédagogique ;
- préparation du suivi.
Le croisement du niveau opérationnel et des activités de décision infère les opérations suivantes :
- plan de formation à court et moyen terme ;
- programmation de l’action ;
- direction concrète de la formation ;
- règlement des rapports avec les commanditaires et les « groupes clients » ;
- régulation et évaluation de l’action et de ses acteurs ;
- coordination entre les sous-ensembles de la formation.
Le croisement du niveau opérationnel et des activités d’exécution infère les opération suivantes :
- réalisation du programme ;
- fabrication des moyens pédagogiques et matériels ;
- gestion budgétaire de l’action ;
- entretien des équipements ;
- contrôle des processus d’apprentissage ;
- administration des lieux de formation.
2- S’agissant du niveau stratégique
Le croisement du niveau stratégique et des activités d’information et de connaissance infère les opérations suivantes :
- Analyse de la commande de formation et de son projet éducatif ;
- recueils d’informations sur le système-client et son environnement sociotechnique ;
- Analyse des effets de la formation.
Le croisement du niveau stratégique et des activités prospectives et d’imagination infère les opérations suivantes :
- animation des luttes idéologiques nées de la pratique pédagogique ;
- production des divers modèles issus de la formation ;
- généralisation de l’action à d’autres structures socioéconomiques ;
- conception de nouveaux médias et de nouveaux modèles de formation ;
- recherche de nouveaux débouchés à l’action et de nouvelles ressources.
Le croisement du niveau stratégique et des activités de décisions infère les opérations suivantes :
- régulation des conflits d’objectifs entre les divers acteurs et divers groupes d’acteurs ;
- choix du profil des formateurs et des formés ;
- options sur les coûts et avantages du cycle ;
- détermination des effets à la sortie ;
- liaison formation/emploi et formation/promotion ;
Le croisement du niveau stratégique et des activités d’exécution infère les opération suivantes :
- recrutement et sélection des acteurs ;
formation directe et formation des formateurs ;
- division du travail entre formateurs ;
- utilisation de moyens extérieurs à l’action (sous-traitance) ;
- gestion des stratégies pédagogiques.
3- S’agissant du niveau institutionnel
Le croisement du niveau institutionnel et des activités d’information et de connaissance infère les opérations suivantes :
- élucidation de la demande sociale de formation selon les groupes concernés ;
- analyse des rapports institutionnels dans la formation et à l’extérieur ;
- connaissance des transformations structurelles intervenues ;
- étude des réseaux d’information sur l’action selon les milieux socioprofessionnels.
Le croisement du niveau institutionnel et des activités prospectives et d’imagination infère les opérations suivantes :
- intégration de la gestion scolaire dans l’organisation pédagogique ;
- invariance et changements institutionnels de la formation selon les étapes du cycle et les secousses de ses crises ;
- pédagogie institutionnelle.
Le croisement du niveau institutionnel et des activités de décisions infère les opérations suivantes :
- choix d’une structure pédagogique cohérente avec les objectifs de l’action ;
régulation des crises institutionnelles et maintien du consensus sociopédagogique ;
- inculcation de l’idéologie du groupe-commanditaire.
Le croisement du niveau institutionnel et des activités d’exécution infère les opération suivantes :
- prestations symboliques qui renforcent l’idéologie de la formation (fêtes, sorties, gratifications diverses) ;
- valorisation de l’institué sociopédagogique ;
- évaluation diffuse mais permanente des acteurs selon leur degré d’intégration institutionnelle.
Un tel tableau, qui ne vise pas à l'exhaustivité, donne une image schématique des points forts de l'organisation d'un système de formation.
Il comporte cependant un inconvénient majeur : c'est de présenter une vision statique du fonctionnement systémique, sous forme d'opérations juxtaposées de manière apparemment peu cohérente. Seule une lecture historique de ces diverses opérations permet de dynamiser le système, de lui attribuer sa cohérence interne et sa finalité organisatrice. Or cette histoire est, par définition, unique pour chaque action de formation. C'est là que s'accomplit la praxis éducative singulière que nous avons désignée plus haut comme le moment de la totalisation des trois niveaux d'organisation : niveaux opératoire, stratégique et institutionnel.
Ainsi, chaque action singulière de formation reproduit, selon son histoire propre, les diverses combinaisons systémiques figurant dans ce tableau.
A ce titre, on peut raisonnablement le considérer comme un guide possible d'une planification d'actions de formation qu'on souhaite orienter vers une efficacité systémique. Il peut aussi constituer une sorte de mémorandum d’évaluation d’un plan de formation.
D- La régulation d’un système de formation
Les multiples expérimentations des processus de régulation dans les systèmes physiques ou biologiques ont été codifiés dans une discipline-carrefour : la cybernétique. Depuis une dizaine d'années, on assiste à diverses tentatives — le plus souvent malheureuses parce que bouffies de positivité -— d'application des modèles d'analyse issus de la cybernétique aux ensembles sociaux de plus en plus vastes : groupes, organisations, institutions, États, civilisations.
Notre ambition n'est pas ici de cet ordre à propos de l'objet qui nous occupe.
Des travaux sur la cybernétique sociale, nous retiendrons seulement trois notions clefs qui semblent au mieux rendre compte des, processus de régulation intervenant dans un système de formation. Il s'agit de la notion centrale de rétroaction (ou feedback), et des deux notions connexes d'homéostasie (ou autorégulation) et d'équilibre (ou degré de stabilité).
Deux catégories de feedback de formation
Si l'on prend la notion de feedback dans son acception la plus générale comme l'action en retour d'un ensemble d'informations sur l'état d'un système, on peut considérer une action de formation comme une série de feedback qu'une minorité d'acteurs, détenteurs du maximum d'informations pertinentes pour chaque situation pédagogique donnée, exercent sur la majorité.
Cette minorité n'est pas toujours identique. Elle varie selon la nature des informations et des niveaux d'intervention du feedback. On distinguera deux catégories de feedback destinés à réguler tel ou tel moment de l'action pédagogique :
Le feedback d'apprentissage
Celui qui règle les processus de transmission et de contrôle de l'acquisition des connaissances ou des savoir-faire. Feedback central du système de formation, il n'agit pas de la même manière sur les divers sous-groupes d'acteurs. Ainsi, lorsqu'on a à faire à un groupe d'adultes très attachés au modèle traditionnel d'éducation — notamment à un mode scolaire de transmission des connaissances — le feedback d'apprentissage se vide de ses effets majeurs si c'est un formé qui, même sous le contrôle des formateurs, présente au groupe les connaissances. Il ne trouve généralement pas l'écoute active de ses pairs, qui n'attachent d'importance qu'aux paroles des enseignants institutionnellement désignés comme tels.
De la même manière, l'exposé par un couple formateur-formé d'un travail d'enquête par commissions présentant des modifications aux objectifs de la formation verra ses effets pédagogiques augmenter, si les supérieurs hiérarchiques des formés sont présents, en séance plénière, pour recevoir ce feedback.
Surtout lorsqu'il comporte des éléments d'évaluation, le feedback d'apprentissage constitue un processus majeur de régulation interne d'une situation de. formation. Il a aussi des répercutions extérieures à l'action pédagogique. Par exemple, celles d'agir indirectement sur l'environnement de la formation par le biais de sous-groupes de formés ayant la même appartenance socioprofessionnelle, et qui dans leur situation de travail élargissent l'effet de feedback d'apprentissage aux acteurs non formés.
Le feedback organisationnel
II vise en priorité les procédures et les stratégies d'organisation du système de formation. Il est vrai que certains feedback d'apprentissage peuvent également avoir des effets sur l'organisation pédagogique et par conséquent sur l'organisation systémique. C'est le cas d'une formation de formateurs qui en prenant la pratique professionnelle des membres du groupe comme objet d'analyse, transforme les structures pédagogiques des actions que mènent certains formateurs, selon des orientations directement issues de cette analyse et non de la dynamique propre de chaque action isolée de chacun de ses membres.
On distinguera toutefois le feedback organisationnel du feedback d'apprentissage dans la mesure où le premier contribue directement au contrôle des équilibres structuraux du système de formation ou à leurs modifications.
Ainsi en est-il du feedback que provoque tel responsable hiérarchique d'un groupe de techniciens en formation lorsqu'il introduit dans le programme l'apprentissage d'un nouvel appareillage ou d'un nouveau procédé de fabrication qui nécessite un entraînement pratique supérieur au temps de manipulation en atelier que celui qui avait été initialement prévu. Là, une innovation technique modifie alors très sensiblement l'organisation pédagogique de la formation.
De la même manière, un ensemble d'informations financières (un bilan provisoire des coûts) peut intervenir brutalement dans le cours d'une action etfreiner son développement en ne permettant pas l'achat d'un nouvel équipement ou le recrutement d'un formateur supplémentaire.
C'est aussi le cas du « diagnostic » que tel analyste-consultant, extérieur à la formation, introduit à la demande des formateurs et qui conduit au rétablissement d'un ancien mode de représentation des formés auprès de l'administration scolaire, ou encore à telle transformation de la division du travail entre les formateurs.
Bien qu'en étroite interaction avec le feedback d'apprentissage, on est tenté d'attribuer une sorte d'hégémonie systémique au feedback d'organisation. Ce dernier en effet régule à la fois la pratique pédagogique, le modèle de formation et l'évaluation des rapports entre la pratique et le modèle. Tous les acteurs du système sont sujets ou objets de son action. Ce n'est pas nécessairement vrai du feedback d'apprentissage[19].
Autorégulation et processus d'autocontrôle systémique
Intégrés à la stratégie pédagogique et maîtrisés comme des facteurs de régulation systémique, certains des feedback que nous venons de décrire peuvent être rangés parmi les processus d'autorégulation, dont le système de formation se dote plus ou moins consciemment.
Ce n'est cependant pas le cas de l'ensemble des feedbacks qui relèvent plutôt de processus non intentionnels, quasi automatiques. Deux processus d'autorégulation de ce type jouent un rôle important dans le contrôle stratégique d'un système de formation : les ajustements cycliques des évaluations pédagogiques et les variations de rythme d'apprentissage.
Le caractère cyclique des ajustements que provoquent les évaluations pédagogiques est attesté par la répétition des mécanismes correctifs internes à une formation, puis d'une formation sur l'autre.
A travers les variations des rythmes pédagogiques s'exerce la capacité de la formation à s'autoréguler en fonction des objectifs qu'elle poursuit explicitement ou non. Il y a même plus : ajustements cycliques et variations des rythmes pédagogiques, qui sont des contraintes souvent données de l'extérieur à une action singulière par le système qui la surdétermine, se transforment en dynamismes internes de cette formation. II y a là un phénomène proprement systémique d'autorégulation de la formation par intériorisation des dynamismes externes du système et de son environnement.
Telle était la norme de cette formation de formateurs en milieu industriel qui, bien que réalisée en dehors des contraintes d'horaire et de réglementation propre au travail industriel et donc apparemment libre de fixer son emploi du temps, s'est pourtant déroulée sur un rythme de travail et sur des modes de contrôle en tous points semblables à ceux de l'usine. L'essentiel des enjeux et des luttes de pouvoir dans cette formation s'est cristallisé sur ces deux questions qui ont ainsi « fonctionnées » comme deux variables systémiques d'autorégulation de l'action.
Équilibres régulateurs et degré de stabilité systémique
Décrire la stabilité d'un système de formation peut sembler paradoxal lorsqu'on connaît la fragilité permanente des équilibres pédagogiques par lesquels s'achemine une formation d'adultes.
Il ne peut s'agir ici que des degrés inférieurs de la stabilité systémique. Ce dont rend compte la notion d'équilibres régulateurs d'un minimum de stabilité en deçà duquel toute pratique pédagogique ne peut légitimement se développer.
Pour comprendre les mécanismes des équilibres régulateurs qui ramènent le système de formation vers un état de stabilité permettant au travail pédagogique et organisationnel de s'effectuer, il faut analyser la rationalité pédagogique mise en oeuvre par les responsables de l'action et par ses principaux commanditaires. De cette rationalité et des processus de tous ordres qu'elle déclenche (évaluations, ouverture vers l'extérieur ou fermeture, double hiérarchie, etc.) dépend toute la « machinerie » stabilisatrice de la formation. Comme si la rationalité pédagogique instituée maintenait physiquement le navire-formation sur sa ligne de flottaison et légitimait financièrement son assurance contre les risques de naufrages !
L'action régulatrice de la rationalité pédagogique d'une formation se trouve ainsi renforcée et actualisée dans chaque conflit d'intérêt entre les sous-groupes d'acteurs qui menacent, même faiblement, l'équilibre systémique.
Ce fut le cas dans cette formation de cadres moyens d'administration publique où l'on vit s'affronter les représentants des syndicats ouvriers qui réclamaient aux responsables hiérarchiques des formés l'extension de la formation aux couches inférieures d'agents de l'administration en question. Après s'y être totalement opposé par crainte des conséquences « négatives »d'une formation qui toucherait transversalement tous les agents de leur administration et risquait à ce titre de désorganiser les services, ces mêmes responsables au nom de la rationalité pédagogique de la formation acceptèrent, à condition que chaque couche hiérarchique d'agents fut formée de manière autonome et séparée. Ce qui fut alors donné par certains syndicalistes comme « une victoire du droit de tous à la formation », se révéla bientôt comme un processus d'équilibration du système qui accru sa stabilité éducative et politique.
Comme nous le développerons dans le paragraphe suivant, il ne faudrait pas voir dans cette capacité des systèmes à s'équilibrer une absence de changement, voire un dépérissement. Au contraire, cette apparente stabilité autorégulatrice des systèmes de formation contient des contradictions qui pourraient bien être à la source de leur désagrégation.
Ici se vérifie la définition générale que donne G.Klaus de la stabilité comme processus contradictoire : « Nous pouvons maintenant préciser le concept de cette contradiction interne à l'intérieur d'un système organisé susceptible de conserver, face aux causes externes, sa relative stabilité et cela grâce aux lois qui nous intéressent ici. (...) Les deux termes de cette contradiction sont d'une part l'enchaînement causal : cause — action sur le système — résultats, et, d'autre part, la réaction du résultat sur la cause .(réaction au sens d'action en sens contraire), d'une réduction de l'action de cette cause.La stabilité du système est assurée tant que ces deux tendances opposées constituent une relative unité, ou bien — ce qui est une autre manière d'exprimer le même fait — tant que l'action conjuguée de ces deux tendances opposées est capable de maintenir l'effet du système à l'intérieur de limites déterminées. » [20].
E- l’Évolution et la dÉsintégration des systÈmes de formation
La question des transformations et de la désintégration des systèmes est certainement la plus controversée parce que la plus délicate. Elle met, en effet, en cause jusqu’à la méthodologie de l’analyse systémique. Ce point aveugle de l’approche systémique, certains cybernéticiens ont tenté de l’éclaircir en introduisant dans son langage conceptuel des notions ou des modes opératoires empruntés à d'autres courants de pensée, notamment au matérialisme dialectique.
C'est le cas de la notion de reproduction, dont nous avons pu juger l'utilité à propos de l'identification des systèmes de formation. La notion de contradiction, vidée de son contenu dialectique vient également à la rescousse d'une pensée qui défaille sous le poids mortel de sa positivité.
Mais n'anticipons pas davantage sur une critique que nous conduirons seulement dans la seconde partie de ce travail.
Il nous reste, au terme de cette première approche, à examiner comment l'analyse systémique, avec son corpus de connaissances spécifiques, peut rendre compte de l'évolution et de la désagrégation des systèmes de formation d'adultes.
Nous nous appuierons pour cela sur les deux notions d'entropie négative et de tension de l'environnement systémique. Ces notions semblent les plus adéquates à cet objet, bien que nous nous trouvions ici en présence de phénomènes limites (d'ordre diachronique) qui dépassent très largement ceux que nous avons caractérisés jusqu'ici.
Si l'on considère les divers niveaux de l'action de formation : relationnel, groupal, organisationnel, institutionnel, on désignera comme un processus d'entropie négative (ou encore de désarticulation systémique), toute action ou réaction socio-pédagogique qui contribue à rendre conflictuels les rapports respectifs entre ces différents niveaux, jusqu'à déséquilibrer ou même désagréger le système de formation dans son ensemble.
Autrement dit, compte tenu de l'étroite solidarité entre les niveaux, composants un système, les processus de transformation se déclenchent au moment où apparaissent des décalages successifs entre ces divers niveaux du système. Ces décalages font évoluer l'ensemble des actions de formation vers sa désagrégation lorsqu'ils deviennent des antagonismes profonds entre ce qui fondait au départ la cohérence structurelle du système, précisément la cohérence de ses niveaux d'activité socio-éducative.
Contrairement à ce qu'affirme empiriquement la plupart des responsables de formation, les transformations et la désagrégation de telle action dans tel secteur socio-économique ne sont pas dues à la satisfaction des « besoins réels d'éducation » ou encore à l'obsolescence de certaines connaissances mais plus vraisemblablement à une multiplication rapide et fatale des décalages entre la pratique sociale des acteurs, les objectifs et les structures de formation dans lesquelles ces acteurs se trouvent encore insérés.
Une telle situation d'entropie provient le plus souvent d'une série de tensions dans l'environnement immédiat du système qui en répercutant de manière discontinue leurs effets sur les divers niveaux d'activité éducative, produisent des décalages internes au système puis le désagrègent.
Si la rapidité de la désagrégation du système n'est cependant pas directement fonction de l'intensité des tensions de l'environnement, c'est que les rapports conflictuels entre les niveaux d'activité ne s'établissent pas tous au même rythme. II arrive fréquemment que seuls les niveaux relationnels et groupaux soient affectés, sans que pour autant le processus global de désagrégation s'enclenche.
Des périodes de latence, de maturation des conflits peuvent même, pendant un certain temps, mobiliser les énergies des acteurs, au point de les rendre aveugles des causes plus profondes des transformations systémiques.
On reconnaîtra ici la situation actuelle des systèmes de formation des adultes, dont les finalités, les méthodes et les structures présentent de tels antagonismes internes par rapport à une demande sociale de plus en plus drastique, qu'ils ne parviennent plus à rétablir leur équilibre définitivement rompu.
II -
ANALYSE SYSTÉMIQUE
OU
ANALYSEURS DES SYSTÈMES DE FORMATION?
Pour avancer dans la vérification de l'hypothèse que nous formulions au début de ce travail, sur le rapport de dépendance de l'analyse systémique à l'égard de la demande du pouvoir (et singulièrement du pouvoir d'État) pour la recherche de nouvelles méthodes d'évaluation et de rationalisation des actions de formation, il faudrait montrer en quoi une telle approche systémique ne rend pas compte des contradictions pratiques, c'est-à-dire institutionnelles, historiques qui fixent les systèmes de formation dans un état de crise latente et parfois ouverte.
Issue de disciplines scientifiques positives, l'analyse de système n'est pas capable de saisir la négativité en acte qui traverse les rapports sociaux.
Par le statut épistémologique qu'elle se donne comme science totalisatrice de la connaissance des systèmes et science de l'action auprès de sous-systèmes plus ou moins partiels (systèmes de décision, systèmes techniques, systèmes organisationnels, etc.), l'analyse systémique ne peut en aucune mesure critiquer sa propre position dans le système scientifique qu'elle élabore, ni évaluer les fonctions politiques et idéologiques qu'elle exerce dans la reproduction élargie des rapports de production. Bref, elle est aveugle sur sa genèse sociale. Elle méconnaît les bases matérielles et sociales qui forment elle se constitue. le socle épistémologique »réel sur lequel elle se constitue.
Se voulant science de la totalité des systèmes, elle est prise à son propre piège de la totalisation scientifique positive. Contrainte pour se développer de se fractionner en de multiples approches micro-systémiques, elle se sépare de plus en plus des conditions concrètes et objectives dans lesquelles ces systèmes qu'elle étudie, fonctionnent, se transforment et dépérissent.
Il s'agit là d'un mécanisme de réification, tel que Lukacs l'a décrit[21], et au terme duquel une science perd son historicité, c'est-à-dire devient étrangère à la demande sociale de connaissance qui l'a produite. Cette perte d'historicité se traduit inévitablement par un abandon de la dialectique, par l'incapacité à saisir les objets qu'elle analyse dans leur réalité historique. Cette dernière analyse n'est rien d'autre que la totalité dialectique des trois « moments » qui constituent le processus d'émergence et de connaissance de cette réalité : le moment de l'universalité (celui de la connaissance positive), le moment de la particularité (celui de la connaissance critique), le moment de la singularité (celui de la connaissance négative, de la double négation, du dépassement de la connaissance critique par l'intégration du premier moment[22].
Même lorsqu'elle s'efforce d'intégrer dans sontravail théorique certaines formes de la négativité historique — celle de la lutte des classes par exemple — l'analyse de système réduit cette négativité à unefigure atténuée de logique dialectique qui renforce, in fine, le caractère normatifde ses résultats.
Cette orientation positiviste de l'approche systémique la rend particulièrement inopérante lorsqu'il s'agit d'analyser, comme c'est le cas ici à propos des modes d'évaluation d'actions de formation, des changements techniques et institutionnels induits par une intervention socio-pédagogique. La problématique de l'intervention et de ses « effets sociaux » relève en effet d'une théorie de la pratique sociale, d'une praxéologie, c'est-à-dire d'une analyse en situation des forces instituantes dans leur effort de construction négative d'une autre connaissance des rapports de formation. A cette praxéologie concrète, l'analyse de système s'oppose diamétralement. Pour elle toute connaissance du système d'actions pédagogiques passe par une rationalité formelle, séparée de la pratique et qui produit elle seule les critères de validation et les instruments d'évaluation des changements. Ce qui est alors en question, c'est donc le statut de l'analyse de systèmes en tant que connaissance in situ de la pratique socio-éducative.
Car c'est bien d'une praxéologie que l'intervention socio-pédagogique a besoin pour maîtriser la connaissance en acte de ses effets analyseurs.L'évaluation d'un système d'actions de formation passe nécessairement par la validation historique des analyseurs de la formation et du dispositif mis en place — l'intervention — pour évaluer le système.
A ces deux exigences l'analyse de systèmes telle que nous l'avons développée ci-dessus ne répond que très partiellement. Si elle offre un équipement méthodologique et conceptuel susceptible de fournir une connaissance formelle des composantes et de l'évolution d'un système de formation, elle ne peut en aucun cas prétendre élaborer une praxéologie — une connaissance transformatrice — des actions éducatives. Bien plus, sa volonté de totaliser abstraitement une connaissance formelle des systèmes constitue pour elle ce point aveugle, ce « mur » dont parle Gilles Deleuze[23] et au delà duquel commence à se construire une théorie de la praxis éducative.
C'est d'un renversement du statut de l'objet dans la connaissance des changements sociaux que se développera un mode d'analyse qui ne sépare plus l'évaluation du système du projet de transformation qu'exprime une partie des acteurs du système que le systémiste se donne comme « objet ».
Au savoir subjectif de la phénoménologie qui, en matière d'évaluation de la formation, se traduit par un contrôle interne des acteurs par eux-mêmes ou par des formateurs (auto-évaluation ou évaluation clinique) ; au « savoir objectif » du strucuralisme et de l'analyse systémique qui se placent à l'extérieur pour construire la logique du système, s'oppose le non-savoir des analyseurs historiques des crises institutionnelles qui traversent les pratiques de formation des adultes[24].
Ce non savoir, cette connaissance négative s'oppose à la fois à la connaissance positive du systémiste et à la connaissance critique de l'analyste spécialisé dans la critique des systèmes. La parole sociale négative des analyseurs des institutions de formation et d'évaluation élabore des matériaux pour une connaissance en acte, c'est-à-dire en prise sur l'histoire et sur les luttes concrètes et quotidiennes qui traversent la formation.
Dire que l'évaluation renforcée et rationalisée selon la commande d'État constitue un chaînon important dans le procès de reproduction des rapports de production ne suffit pas à fonder une praxéologie de l'intervention socio-pédagogique. Encore faut-il analyser — ou plutôt socianalyser — l'activité reproductrice des institutions de formation et de contrôle. Cette analyse en situation, où le travail analytique est mené autant par les analystes-intervenants que par les analyseurs naturels des contradictions institutionnelles de la formation, produit, elle, une connaissance dialectique qui totalise négativement le non savoir des acteurs et le pseudo savoir des spécialistes des systèmes.
C'est en définitive à une remise en cause de la notion même de système de formation que nous entraîne le travail négatif des analyseurs.
La notion de système (de formation) relève d'une macrosociologie qui cherche à saisir les caractéristique logiques d'un mouvement social et à les rapporter à un modèle de fonctionnement abstrait, transcendant le système lui-même, sans intervenir dans le jeu concret des forces en œuvre dans le système. Cette position ne peut que renforcer la situation des groupes d'acteurs qui commandent une connaissance sociale. De ce point de vue il semble juste de rattacher l'analyse de systèmes au courant structuro-fonctionnaliste aujourd'hui dominant dans les sciences sociales.
On connaît les impasses actuelles de cet hyper-objectivisme et les efforts désespérés qu'il déploie pour se maintenir sur « les hautes cimes de la pure scientificité »...
Or, s'il est un domaine où la position scientiste conduit ou mieux au raisonnement tautologique et au pire au conservatisme lénifiant, c'est bien celui de l'analyse des transformations institutionnelles de la formation.
Là, en effet, le statut du savoir sur les institutions du savoir se trouve au centre des luttes pour le changement ou la conservation des structures éducatives dominantes.
Là en effet, la demande de connaissances théorico-pratiques — d'une praxis — sur les luttes institutionnelles s'exprime comme une condition essentielle de la pratique pédagogique des formateurs et des formés.
La critique en acte que mènent les analyseurs des pratiques de formation est alors aussi une critique théorique des idéologies scientistes qui légitiment indirectement la reproduction élargie des institutions de formation.
Loin d'être achevée, cette tâche négative a déjà mis en évidence trois impasses de l'analyse systémique appliquée aux actions de formation permanente
1- Elle masque son rapport d'allégeance à la commande de savoir que lui adresse l'État sous un langage scientiste, adialectique et ahistorique ;
2- Elle ne pense pas son rapport aux systèmes d'action ou aux systèmes sociaux dont elle fait l'objet de sa connaissance. Ce faisant, elle passe à côté de la question aujourd'hui centrale pour les sciences sociales : la question de l'intervention, c'est-à-dire l'implication de l'analyse dans la reproduction ou la transformation des groupes sociaux qu'il étudie.
3- II n'y a pas aujourd'hui de connaissance positive et totalisable des systèmes de formation et d'évaluation. Il n'existe que des savoirs plus ou moins négatifs sur les crises institutionnelles de l'éducation.
Seule une critique de la pédagogie : une socio-analyse permanente des institutions pédagogiques dominantes peut mettre un terme aux illusions de tous les promoteurs de « nouvelles pédagogies », y compris des « nouvelles pédagogies critiques ».
Texte publié dans
Éducation Permanente, n°17, février 1973, p.113-146.
Notes
[1] Henri Lefebvre, « La reproduction des rapports de production », in L’Homme et la Société, n°23, p.10.
[2] Ainsi, un récent document officiel présente les perspectives de contrôle du dispositif de formation continue comme une exigence des pouvoirs publics pour sélectionner, « sur la base de données aussi précises que possible », les demandes d'aide de l'État provenant des organismes de formation. Trois mesures doivent dès 1972 satisfaire cette exigence :
- la mise en place d'un dispositif de contrôle (juridico-administratif) ;
- l'accélération des recherches concernant l'évaluation des formations ;
- l'étude comparative du coût des actions de formation.
in, « La formation professionnelle continue et la promotion sociale en France », par J.M.Belorgé, La Documentation française, 3 mars 1972, Notes et Études documentaires, p. 42.
[3] Nous avons tenté une analyse des déterminations institutionnelles qu'entraînent les diverses technologies de l'évaluation en formation dans un autre travail intitulé, « Évaluation et institutions éducative », in, revue Éducation Permanente, n°9, mars 1971.
[4] On connaît les diverses disciplinesqui se trouvent à l'origine de l'analyse systémique décisionnelle : recherche opérationnelle, méthodes de rationalisation des choix budgétaires (RCB), management control Systems, SPPB, etc.
[5] Sans négliger les apports décisifs et massifs des auteurs anglo-saxons sur l'analyse de systèmes — notamment dans le domaine qui nous intéresse ici, ceux de PARSONS, BERTALANFFY, ETZIONI, BERRIEN, LOOMIS et RAPOPORT — nous nous appuierons essentiellement sur les travaux français suivants :
- L'analyse des systèmes et les sciences sociales, deux numéros spéciaux de la revue française de sociologie, 1970 et 1971.
- BAREL Yves, Prospective et analyse de systèmes - Travaux et recherches prospectives. La Documentation française, 1971.
- BAREL Yves, La reproduction sociale. Anthropos, 1972.
- ROIG Ch., Théorie du système administratif. Polycopié, IREP/IPEPS, Université des sociales de Grenoble, 1969.
- TOURAINEA., Systèmes et conflits, Séminaire international de Courmayeur, Fondation Olivetti, Septembre 1971.
- WALLISER B., Une grille d'analyse d'organisation sociale, in revue Statistiques et Études financières, n°6, La documentation française, 2e trimestre 1972.
[6] Sur la distinction entre « système d'intervention » et « système historique », voir BAREL, op. cit. La reproduction sociale, p.373 et suivantes.
[7] Cf. Ph.Mallein, Le problème de l'identification d'un système social. IPEPS/IREP. Université des sciences sociales de Grenoble, 50 pages polycopiées, mai 1972.
[8] On trouvera diverses illustrations de ces formes de contestation du caractère totalisant — voire totalitaire — du projet de formation dans l'ouvrage collectif sous la direction de G.Lapassade, L'Autogestion pédagogique, Ed. Gauthier-Villars, 1971.
[9] On trouvera dans l'ouvrage de P.Bourdieu et J.C.Passeron, La Reproduction. Minuit, 1970, une analyse de la polyvalence des fonctions du système d'enseignement ainsi que de l'idéologie fonctionnaliste qui le légitime (p.211 à 244).
[10] Voir à ce sujet l'article de J.L. Laroche, « A propos des théories de l'apprentissage »Éducation Permanente, n°8, octobre-décembre 1970.
(11] Ces préoccupations que certains formateurs d'adultes semblent découvrir ne sont pourtant pas nouvelles. En 1911, E.Claparède désignait sous le terme d'éducation fonctionnelle, « celle qui prend le besoin de l'enfant, son intérêt à atteindre un but, comme le levier de l'activité qu'on désire éveiller en lui », in E.Claparède, L'éducation fonctionnelle.
[12] B.S.Bloom, Taxonomie des objectifs pédagogiques. Trois tomes, Éd. Éducation Nouvelle, Montréal, 1969-1971, trad. française.
[13] R.F.Mager, Comment définir des objectifs pédagogiques? Gauthier-Villars, 1972.
[14] Dans l'hypothèse où nous nous plaçons ici, la question reste inchangée lorsqu'on est en présence de plusieurs sous-groupes souvent antagonistes d'acteurs qui définissent les objectifs pédagogiques : administrateurs, techniciens, formateurs, formés, experts, etc.
[15] La reproduction sociale, op.cit. p.82.
[16] B.Walliser, « Une grille d'analyse d'organisation sociale », in Statistiques et études financières, n°6, 2e trimestre 1972. La documentation française.
(17] A.Touraine, Systèmes et conflits, op.cit. p.7.
[18] B.Valliser, article cité.
[19] On trouvera des illustrations de ce processus de régulation par feedback dans : « L'évolution d'une stratégie de changement. L'étude de l'entreprise de changement SEMEAdans l'enseignement élémentaire québécois ». Ministère de l'Education, Ottawa (Canada), 1970.
[20] G.Klaus, « Systèmes stables et ultrastables », in, la cybernétique. Recherches internationales, n°29, 1962.
[21] G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, Ed. de Minuit, 1960.
[22] Sur cette dialectique de la connaissance, voir H.Lefebvre, Logique formelle et logique dialectique. Anthropos, 1969.
[23] « La pratique est un ensemble de relais d’un point théorique à une autre, et la théorie un relais d’une pratique à une autre. Aucune théorie ne peut se développer sans rencontrer une espèce de mur et il faut la pratique pour percer le mur. (...) Il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action, de l’action de théorie, de l’action de pratique dans des rapports de relais et de réseaux ». Gilles Deleuze. L’Arc, 1972. [En cela Gilles Deleuze se faisait déjà l’apologiste de la dynamique anthropologique du capital après l’échec des mouvements révolutionnaires de la fin des années 60. Note de 2011. JG]
[24] Sur les analyseurs des pratiques de formation, voir le chapitre VI de notre ouvrage, Critique des systèmes de formation. Anthropos, 1972.
Jacques GUIGOU
LIP A L'HEURE DE L'AUTOGESTION PÉDAGOGIQUE?
Matériaux pour une problématique
Le remarquable dévoilement de la logique institutionnelle du Capital opéré par les travailleurs de Lip aura-t-il raison aussi des modèles de scolarisation que développe la formation continue? Tel est l'enjeu de l'actuelle négociation que mènent les Lip au sujet des actions de formation prévues dans le protocole de Dole.
Vendredi 1er mars 1974. Les Lip négocient avec les représentants du Ministère du travail et de l'éducation nationale les conditions d'applications des accords de Dole concernant le plan de formation professionnelle. Du côté des administrations on a improvisé un programme de formation que l'on propose aux travailleurs sous forme de « stage-tampon » (sic). Ces stages d'une durée n'excédant pas un mois aborderaient les thèmes suivants:
- techniques d'expression écrite et orale,
- mathématiques appliquées à la vie quotidienne,- - vie économique de l'entreprise,
- histoire de la montre »..
Pour assurer ces stages, l'Éducation nationale a réuni, la veille, à la hâte, quelques enseignants de Besançon susceptibles de fournir des « heures de cours aux ouvriers de Lip »… Devant l'incohérence et la débilité des propositions de l'administration, les Lip décident de prendre eux-mêmes en main leur formation et d'organiser le contrôle collectif de l'ensemble du dispositif pédagogique.
Mais ne s'agit-il pas là d'une action d'arrière-garde, qui n'est en aucune mesure comparable au fantastique mouvement d'appropriation du savoir qui s'est concrètement réalisé durant les phases les plus aiguës de la lutte? Que l'éducation nationale ose proposer une session sur « la vie économique de l'entreprise » à ceux qui, pendant plus de six mois d'initiatives, ont analysé et mis à nu toutes les lois qui fondent l'entreprise capitaliste, voilà qui donne le ton du spectacle que les bureaucraties scolaires présentent sur l'état de décomposition avancée des stratégies étatistes d'éducation permanente. De la même manière laisser croire que ceux qui ont su mobiliser toutes sortes de moyens de communication de masse pour populariser leur lutte et pour écrire socialement leur pratique autogestionnnaire, laisser croire que ceux-là ont « besoin d'un stage d'expression écrite et orale », voilà qui serait bouffon s'il ne s'agissait pas d'une vaste opération de conditionnement idéologique que l'on donne pour du « développement de l'expression ».
C'est cette hypothèse centrale que nous cherchons actuellement à vérifier sur le terrain et dans ses marges, de manière à sortir du politisme des uns et du pédagogisme des autres. Car s'il est une position idéologique que les Lip ont pulvérisée c'est bien celle qui s'installe chez ceux qui, doctement, proclament que les sciences de l'éducation ne sauraient être traversées par les luttes de classe. Quant à l'histoire de la montre on ne voit pas au juste ce qu'en auraient à faire ceux qui l'ont écrite à la sueur de leur corps soumis aux cadences des chronomètres du Capital.
En novembre dernier, en me demandant un article sur Lip pour cette revue, Etienne Verne voulait « montrer qu'il s'y passe des choses probablement plus importantes pour l'éducation qu'il ne s'en passe dans le monde clos du secteur scolaire ». Le début de dossier que nous avons rassemblé sur la question, et que nous présenterons dans le prochain numéro d'Orientations, permet d'aller au-delà de cette formulation en posant le rapport que la formation entretient avec la division du travail. En renversant la division capitaliste du travail et en instituant d'autres rapports au travail, à l'argent, à la marchandise, les Lip ont aussi partiellement aboli la séparation entre formation et production, entre connaissance et action, entre temps d'apprentissage et temps d'application.
A l'ancienne organisation du travail ils ont substitué une auto-organisation qui fait que chaque acte individuel ou collectif n'est plus soumis aux contraintes de la production marchande et de l'institution du salariat mais peut donner naissance à un désir de savoir « tout sur tout et tout de suite » ...
Nous avons défini, provisoirement, divers axes d'investigation que l'on peut présenter ainsi:
1. Les modes d’appropriation du savoir économique :
- histoire de la saisie des documents de la direction ; analyse des projets patronaux et des documents comptables et financiers;
- mobilisation des travailleurs autour de ces documents?
- élaboration du contre-plan (du 24 août 73) et contrôle collectif de ce contre-plan;
- rôle du cabinet Syndex. Ses méthodes de travail. Comment est·il parvenu à « démocratise » ses analyses? Les analystes financiers de Syndex ont-ils véritablement perdu leur statut d'expert?
- fonctionnement des diverses commissions et modalités de circulation des informations sur l'état de l'entreprise avant et pendant le conflit. Comment s'est concrètement réalisé le mot d'ordre: « Lip, maison de verre »?
- Les groupes dominants et les leaders des diverses phases de la lutte sont·ils parvenus à « apprendre» d'une manière différente que celle que l'on rencontre par exemple dans les stages de formation syndicale?
- Comment s'est constitué un savoir collectif sur les déterminations institutionnelles du conflit?
2. L'organisation de la lutte comme moyen de formation:
- Constitution des commissions et rôle pédagogique de leurs activités;
- Pratique des Assemblées Générales, de la prise de parole et de l'auto-critique;
- Rotation des responsabilités et implications des « marginau » (femmes, jeunes, O.S.) ;
- Popularisation de la vie quotidienne du collectif en lutte et accueil des « visiteurs », des journalistes. Contrôle sur l'information. Pratiques de la contre-information;
- Les analyses écrites du conflit par les Lip eux-mêmes ne reproduisent-t-elles pas les hiérarchies instituées du rapport à l'écriture et au statut de l'auteur ?
3. Le contrôle ouvrier sur la production conçu comme auto-défense
- Objectifs politiques et organisationnels de la reprise partielle de la fabrication;
- Difficultés techniques rencontrées dans cette reprise;
- Manifestation de productivisme et conflits internes à ce sujet;
- Nouvelle division du travail et nouveaux rapports au savoir technique;
- Relation entre production et productivité dans cette auto-organisation;
- Autonomisation de la force collective de travail et prise de décision sur les conditions concrètes de travail (horaires, remplacements, contrôle, ambiance) ;
- Critique en acte réalisée dans la lutte de 1'Organisation scientifique du travail (OST) et critique de toute sociologie du travail.
4. Imagination collective, libération des capacités instituantes:
- Discussion permanente de la stratégie de lutte et organisation de la vie quotidienne des Lip (cantine, soirées culturelles, contacts, échanges avec les autres travailleurs en grève, transport collectif, journaux muraux, films, etc.) ;
- Rôle des divers médias utilisés dans les diverses phases de la lutte; image sociale véhiculée par la presse, la radio, la télévision;
- Implication des Lip dans l'élaboration des informations et part qui revient à des groupes extérieurs. Charles Piaget indique, p.37 de son livre (Lip, Stock, 1973) que : « Le journal LIP /UNITÉ, les films, le journal parlé en cassettes et toute une série d'initiatives ont été prises et sont venues de l'aide extérieure » ;
- En quoi et comment les Lip sont-ils parvenus à abolir en partie la séparation instituée entre production et formation? Comment ont fonctionné les investissements libidinaux? En quoi l'eros militant s'est-il exprimé transversalement aux appareils de coordination traditionnelle d'un conflit?
- Les temps et les lieux où «l'on apprenait le plus? En quoi les commissions étaient à la fois des groupes de base, des groupes de travail et des groupes d'action? En quoi ces trois « fonctions » les constituaient aussi comme groupe de formation permanente totalisant des pratiques jusqu'alors séparées?
- Les segmentarités apparues dans le conflit : crise entre organisations syndicales, entre syndicats et comité d'action, entre femmes et hommes, jeunes et vieux, ouvriers et techniciens, entre diplômés et non-diplômés? Lesquelles de ces segmentarités ont-elles été dépassées? Pourquoi?
5. Rapports avec les institutions scolaires et enjeux de la formation :
- Positions des autorités académiques, des enseignants, des syndicats d’enseignants?
- Volonté des Lip de populariser leur lutte auprès des enfants, dans les écoles et les lycées? Échec partiel de ce processus?
- Caractéristiques de la formation professionnelle dans l'usine avant la crise?
- Pourquoi parle-t-on de formation après la négociation? La formation comme récupération?
- Statut des stagiaires; mode de rémunération pendant les stages?
- Évolution du contrôle des objectifs et des contenus de formation.
- Rôle des formateurs-conseils extérieurs? Rapport aux formateurs-chercheurs?
- Critique du statut du formateur?
Orientations, n°51, juillet 1974, p.361-364.
Jacques GUIGOU
LES COÛTS DE L'ÉDUCATION PERMANENTE : UN ÉTÉ CHEZ ILLICH
Du 22 Juillet au 16 Août 1974, une rencontre internationale sur «les coûts de l'Éducation Permanente» s'est tenue au CIDOC (Centre interculturel de documentation fondé par Ivan Illich), à Cuernavaca au Mexique, Un des objectifs explicites des organisateurs était de parvenir à une production écrite collective susceptible de faire un bilan des « avatars de la déscolarisation[1] ». Par cette formule, ils entendaient montrer comment un des courants idéologiques les plus avancés en matière d'éducation permanente, celui de la déscolarisations, dont le leader est Ivan Illich, se trouve, quelques années après sa diffusion mondiale, totalement perverti par ceux-là mêmes qui s'y réfèrent le plus volontiers.
Cet objectif nettement affirmé par Illich lors de la première séance de travail, s'est partiellement réalisé sous la forme d'un texte intitulé, « Manifeste de Cuernavaca : le prix de l'éducation permanente ». Ce document, que je présente et analyse dans la troisième partie de cet article, se veut une critique radicale de l'orientation actuelle des systèmes de formation permanente. Sans nier les aspects novateurs et dynamisants de cette critique, il me semble cependant quelle reste aveugle sur deux conditions de possibilité, hors desquelles elle verse dans l'illusion idéaliste et dans l'universalité humaniste. Il s'agit de la genèse sociale et de la genèse théorique de toute critique de l'éducation permanente.
Par ces deux termes, j'entends
1°) l'analyse des conditions institutionnelles et historiques de la production du Manifeste,
2°) l'élucidation du corpus conceptuel et des bases théoriques qui le soutendent.
Or, ces deux conditions sont restées totalement non-dites, voire ont été refoulées au cours du séminaire lorsqu'à deux reprises, certains participants ont tenté de les introduire, par des biais différents.
I ‑ L'INSTITUE DU SÉMINAIRE
L'organisation générale du séminaire était assuré, en liaison avec Illich, par un diffuseur de l'illichisme en France Étienne Verne, directeur de la revue Orientations[2]. La majorité des participants (une trentaine environ) était déjà en contact direct ou indirect avec les pôles de diffusion des thèses d'Illich, voire avec Illich lui-même. L'analyse des appartenances institutionnelles de chacun confirme l'ampleur de la pénétration del’illichisme dans tous les secteurs de la pratique socio-éducative :
‑ Enseignants, formateurs d'adultes, formateurs de formateurs………….. 5
‑ Directeurs d'études et de recherches en éducation
et chercheurs en sciences sociales ………………………..…………… 5
‑ Universitaires ……………………………………………………………. 6
‑ Planificateurs de 1’éducation ou directeurs d'organismes de formation…4
‑ Directeur d'entreprise et cadre supérieur …………………………………2
‑ Haut fonctionnaire international (UNESCO)…………………………… 1
‑ Journalistes …………2
La balance par sexe (12 femmes) ne traduit pas la réalité « phallocratique » du séminaire, qui, selon deux féministes, était parfois insupportable.... (femme-dactylo, femme-potiche, etc.). La répartition par aires géographiques et culturelles donne raison à ce participant, qui, lors d'une séance d'analyse « sauvage » sur les « avatars du séminaire » disait : « En définitive, nous sommes, nous aussi par notre seule présence ici, victimes du mythe Illich. Pourquoi ce séminaire ne s'est-il pas tenu en Europe ? Faut-il créer un CIDOC européen ? Les latinos-américains ne sont pas concernés ».
‑ Europe : 13 personnes (dont 8 français)
‑ Amérique du Nord : 11 personnes (6 américains, 5 canadiens)
‑ Asie. : 2 personnes (une australienne et un indien)
Il est significatif de noter l'absence des latino-américains (comme celle des africains d'ailleurs). L'Amérique centrale était représentée par un haut fonctionnaire de L'Unesco, conseiller auprès des cinq états centre-américains en mal de réformes éducatives ! Le paternalisme des organisations internationales doit luiaussi mettre sa critique des systèmes scolaires au goût du jour pour être crédible auprès des gouvernements militaires de cette zone...
Cette question de l'absence des latino-américains à de nombreuses activités du CIDOC fut d'ailleurs au centre du débat provoqué par un sous-groupe de participants qui a cherché à révéler le jeu des rapports marchands au sein de l'organisme. J'y reviendrais plus loin.
Le séminaire s'est finalement déroulé en deux temps spécifiques ; comme un spectacle bien monté en deux actes :
Acte Premier : L’Hydre de Lerne de la déscolarisation ou
l'éducation permanente nous réunit, puis nous divise.
Pendant les huit premiers, jours, on a cherché un rythme, des objectifs particuliers, une structure de fonctionnement. Comment partager les expériences de chacun ? Comment discuter les communications écrites de certains participants ? Comment participer aux autres activités du CIDOC tout en étant suffisamment présent aux séances ?
Très vite pourtant, un mode de fonctionnement s'impose, et règle les échanges en valorisant, une fois de plus, les participants qui écrivent, les « auteurs invités ». Leurs communications sont discutées au rythme de deux à trois par jour. Toutefois, un réseau d'échanges s'institue en parallèle à cette structure centrale : les personnes désireuses de présenter leur expérience ou d'échanger sur tels aspects des problèmes de formation permanente dans leurs pays, affichent leur «offre» dans la grande salle de travail. Les « demandeurs » s'inscrivent. Ainsi se réalise un mini-marché convivial du savoir ! Serait-ce le modèle illichien de la formation ? Personne ne l'affirmera, bien sûr...
Une liste des problèmes à discuter en grand groupe, établie au cours de cette première phase du travail donne un un aperçu des thèmes abordés dans les petits groupes :
1) Le concept d'éducation ? Origine de l'école obligatoire ?
2) Qui décide de ce qu'il faut apprendre et quand il faut l'apprendre ?
3) Quels sont les rapports entre l'apprentissage individuel et l'apprentissage de groupe ? Que dire des formations qui individualisent l'apprentissage (télé‑enseignement, cours par correspondance, learning centers) ?
4) Apprentissage scolaire et apprentissage non scolaire
5) Quelles stratégies pour une alternative à l'éducation permanente qui ne scolarise pas les adultes ? Comment réorienter l'éducation‑ permanente dans le sens d'une véritable déscolarisation ?
6) Demande sociale et besoin individuel de formation ?
7) Quelles formes pourraient avoir de nouvelles institutions éducatives qui ne rejettent pas, les individus créatifs ? Que serait dés institutions conviviales ?
8) La relation maître-élève est-elle neutre ?
9) Les effets des conflits internationaux sur le développement de l'éducation permanente ? Rôle des organisations internationales (OCDE ; UNESCO ; Banque Mondiale de développement, etc.) ?
10) Qu'en est-il, de fait, de l'éducation des adultes dans les différents pays ? Quelles sont les grandes tendances actuelles ?
11) Le rôle des formateurs dans la formation des adultes ? Quelle est leur formation, leur statut, leur idéologie ? Comment caractériser leur actuelle professionnalisation ?
12) Pourquoi certains plans gouvernementaux d’éducation permanente comportent-ils explicitement des objectifs de déscolarisation ? (Rapport OCDE ; Réforme éducative au Guatemala et au Pérou sous l'instigation de l'UNESCO).
Cette, grille n'a jamais été utilisée de façon formelle, elle a cependant aidé à l'analyse des diverses communications. Voici la liste des communications préparées pour le séminaire :
‑ Dauber H., Fritsh H., Liegle L., Sachs W., Schiecke, Spiekermann : «The pitfalls of deschooling : ideas on the concept of recurrent education». Tubigën, July 1974, 24 pages. (Il s'agit d'une critique du rapport de l'OCDE sur l'éducation récurrente) . Cf : CERI : L'éducation recurrente : une stratégie pour la formation continue, Paris, 1973, 99 pages.
- de Laroche Philippe : « Projet de création d'un système d'enseignement supérieur actif et permanent. »
‑ Dohmen, G. ‑. «Deschooling of the life‑long learning process : a critical analysis of school and university asinstitutions of «éducation permanente».
- Ginisty, B. : «Les ambiguïtés. de l'éducation permanente. Quelques propositions». 7 pages.
‑ Gorz, André : «The hidden. curriculum of adults education »
- Guigou, Jacques :«La formation comme équivalence et comme différence.»
- Guigou Jacques, «Lip à l'heure de l'autogestion pédagogique ? Matériaux pour une problématique". Orientations, n° 51.
‑ Holt, John :«Imagining the future : The Learning society ». Extrait de la revue Th Christian science monitor, Avril 1974.
‑ Ohliger John : «Is lifelong adult education a guarantee of permanent inadequacy ?» University of Wisconsin.
‑ Péclard Daniel : « Le mythe de l'autorité dans l'éducation des jeunes inadaptés, ou l'éducation à l'envers.» Bureau d'information jeunesse, Bienne (Suisse)
‑Pineau, Gaston : «L'éducation permanente etles axes de construction d’alternatives éducatives ».Université de Montréal, 17 pages.
- Tavernier Pierre : «PROMOFAF: un fonds d'assurance formationdu secteur sanitaire et social à but non lucratif. »
‑ Verne, Étienne : ‑«Le développement de l'éducation permanente : des formations en voie de scolarisation. »
Il faut aussi noter le passage au cours du séminaire de Martin Carnoy de l'université de Stanford (Californie), auteur d'un ouvrage intitulé: Education as cultural imperialism..
Seul un petit nombre de ces communications seront en fait, publiées dans l'ouvrage collectif qui est paru en 1977 dans trois éditions : anglaise, espagnole et française (Le Seuil). L'évaluation ainsi portée sur la production de chacun n'a jamais été analysée comme telle, pas plus que n'ont été élucidés les statuts, «d'auteur» ou de «critique» qui pourtant déterminaient la structure des échanges et définissaient lesrapports de pouvoir dans le groupe. Si l'on ajoute que, pour l'essentiel, ces échanges se sont fait en anglais, on comprendra pourquoi les efforts des premiers jours pour «autogérer les traductions», ne parvinrent pas à modifier les rapports au savoir. La maîtrise de l'anglais renforçait la structure dominante de communication et ne permettait pas une reconnaissance de l'expression des langues dominées : le français mais surtout l'espagnol, puisque nous étions au Mexique.
La première phase s'achève sur un sentiment assez unanimement partagé de lassitude et d'impasse qui détourne les énergies sur les plages du Pacifique, vers les sites aztèques ou encore sur les traces d’Antonin Artaud à la recherche du Peyolt chez les Tarahumaras[3].
Acte deuxième: Les Dieux de l'Olympe foudroient 1'Éducation Permanente.
La seconde phase du séminaire peut se situer dans les tous premiers jours du mois d'Août. Le vendredi 2 août j’écrivais dans mes notes quotidiennes : «Le staff d'organisation du séminaire annonce qu'après une entrevue avec Illich, le sommaire de la publication est prêt. Pas de réaction du groupe. Le manifeste prévu au début de l'ouvrage implique un travail collectif. Le groupe va-t-il répondre positivement à la demande de production écrite qui lui est faite?»
On organise alors un vaste brainstorming en deux sous-groupes linguistiques (francophones et anglophones) pour élaborer la matière première du manifeste. Résultats éclectiques et finalement jugés assez pauvres. La mise en commun des résultats permet une première « catégorisation » des contenus.
Les thèmes sont regroupés en cinq grands chapitres :
1) Droits individuels et droits collectifs en matière d'éducation.
2) A propos des processus de formation.
3) Formation et production (travail).
4) L'institutionnalisation de la formation permanente.
5) Les implications politiques et économiques de l'éducation permanente».
La rédaction du manifeste est lancée. Elle consomme toutes les bonnes volontés de ceux qui se sentent impliqués.
Huit à dix séances de plusieurs heures sont consacrées à la reformulation et à la discussion des principales thèses. Le huit août on est en présence d'un texte confus de près de huit pages. Sous l'impulsion de John Holt, qui plaide pour un texte bref et lisible par le plus grand nombre, on en revient aux deux pages de la formulation définitive.
A la dernière séance, quelque peu solennelle, j'interviens pour dire que le manifeste devrait analyser ses propres déterminations institutionnelles et les conditions dans lesquelles il a été produit, afin de réduire quelque peu ses prétentions universalistes. Je propose de faire davantage référence aux résistances politiques que les fractions de classes les plus prolétarisées manifestent à l'égard de la formation permanente. Je dénonce l'aspect ahistorique et adialectique de l'analyse. Je relie les principaux thèmes aux rapports que les participants entretiennent avec le CIDOC et avec l'illichisme. L’essentiel de mon intervention est évacué sous prétexte de «rhétorique marxiste» (sic) et de nécessaire « distanciation » des analystes. Illich me répond indirectement en ces termes «Nous sommes ici, comme sur l’Olympe, quelques uns rassemblés pour dire à tous ceux qui voudront l'entendre, ce que nous pensons des orientations actuelles de l'éducation permanente».
La métaphore est excellente. On ne pourrait mieux caractériser le lieu de production du manifeste ! Nous ne sommes pas dans l'utopie comme le disaient certains. L'utopie est plutôt un anti-lieu qu'un « sans lieu ». L'utopie comporte toujours une structure sociale en négatif. Nous sommes dans un lieu que l’on veut le plus éthéré, le plus « œcuménique » possible : L’Olympe…
De là découle tout l’universalisme spéculatif du contenu du manifeste. Nous ne sommes en prise sur aucune réalité sociales et éducatives particulières autre que celles du séminaire et du CIDOC. Or, de celles-ci on ne veut pas en parler autrement qu’en termes sibyllins. En niant cette implication individuelle et collective de tous les acteurs/auteurs, on verse dans une rhétorique que précisément on entend par ailleurs dénoncer. De cette forme pure, de ce super-séminaire olympien pouvait-il sortir autre chose qu’une autre forme pure, idéelle, sans historicité : une abstraction ?
Ce n’est qu’en reliant les thèses du manifeste avec sa base institutionnelle et matérielle : le Cidoc, l’illichisme et … les luttes de classes au Mexique et en Amérique latine que l’on peut saisir, dans leurs singularités, les contradictions de l’éducation permanente et, du même coup, celles de ce manifeste, comme de bien d’autres produits ici ou ailleurs dans des conditions équivalentes.
Le CIDOC et l’illichisme sont eux aussi traversés par ce «double colonialisme» dont parle A.Meister[9]. Colonisée par l'impérialisme international (surtout nord-américain), la bourgeoisie mexicaine colonise à son tour le peuple mexicain des villes et des campagnes. Depuis près de cinquante années que la révolution mexicaine est confisquée par la bourgeoisie nationale et son Parti, l'État de Morelos, terre d’Émiliano Zapata[10] n'a pas cessé d'être le témoin des affrontements de classe. :
II. LE CIDOC : CENTRE OU/ET PÉRIPHÉRIE ?
Le Centre Interculturel de DOCumentation est situé à Cuernavaca dans l’État de Morelos au Mexique. Au début des années 60, c’est cet organisme privé, d’inspiration catholique progressiste, qu’Ivan Illich et une petite équipe de militants, vont transformer en un lieu de rencontres, de recherches internationales et d’expérimentation de la « société conviviale ».
Le Cidoc se compose de trois départements autonomes sur les plans juridiques et financiers :
- Une École de langue (espagnol) ;
- Un Institut de recherche et de rencontres : l’ICLAS (Institut pour l’étude de l’Amérique latine contemporaine) ;
- Un service d’édition et de publications.
Une trentaine de salariés mexicains, relativement bien payés par rapport à l’environnement, assure l’administration et l’entretien des locaux et des installations situées sur les hauteurs de la ville, dans un magnifique domaine de style néo-colonial. Dès ses premières années de fonctionnement, le CIDOC s’affirme comme un lieu de déconditionement idéologique des « missionnaires » nord-américains (prêtres et membres du « Corps de la Paix[4] ») qui se préparent pour des actions de « développement » en l’Amérique latine.
On dit que nombre d'entre eux ne sont pas allés: plus au sud de Cuernavaca, et que leur séjour, à l'origine linguistique fut aussi, et surtout politique. Ils avaient compris que l'Amérique latine de l’époquea attendait plutôt des Camilio Torres que de nouveaux conquistador...
Dans les années 67-68, une seconde vague de nord-américains, bien différente, vint mettre à mal la marginalité institutionnelle du CIDOC. Certains groupes de hippies, de drop-out et autres partisans de la contre-culture, chassés de Californie et désireux de trouver au Mexique des conditions d'existence moins oppressives, envahirent les pelouse du CIDOC. En contestant les pratiques paternalistes du centre, ils ébranlèrent le libéralisme d'avant-garde qui avait fait sa réputation. La direction se durcit alors et prétextant quelques déprédations chassa les indésirables. Depuis cette époque, un cours nouveau semble régner. Les rapports avec 1es autorités mexicaines se sont stabilisés à mesure que l'âge et le statut social des usagers s’élevaient notablement.
Aujourd’hui, le centre est à, la recherche de son troisième souffle. Au premier semestre 1974, le nombre des inscrits a chuté de moitié (200 contre 400), mettant en danger l'équilibre financier, car, pour préserver son indépendance, le Cidoc n'accepte aucune subvention de quiconque. Si la tendance se confirme dans l'année qui vient, la direction laisse entendre qu'elle est prête à fermer les portes et qu'une provision équivalente à plusieurs mois de salaire est déjà de côté pour le personnel, dans cette éventualité.
Une mécanique financière subtile règle les échanges entre les usagers et l'organisme.
Ainsi, aux droits d'inscription, assez élevés (100 dollards U.S. / 1250 pesos, pour une entrée permanente), s'ajoute un droit d'accès aux séminaires de l’ICLAS payable, toutes les semaines, et s’élevant à 8 dollars U.S. (100 pesos). De plus, chaque personne qui «donne un séminaire» peut demander jusqu'à 30 dollars U.S. pour 16 heures de prestation. Toute personne, qui l'a affiché à l'avance sur l'emploi du temps et des salles, peut donner un séminaire de son choix. Tous les jours, de 11 heures à midi, les nouveaux séminaires sont présentés publiquement au cours d’une sorte d'assemblée qu'on appelle El Ciclo.
Cette pratique de « supermarché du savoir » introduit une certaine violence dans les rapports éducatifs. L'institué monétaire du rapport au savoir est d'emblée présent, voire omniprésent. Cela conduit parfois à des situations extrêmes, du moins pour un européen. Ainsi, j’ai observé le cas de cet étudiant, qui, ne pouvant payer ses frais de participation était autorisé à écouter, par la fenêtre ouverte mais grillagée, le séminaire d'un éminent spécialiste de la déscolarisation ! Sur le tableau d'affichage public du jardin un jeune formateur mettait en vente son appareil photographique « Pour payer ses séminaires à l’ICLAS »... Confronté à cette loi du marché, véritable socle institué du CIDOC, je poussai, avec quelques autres, à la constitution d'un groupe qui a tenté un embryon d'analyse institutionnelle des rapports marchands au Centre. Cette action a été considéré comme incongrue et même «infantile» par les notables de la déscolarisation complètement identifiés à l'institué. Dans un texte « sauvage » nous écrivions :
« L'ICLAS n'est-il pas le lieu d'une pratique bancaire de la formation, où le savoir ne se donne que contre de l'argent ? La loi de la valeur marchande en vigueur, à l’ICLAS reproduit les conditions capitalistes du rapport au savoir. Ces rapports au savoir soumis à la valeur d'échange monétaire et non à leur simple valeur d'utilité. Le maintien de ces rapports marchands fait de l'ICLAS une université libérale permettant aux intellectuels européens et américains de rembourser leur voyage dans un pays touristique. Ainsi est renforcé le capital des capitalistes culturels ».
La réponse publique à cet essai de socianalyse[5], sans doute trop timide nous conduisit au second socle institué du Cidoc : la présence/absence des latino-américains. Car l'organisation se veut d'abord au service des latino-américains, « à l’écoute des problèmes de l’Amérique latine ». Pour traduire cette orientation dans les faits, les bénéfices réalisés par le Centre constituent un fonds destiné à rendre gratuits les frais de séjour et de formation des latinos-américains qui ne sont pas envoyés par leurs employeurs. Cette règle intéressante dans son principe est reprise dans un discours quelque peu suspect dans ses intentions. Car la présence/absence des latino-américains est utilisée comme manipulation du symbolisme politique de l'institution, un peu comme «la question indienne» est à la fois présente et absente au CIDOC à travers la personne de cette femme indienne, Maria, « amie d'Ivan », qui peint des écorces pour la plus grande joie des «étrangers». Le discours dominant au CIDOC sur l'Amérique latine comme sur la question indienne reprend à son compte les amalgames idéologiques du refus du gringo[6].
On baigne alors dans le gouvernementalisme, le plus servile. On croirait lire les déclarations du PRI[7] sur l'indépendance nationale !
Tout se passe dans ce domaine comme si l'on cherchait par là à exorciser la mauvaise conscience qu'on a à recevoir une majorité de gringos et seulement une minorité de latino-américains. A moins que l'idéologie anti-gringo fasse aussi partie des conditions nécessaires au dépaysement et à la purge rituelle que viennent chercher là les intellectuels et les managers occidentaux ? Cela expliquerait aussi le relatif succès que remporte le Cidoc auprès des technocrates d’avant-garde comme auprès d'une certaine élite au pouvoir et à la conscience troublée...
Mais est-ce la meilleure manière pour faire connaître et sentir l'extrême oppression de l'Amérique latine à ces occidentaux inquiets qui viennent « chercher à comprendre les effets des changements sociaux et idéologiques sur l'esprit et le cœur des hommes », ainsi que l'indique la publication du Centre[8]?
En 1973, à Cuernavaca, trois cents femmes d'une usine textile, filiale d'une firme multinationale, occupaient leurs ateliers, puis le siège du gouvernement d'État, obtenaient de notables avantages de statut et de salaire et contribuaient à la création d'un syndicat ouvrier indépendant du patronat et du parti. Il est vrai que, par rapport à l'histoire mouvementée et aujourd'hui ascendante de la révolution mexicaine, le CIDOC et l’illichisme « sont assez peu importants » comme me le disait un groupe de jeunes révolutionnaires qui présentaient au CIDOC un film et des chansons recueillis dans les maquis et les zones insurgées de toute l'Amérique latine.
Centre de pensée sociologique et de réflexion « conviviale », le Cidoc et 1’illichisme ne sont qu'à la périphérie de la pensée et de l'action révolutionnaires qui circulent souterrainement au Mexique. Consulté par les managers et les idéologues du capital international[11], Illich a aussi des « amis » dans les bidonvilles des capitales sud-américaines et dans les groupes marginaux nord-américains. Cette double base matérielle de ses analyses ne semble pas lui poser de problèmes théoriques ni pratiques. Ce qui fait la richesse et les paradoxes de sa pensée c'est précisément la façon dont il synthétise avec plus ou moins de rigueur les problèmes que traitent les technostructures du capitalisme d'organisation (Banque mondiale du développement, MIT, etc.) avec les « alternatives » anti-systémiques qu'expérimentent les mouvements de contre-culture.
C'est à ce point de fuite que se trouvent les prophéties d'Illich. C’est ce qui explique aussi son succès et les amalgames idéologiques auquel ses analyses ont conduit. Si la C.I.A. était présente au séminaire comme dans toute les activités du Cidoc c'est parce qu'elle est, elle aussi, avide d'informations concernant la «crise des centres». En tant qu'appareil étatique du capital, en tant que cerveau de la contre-révolution, la CIA ne peut pas être absente du CIDOC, lequel lui offre une plate-forme exceptionnelle pour ses activités de « recherche ». Dans l'affrontement dialectique entre les Centres et les Périphéries, le Cidoc et l'illichisme se maintiennent davantage sur les hauteurs que dans les bas-fonds, plus près de la Montagne de la Tradition ésotérique que des caves et sous-sols des mouvements dionysiaques[12].
III- LE MANIFESTE DE CUERNAVACA
« LE PRIX DE L'ÉDUCATION PERMANENTE »
« Vingt-cinq personnes de quatorze pays se sont rencontrées au Cidoc, Cuervanaca (Mexique), en août 1974, pour analyser l'évolution de l'éducation à vie. Cette déclaration est issue de leurs discussions. Elle appartient à tous ceux qui la partage. Ce manifeste traduit notre opposition à la formation obligatoire des adultes imposée par les États ou par la pression sociale. Nous n'avons pas besoin de nouveaux systèmes scolaires. Dans une société où tous ceux qui «savent» commandent à la masse de ceux qui en savent moins, la formation des adultes renforcera nécessairement le pouvoir de ceux que l'école à déjà consacrés. Aucune personne ne doit être privée des moyens qu’elle estime nécessaires pour faire face à ses problèmes quotidiens et pour travailler avec d'autres dans ce but.
1 - Au cours des quarante dernières années, la durée de l'enseignement obligatoire s'est beaucoup allongée, et la scolarisation se développe encore dans la plupart des pays. Nous désignons par scolarité obligatoire les aspects suivants :
‑ l'assistance est obligatoire,
‑ les enseignés sont regroupés par classe d'âge,
‑ l'école décide de ce qui doit être appris,
‑ le droit d'enseigner est réservé à une catégorie de professionnels,
‑ le travail scolaire est sanctionné par des notes et des diplômes,
‑ l'enseignement est coupé des autres activités de la vie et du travail.
C'est tout cela que nous refusons.
2 - De plus en plus de personnes acceptent, ou exigent, une formation, scolaire plus longue dans l'espoir qu'elle leur donnera accès à un mode de vie et au niveau de consommation des classes favorisées.
3 - Cet espoir devient de plus en plus illusoire. A mesure que le nombre des diplômés mes augmente, la valeur des diplômes diminue. Une proportion croissante de diplômés trouve difficilement un emploi, et le niveau de formation exigé pour des emplois qualifiés est de plus en plus élevé.
4 ‑ Les diplômes peuvent avoir leur valeur marchande mais ce que les gens apprennent à l'école ne les aide en général ni à vivre, ni à créer, ni à agir par eux-mêmes.
5 ‑ La scolarité prolongée remplit cependant des fonctions sociales précises :
a) En traitant de la même manière des personnes d’origines culturelles différentes, elle traduit l’inégalité sociale en réussite et échec scolaires. Elle s'attribue le mérite des réussites mais refuse les irresponsabilités des échecs, dissimulant ainsi le procédé par lequel elle reproduit les différences de classes. b) Elle prétend que les personnes sont incompétentes tant qu’elles n’ont pas atteint un certain degré de scolarisation. Elle ne fait place aux intérêts personnels que lorsqu’ils s’ajustent à ce que l’école entend enseigner. Elle s’impose comme le seul moyen qui permet aux hommes de maîtriser leur environnement. Elle fait dépendre le droit d’agir des seuls diplômes ; or, ils ne sont délivrés que par l’école, décourageant ainsi toute autonomie dans l’acquisition du savoir et du savoir-faire. c) En imposant la « loi » de la compétition, elle inculque le principe que le succès des uns n’est possible qu’au détriment des autres. Elle suppose que les hommes ne veulent pas apprendre d’eux-mêmes qu’ils doivent y être contraints, et, par conséquent, que l’apprentissage ne peut être que pénible.
6- Cependant, écoles et universités remplissent de plus en plus mal ces mêmes fonctions sociales : la révolte et l’indifférence des étudiants ne font que croître ; les employeurs se plaignent de l’inefficacité et de l’indiscipline de la main-d’œuvre fournie par l’école. Parents et élèves commencent à douter que l’école donne effectivement à tous les mêmes chances dans la vie, et qu’elle est une voie assurée vers la richesse et la réussite.
7- Les promoteurs de l’éducation permanente de l'éducation permanente estiment que cette crise du système scolaire peut être surmontée en prolongeant la scolarité et en diffusant l'éducation au-delà de la période scolaire.
Ils prétendent :
a) qu'elle, traitera les problèmes du chômage massif par un recyclage des chômeurs ;
b) qu'elle permettra aux adultes de s'adapter aux changements technologiques qui peuvent rendre caduques leurs connaissances professionnelles, en leur permettant d'exercer de nouvelles activités ;
c) qu'elle facilitera une insertion sociale satisfaisante des groupes défavorisés (vieillards, femmes, minorités, habitants des pays sous-développés, etc.)
d) qu'elle entraînera la conviction que chacun peut toujours monter dans l'échelle sociale grâce à la formation, et qu'elle donne à tous et à tout moment une chance d'y parvenir.
8 - Nous affirmons que
Le conflit équivalence/différence, pour reprendre l'expression d'Henri Lefebvre, peut être repéré aujourd'hui aux diverses étapes du processus de normalisation sociale qu'entraîne la formation continue dans sa double version productiviste telle que je la désigne plus haut. Le sondage IFOP de décembre 1973 sur les attitudes des salariés à l'égard de la formation[15] est d'ailleurs significatif de cette position de refus ou d'indifférence. Le prolétariat résiste aujourd'hui à la formation permanente comme il a résisté de 1882 à 1914 à la scolarité obligatoire que lui imposait l'école bourgeoise. Voilà un fait majeur, que l'on découvre dans plusieurs, pays, et sur lequel le Manifeste de Cuernavaca est muet.a) la cause principale du chômage est due à l'existence d’un nombre plus grand de travailleurs que d’emplois. Le recyclage ne peut pas créer des emplois inexistants ;
b) la formation continue contribue à lu dévalorisation des qualifications, au dépérissement des compétences, et menace ainsi la sécurité de l'emploi et les droits des travailleurs plus anciens ;
c) tout programme de formation renforce le pouvoir des classes privilégiées et consolide leur domination ;
d) l'éducation permanente ne peut améliorer la situation, des adultes que dans la mesure où sont abolis les emplois non qualifiés et aliénants. A moins de modifier considérablement le procès de production, l'éducation permanente n'est qu'un moyen de promotion individuelle au détriment d'une promotion collective.
9 - En conséquence, nous estimons que l'éducation des adultes, même si elle entraîne des changements formels dans les institutions, les emplois du temps, les médias et les modes de financement, ne fera que maintenir les conditions sociales, politiques et économiques existantes comme tout système scolaire.
10 - Toute personne, quel que soit son âge, a le droit de décider ce quelle veut apprendre, comment, quand et où. Le savoir doit être accessible à tous en permanence. Aucune institution ne peut le monopoliser ni en sanctionner la diffusion. Apprendre, vivre et travailler ne font qu'un.
11 - En vivant, nous apprenons. Apprendre est une fonction de la vie. L'homme apprend constamment, sa vie durant. Aucun savoir n'est supérieur à un autre ; il est, tout simplement, différent. Toutefois, certains ont plus de connaissances que d'autres ; ils ont eu le pouvoir d'accéder plus largement à d'autres sources d'information et de connaissances, et à d'autres ressources. Afin d'abolir ce pouvoir, chacun doit avoir accès à toutes sortes de connaissances. Dans ce but, chacun doit pouvoir bénéficier d'un temps égal, de ressources financières égales et d'une liberté égale pour apprendre. En outre, chacun doit avoir le droit d'accéder librement et sans intermédiaire, à toutes les informations, instruments, équipements et personnes dont il peut avoir besoin pour apprendre.
12 - Les hommes sont les meilleurs juges de ce qu'ils ont appris. Le recours à des éducateurs professionnels afin d'évaluer ce qu'ils ont appris est superflu et crée une relation de dépendance.
13 - C'est pourquoi, nous affirmons
a) qu'il est plus important de mettre les connaissances existantes à la disposition de tous plutôt que de les accumuler à l'usage des seuls spécialistes.
b) les spécialistes : enseignants, médecins, avocats, ingénieurs, scientifiques, architectes,... ont l'obligation de partager leurs talents expériences et compétences, abandonnant ainsi leur monopole professionnel.
IV - LES ANALYSEURS DE LA FORMATION PERMANENTE
Si l'on considère que la genèse sociale du manifeste, telle que je l'ai développée aux deux premiers chapitres, surdétermine sa genèse théorique, on peut dire que l'essentiel de la critique est réalisé et clore ici l'écriture. Ce serait là une position simpliste et unidimentionnelle, car le travail de la négativité s'opère aussi dans le moment de la théorie; lorsque la théorie modifie la réalité lorsque « la réalité recherche sa théorie ». Ce moment de la critique dialectique des systèmes de formation permanente n'est certes pas celui de la compétition olympienne des analystes patentés de la déscolarisation. C'est le moment de la critique-en-acte des analyseurs historiques de la formation. Le lieu où les exclus et les exploités de la formation commencent à parler et à vivre.
La question institutionnelle centrale (centrale, parce que politique et épistémologiques) que pose le manifeste, comme toute autre tentative du même ordre, est celle-ci :
- De quels lieux, et à partir de quels modes d'action peut s'élaborer une critique dialectique de l'éducation permanente ? Quelles sont les conditions de validation socio-historique de cette critique ?
La réponse à cette interrogation caractérise toute analyse à prétention scientifique, de l'éducation permanente ; la renvoie du côté de l'idéalisme ou bien la propulse vers le matérialisme. Or, ce manifeste, je l'ai montré plus haut, verse le plus souvent dans l'idéalisme critique. En cela il est cohérent avec l’illichisme et certaines de ses prétentions très olympiennes...
Tout autre fut, par exemple, « Le Manifeste des travailleurs de la formation permanente », rédigé pendant la crise d'un organisme de formation en langues par un groupe de formateurs en grève[13]. Leur formule : « la formation permanente est devenue une marchandise comme les autres », n'était pas un mot d'ordre creux, mais révèle très concrètement à travers la crise singulière qu'ils ont provoquée, la logique institutionnelle qui règle le développement actuel des systèmes de formation. Par leur résistance active à la formation-marchandise, ces formateurs-analyseurs situaient d'emblée la critique de l'éducation permanente à sa vraie place comme un nouveau moyen d'extorsion de la plus-value. Car la loi de l'a valeur règle désormais les rapports de formation. La généralisation de la formation continue à tous les rapports sociaux, comme tente de l'instaurer la Loi de Juillet 1971, favorise directement le procès de valorisation du capital. Le fameux « droit à la formation » n'est que la manifestation de cette intégration du temps de formation dans le temps de travail. Or, la formation n'échappe pas au principe d'équivalence, elle est une marchandise comme les autres. En tant que telle, elle n'est qu'une « objectivation du temps de travail général, c'est-à-dire une objectivation de travail non payé, puisque intégré, dans le temps de travail général », selon l'expression de Marx (Grundisse, p.105, Anthropos)[14].
Avec les alinéas 10 et 11, nous entrons dans la partie légaliste du texte. L'objectif implicite de cette partie repose sur le postulat que c’est par des mesures juridiques de types universalistes, que l'on transformera les rapports institués au savoir. C’est là une position de base de l’illichisme : les transformations sociales proviennent en général d'une action sur les structures juridico-administratives. Illich a confiance dans la capacité instituante des bourgeoisies libérales occidentales.
C'est Rousseau contre Marx[16]...
Le point 12 sur l'auto-évaluation mériterait d'amples développements car le recours à un corps d'évaluateurs professionnels entraîne certes une relation de dépendance qui ne peut pas être supprimée par un simple décret libéral. Mais les enjeux de l'évaluation de la formation relèvent des déterminations institutionnelles de cette formation et, en dernière analyse, du pouvoir étatique. Les propositions du dernier chapitre ne parviennent pas à entraîner l’adhésion car elles ne sont que le répondant au caractère spéculatif de l’analyse critique du début.
Encourager les individus et les groupes à créer des « centres conviviaux et des communautés de travail » sans dire quelles sont les forces sociales qui vont historiquement prendre l’initiative de ces changements, ne peut être qu’une illusion… à moins que l’époque ait à nouveau besoin d’illusions pour bâtir de Nouveaux Olympes ?
Notes [1] Le titre en anglais est beaucoup plus significatif : The pitfalls of deschooling. [2] Revue Orientations. Essais et recherches en éducation. Ligel, Paris, 77 rue Vaugirard. C’est Étienne Verne qui m’a invité au séminaire en demandant au Cidoc de me rembourser la moitié des frais de mon voyage. [3] Cf. Artaud A., Les Tarahumaras, Paris, Gallimard, 1974. [4] Il s’agit d’un mouvement (très encadré !) de jeunes volontaires pour la coopération lancé par l’administration Kennedy dans les années 60 : The Peace Corps. [5] Pour le courant institutionnaliste, ce terme désigne la pratique de l’analyse institutionnelle en situation d’intervention. C’est la critique-en-acte qui révèle l’institué, le non-dit, l’inconscient politique de l’organisation. Voir revue POUR, n°32-33 : « L’analyse institutionnelle et la formation permanente », Paris, Grep, 1973 et les n° 62-63, décembre 1978. [6] Gringo ! Avec une connotation raciste, de nombreux latino-américains désignent ainsi les blancs nord-américains, symbole de « l’impérialisme yankee », mais aussi européen, et depuis peu, japonais. [7] Le Parti révolutionnaire institutionnel (le Mexique réserve de belle surprise à un institutionnaliste !) est le parti officiel, qui, depuis ses origines en 1930, n’a jamais perdu une élection et possède 177 députés sur 178 au Parlement… Comme occultation de l’instituant on ne peut faire mieux ! [8] Cette brochure d’information dit que le Cidoc « n’est pas une université, mais un lieu de rencontre pour des gens dont la préoccupation commune est la reconstruction de la société et la compréhension de l’effet des changements sociaux et idéologiques sur l’esprit et le cœur des hommes. C’est avant tout un cadre pour la contemplation et la découverte et non un quartier général pour une action partisane ». Cidoc n°19, p.3, mars 1974. [9] Cf. Meister A., Le système mexicain. Les avatars d’une participation populaire au développement. Paris. Anthropos, 1971. [10] Émiliano Zapata fut le leader d’un mouvement de paysans qui pris naissance dans l’État de Morelos en 1910. Aux cris de Tierra y Libertad, il amorça avec l’appui des masses paysannes et des métis — mais aussi avec des compromis passé avec certains intérêts latifundistes contre les réformateurs du Nord — une réforme agraire qui visait à redistribuer la terre et à nationaliser le capital étranger. Ce mouvement fut vaincu par les réformateurs et violemment réprimé (assassinat de Zapata en 1919). [11] Tel que Mac Namara directeur de la Banque mondiale de développement. [12] A l’exception de l’École de langues, le Cidoc a fermé ses portes en février 1976. [13] Cf. Le Monde du 22 mai 1974, dernière page. [14] Je développe cette analyse dans le chapitre V de mon ouvrage Critique des systèmes de formation, (Anthropos, 1972) sous le titre "La formation comme équivalence et comme différence" (texte disponible sur ce site dans cette même rubrique). [15] Cf . revue Éducation permanente, n°22, p.85. [16] On lira à se sujet l’article de Boaventura de Susa Santos : « La loi contre la Loi », Esprit, juillet/aout 1973, p.67.
Article publié dans L'Homme et la société, 1975, n°35/36, p.225-237. réédité dans l'ouvrage de l'auteur Les analyseurs de la formation permanente Anthropos, 1979, p.183-202.
Trois années après le "vote historique" de la loi de Juillet 1971 sur la formation professionnelle continue, voilà un manifeste qui brise quelque peu la splendide unanimité des élus, des partis et des appareils syndicaux qui s'était alors réalisée sur l'institutionnalisation du fameux "droit à la formation". Depuis, les étatistes de tous bords ne cessent de glorifier cette "révolution pacifique et silencieuse" qui offre aux travailleurs "une seconde chance" dans leur promotion sociale...
Ce que révèle concrètement la crise de cet organisme de formation en langues, comme les autres crises latentes ou ouvertes qui traversent aujourd'hui les multiples actions de formation permanent, c'est que ce droit à la formation pour tous les salariés représente un enjeu institutionnel majeur. Désormais située au centre de la reproduction des rapports de production, la formation permanente accélère la rationalisation du travail et favorise l'hégémonie idéologique des nouveaux maîtres du· management appliqué "aux ressources humaines de l'entreprise".
Un processus complexe s'instaure au-delà de la simple "réponse aux besoins de formation des travailleurs", qui touche à la division capitaliste du travail : à travers sa politique de formation, l'entreprise"régule" à son profit les conflits de classes au nom de ce pseudo droit à la formation, voté par tous les commis de l'étatisme.
Certes, un premier bilan critique des effets de la loi de juillet 71 reste à faire. Celui des promoteurs publics et privés[1] récemment publié, est bien trop marqué par les prophéties euphoriques des idéologues de la formation permanente.
Les impasses où se trouvent aujourd'hui de nombreuses actions présentées il y a moins de deux ans comme des réussites pleines d'avenir, comme de "nouvelles stratégies du changement social", ne surprendront que les ralliés de la dernière heure et les marchands de formation. Les autres, dirigeants et dirigés, savent·depuis longtemps qu'une action de formation a des "effets institutionnels" beaucoup plus importants que les "effets pédagogiques" pour lesquels elle est censée être organisée. Par "effets institutionnels", je désigne toutes les conséquences de la formation sur le procès de production, les conditions d'emplois et les qualifications, sur la hiérarchie des salaires, la sécurité, l'organisation et le contrôle du travail, bref, sur les bases politiques et techniques de l'entreprise.
Si l'on s'en tient à une simple analyse des résultats pédagogiques d'une formation, on reste enfermé dans le système institutionnel qui la conduit; on passe à côté des véritables enjeux. On reste aveugle sur les rapports de la formation avec la division capitaliste du travail et avec les conflits de classes.
Comment expliquer autrement les nombreux détournements de la loi que pratiquent les directions d'entreprise dans l'usage de leurs plans de formation ? De telles pratiques se sont révélées singulièrement efficaces dans certains conflits récents. Ainsi, cette cimenterie de la vallée du Rhône, paralysée par une grève dure, inscrit-elle son personnel non gréviste (cadres, mais aussi employés et ouvriers) à de nombreux stages de formation afin de"rentabiliser" le temps de travail perdu et, du même coup, se libérer à bon compte et au profit "des plus fidèles", de sa taxe annuelle de formation continue! Que les grévistes ne viennent pas ensuite demander un congé-formation : le quota horaire est atteint ...
Le processus d'institutionnalisation qu'opère la mise en application de la loi de Juillet 1971 provoque autant de questions politiques qu'il n'en résout. C'est un processus social éminemment problématique et conflictuel, qui comporte un ensemble important de contradictions dont l'analyse "à chaud" et "en situation" se révèle extrêmement fructueuse pour la recherche sociale. Le présent article tente de cerner quelques aspects de cette problématique qui fait, par ailleurs, l'objet d'une recherche-action, menée par un collectif de formateurs et de socianalystes grenoblois.
Le point de départ de ce projet se situe dans le désir de plusieurs d'entre nous de sortir des impasses du pédagogisme et du politisme en matière d'analyse des systèmes de formation. L'essentiel de la littérature, à prétention scientifique, produite dans le champ de la formation permanente peut, en effet, se regrouper sous ces deux catégories.
Devant les nouvelles demandes de références théoriques dont sont porteurs les formateurs, le réflexe le plus fréquent consiste à faire appel aux acquis des psycho-pédagogies de diverses obédiences : behaviourisme, psychologie génétique, psychologie des groupes, psychosociologie. C'est le courant méthodologique, qui en ignorant les déterminations institutionnelles d'une action de formation, diffuse des analyses que je qualifie de "pédagogistes", car elles séparent le moment du pédagogique des autres moments de la pratique éducative.
Le courant "politiste" procède de la même manière, mais à l'envers. Il nous parle de "libération des travailleurs par le biais de la formation socio-économique", ou encore "d'égalité des chances" et de "participation aux décisions de l'entreprise", sans modifier pour autant les dispositifs pédagogiques qui règlent les systèmes de formation. Le scolaro-centrisme est la base des pratiques politistes de formation. Ce n'est pas en développant une contre-idéologie de la formation (fût-elle socialiste), que l'on transformera les conditions d'appropriation individuelle et collective du savoir. En isolant le politique du pédagogique on ne peut que renforcer la tendance étatique de scolarisation massive des adultes. La crise des institutions scolaires prend sa source dans les contradictions des rapports étatiques de production et d'échange. En tant que telle, e1e ne peut que se généraliser aux systèmes de formation permanente qui cherchent à élargir son hégémonie à l'ensemble de la force collective de travail[2].
Pour renouveler radicalement la sociologie de l'éducation permanente, il faut aller chercher en dehors de l'académisme des sciences sociales instituées (fonctionnalisme, structuralisme, actionalisme, althussérisme ... ) les outils et les pratiques critiques qui lui font encore défaut.
Les, réflexions et les études qui suivent sont articulées autour des deux concepts dialectiques d'équivalence et de différence, tels que certains courants de la critique sociale issue du conseilllisme et du freudo-marxisme les ont enrichis.
Il s'agit notamment du mouvement institutionnaliste[3], du Groupe Utopie[4] et de théoriciens tels que H.Lefebvre[5], C.Castoriadis[6], J.Baudrillard[7]. Il s'agit aussi, et surtout, des critiques-en-actes et des connaissances-transformatrices que "produisent" à chaud, les luttes institutionnelles qui émergent, çà et là, dans le mouvement global des luttes de classes aujourd'hui. C'est l'analyse institutionnelle faite par tous.
Car, ainsi que l'écrit H.Lefebvre: "Le conflit Réduction/Différence n'a rien d'une "opposition pertinente", d'une signification abstraite. Encore que pour le présenter, il faille faire appel à des notions logiques et philosophiques; c'est un conflit "réel". Il correspond, sur le plan théorique, aux luttes qui se déroulent dans la pratique sociale et politique entre les pouvoirs homogénéisants et les capacités différentielles[8]".
Pour ces divers courants critiques, c'est le principe d'équivalence qui régit le développement contradictoire du mode de production capitaliste contemporain. La "loi de la valeur", fondée sur le temps de travail socialement nécessaire à la formation du profit, abolit toutes les autres valeurs particulières antérieures au mode de production capitaliste.
L'argent est la mesure universelle de la valeur de toutes les marchandises. Le règne de la valeur d'échange s'étend à toutes les marchandises, y compris aux "marchandises culturelles et symboliques", comme le langage, les signes du pouvoir et la consommation du prestige. social.
"Dans l'argent, écrit Marx, le moyen d'échange devient un objet; autrement dit, la valeur d'échange d'une marchandise acquiert une existence indépendante, en dehors de celle-ci. (...) L'argent, poursuit-il, c'est le temps de travail sous forme d'objet universel, ou l'objectivation du temps de travail général. C'est le temps de travail sous forme de marchandise universelle[9]."
La formation permanente n'échappe pas au principe d'équivalence, elle est une nouvelle valeur d'échange, une marchandise comme les autres, une objectivation du temps de travail général. En tant que telle, elle participe directement au procès de valorisation du capital et à la formation de la plus-value, c'est-à-dire objectivation de travail non payé, puisque intégré au temps de travail général.
Si telle est la place actuelle de la formation permanente dans la reproduction des rapports de production, on comprend pourquoi les institutions de formation les plus novatrices et les plus critiques sont prises elles aussi dans le processus général de réduction et d'équivalence qui les enferment dans des normes et des contraintes issues de ces deux institutions dominantes de l'État bourgeois : l'École et l'usine.
C'est aussi la fonction que remplit le fameux "marché de la formation permanente", auquel toutes les politiques publiques et privées se réfèrent[10], et qui devient désormais l'unité de compte et la validation suprême de toute action de formation. Comme si les rapports éducatifs pouvaient être autre chose que des rapports marchands ...
L'institutionnalisation de la formation permanente telle que l'oriente la loi de Juillet 1971 c'est aussi l'intégration du rapport du savoir dans les formes institutionnelles dominantes de l'École et de l'Entreprise. C'est pourquoi les couches les plus prolétarisées du peuple (O.S.; travailleurs immigrés, femmes non qualifiées; jeunes; chômeurs; etc. ... ), résistent le plus fortement "à se former".
Un sondage IFOP de décembre 1973 sur les attitudes des salariés à l'égard de la formation[11] apporte, dans sa naïveté fonctionnaliste, des résultats très significatifs de cette position de refus ou d'indifférence passive des ouvriers, et a fortiori du prolétariat. Mais ce dernier n'est pas non plus concerné par l'enquête, comme toujours il s'agit·des "hors échantillon".
Le prolétariat résiste aujourd'hui à la formation permanente comme il a résisté hier (de 1882 à 1914) à la scolarité obligatoire de l'école de la bourgeoisie.
Ce qui importe, pour saisir la signification des enjeux institutionnels de la formation permanente, c'est de connaître l'ampleur de cette résistance (le plus souvent passive) des classes les plus prolétarisées au contrôle étatique qu'opère la scolarisation des travailleurs sous le contrôle du capital. Voilà un fait majeur, d'une importance décisive pour la connaissance des analyseurs de la formation, et qui reste totalement ignoré, et pour cause, des préoccupations des sociologues de l'éducation.
Le second point chaud d'une contre-sociologie de la formation permanente se situe, lui, à l'intérieur des systèmes socio-pédagogiques qui définissent les limites des modes d'actions institués selon divers régimes de formation. C'est du côté des crises internes qui traversent et subvertissent l'ordre pédagogique des Centres de formation qu'il faut regarder, si l'on souhaite analyser le processus d'intégration et de rationalisation de la formation.
C'est, en effet, dans les capacités instituantes des groupes qui luttent pour que soient reconnues des actions de formation différentes de celles des systèmes scolaires institués, que se créent et se développent des concepts critiques susceptibles de rendre compte dialectiquement des nouvelles formes de domination pédagogiques et culturelles. Les analystes extérieurs ont à se mettre à l'écoute des analyseurs historiques qui déconstruisent la logique totalitaire des systèmes éducatifs. Ces analyseurs, que je caractériserai plus loin, agissent par phases, par moments, qui sont autant de moments critiques, de phases négatives, qui subvertissent l'ordre institué de l'équivalence marchande.
Je fais ici l'hypothèse centrale que les systèmes contemporains de formation permanente constituent désormais un terrain majeur des conflits de classes, un enjeu institutionnel décisif dans le développement contradictoire du capitalisme d'organisation (monopoliste ou d'État).
Par système de formation permanente je désigne aussi bien les actions de formation professionnelles et techniques organisées dans le cadre de l'entreprise ou d'organismes proches des entreprises, que des actions de formation qui s'adressent aux adultes, salariés ou non, dans le cadre de l'Éducation nationale ou des mouvements d'éducation populaire.
Les crises institutionnelles qui apparaissent aujourd'hui à propos du droit à la formation et à son contrôle politique, semblent montrer que la vieille dichotomie entre le "secteur privé" et le "secteur public" de l'éducation tend à disparaître au profit d'un autre clivage déjà présent, mais sans cesse refoulé : le contrôle étatique direct ou indirect de la formation.
Ce clivage n'est pas seulement un clivage idéologique (la neutralité idéologique de "l'École laïque et républicaine" n'est plus qu'une illusion si tant est qu'elle eût un jour une réalité), c'est un clivage dans la base matérielle des institutions de formation, dans l'organisation pratique des actions de formation.
On rencontre les manifestations de la surdétermination étatique sur la formation continue dans tous les secteurs de l'activité économique. Ni les réorientations du financement public (Conventions), ni la création d'organismes para-publics (tel l'Agence pour le développement de l'Éducation Permanente), ne viennent modifier les formes de contrôle instituées dans la majorité des systèmes de formation permanente. Ces contrôles sont toujours et partout destinés à renforcer l'organisation de la formation dans le sens des hiérarchies sociales instituées : valorisation du diplôme, de la qualification individuelle, de la promotion sociale, de l'accumulation de connaissances académiques et d'apprentissages dogmatiques et conditionnants.
Pourtant, certaines expériences, encore embryonnaires, indiquent d'autres voies, d'autres modes éducatifs, d'autres rapports au savoir et aux institutions du savoir (qu'elles soient publiques ou privées). C'est par exemple le cas de ces "contre-cours" qui apparaissent dans une grève ou un conflit du travail. C'est aussi le cas de refus d'un professeur, idéologue du patron qui vient "faire passer" son message sous couvert de "formation à l'organisation du travail" ou "d'initiation à la gestion de l'entreprise"…...
C'est, bien sûr, le cas de la fantastique "session de formation" qu'ont organisée les travailleurs de LIP pendant plusieurs mois de lutte.
Quand les rapports de production capitalistes commencent à se renverser, les séparations instituées entre production et formation se dissolvent dans la dynamique du mouvement de libération. Le désir de savoir émerge, s'amplifie et se répand dans tous les actes de la vie quotidienne. L'entreprise se transforme en laboratoire social, en espace transversal où tous les acteurs deviennent sujets de leurs apprentissages. LIP, c'est aussi "l'analyseur" des pratiques scolaires de formation qui enferment le travailleurs dans l'univers du non-savoir, dans la dépendance servile à l'égard des hiérarchies savantes, aux dogmatismes de tous bords[12].
Pourtant, ce remarquable dévoilement de la logique institutionnelle du capital opéré par les LIP, ne semble pas avoir eu raison des modèles de scolarisation des adultes que véhiculent la formation permanente. Leur résistance aux stages de six semaines proposés par l'Éducation nationale à la suite des accords de Dôle, montre bien le processus de sérialisation et de division du savoir que réintroduit la formation à la suite d'une lutte de ce type. Ce processus de séparation était le même que celui qu'ils avaient combattu auparavant dans les ateliers et qu'ils avaient partiellement aboli par leur mouvement.
Canaliser les énergies libres du désir de savoir était précisément l'objectif explicite des formateurs totalement·dépassés par la situation. Un bilan des premières semaines de formation présentées par un journaliste sous le titre équivoque, "L'aventure de la formation", signale très précisément la fonction de normalisation de l'opération : "562 grévistes ont suivi un stage de mise à niveau avec le concours d'enseignants volontaires de l'Éducation nationale. L'objectif était de faciliter le passage d'une période marquée par la vie communautaire et un combat exceptionnel, à un séjour prolongé dans les salles de cours ou de réapprentissage en atelier[13]".
On ne saurait être plus clair sur la finalité réintégratrice de la formation permanente! Il faut que la scolarisation impose sa violence jusque dans les corps de ceux qui ont bouleversé l'ordre des rapports de domination institués par le despotisme de l'entreprise. Il faut réapprendre à s'asseoir dans l'espace totalitaire de la salle de cours[14] !
Ainsi, "l'analyseur LIP" vient une fois de plus de montrer la place centrale qu'occupent désormais les systèmes de formation dans le procès de reproduction des rapports de production. Cette centralité nouvelle de la formation continue ne doit cependant pas conduire les analyses vers une interprétation mécaniste de la reproduction sociale. Contre les partisans d'un déterminisme strict de l'instance économique sur les structures de formation, je pense que certaines actions d'éducation des adultes jouissent d'une autonomie relative par rapports aux processus de contrôle social qu'opèrent les deux institutions étatiques dominantes de l'entreprise et de l'école.
C'est autour de ces deux pôles institutionnels de l'entreprise en tant que lieu de prélèvement de la plus-value, et de l'école en tant que reproduction des rapports de classe, que tendent à s'institutionnaliser les actions de formation permanente. L'entreprise et l'école agissent comme modèle central et centralisateur, comme noyau autour duquel doivent se structurer les mouvements socio-pédagogiques novateurs ou critiques, encore peu contrôlés. et qui ont le plus souvent une origine bien antérieure à la loi de juillet 1971.
L'instauration d'un droit à la formation (certes encore très formel et très restrictif), ouvre une brèche dans les structures étatiques de contrôle du travail par le capital. Car une formation, même la plus étroitement professionnelle et la plus dépendante du pouvoir du capital, met en jeu des groupes de travailleurs qui, pour peu que la situation s'y prête et que les formateurs s'y impliquent politiquement, sont susceptibles de manipuler à leur profit les désirs de savoir ainsi rassemblés.
Les capacités instituantes d'un groupe de travailleurs en formation sont toujours potentiellement présentes dans toutes les formes d'organisation de l'action éducative. Mais c'est bien évidemment dans une organisation collective de la formation que ces capacités instituantes sont portées à leur plus haut degré de potentialités critiques et subversives. Là, en effet, ce ne sont plus des forces individuelles de travail qui sont sérialisées dans une organisation scolaire basée sur la séparation ("la classe" et son univers uni dimensionnel et compétitif), mais une force collective de travail qui est susceptible de se définir comme un contre-pouvoir éducatif et du même coup comme un contre-pouvoir productif.
Déjà apparaissent çà et là, à la faveur de la crise d'un Centre de formation, d'un conflit du travail ou d'un licenciement, les signes avant-coureurs d'un mouvement de résistance à la scolarisation généralisée des adultes par le biais de la formation continue. La négativité qui s'exprime dans ce mouvement, encore très embryonnaire et non exempt de contradictions internes, est de même nature que celle qui traverse les autres institutions d'enfermement des désirs de savoir des jeunes, des "exclus" ou des "inadaptés". Cette négativité, déjà présente aux débuts de l'éducation ouvrière organisée par les syndicats révolutionnaires comme un contre-enseignement[15] se trouvait cependant reléguée dans la particularité d'une organisation volontaire, voire militante, et qui ne touchait donc pas la masse des travailleurs laissés pour compte. Avec l'instauration d'un droit à la formation, tel qu'il apparaît aujourd'hui, l'opposition. à la scolarisation massive des adultes trouve l'occasion de s'exprimer plus radicalement car elle touche un ensemble institutionnel important de la reproduction élargie du capital.
Ceci ne signifie pas pour autant que les résistances à la formation continue se. généralisent dans on ne sait trop quel mouvement populaire comme le laissent croire certains partisans d'une critique idéaliste de l'éducation permanente[16].
J'indique seulement ici que les résistances du prolétariat à la formation continue sont à interpréter comme une attitude anti-étatiste et anti-capitaliste qui déborde largement le cadre pédagogique et le cadre politique où certains idéologues de la déscolarisation voudraient bien l'enfermer.
Pour sortir de la logique totalitaire du principe d'équivalence qui rabat toutes les formes nouvelles d'éducation permanente vers le double modèle institutionnel de l'entreprise et de l'école, il faut que l'ensemble d'un collectif de travail commence à s'opposer à ce que lui propose le pouvoir du capital et le pouvoir scolaire. Cette opposition, déjà créatrice de différences, commence a prendre toute sa valeur critique lorsque la base matérielle du processus de formation est contestée. Il ne s'agit donc pas d'une simple différence de langage ou d'idéologie. Il s'agit d'un mouvement qui s'autonomise par rapport aux formes de travail et d'éducation instituées.
Car, même lorsque, comme c'est le cas en France avec la loi de Juillet 1971, ce droit à la formation ne fait que réglementer une pratique des entreprises et de certaines fractions de l'appareil d'État (telle la Promotion Supérieure du Travail - P.S.T.) déjà anciennes, les travailleurs se trouvent toujours pris au piège du double code répressif de l'entreprise et de l'école.
Ainsi, les demandes de formation qu'expriment certains travailleurs, et notamment certains collectifs d'entreprise qui s'opposent aux plans patronaux de formation, sont très fréquemment réduites, par le principe d'équivalence qu'appliquent docilement les formateurs et qui fait du droit à la formation un simple droit de travail. Cette réduction juridiste d'une demande collective de formation ne peut qu'aboutir à une action très normalisatrice, qui encadre la formation des travailleurs dans les réponses déjà connues de l'atelier et de la salle de classe. Deux lieux où, malgré l'imagination des pédagogues, on "s'active" pour entretenir sa force de travail puis la vendre.
Sous, couvert "d'analyse des besoins de formation", les formateurs et les responsables d'organismes publics et privés rabattent la demande de formation, qui comporte toujours un désir de transformation personnelle et sociale, en une recherche d'équivalence, c'est-à-dire de reconnaissance d'une valeur sur le marché de la force individuelle de travail (la qualification et le diplôme).
Avant même que ne se déploient les mécanismes normatifs et homogénéisants d'un système (scolaire) de formation permanente, les capacités instituantes de la demande collective de formation qu'expriment transversalement les collectifs de travail se trouvent récupérées par les formes sociales dominantes de l'entreprise et par ses représentations dans l'imaginaire des institutions éducatives.
Tant que les formateurs intérioriseront les normes de la commande étatique dont ils tirent leur pouvoir pour "analyser les besoins de formation" et y répondre en termes scolaires, la possibilité d'entrevoir une autre finalité à l'action de formation que celle du productivisme direct ou indirect ne pourra sans doute pas émerger.
L'unicité de la finalisation de la formation comme opération de production à un titre quelconque, fait régner sur les futurs formés l'image lugubre de l'atelier et de la classe. Même suréquipés de leurs gadgets conditionnants, nos modernes centres de formation continue ne sont que les anti-chambres de l'atelier, du bureau et de l'école.
Ce ne sont pas les efforts dérisoires et bouffons des gentils animateurs de la formation permanente qui vont, comme ils l'annonçaient dans une de leurs rencontres nationales, faire en sorte "que la formation soit aussi une fête".
Ce qu'il importe de saisir dans la multiplicité des évènements que constitue une action de formation, c'est au contraire le foisonnement des désirs et la divergence. des buts poursuivis. Pour faire véritablement démarrer une socianalyse de la formation permanente, il convient sans doute de libérer au niveau même de sa base matérielle toutes les multiples facettes de l'institution éducative. Ce "travail négatif", cette analyse-en-acte mettant en jeu des dispositifs simples d'expression et de communication, doit conduire à faire éclater la cohérence interne de la formation et la vider de ses finalités productivistes.
C'est dans le déploiement de la multiplicité des différences libidinales et institutionnelles que se trouve l'antidote au travail permanent du principe d'équivalence qui enferme la formation dans l'espace hégémonique de l'usinisme et du scolaro-centrisme.
Dans l'état actuel des rapports sociaux, et devant la misère grandissante que présentent les institutions d'éducation permanente, on ne s'étonnera pas de voir les responsables de formation agiter compulsivement leurs derniers gadgets pédagogiques pour combler le vide politique et organique provoqué par leur incapacité à créer des différences, à se laisser traverser par les désirs de savoir des collectifs en formation.
Il est certainement trop tôt pour évaluer concrètement les effets négatifs d'une résistance collective à la formation permanente. Nous avons indiqué en quoi cette résistance historique se place au cœur des mouvements contradictoires de la survie du capitalisme contemporain. Il n'est sans doute pas trop tard pour entreprendre l'identification des analyseurs de la formation à travers les luttes institutionnelles qui se développent sur ce terrain.
Le conflit équivalence/différence, pour reprendre l'expression d'Henri Lefebvre, peut être repéré aujourd'hui aux diverses étapes du processus de normalisation sociale qu'entraîne la formation continue dans sa double version productiviste telle que je la désigne plus haut.
Les enjeux de ce conflit ont une portée théorique et pratique que seule la cécité des scientismes de tous bords qui s'affrontent sur la partie "recherche" du terrain (le marché des études et des recherches est florissant dans ce domaine et nombre de chercheurs en sciences sociales s'y convertissent par la force des choses), voile encore dans cette époque de crise ouverte du capital.
Les affrontements qui s'annoncent ne seront pas seulement des affrontements idéologiques ou des querelles d'écoles scientifiques. C'est la base matérielle des institutions éducatives dominantes qui s'écroule. Les colmatages idéologiques que prétendent apporter les partisans d'une scolarisation massive des travailleurs ne suffiront pas à combler les brèches ouvertes par les analyseurs des systèmes hégémoniques de formation. De ce travail négatif, de cette contre-formation il faut attendre aussi de nouvelles formes de connaissance des transformations sociales du rapport éducation/société.
Car les questions que pose une contre-sociologie de la formation permanente sont aussi celles des mouvements de l'instituant à l'œuvre pour l'émergence de modes de vie, de travail et de formation différents. S'il fallait dresser une carte des "zones chaudes" et des secteurs-clés de ces affrontements, je la dessinerai de la manière suivante:
QUESTIONS SUR QUATRE POINTS CHAUDS DE LA FORMATION PERMANENTE
1- La Formation permanente comme équivalent général du travail et du temps de travail
Les pratiques dominantes actuelles tendent à instituer la formation permanente comme équivalente au travail et au temps de travail. Comment s'opère ce processus de réduction et de normalisation? En quoi le temps de travail peut-il être équivalent au temps de formation ? Pourquoi les systèmes d'évaluation de la formation s'apparentent-ils aux systèmes d'évaluation du travail? En quoi ces "pédagogies spécifiques" que les formateurs cherchent à élaborer pour les publics d'adultes ne sont-elles que des procédures de manipulation et d'encadrement de la force individuelle de travail? Si le temps de formation des travailleurs est directement producteur de plus-value, comment s'opère le passage obligé, pour un nombre de plus en plus grand de salariés, du travail à la formation et de la formation au travail productif?
Les formes nouvelles de refus du travail (absentéisme, parasitage, sabotage, détournement des produits, résistance passive aux normes et aux cadences, etc.) se retrouvent-elles dans les systèmes de formation? Si oui, quelles places attribuer aux formateurs face à ces manifestations anti-étatistes? Quelles formes prennent les actions de formation qui cherchent à s'instituer comme différentes du travail et du temps de travail ? Comment agissent les crises successives qui transforment le temps de formation et abolissent provisoirement et localement les critères productivistes qui sont partout ailleurs la seule "sanction" de la formation?
Si les hypothèses ci-dessus comportent un brin de validité historique ― mais l'histoire joue aussi des tours aux mouvements d'avant-garde! ― on devrait trouver l'esquisse de nouveaux modes de formation dans les luttes institutionnelles qui se développent autour du dépérissement du concept d'entreprise et de la désaffection à l'égard du travail.
2- La Formation permanente comme équivalent général de la connaissance instituée
Les pratiques dominantes actuelles tendent à faire de la formation permanente l'équivalent général de la connaissance. Comment opère cette réduction du rapport de formation à un simple rapport d'apprentissage de connaissances définies de l'extérieur et diffusées par les institutions du savoir dominant? Pourquoi la formation est-elle présentée comme la reproduction d'un rapport dogmatique au savoir, comme. la répétition universelle des apprentissages anciens, déjà réalisés par d'autres?
Dans quelles situations, à partir de quels événements critiques, les collectifs en formation sortent-ils de l'univers clos de la représentation d'une formation qui n'est plus qu'un spectacle de l'assimilation de connaissances académiques? Les formateurs sont-ils, peuvent-ils être autre chose que les metteurs en scène de ce spectacle?
Quels dispositifs analyseurs permettent de passer de "l'équivalent : connaissance" à la "différence : auto-éducation négative"?
Il s'agit en quelque sorte de se déprendre, à la faveur d'une crise institutionnelle, des mécanismes anciens d'apprentissage qui ramènent la formation à des automatismes quasi obsessionnels d'assimilation linéaire. Dans le renversement instituant que réalisent les expériences, certes encore très fragmentaires d'autogestion pédagogique, les rapports au savoir de chaque membre du collectif en formation se singularisent, trouvent leur sens, s'ajustent au mouvement dialectique du désir individuel et du désir du groupe.
En faisant l'analyse permanente des rapports de l'ensemble du collectif en formation aux diverses connaissances mises en jeu dans la situation, les pratiques autogestionnaires rendent possible des apprentissages jugés "hors d'atteinte" par les stratégies scolaires habituelles. Les vieilles notions de "niveau", "d'homogénéité", de "progression", révèlent alors leur fonction idéologique précise : maintenir une violence institutionnelle qui fait taire les impertinences et les "écarts" de ceux qui ne savent pas ... Même les apprentissages les plus abstraits ont, dans ces conditions, une base matérielle concrète : l'institution de formation qui contient à travers son histoire et l'histoire de ses formateurs une partie des sciences et des techniques qu'elle prétend "enseigner".
C'est dans l'analyse de ces histoires particulières que le collectif en formation puise ses matériaux et bâtit une critique active des connaissances qu'on lui impose de l'extérieur et par en-haut. En mobilisant, sur le champ ainsi créé, toutes les connaissances nécessaires à sa survie politique, le collectif en auto-formation découvre des possibilités cognitives qui lui était jusqu'alors interdites en tant que groupe assujetti. Les collectifs en auto-formation se constituent comme des groupes-sujets; sujets de leur savoir et lucides sur les causes de leur non-savoir. Des voies nouvelles et différentes d'appropriation individuelle et collective de connaissances utiles s'ouvrent grâce à la situation de transversalité que le collectif a su créer.
C'est donc à une contre-sociologie de la connaissance que nous convient les divers analyseurs de la formation permanente. Pour les suivre sur leurs terrains, il faut laisser au vestiaire le principe d'équivalence, abandonner toute prétention scientiste, entrer dans les catacombes des désirs multiformes de ceux qui n'attendent rien d'une éducation étatiste.
On n'apprend pas dans une institution qui vous est étrangère. Tous les systèmes dominants de formation permanente sont des institutions étrangères au prolétariat qui s'y trouve piégé, sérialisé, scolarisé.
Pour que se libèrent les désirs de savoir, il faut que se transforment les rapports institutionnels. L'élaboration· d'une connaissance véritablement libératrice est à ce prix.
3- La Formation permanente comme équivalent de l'organisation étatique du pouvoir
Si la formation permanente prend effectivement une place de plus en plus grande dans les appareils d'État, c'est qu'elle représente un enjeu institutionnel majeur pour la survie du mode de production capitaliste. Dès lors, le mode d'action "naturel" de la formation est surdéterminé par la demande étatique de régulation des conflits de classes.
Même lorsqu'il se fait progressiste et qu'il reconnaît que la formation n'est pas neutre politiquement, le discours étatique assigne à la formation une fonction de «"concertation", de compromis et de "recherche du consensus" entre les "partenaires sociaux".
A travers sa politique contractuelle de formation continue le pouvoir central rééquilibre l'influence qu'il perd dans les luttes sectorielles. La formation permanente est de plus en plus impliquée dans les contradictions où se débattent les institutions dominantes de l'État de classe. Elle est aussi traversée par le conflit centre-périphérie.
Créatrices d'espaces périphériques et de zones d'autonomie qui s'opposent aux normes du pouvoir central, la F.P. peut-elle échapper à l'organisation étatique et centralisée de la puissance du capital?
La question n'a aujourd'hui de sens que par rapport aux projets politiques dont sont porteuses les formes les plus critiques des expériences d'autogestion socio-pédagogiques (celles qui ne versent pas dans l'illusion pédagogique). Quels types d'auto-organisation s'expriment-ils là ? S'agit-il seulement d'un mouvement anti-autoritaire ou d'un dépassement (encore très localisé et très provisoire) de l'étatisme comme mode d'organisation de l'équivalence dans le secteur éducatif ? Lorsque les rapports marchands qui dominent les systèmes de formation commencent à dépérir, quels autres rapports aux institutions du savoir commencent-ils à· naître?
4- La F.P. comme équivalent général du corps productif
Si l'on désigne par "corps productif" l'appropriation marchande des corps biologiques par le capital et leur socialisation comme force collective de travail, on peut remarquer que la F.P. constitue un dispositif privilégié d'entretien et de renouvellement du corps productif. Par ses rythmes scolaires, ses règles de fonctionnement, ses normes et ses interdits, le stage de formation impose la violence de l'ordre bourgeois jusque dans les corps des travailleurs.
Lieu d'investissement libidinal et corporel (mais la libido s'exprime-t-elle autrement que par les corps?), le stage est marqué par l'espace totalitaire et a-sexué de la salle de classe. Les rares études qui portent sur ces aspects de la formation mettent toutes en évidence le caractère coercitif et normalisateur des activités psychomotrices tolérées en cours de stage. Les énergies vitales sont canalisées dans des formes scolaires et productives. Le jeu a certes sa place, mais comme antidote, comme "loisir" nécessaire à une bonne pédagogie ...
Le corps est banni des séquences·"productives" du stage, celles "où l'on travaille sérieusement". Pendant le déroulement normal du programme, la parole est reine, elle envahit tout l'espace éducatif. Tout passage à l'acte corporel est considéré comme une "résistance" à l'analyse, comme une fuite. On connaît les réponses des formateurs à ce propos : "Si tu veux faire de l'expression corporelle, il existe des stages ad hoc!"
Le refoulement permanent des énergies libres des corps des stagiaires fonctionne comme une véritable loi d'airain universelle. Le succès grandissant des stages d'expression corporelle sur le marché de la formation permanente ne fait que consacrer la suprématie du corps productif sur le corps non-productif. La plupart des organismes qui proposent des formations à l'expression corporelle prennent bien soin de limiter leurs zones d'intervention aux seuls "déconditionnements" qui entravent le bon fonctionnement du corps productif Les exercices visent d'abord à favoriser une expression socialisée des désirs réprimés par le corps productif. Oui à la danse ou à l'expression libre des mouvements, non à la transe et à l'énergie libre des corps libidinaux.
Tant que subsisteront les séparations instituées entre corps productifs et corps libidinal dans les stages de formation, le prélèvement capitaliste des énergies se poursuivra sans histoire. La mise en cage des énergies libres pour "la mise en condition" des corps productifs trouvera-t-elle un nouveau terrain de développement à travers la formation permanente de toutes les forces de travail ?
Examinés points par points, les six premiers chapitres du manifeste reprennent les principales critiques de l'école comme reproduction des rapports sociaux. Cette critique est désormais acquise, quoiqu'en permanence à revalider à travers les crises institutionnelles de l'école de classe. Les scolies 7, 8 et 9 concernant le développement actuel de la formation permanente sont, à mes yeux, trop imprégnées de « déscolaro-centrisme », simple négatif du scolaro-centrisme.
Ainsi, le seul passage qui relie la formation avec les rapports de production ne défini pas l'impact politique des plans de formation patronaux dans les luttes de classe aujourd'hui. Qui résiste aujourd'hui au, processus de contrôle social qui se réalise à travers l'éducation permanente si ce n'est les fractions de classes les plus prolétarisées Ce n'est pas en réutilisant les notions-écran et centristes «d'adulte» et de «pédagogie des adultes» que l'on peut analyser les contradictions qu'entraînent la généralisation de la formation permanente à tous les rapports sociaux. Ce qui importe, pour saisir la signification des enjeux institutionnels de la formation permanente, c'est de connaître l'ampleur de la résistance (le plus souvent passive) des classes les plus prolétarisées : O.S. ; travailleurs immigrés ; femmes non qualifiées ; jeunes chômeurs minorités régionales ; marginaux.
Le sondage IFOP[15] de décembre 1973 sur les attitudes des salariés à l'égard de la formation est d'ailleurs significatif de cette position de refus ou d'indifférence. Le prolétariat résiste aujourd'hui à la formation permanente comme il a résisté de 1882 à 1914 à la scolarité obligatoire que lui imposait l'école bourgeoise. Voilà un fait majeur, que l'on découvre dans plusieurs, pays, et sur lequel le Manifeste de Cuernavaca est muet.
c) les travailleurs ont le droit de prendre du temps pour entreprendre des études et des recherches liées à leur travail, afin d'agir continuellement sur le procès de production et sur leur environnement, et satisfaire les besoins définispar eux-mêmes.
d) notes, diplômes et examens doivent être supprimés. Il sera déclaré illégal d'exiger des attestations de scolarité, des épreuves de contrôle comme conditions pour obtenir un emploi. La capacité d'un individu à réaliser une tâche sera estimée par la communauté de travail à laquelle il appartient.
e) les individus et les groupes sont encouragés à créer des communautés de travail et des centres conviviaux ouverts à tous, contrôlés par leurs seuls usagers. Ils auront à développer la confiance en soi et l'analysecritique grâce à l'apprentissage par l'action.
f) chacun, quel que soit sa formation ou ses diplômes, doit avoir le droit de partager son expérience, son savoir ou ses compétences. Nous nous opposons par-là à la professionnalisation des formateurs d'adultes.
*** *** ***
P.S. Les conditions matérielles d'écriture de cet article commencé en juillet 1974 pour une communication au séminaire de Cuernavaca sur "les coûts de la formation permanente", me permettent de faire aujourd'hui (6 février 1975) deux remarques :
1) Le caractère très abstrait et souvent trop elliptique des critiques formulées devrait être compensé par une série de monographies ou de comptes rendus d'expériences d'autogestion de formation. Je m'emploie à combler ces lacunes avec un groupe de socianalyse de Grenoble. (Dans le secteur « Enfance inadaptée» et travailleurs scientifiques notamment.)
2) Mon implication de "chercheur-praticien" de la formation n'apparaît pas suffisamment dans ces pages. Mon style d'écriture est encore trop marqué par la demande universitaire de publications (liste d'aptitude à l'enseignement supérieur, préparation d'un ouvrage pour la fin de l'année, etc.) pour être au minimum cohérent avec le procès que je fais du scientisme dans les sciences de l'éducation!
Notes
[1]
Voir les articles de J. Delors, J.M. Belorgey, J.L. Donnadieu. J.M. Gouault, R. Rémond et A Jeannière, dans la revue Projet, n°82, février 1974. Depuis, le numéro spécial de la revue Esprit, d'octobre 1974 présente une vue plus critique des choses malgré son idéalisme coutumier ... Les Temps modernes de 1974 touchent davantage à l'essentiel.
[2]
J'ai développé cette critique dans un article récent : "Socianalyse de l'éducation permanente des socialistes", L'Homme et la Société, n° 29/30 - Juillet/Décembre 1973, p.313.
[3]
Cf. revue Pour, n°32/33, L'Analyse institutionnelle et la formation permanente. Paris GREP,· Juillet/Septembre.
1973. Revue Connexions, n°6/7. Paris. Épi/ARIP, 1973. Revue L'Homme et la société, n°29/30. Anthropos, 1973.
[4]
Cf. revue Utopie, bimestrielle, (paraît depuis 1968). Paris.
[5]
H.Lefebvre, Le manifeste différentialiste. Gallimard, 1970. Logique formelle et logique dialectique. Anthropos, 1969.
[6]
C.Castoriadis, La société bureaucratique, T.1 et 2, 10/18, 1973. L'expérience du mouvement ouvrier. 10/18, 1973 et suivantes.
[7]
J.Baudrillard, Critique de l'économie politique du signe. Gallimard 1972.
[8]
H.Lefebvre, Le manifeste différentialiste, p.93. Voir aussi : K.Korsch, P.Mattich, A.Pannekoek, et allii, La contre-révolution bureaucratique. Coll. 10/18, U.E.G, Paris, 1973 et Ratged : de la grève sauvage à l'autogestion généralisée. U.G.E. 1974.
[9]
Marx, Grundrisse, Anthropos, p.105.
[10]
Voici comment Jacques Delors, souvent présenté comme "le père" de. la loi de juillet 1971, justifie la formation comme valeur d'échange :"Le problème central est bien de trouver la meilleure stratégie possible pour réaliser le changement social qu'implique la réussite de la politique·de formation permanente. (...) D'où un système ouvert, décentralisé et concerté. L'ouverture, c'est le refus de tout monopole de conception et d'organisation des actions de formation permanente. Ce n'est pas pour autant un marché trop vite assimilé à une jungle, c'est tout simplement la possibilité pour chaque demandeur de formation de s'adresser à celui qui lui offre le service le meilleur au coût le plus ajusté. (...) Peuvent tenter leur chance, si tout au moins ils ont des idées valables. des établissements publics, les organismes privés à but lucratif, comme ceux qui poursuivent des fins désintéressées, tels que les associations de culture populaire, par exemple". Cf. "Une stratégie pour le progrès", Projet, fév.74, p.173.
[11]
IFOP, "Les salariés français et la formation continue", Éducation permanente, n°22, janv./mars 1974. Paris. ADEP.
[12]
Sur les effets analyseurs du conflit Lip on lira l'ouvrage de René Lourau, L'analyseur Lip, 10/18, UGE. Paris, 1974.
[13]
Le Monde du 14 mai 1974, p.20.
[14]
Sur le rôle de la formation dans les "restructurations" des firmes multinationales qui licencient, voir le cas de Salamander présentée par Ph.Fritsch, "Des travailleurs dénoncent l'imposture de la solution formation", Les Temps modernes, n°340, nov.1974, p.408. L'article de L.Vinzier, "L'expérience de Lip", dans le numéro spécial d'Esprit sur la formation permanente (oct.1974, p.470), sous-estime la portée critique des contre-cours, ignore les résistances au processus de normalisation qu'entraîne la formation et valorise l'action la plus conforme aux intérêts de l'entreprise, celle du Centre d'Études supérieures industrielles (CESI). Ce faisant, il participe à la mystification au même titre que les formateurs et la plupart des syndicats.
[15] La période anarchiste de l'histoire du mouvement syndical français (1890-1914) manifeste le plus clairement cette volonté d'auto-organisation d'un autre mode de formation la part du prolétariat qui s'oppose au mode de scolarisation de l'école de la bourgeoisie. En 1892, la création de la Fédération des Bourses du Travail indique l'état avancé de développement de l'éducation ouvrière anti-capitaliste. En 1913, le Congrès confédéral de Toulouse, envisage les moyens qui s'offrent à la classe ouvrière pour réagir à l'enseignement bourgeois, et réaliser une "instruction" authentiquement ouvrière. Une résolution prévoit la création dans les locaux des
Bourses du travail et des Maisons du Peuple de cours du soir "qui permettent d'éduquer les jeunesses prolétariennes dans un but syndicaliste et anti-militariste (...) afin de former des esprits affranchis qui cherchent par le prolétariat un avenir meilleur". Cité par Leroy, La coutume ouvrière, Paris, Giarde et Brive, 1913.
[16]
Le "Manifeste de Cuernavaca" publié par la revue Orientations (n°52,oct. 1974) représente à mes yeux le meilleur exemple d'une critique idéaliste de la formation permanente. J'ai analysé les bases matérielles de cette critique du séminaire de Cuernavaca où a été produit ce manifeste, dans un article intitulé "Les coûts de l'éducation permanente. Un été chez Illich", publié par la revue L'Homme et la Société, n°33, déc. 1974.
[17]
Cf. la plaquette présentant la rencontre nationale des formateurs d'adultes, organisée par un mouvement d'éducation populaire largement reconverti dans la formation continue, en septembre 1974.
[18]
De ce point de vue, la célébration triste et crispée du XXe anniversaire de l'ACUCES, les 15 et 16 novembre 1974 à Nancy confirma largement cette condition.
[19]
Voir Deleule D. et Guéry F., Le corps productif. Mame, 1973.
Article publié dans Les Temps modernes, n°348, juillet 1975, p.1974-1992. Réédité dans Guigou J. (1979), Les analyseurs de la formation permanente. Anthropos, p.239-257.
*** *** ***
Commentaire de D.Dhombres
dans Le Monde de l'éducation n°9, juillet 1975.
C'est sans enthousiasme aucun et de façon très critique que M.Jacques Guigou envisage dans Les Temps modernes la formation permanente telle qu'elle est appliquée en France depuis la loi de juillet 1971. "Une action de formation a des 'effets institutionnels' beaucoup plus importants que les 'effets pédagogiques' pour lesquels elle est censée être organisée." Ces "effets institutionnels" concernent, pour M.Guigou, l'autorité au sein de l'entreprise, la hiérarchie des salaires, l'organisation et le contrôle du travail. "Désormais située au centre de la reproduction des rapports de production, la formation permanente accélère la rationalisation du travail et favorise l'hégémonie idéologique des nouveaux maîtres du management appliqué aux "ressources humaines" de l'entreprise. M.Guigou estime le terme de "marché" de la formation permanente "auquel toutes les politiques publiques et privées se réfèrent" particulièrement significatif; "Comme si les rapports éducatifs pouvaient être autre chose que des rapports marchands…"
Ces propos ont le mérite de rompre avec un certain conformisme qui voit dans toute action éducative proposée aux travailleurs un facteur de progrès, alors que celle-ci peu tout aussi bien avoir parfois pour seul effet de renforcer la hiérarchie sociale en lui donnant l'alibi d'un savoir prétendument scientifique. En revanche, le tableau apocalyptique qui est ici dressé de l'état actuel de la formation permanente, de sa "crise", de sa "misère grandissante", paraît peu conforme à la réalité. Les entreprises de formation permanente ne se portent pas si mal.
L'enjeu, en fait, est peut-être ailleurs et d'ordre philosophique pour M.Guigou. La société capitaliste, avec sa "loi de la valeur", fondée sur le temps de travail socialement nécessaire à la formation du profit, établit partout des équivalences (dont la mesure est l'argent). L'éducation, au contraire, si elle est authentique, crée des différences, un épanouissement qui ne se mesure pas en chiffres une sorte de "valeur d'usage". Le péché de la formation continue, telle qu'elle est actuellement pratiquée, serait donc de vouloir réduire les différences en faisant entrer les travailleurs, qui en étaient encore indemnes, dans l'enfer de diplômes équivalents et monnayables, ayant valeur d'échange sur le marché. La formation continue en proie aux catégories philosophiques des premiers chapitres du Capital en quelques sorte…
Jacques GUIGOU
LA STAGIFICATION
Les entreprises ont financé en 1973
la formation de 1400000 salariés qui ont bénéficié de 98 millions d'heures de stages réparties entre 1580000 stages individuels.
Chiffres extraits du document annexe
à la loi de Finances pour 1975.
Paris, Imprimerie Nationale. Décembre 1974.
En 1974, deux millions cinq cent mille travailleurs ― 12% de la population active ― ont suivi un stage.
Le Monde, 29 mai 1975.
L'heure de stage devient l'unité de compte absolue des activités de formation permanente en France et dans le monde. Cette unité comptable envahit tous les rapports et les évaluations des résultats quantitatifs des actions de formation, au point de recouvrir les différences pédagogiques et institutionnelles susceptibles de les définir autrement qu'en termes d'occupation horaire d'une force individuelle de travail.
La forme-sociale-stage se constitue ainsi comme le mode d'action institutionnelle dominant en matière de formation permanente, comme la structure de fonctionnement unique et unificatrice des activités d'un système éducatif s'adressant aux travailleurs. Patronat, syndicats et hauts fonctionnaires utilisent ce même terme de "stage" pour désigner des pratiques de formation qui tendent désormais à devenir équivalentes du point de vue de leurs rapports au travail professionnel et au temps de travail productif.
Qu'en est-il, au juste, de cette logique institutionnelle qui conduit les politiques de formation à s'organiser autour d'une base sociale totalisante et totalisatrice : le stage? Sommes-nous en présence d'un processus de scolarisation des adultes du même type que celui qui scolarise les enfants et dont les critiques de l'école ont dit tous les "effets de classe" dans la reproduction sociale et la survie du capitalisme? S'agit-il de la forme la plus adaptée à la circulation et à la valorisation de la marchandise-formation?
Les caractéristiques du nouveau marché de la formation permanente déterminent-elles la forme-stage comme forme supérieure et unificatrice de la reproduction de la force· individuelle de travail ?
Cette hypothèse ne signifie cependant pas que le temps de travail deviendrait secondaire dans le prélèvement de la plus-value. Ce que j'indique ici c'est que tout se passe désormais comme si le temps de formation n'était que le prolongement du temps de travail et qu'au même titre que d'autres portions du ,temps des travailleurs (transports, activités para-professionnelles, bricolage et parfois même entraînement sportif), il participait à la constitution de la plus-value.
Dans le développement contemporain du mode de production capitaliste (qu'il soit d'État ou privé), la formation permanente n'échappe pas au principe de la reproduction élargie du capital, c'est-à-dire à l'extension des rapports marchands (de la valeur d'échange) à toutes sortes de rapports sociaux qui, jusqu'alors n'en faisaient pas partie.
Ainsi, les connaissances, l'accumulation' compulsive de savoirs en vue d'un accroissement des compétences, constituent, en tant que telles, une nouvelle forme de travail salarié c'est-à-dire un facteur central dans la reproduction de la force de travail et dans la concentration du capital.
Ce que les technocrates et les managers nomment"l'investissement humain" ou encore "le développement des ressources humaines de l'entreprise", c'est bien le développement des capacités du capital à mobiliser les connaissances scientifiques et techniques des salariés à son profit et cela au nom de "l'universalité de la science".
Une analyse identique pourrait être. faite de la place de la recherche scientifique dans les pays industrialisés ainsi que des luttes idéologiques et institutionnelles qui secouent les organismes de recherche appliquée[1].
Ce qu'il importe de bien saisir dans l'utilisation que fait le capital des connaissances scientifiques c'est moins le résultat ― évident ― de l'opération que ses modalités. Ces modalités reposent sur l'intégration des connaissances dans le processus de production et dans la division du travail entre "ceux qui savent plus" et "ceux qui savent moins".
Nous retrouvons alors la question des conditions d'exercice du "droit à la formation" conçu comme l'appropriation par un collectif de travailleurs de savoirs critiques sur leur situation de salariés dominés et exploités. Il semble toutefois que rares sont les cas[1] où les travailleurs réalisent une véritable appropriation collective de ce temps de formation, dégagé par la législation française sur le temps de travail, pour en faire autre chose qu'une accumulation de connaissances destinée à accroître la valeur de leurs forces individuelles de travail.
Il est vrai qu'une telle perspective de détournement critique du temps de formation au profit d'un collectif de travailleurs suppose un projet politique et une volonté de s'opposer aux multiples et subtils contrôles que le patronat a mis en place. Il faut aussi considérer la dimension collective de la formation et ne pas se laisser prendre aux pièges de la promotion individuelle, de la "petite grimpette" ― toujours limitée mais parfois euphorisante ― dans la hiérarchie professionnelle et sociale.
En faisant du droit à la formation une composante nouvelle, mais interne, au droit du travail, la loi de juillet 1971 sur la formation continue apportait un acquis non négligeable aux aspirations socioculturelles des salariés français. Les premiers bilans, certes provisoires, des applications de cette législation ne font-ils pas aussi apparaître un élargissement du contrôle du capital sur un .secteur ― l'éducation des adultes ― que l'on croyait jusque là moins menacé par les échanges marchands? Autrement dit, si la tendance, aujourd'hui largement dominante, à "traiter les problèmes de formation" en termes quantitatifs d'accumulation de stages individuels se confirme, les possibilités d'appropriation collective et critique de l'espace-temps de formation par les travailleurs autonomes diminueront très rapidement.
Au moment où les directions d'entreprises cherchent à raffiner leurs dispositifs de contrôle des plans de formation, il est peut être temps pour ceux qui ne s'accommodent pas de ce contrôle ― même lorsqu'il se déclare paritaire ― de réagir autrement qu'en termes de comptabilité de stages individuels qui auraient une "autre finalité" et qui chercheraient "à satisfaire les besoins des personnes et non plus les besoins de l'entreprise".
Tant que les syndicats et les formateurs raisonneront en termes de stages individuels, il y a de fortes chances pour qu'ils soient encore pour longtemps prisonniers des faux dilemmes dans lesquels les enferment les directions d'entreprises et bien sûr une partie importante de travailleurs, mystifiés par l'idéologie de la qualification individuelle et de la formation professionnelle. Ces faux dilemmes qui dichotomisent les différentes composantes des situations de travail et donc des."demandes de formation" qui s'y manifestent, sont bien connus de tous ceux qui participent aux différentes commissions paritaires sur la formation.
Il s'agit du couple antinomique : formation générale/formation professionnelle et de son corollaire concernant les "besoins de la personne" et les "besoins de l'entreprise". Dès l'instant où l'on accepte de catégoriser les problèmes de formation selon ces deux couples antinomiques on s'enferme dans le mode d'organisation capitaliste du. travail qui fait du procès de production une accumulation de forces de travail individuelles. C'est le processus interne du fonctionnement de l'entreprise capitaliste (ou socialiste d'État) qui produit ce type de séparation et de sérialisation.
Les travailleurs sont sérialisés par le mode de production capitaliste et par le pouvoir organisationnel du capital. Or, comme Marx et surtout l'expérience du mouvement ouvrier et prolétarien l'ont montré[3], la base institutionnelle du procès de production est essentiellement collective. C'est même une des principales fonctions de la division capitaliste du travail que de nier cette dimension collective du procès de production et de permettre l'assujettissement des travailleurs dans des tâches parcellaires[4].
Cette réalité fondamentale de toutes les situations de travail est lourde de conséquences sur la façon dont va s'exprimer la demande de formation, que les idéologues de tous bords nomment les "besoins" de formation. Toutes les procédures d'analyse de la demande de formation qui ne s'attachent pas à révéler la dimension collective du travail industriel et qui ne s'interrogent pas sur les caractéristiques collectives des activités de production, passeront nécessairement à côté des enjeux politiques de la formation.
La véritable genèse des problèmes de formation se trouve dans les résistances des travailleurs à la division capitaliste du travail et à la séparation instituée entre le travail manuel et le travail intellectuel. C'est par une analyse collective et active des modalités particulières de cette séparation dans telle entreprise qu'il faut commencer à poser les problèmes de formation de la manière la plus ouverte possible. Tant que les formateurs et les syndicats s'accorderont pour envisager les actions de formation sur le même terrain et dans le même cadre d'analyse que le patronat ― faire partir le plus d'individus en stage! ― on ne sortira pas des faux dilemmes que je signalais plus haut.
La forme sociale du stage n'est que le produit d'un certain type dominant de division du travail et de valorisation individuelle de la force de travail. Parce qu'il place les travailleurs dans un espace-temps séparé de leurs conditions collectives de production, le stage de formation ― quel que soit son contenu et sa pédagogie ― individualise la force collective de ces travailleurs. Par la simple imposition de sa forme institutionnelle, le stage exerce, en le prolongeant, le pouvoir hégémonique du capital sur "le travailleur collectif[5]".
Il convient donc de montrer comment la forme sociale-stage comporte dans son processus même, dans sa logique propre, toutes les caractéristiques de la division capitaliste du travail et du "despotisme de l'entreprise". (J'indique certains moments forts de cette institution du stage dans le paragraphe suivant.)
Le second élément de clarification de cette analyse institutionnelle du stage de formation est à rechercher du côté des rapports de production et dans les luttes éventuelles qui se développent sur les problèmes de formation. Rares sont les entreprises où l'imposition unilatérale et autoritaire du plan de formation patronal a fait apparaître un conflit du travail, voire a déclenché une grève ...
Ceci étant, il n'est pas inutile d'étudier de plus près comment les travailleurs se voient dépossédés de leur "demande collective" de formation par une action subtile de manipulation des "besoins individuels des salariés" pour reprendre le vocabulaire commun aux appareils syndicaux et au patronat progressiste qui ― bien évidemment ― accorde des stages "de formation personnelle" dans le cadre législatif et même parfois au-delà!
Il me semble que, dans la période de moindre intensité des luttes anticapitalistes que nous traversons depuis 1968, les activités de formation permanente représentent un enjeu politique non négligeable des contradictions du mode de production capitaliste et donc des luttes de classes. Ce constat est reconnu comme tel ou quasi tel par les études et les déclarations tant patronales que syndicales sans parler de la littérature des formateurs. Ce qui apparaît moins souvent, pour ne pas dire jamais, c'est que les affrontements socio-politiques sur les questions de formation ne donnent pas toujours l'occasion aux "partenaires sociaux" de négocier un "bon plan de formation".
Car les fameux "besoins" de formation que tous les appareils de régulation des conflits dans l'entreprise cherchent à faire entrer dans les cadres préétablis du triptyque "concertation/participation/négociation", échappent parfois à toutes ces formes de représentation du pouvoir du travailleur collectif.
Une des manifestations de cette autonomie des forces anti-capitalistes à l'égard de la formation conçue comme un stage individuel ce sont les résistances collectives actives ou passives à toutes les formations d'où qu'elles viennent. Ces résistances sont qualifiées "d'indifférence" et "d'ignorance" par les uns, ou "d'absence de motivation et d'esprit d'entreprise", par les autres. Rares sont les formateurs qui y voient la manifestation latente et hésitante d'une volonté collective de ne pas se laisser "encadrer" une fois de plus par le pouvoir tentaculaire du capital.
Dans cette perspective il faut alors s'interroger sur cet "en-deçà" de la formation, et sur les formes que prend cette négativité, ce refus du prolétariat de concourir d'une nouvelle manière à son intégration à la logique institutionnelle du stage-marchandise.
Afin de faciliter les échanges, je propose de créer le terme de stagification pour désigner ce processus de séparation institutionnelle qu'opère la majorité des actions de formation entre l'espace-temps de travail et l'espace-temps de formation.
La stagification c'est aussi la scolarisation des forces individuelles de travail, la sérialisation du travailleur collectif, l'élargissement du pouvoir étatique et de l'idéologie de la participation jusque dans le désir de savoir des stagiaires et des futurs stagiaires.
Une simple remarque, pour clore cet aspect terminologique : l'étymologie du mot stage me conforte dans mon analyse. Dérivé du latin médiéval stagium, il a, dans l'ancien français, le sens primitif "d'estage", c'est-à-dire de séjour temporaire en dehors du temps ordinaire, la connotation de hauteur, d'altitude que comporte le terme d'étage est également intéressante à relever. On pourrait ainsi parler du stage comme d'un temps suspendu ... qui donne l'illusion de l'envol, de l'évasion, alors qu'il est maintenu à sa place par tant de pouvoirs conjugués!
L'institution du stage
Si l'on considère le processus de stagification tel que je viens de l'esquisser, on comprend alors pourquoi le vocabulaire des commis de l'État de classe s'est enrichi d'un nouveau terme : « la mise en stage[6]». Ils parlent désormais de la "mise en stage" des travailleurs, comme on parle de "mise en boîte" ou de "mise en scène".
Il me semble possible de distinguer trois moments de ce processus, qui révèlent, chacun à leur manière, les enjeux de pouvoir de l'action de formation. Ces trois moments constituent aussi une sorte de dialectique, ou mieux de dialectisation de l'analyse de la forme sociale-stage.
Il s'agit de l'institué, de l'instituant et de l'institutionnalisation du stage de formation[7].
Avant d'examiner ces trois moments de l'institution-stage, il importe d'indiquer qu'il ne s'agit pas d'une chronologie, ni d'une suite d'étapes pédagogiques par lesquelles tout stage passe ou devrait passer. La notion de "moment" est à saisir dans son sens historico-critique telle qu'on la trouve utilisée par Hegel, Marx ou Nietzsche, et qui rend compte de l'aspect dynamique d'une phase de l'histoire d'un mouvement social.
L'institué du stage
Il apparaît d'emblée comme ce qui règle le fonctionnement "normal" et "naturel" du stage, comme l'ensemble des dispositifs pédagogiques et techniques qui concourent à faire de l'espace-temps de formation un tout cohérent et organisé.
L'institué du stage, ce sont par exemple toutes les opérations de sélection et d'organisation des modalités financières, les règles de contrôle des résultats des apprentissages, bref tout ce qui est donné par le pouvoir comme "allant de soi", comme conditions nécessaires à l'activité de formation.
Les rituels bien connus de la visite des lieux et des salles de travail et de détente, de l'accueil et des présentations, du rappel des objectifs et de programme de formation, constituent eux aussi des temps forts de l'institué du stage.
Dans le moment de l'institué, les seules différences qui sont présentées comme significatives sont des différences de statuts et de rôles, qui permettent un "bon fonctionnement de la formation". Il y a d'une part ceux qui sont là pour apprendre ― les stagiaires ― individuellement relégués du côté du non-savoir et d'autre part les experts sur le contenu de la formation et les experts sur le "fonctionnement pédagogique" du stage (les animaateurs-formateurs-psychopédagogues).
Au niveau idéologique, on baigne dans l'unanimisme et le consensus sur les objectifs et sur la division du travail éducatif. Aucune question sur le "pourquoi sommes-nous là" n'est possible. "Nous sommes envoyés là (ou bien nous avons le sentiment d'être venus là) pour nous former, cela va de soi. La formation est une condition nécessaire à toute activité professionnelle. Se former est un quasi devoir national pour tout citoyen conscient et responsable, pour tout père de famille, pour tout salarié conséquent avec son entreprise et avec lui-même, pour tout cadre d'une associations, pour tout militant d'un parti politique ou d'un syndicat, ... "
Qu'il s'agisse du contenu de la formation, des méthodes pédagogiques utilisées, des modalités d'évaluation des résultats, tout problème qui surgit a déjà sa réponse dans l'institué du stage. Aucune critique ne peut véritablement prendre corps dans cet univers totalitaire du pouvoir des stagificateurs.
La moindre des réactions négatives d'un stagiaire, voire d'un formateur quelque peu déviant, est tout de suite récupérée par la machine positiviste du stage, par l'idéologie dominante de l'Organisation. Parvenu au paroxysme de sa puissance, l'institué du stage met tout en œuvre, dans un déferlement de techniques dites "actives" pour que la négativité du travailleur collectif, potentiellement présente, ne parvienne pas à la surface des échanges. La brèche qu'il faut à tout prix colmater c'est celle qui ferait apparaître la séparation majeure, le fondement permanent mais en permanence refoulé du stage de formation, entre les rapports de formation et les rapports de production.
Le stage est un terrain neutre, objectif, un espace de coopération et de "compréhension" qui ne peut en aucun cas être traversé, voire subverti par les luttes de classe, voilà l'axiome sur lequel tout repose. Lorsque je fais le bilan de mon expérience de stagifié et sans doute aussi de stagificateur, il me semble que l'essentiel du pouvoir institué par le stage réside précisément dans cette captation de la négativité du travailleur collectif dans un espace-temps séparé et clos pour évoquer des problèmes qu'il serait bien trop dangereux de voir traiter sur le lieu de travail.
Sans anticiper sur l'analyse des deux autres moments, on pourrait déjà dire que ce qui préfigure une formation collective des travailleurs se réalise partiellement dans les luttes prolétariennes elles-mêmes, lorsque l'imagination s'empare des masses et que les énergies libérées abolissent toutes les séparations instituées.
C'est d'ailleurs ce qu'exprimaient certains délégués des travailleurs de Lip, en décembre 1973 lors d'un colloque sur l'emploi qui concluaient que, dans les conditions actuelles de domination du capital, il faut violemment s'opposer à toute formation permanente et que "seule la lutte prolétarienne comporte une authentique formation en faisant de l'action une connaissance et de la connaissance une action".
L'instituant du stage
Le projet socio-pédagogique des moments instituants du stage peut être défini par cette formule radicale qui est celle de tout mouvement social de transformation : "faire de la lutte contre le pouvoir institué une connaissance-critique et de la connaissance-critique un dépassement permanent des modes d'action instituant". Autrement dit, il s'agit de créer les conditions politiques qui font de l'appropriation collective du savoir ― et notamment du savoir sur le non-dit des institutions dominantes ― un instrument direct d'action pour la transformation des conditions de travail et de vie. Dans le moment de l'instituant commence à se renverser toute l'organisation socio-pédagogique de la formation. L'édifice se craquèle et vacille. Les clivages jusque là refoulés ou codifiés apparaissent et libèrent leur énergie négative dans une déconstruction de l'espace-temps du stage. Cette critique-en-acte, conduite par certains éléments du travailleur collectif qui s'opposent à la stagification généralisée, est porteuse d'une analyse multidimensionnelle de l'action de formation.
Le sous-groupe qui mène l'analyse active agit en même temps sur les trois piliers de l'édifice stage à travers trois questions fondamentales :
- Pourquoi somme-nous là ? Quel est notre véritable projet de formation? Comment se transformer en groupe-sujet de notre formation.
- Quelles sont les appartenances institutionnelles des stagiaires? Quels sont les rapports financiers qui définissent le stage? Qui paye qui?
- Quels sont les rapports libidinaux collectifs qui rassemblent et dispersent les personnes ? Quelle est notre implication personnelle dans un mouvement négatif et de critique de l'institué? Choisissons notre camp.
Les forces instituantes du stage, agissent, on le voit, comme révélatrices des déterminations institutionnelles à l'œuvre dans la formation. Ces déterminations sont alors questionnées et parfois renversées aux trois niveaux constitutifs de l'institution-stage : le niveau de l'organisation, celui des rapports libidinaux (c'est-à-dire des investissements inconscients dans l'espace-temps de formation) et celui de l'idéologie.
Le moment de l'instituant du stage donne la parole aux trois formes de déviances ci-dessus, qui peuvent ébranler le socle du pouvoir institué du stage jusqu'à la renverser et faire triompher leur projet.
On passe alors dans le troisième moment de la dialectique institutionnelle du stage; celui de l'institutionnalisation. Ce n'est pas pour autant que l'instituant à l'œuvre dans le stage voit son pouvoir critique s'abolir. De nouveaux clivages s'opèrent à la faveur du nouveau pouvoir institué de la formation.
L'institutionnalisation du stage
C'est le moment où de nouvelles formes d'organisation et d'exercice du pouvoir se mettent en place. Plus ou moins ébranlé par la crise qu'ont provoqué les forces instituantes, le pouvoir politico-éducatif se trouve remanié. Des "aménagements pédagogiques" sont introduits dans le système de contrôle des résultats; ou encore on constitue une instance de "représentation des stagiaires" qui va «"partager" une parcelle du pouvoir sur la formation.
Dans le moment de l'institutionnalisation du stage, le véritable commanditaire de la formation se montre davantage; qu'il s'agisse d'une direction d'entreprise, d'organisation ou d'association. On reconnaît certaines capacités d'innovation à l'instituant sans pour autant lâcher sa position de domination.
A vrai dire, le stage de formation "fonctionne" aujourd'hui sur le mode principal de l'institutionnalisation. C'est l'outil de travail privilégié des responsables de formation qui cherchent plus que tous autres à "faire participer", à "libérer la parole sociale des groupes et des personnes". Ce mode d'action procède directement de ce qu'on peut appeler le réformisme pédagogique. C'est la limite ultime du stage de formation comme institution séparée des rapports de production.
La logique de l'instituant du stage, son aboutissement et en quelque sorte son accomplissement critique maximum c'est l'abolition de la forme-stage en tant qu'elle occulte les véritables problèmes de formation qui ne sont pas dissociables des problèmes du travail et de la division du travail.
J'ai connaissance de peu de cas, où le stage de formation s'est transformé, sous la poussée négative de l'instituant, en groupe d'action qui, quittant l'espace-temps où il était prisonnier, intervienne dans le milieu de travail et "dérange" les rapports de production.
Le processus d'institutionnalisation du stage que l'on rencontre le plus fréquemment c'est l'introduction dans les objectifs de la formation des "revendications individuelles ou collectives" du groupe instituant. Cela se traduit par l'appel à de nouveaux formateurs, plus critiques que les précédents, à la création de commissions de contrôle dans lesquelles "l'opposition ouvrière" a une place ou encore l'accroissement du financement des actions de formation qui vont stagifier davantage de travailleurs!
Le travail négatif et critique de l'instituant n'a ainsi aucun effet sur les rapports de production et la séparation institutionnelle entre "ceux qui savent et qui possèdent plus" et "ceux qui savent et qui possèdent moins" est ainsi maintenue.
Il est possible à travers ces trois moments dialectiques du stage de définir une sorte d'indice global des "effets institutionnels" de la formation sur la division du travail et les conditions du travailleur collectif : tant que l'analyse critique de l'institué du stage ne se transforme pas en actions concrètes sur la division du travail et sur le despotisme du pouvoir du capital, la formation poursuivra son rôle intégrateur et participera à la reproduction de la force individuelle et collective de travail.
Si l'on rapporte cette analyse institutionnelle du stage à la situation actuelle de la formation permanente il faut bien reconnaître que bien rares sont les cas où, dans un mouvement critique (conflit du travail, grèves, licenciement, chômage), la formation a été un facteur d'approfondissement de la crise. Le plus souvent, en situation de crise ouverte ou latente de l'entreprise, la formation vient colmater les brèches et créer des lieux de pseudo pouvoirs pour mieux arrêter le flot inquiétant des énergies sociales des travailleurs en voie de libération ...
Ce fut le cas notamment des opérations de formation issues des accords de Dôle, destinées à "réapprendre aux travailleurs de Lip" à supporter à nouveau le pouvoir du capital réinvestissant les espaces libres qu'ils avaient créés par leur lutte. Je décrirai plus loin les temps forts de cette stagification des Lip.
Il me faut auparavant faire un léger détour pour examiner la question de la fonction institutionnelle des formateurs, de la place ambiguë qu'ils occupent dans tous les processus mis en œuvre dans le stage, et surtout de leur ignorance totale sur les bases cachées de leur pouvoir.
L'ignorance des formateurs
Il peut paraître a priori paradoxal de parler de l'ignorance des formateurs. A la fois enseignants, animateurs et analystes, les formateurs ne sont-ils pas traditionnellement investis d'une image de "savant", ceux qui maîtrisent une connaissance ou une technique? Ce qualificatif n'est pourtant pas trop fort à mes yeux pour caractériser l'aveuglement des formateurs sur tout ce qui constitue l'exercice de leur fonction, c'est-à-dire des bases cachées de l'institution-stage.
Même les soi-disant "spécialistes" des sciences humaines et sociales qui pourtant manient facilement les concepts de la vie sociale, semblent totalement ignorants du fonctionnement institutionnel de leurs interventions.
L'immense majorité des formateurs qui interviennent dans le cadre d'un stage ne remettent pas en question l'institué du stage qui pourtant fonde les rapports dominants au savoir par son existence même d'espace-temps séparé des conditions d'exercice professionnel de ce savoir.
C'est par exemple le cas de ces formateurs à la gestion financière qui occultent savamment la question institutionnelle du mode de gestion du stage et des différences de statut qu'il comporte. Une appropriation collective du savoir sur la gestion de la formation menacerait-elle à ce point le pouvoir institué? Certainement. Il n'est qu'à considérer la manière dont les stagiaires qui cherchent à autogérer leur budget "apprennent" différemment les notions de gestion financière. Mais de l'autogestion de la formation à l'autogestion de l'entreprise il y a de la marge. Les formateurs professionnels n'ont pas trop d'inquiétudes à avoir sur l'avenir de leur fonction!
Stratégiquement placés dans cette coupure institutionnelle entre la formation et la production, les formateurs se situent à la charnière du système éducatif traditionnel et du système productif. Au cœur des conflits du travail, ils vivent aussi la crise institutionnelle de l'éducation. D'où leurs aspirations subjectives aux modèles réformistes du changement social et leur adhésion euphorique aux idéologies de l'innovation.
Il n'est pas étonnant que les politiques étatiques et patronales de formation cherchent à donner aux formateurs un pouvoir qui dépasse celui qui est véritablement le leur. L'essentiel de ce surplus de pouvoir n'est pas seulement idéologique comme le disent certains sociologues, mais aussi un pouvoir destiné à conserver intacte la séparation entre formation et capacité d'auto-organisation des travailleurs.
Les formateurs sont des agents actifs de la stagification. Par leur seule existence ils permettent à l'illusion pédagogique de jouer son rôle mystificateur : il y a un espace-temps pour apprendre, un espace-temps pour se détendre et un espace-temps pour travailler ... Idéologue et magicien du "changement des personnes", de l'évolution des mentalités, le formateur ignore tout de la réalité refoulée sur laquelle il travaille. Il agit comme le présentateur empressé d'un spectacle dont il méconnaît la mise en scène et les conditions de réalisation. Qu'un événement imprévu survienne ― et l'instituant du stage surgit là où on ne l'attendait pas ― et le voilà submergé, pauvre pantin désarticulé dont les ficelles du pouvoir de la formation commencent à craquer!
Son seul recours c'est alors d'aller chercher frénétiquement, dans un stage de "formation de formateurs" les recettes et les discours sur le changement social qui vont lui permettre, un moment, de se faire un nouveau visage pour son nouveau public plus averti de ses facéties. Ce n'est pas le moindre paradoxe de l'activité des formateurs que d'aller chercher ailleurs, dans un stage de formation théorique ou expérimentale, ce qui, en fait, se trouve négativement chez eux, dans le potentiel instituant des stages qu'ils animent mais dont ils persistent à ignorer les bases institutionnelles.
Imbu de techniques psychologiques et psychosociologiques le formateur est pourtant impuissant à maîtriser l'histoire singulière de son intervention dans un stage. L'ignorance sur le fonctionnement institutionnel de son action est l'ignorance centrale du formateur. Or c'est là, dans les crises qui secouent le stage que s'énonce pratiquement et théoriquement un savoir sur la place de la formation permanente dans les rapports sociaux et leur reproduction.
Tant que les formateurs d'adultes resteront fixés aux illusions de leurs "pédagogies du changement" individuel ou de groupe, il ne faudra pas compter sur eux pour briser l'espace-temps clôturé du théâtre de la formation.
Il convient plutôt de regarder du côté des collectifs de travailleurs, qui, a leur manière et à partir des conditions concrètes de travail commencent à transformer les rapports éducatifs en faisant de leurs luttes une anti-école de transformation des savoirs sociaux et de la vie.
En ce temps de surenchères idéologiques sur la formation permanente qu'on présente dans tous les horizons politiques comme un important "levier du changement social", la critique-en-acte que mènent certains groupes de travailleurs qui s'opposent à la stagification généralisée représentent un espoir et une autre perspective d'inversion des institutions éducatives.
L'expérience de la formation à Lip en apporte négativement le signe avant-coureur.
LIP ET LA FORMATION OU LA STAGIFICATION MALGRÈ TOUT
"Lip : la formation après la grève", titre le journaliste du Monde de l'Éducation (janvier 1975, p.6) à propos du plan de formation mis en place par les accords de Dôle qui mettaient fin à neuf mois de luttes exceptionnelles des travailleurs de Lip[8].
On pourrait interpréter les témoignages et les descriptions[9] de la "mise en stage" des grévistes de Lip comme la manifestation de l'arrêt des bouleversements quasi-prophétiques de cette lutte anti-capitaliste. Il est certain que cet arrêt n'a pas sa source dans la formation. La constitution d'un groupement de capitaux sous la conduite d'industriels modernistes a constitué le facteur principal et décisif du "retour à l'ordre" et de la "récupération" des actions les plus radicales et les plus libertaires (luttes anti-hiérarchiques, abolition du salariat, désaliénation collective). L'entreprise capitaliste une fois reconstituée, la formation pouvait-elle prendre une autre orientation que celle d'un retour aux rapports sociaux antérieurs? Pouvait-elle ralentir le passage d'une situation révolutionnaire où : "c'est possible! on fabrique, on vend, on se paye" à une situation où la domination du capital réinvestit toutes les activités de travail et de vie?
Il faut certes analyser les effets sociaux du plan de formation de Lip dans ce contexte politico-économique général. Toutefois, les résistances et les crises qu'a provoquées l'imposition de la formation dès le démarrage des actions (mars 1974) indiquent clairement que toutes les capacités instituantes du mouvement n'ont pas été absorbées par le processus de normalisation des rapports sociaux.
L'hypothèse que j'adopte pour analyser les divers modes d'action à l'œuvre dans le plan de formation à Lip relève de ce que les sociologues institutionnalistes appellent "l'effet Mühlmann[10]".
Tout s'est passé comme si la formation avait eu pour fonction (explicite ou non) de reproduire dans le discours clos de la salle de cours les savoirs sociaux qui s'étaient constitués collectivement dans l'espace libéré de la lutte. C'est en ce sens qu'on peut parler d'effet Mühlmann, c'est-à-dire de la manière dont un mouvement social s'institutionnalise et perd toutes les capacités instituantes qui étaient les siennes dans la phase négative et ascendante de son histoire, puis se transforme en son contraire, se bureaucratise, se fossilise, se réifie.
L'essentiel du dispositif de formation mis en place pour les travailleurs, déjà canalisés par le calendrier des réemplois, a consisté, dans la première phase de l'opération (dite de "mise à niveau" ou encore de "stage-tampon") à domestiquer les énergies collectives et critiques pour leur faire réaccepter les conditions du travail aliéné.
Il est remarquable de constater que les grands moments, "les temps forts et chauds" du mouvement des Lip se retrouvent dans les thèmes de stages proposés aux travailleurs mais sur un mode scolaire qui les rend dérisoires.
Si l'on examine de plus près les contenus de formation des deux premiers types de stages (stage court d'une semaine pour les 140 salariés qui allaient les premiers reprendre le travail et stage de six semaines dit de "mise à niveau", de "culture générale" pour 600 salariés répartis en groupes de quinze), on peut faire apparaître cet étrange métabolisme de l'institutionnalisation du mouvement par la formation.
Afin de mettre en évidence l'effet Muhlmann dans la formation des Lip, je présente dans le tableau ci-dessous deux colonnes; celle de gauche décrit rapidement le projet révolutionnaire et les pratiques collectives dont le mouvement était porteur; dans la colonne de droite ce que la stagification en a fait.
Modes d'action du mouvement des Lip
Stagification
Remise en de la fabrication des montres sous contrôle intégral des travailleurs
(sans les cadres techniques)
Stage court sur "l'histoire de la montre" et sur "l'industrie de la montre".
Libération du savoir collectif; prise de parole, popularisation de la lutte; assemblées générales quotidiennes.
Création de films, de journaux, de bandes dessinées, de panneaux muraux, d'une émission de radio sur cassette.
Rédactions de poèmes et de chansons.
Animation d'une centaine de meetings en France et en Europe.
"Les ouvriers libérés osent rêver et écrire(…)"
"Lip, c'est une aventure, c'est la liberté, mais c'est aussi une 'école' puisque nous sortons de notre milieu habituel, nous pouvons participer à toutes sortes de réalisations nouvelles" témoigne Monique Piton (op. cit. p.130).
Stage "d'entraînement à l'expression écrite et orale".
Saisie des rapports patronaux sur le plan de licenciement.
Appropriation et critique de ces rapports économiques et techniques.
Élaboration de contre-plans.
Commissions d'autogestion de la fabrication et de la vente.
"Paye ouvrière" et contrôle collectif de cette paye.
Gestion de "trésor de guerre".
Gestion du budget des activités.
Restauration, transports, fonds de solidarité, etc.
Stage "d'utilisation des mathématiques dans la vie quotidienne" et "d'initiation à l'économie".
Pratique généralisée d'assemblée et de commissions.
Information et critiques des informations falsifiées diffusées sur le mouvement.
Rotation des responsabilités.
Définition des stratégies de résistances et d'offensives anti-capitalistes, anti-gouvernementales et anti-policières.
Analyse permanente des contradictions surgissant dans le mouvement (entre les syndicats, entre les hommes et les femmes, entre les jeunes et les vieux, etc.).
Stage "d'initiation à la sociologie".
L'idéologie pédagogique du CESI ne rencontre-t-elle pas les intérêts de la nouvelle hiérarchie de l'entreprise et ne favorise-t-elle pas la promotion d'une nouvelle couche d'agents de maîtrise en la démarquant du prolétariat?
L'essentiel du pouvoir institutionnel de la stagification réside donc bien dans ces coupures, ces séparations, cette sérialisation du travailleur collectif au nom de l'intérêt supérieur de l'entreprise, de la production, de la qualification.
En renversant pour un temps l'ordre institué du capital et en instituant d'autres rapports au travail, à l'argent, à la marchandise, le mouvement des Lip a aussi partiellement aboli la séparation entre formation et production, entre connaissance et action, entre temps d'apprentissage et temps d'application.
A l'ancienne organisation du travail, ils ont substitué une auto-organisation qui libère chaque acte individuel ou collectif du règne de la marchandise et du rapport salarial et qui donne naissance au désir de savoir "tout, sur tout, et tout de suite".
C'est dans ce jaillissement multiforme du désir de savoir que se constituent d'autres connaissances sur les rapports sociaux et que s'élabore une critique radicale de l'espace-temps de formation. C'est là que s'invente une autre utilisation de la montre bracelet pour en faire autre chose qu'un instrument de comptabilité des heures de stages individuels ...
On pourrait poursuivre ce petit exercice sur plusieurs pages. Je pense que la démonstration est suffisante. L'effet Mühlmann a un rayon d'action considérable et insoupçonné! A ceux qui objecteraient que la mise en place des stages a fait l'objet de négociations entre les signataires des accords de Dôle et l'administration de l'Éducation nationale, je réponds que ce n'est là qu'une variable de plus de l'institutionnalisation du mouvement, prisonnier de l'idéologie du consensus sur les problèmes de formation.
Les oppositions actives ou passives, les résistances individuelles et collectives aux stages sont plus importantes à analyser. Elles témoignent de la réapparition épisodique du projet le plus authentique dont était porteur le mouvement des Lip.
Les "contre-cours", la critique des contenus de formation les plus lénifiants, la remise en question de la relation pédagogique autoritaire et dogmatique ont été le fait des groupes les plus combatifs (ce qui ne signifie pas les plus proches des appareils syndicaux). Pour ces groupes, un enseignant du "service public de l'éducation" ― même de gauche et volontaire pour former les Lip ― a beaucoup moins de capacité à parler de "l'histoire du mouvement ouvrier" (c'était le thème d'un contre-cours) que les ouvriers eux-mêmes qui écrivent cette histoire jusqu'à y détruire leurs corps.
Il n'est donc pas étonnant que l'administration scolaire et les organismes de formation permanente qui ont participé à l'opération (AFPA[11], CESI[12], ADEP[13]) aient tous conçu leur rôle en termes de scolarisation individuelle, même lorsqu'il tenaient un discours sur "les méthodes de groupe", les techniques psychopédagogiques "spécifiques aux publics adultes", etc. Ce n'est pas non plus un hasard si l'intervention du CESI a été jugée par les signataires de l'accord et par les observateurs extérieurs comme "la plus réussie" sous prétexte que les formateurs étaient "rompus à la pédagogie des adultes" et que "l'enseignement, vivant et concret, de la gestion industrielle avait parfois fait appel à des intervenants extérieurs qui ont évoqué des·sujets aussi explosifs que l'autogestion en Yougoslavie[14]".
Notes
[1] Voir Roqueplo Ph., "Sciences, industrie, rapports sociaux", in CFDT Aujourd'hui, n°13. Paris, mai-juin 1975. Cf. du même auteur, Le partage du savoir, Seuil, 1974.
[2] Le combat des travailleurs de Lip fut une de ces remarquables exceptions. Cf. Guigou J., "Lip à l'heure de l'autogestion pédagogique? Matériaux pour une problématique." Orientations, n°51, 1974, p.361-364.
[3] Voir, sur cette vaste question, deux ouvrages importants:
- Castoriadis C. , L'expérience du mouvement ouvrier, 10-18, 2 vol., 1973-1974.
[4]
Voir : Critique de la division du travail. Textes choisis et présentés par A.Gorz, Paris, Seuil, 1973.
[5]
J'utilise ce terme dans son acception marxiste pour désigner la façon dont les travailleurs individuels sont "organisés" par la division capitaliste du travail selon les caractéristiques matérielles du procès de production. La division technique du travail est aussi et d'abord une division sociale entre dirigeants et dirigés. Le travailleur collectif ainsi défini se trouve toujours dépossédé de sa demande de formation car elle menace beaucoup trop le "fonctionnement normal" de l'entreprise.
[6]
Cette expression connaît une certaine faveur dans le milieu des responsables de formation. Ainsi, le secrétaire d'État chargé de la Formation professionnelle exprimait sa satisfaction devant l'accroissement quantitatif du nombre de travailleurs envoyés en formation en écrivant, "En 1975, en un trimestre, vingt mille jeunes sans qualification et sans emploi auront été mis en stage". Le Monde du 29 mai 1975. Les jeunes intéressés ne l'entendent certainement pas de la même manière…
[7]
Sur ces trois moments du concept d'institution, voir les principales recherches du courant de "l'analyse Institutionnelle" , notamment:
René Lourau, L'Analyse institutionnelle, Minuit, Paris, 1971.
Georges Lapassade, Recherches institutionnelles, 4 vol., Gauthier-Villars.
Revue L'Homme et la Société, 29-30, 1973.
Remi Hess, La socianalyse. Éd. Universitaires, 1975.
- Bourdet Y., La délivrance de Prométhée, Anthropos, 1970.
[8]
Sur le conflit Lip de nombreux ouvrages ont été écrit. J'al surtout utilisé les travaux suivants :
- Collectif CFDT, Lip 73, Seuil.
- Charles Piaget, Lip - Stock.
- La collection complète du Journal Lip-Unité
(y compris le numéro détourné de janv,ier 1974).
- ,René Lourau, L'analyseur Lip, 10-18, 1974.
- Monique Piton, C'est possible, Éditions des Femmes, Paris, 1975.
[9]
Sur la formation à Lip, outre l'article du Monde de 1'Education cité plus haut, on peut consulter l'article de Léon Vinzier, "L'expérience de Lip", revue Esprit, octobre 1974, ainsi que le canevas d'analyse que j'ai présenté dans la revue Orientations (Ugel, Paris), n°51 de juillet 1974, sous le litre, "Lip à l'heure de l'autogestion pédagog:ique? Matériaux pour une problématique". Voir également tous les numéros des Cahiers de Mai, de janvier 1974 à novembre 1974. Cahiers de Mai, 4, rue Aligre, 75012 Paris.
[10]
L'ethnologue allemand Mühlmann, auteur du livre, Les fanatiques de l'Apocalypse, dans lequel il étudie les mouvements messianiques et millénaristes des révolutions africaines, propose une théorie de l'institutionnalisation comme "fonction de l'échec de la prophétie". L'institution n'est donc pas le contraire du mouvement, elle en est "le cadavre exquis", la figure fossilisée. R.Lourau a récemment proposé cette définition de l'effet Mülhmann à propos de l'institutionnalisation du Mouvement des Forces Armées (MFA) portugais, au printemps de 1975 : "ce concept "d'institutionnalisation d'un mouvement", en sociologie, sert à décrire la transformation d'un mouvement social (ou politique ou religieux) en sens contraire : sa bureaucratisation, son contrôle par un nouveau pouvoir qui reproduit la structure de l'ancien pouvoir dont le Mouvement prétendait détruire jusqu'au souvenir. C'est au nom du retour à l'ordre, de la lutte pour la productivité, etc., la fin de la vie démocratique qui s'était épanouie à travers les forces sociales nouvelles, parfois surprenantes, formes que le Mouvement avait fait naître afin que le savoir social soit produit par tous, non par une clique de dirigeants autoproclamés", cf. "L'effet Mühlmann", Le Monde, 20 mars 1975.
[11]
L'Association pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) est un organisme national sous tutelle du Ministère du Travail qui forme un nombre important de travailleurs de bas niveaux de qualification selon les tendances du marché de l'emploi (50000 stagiaires par an).
[12]
Le Centre d'études supérieures Industrielles (CESI) est une association privée de formation dont le Conseil d'administration regroupe les pouvoirs publics, le patronat et les syndicats. Formation d'ingénieurs, cadres et agents de maîtrise. Fait figure d'organisme novateur ,en matière de pédagogie. Ses positions ont un certain écho auprès du patronat moderniste et des responsables de formation des entreprises nationalisées.
[13]
L'Agence pour le développement de l'éducation permanente (ADEP). Établissement public à caractère industriel et commercial créé en 1973, placé sous la tutelle du Ministère de l'Éducation. Prête une assistance technique aux organismes qui cherchent à définir une politique de formation, y compris les établissements scolaires publics. Publie une revue de recherche et d'information sur les problèmes de formation, Éducation permanente, 21, rue de la Vanne, 92120 Montrouge.
[14]
Le Monde de l'éducation, janvier 1975, p.6.
Article publié dans la revue
Éducation permanente, n°31, nov.déc.1975, p.3-25.
Paris. ADEP.
Réédité dans
Guigou J., Les analyseurs de la formation permanente
Anthropos, 1979, p.76-96.
Jacques GUIGOU
AUTOGESTION ET FORMATION
L'ACTION CONTRE-ÉDUCATIVE
DES CONSEILS OUVRIERS
Dès les premiers jours du soulèvement, on décréta
le couvre-feu à 23 heures et les entrées et les sorties
de la ville furent soumises à un contrôle très strict.
Les écoles furent fermées jusqu'à nouvel ordre.
En même·temps, le Comité révolutionnaire,
par une série d'édits ,modifia la structure politique de Cronstadt.
Conformément au point 7 de la résolution de Pétropavlovsky
il abolit la section politique de la forteresse
et mit sur pied un nouveau programme d'enseignement
au mess de la garnison.
Paul Avrich , La tragédie de Cronstadt 1921. Seuil, 1975, p.153.
Qu'une des premières actions du Conseil de la Commune révolutionnaire de Cronstadt fut de fermer les écoles et d'instituer un nouveau programme d'enseignement, rappelle la violence de la contradiction entre un projet d'autogestion généralisée et une bureaucratie scolaire étatique. Le rapport entre autogestion et formation, placé dans l'histoire vivante du mouvement des Conseils en Europe, est d'abord un rapport de négation simple.·
L'appareil bourgeois ou bureaucratique de formation ne peut subsister un seul instant devant la montée des forces révolutionnaires regroupées en conseils ouvriers. Un des acquis historiques les plus refoulés .des époques d'autonomisation massive du prolétariat ― de Cronstadt à Berlin, de Turin à l'Aragon, de Prague à Paris ― c'est celui de l'auto-éducation des Conseils.
Cette fonction éducative ― que je préfère nommer contre-éducative ― des Conseils, pourtant fortement soulignée par Marx lorsqu’il parlait de « l’auto-praxis du prolétariat », a été largement refoulé par le mouvement ouvrier du moins par ses théoriciens bourgeois.
C'est ce qu'exprimaient les travailleurs de Lip, lorsqu'ils déclaraient après avoir accomplit la critique-en-acte des stages de formation professionnelle que l'État et le capital leur proposaient, que la seule formation prolétarienne possible c'était la lutte collective[1].
Pas surprenant non plus que les idéologues staliniens de « l’'État socialiste » et du « Parti·du· prolétariat » se soient violemment opposés à toutes les formes d'auto-éducation des Conseils ouvriers. Pour eux , à Cronstadt, comme plus tard à Budapest à. Prague et ailleurs, le savoir social qui surgit dans les luttes anti-bureaucratiques et ceci dans tous les secteurs de la vie, ne peut être le fait des prolétaires rassemblés mais plutôt celui des « agents de l'impérialisme » ou encore des « ennemis de l' intérieur »!
Pourtant, au-delà des rappels émouvants de cette vérité historique des Conseils, de leurs avancées et de leurs échecs, la question centrale des modes d'appropriation et de maîtrise des savoirs et des connaissances nécessaires à leur survie, reste très largement· inexplorée.
Au-delà de la reconnaissance de l'efficacité immédiate ou à court terme des modes d'auto-éducation des Conseils ouvriers, il reste que les récits et les données sur l'organisation concrète et les méthodes de cette .formation collective sont rares ou détruits.
Les témoignages sur les expériences de « contre-cours » et de « contre-stages » dans les conflits récents comme ceux de Lip, montrent que les conditionnements du système scolaire capitaliste et bureaucratique se poursuivent jusque dans les comportements des ouvriers mêmes les plus critiques et les moins scolarisés. Il est vrai qu'il ne suffit pas de remplacer un formateur "réactionnaire" par un leader syndical pour que le rapport au savoir en soit pour autant modifié.
Même dans le contexte d'une lutte anticapitaliste, la forme sociale du. Stage qui définit un espace-temps séparé. des autres espaces-temps de la vie du travailleur collectif qui s'autonomise, reste dominante et les rapports au savoir sont orientés dans le sens d'une soumission des « masses ignorantes » à « l'élite cultivée ».
C'est contre cette loi sociologique de la reproduction des divisions de classe dans les. institutions éducatives que se sont développés avec une certaine ampleur après Mai 1968 en France, les mouvements dits d'autogestion pédagogique ou encore de pédagogie institutionnelle.
Pour y avoir participé de l'intérieur à travers mon propre itinéraire de formateur d'adultes et de chercheur en. sciences de l'éducation, je perçois aujourd'hui combien nous fûmes nombreux. à. rester prisonniers du scolaro-centrisme et du·pédagogisme.
A côté de ses incontestables acquis en matière d'apprentissage collectif des conditions de transformation de l'éducation, l'autogestion pédagogique reste le projet isolé de formateurs socialisants, qui à l'instar de leurs prédécesseurs les psychiatres fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, cherchaient à créer des « îlots de socialisme » dans un environnement capitaliste[2].
L'impensé majeur du mouvement autogestionnaire dans les établissements scolaires et universitaires, c'est son ignorance quasi totale des actions contre-éducatives des conseils ouvriers. Les seules jonctions, une fois le reflux du mouvement .de Mai amorcé, entre les expériences d'autogestion pédagogique et les collectifs de prolétaires à la recherche d'autres modes de vie, furent réalisées par de petits groupes de militants libertaires, sous le regard attentif d'idéologues à la recherche d'expérimentateurs du social. Ainsi, le numéro spécial de la revue Autogestion et socialisme coordonné par R.Lourau sur le thème de la formation[3] rend bien compte de cette incommunication entre le mouvement des conseils ouvriers et les expériences, de formation « placées sous le signe quelque peu confus de l'autogestion comme mode d' organisation expérimentale ou possible[4] ».
A la relecture, ce travail apparaît à la charnière entre deux époques. Il, hésite encore à prendre toute la mesure de l'effondrement, institutionnel de·l’éducation que ses auteurs viennent de vivre deux années plus tôt. La confusion subsiste, entre l'autogestion pédagogique présentée comme une méthode active d'apprentissage, et l'autogestion de l'institution de formation comme mode de contrôle collectif du capital et des valeurs investies dans la, reproduction de la force de travail. La critique de l'idéologie pédagogiste et des pratiques ambiguës des pédagogues autogestionnaires se tient aujourd'hui à l'extérieur du mouvement.
L'autogestion pédagogique n'a pas su éviter les pièges dans lesquels l'ont enfermée les bureaucraties scolaires et leur logique étatique. Une analyse des avatars où l'autogestion pédagogique s'est engluée devrait s'inscrire dans trois directions :
1- Montrer les limites des orientations psychologistes du mouvement. La dépolitisaation relative qu'a opérée l'introduction puis la pratique non critique que d'une psychanalyse behavioriste dans les groupes de formation par exemple. Le groupisme comme idéologie de remplacement devant le vide théorique de la dynamique de groupe et ses cadres de référence comportementa1istes ;
2- Caractériser la fonction sociale de l'orientation technocratique du mouvement. L'autogestion pédagogique devient un bon outil de « gestion participative » des établissements de formation! L'auto-sélection, l'auto-évaluation sous couvert de nouveau partage du pouvoir dans l'université et dans les centres d'éducation des adultes se diffuse allégrement.
3- Dénoncer la manière dont les diverses commissions et autres « conseils » institués à la faveur du mouvement général de négation de l'État dans l'établissement sont transformés en instances de fonctionnement sans aucune vie démocratique. Ce processus de bureaucratisation de la formation se fait parfois d'ailleurs au nom de l'autogestion pédagogique !
Le premier axe d'une critique actuelle des rapports entre autogestion et formation s'organise autour de cette question des contradictions majeures qu'a rencontré le mouvement de l'autogestion pédagogique. Cela devrait conduire à dresser un bilan de l'échec partiel d'un mouvement éducatif à réaliser, seul ou presque, les conditions qui feront dépérir ces institutions étatiques que sont l'école et ses annexes professionnelles et salariales.
Le second axe de cette critique globale des modes actuels de formation se trouve du côté des Conseils, qui, embryonnairement, élaborent dans leurs luttes et leurs résistances, d'autres pratiques éducatives, d'autres rapports au savoir, d'autres formes de recherche et de connaissance. Il ne s'agit pas, d'opposer, du haut de la pyramide de l'État « science bourgeoise » et « science prolétarienne », mais d'analyser en quoi l'action quotidienne des Conseil institue le seul mode de formation possible du travailleur collectif « autonomisé ». Cette action, est avant tout anticapitaliste, antiétatique et antibureaucratique. C'est le sens que je donne à l'action contre-éducative des conseils.
Selon un troisième axe, il convient d'examiner les possibilités d'une transformation transitoire de l'institution de la formation dite « permanente ». A quelles conditions pouvons-nous aller vers un dépérissement de la formation permanente et de son rôle de contrôle étatique du temps de travail et de loisirs ? Le dépérissement de la formation permanente comme médiation importante du mode de production étatique (cf. H.Lefebvre) c'est-à-dire comme scolarisation ou mieux stagification de la force de travail, passe-t-il par la généralisation de l'autogestion de tous les âges de la vie ? Mais comment se former à l"autogestion dans une institution elle-même hétérogérée?
C’est à une réévaluation de la notion de temps de formation, de durée d’apprentissage, de niveau et de grades que nous conduisent les dernières actions contre-éducatives des conseils ouvriers. Dans l’action contre-éducative des conseils, la connaissance et les savoirs sont contemporains de leur auto-dissolution dans les nouveaux espaces-temps libérés.
Communication à la Seconde conférence mondiale sur
La participation, le contrôle ouvrier et l’autogestion
FIAP Paris 14e, sept. 1977.
Publiée dans Autogestion et socialisme n°41/42, 1978, p.239-243.
Réédité dans
Guigou Jacques, L’institution de l’analyse dans les rencontres
Anthropos, 1981, p.129-135.
Notes [1] Piaget Charles, « La formation par l’action collective », in Dauber H et Verne E. (dir.), L’école à perpétuité. Seuil, 1977. [2] Lire à ce sujet, par exemple, les « Histoires de La Borde. Dix ans de psychothérapie institutionnelle à la clinique de Cour-Cheverny », revue Recherches, n°21, 1976. [3] Autogestion et socialisme, n°13-14, sept.1970. Anthropos. [4] Ibid. p.4.