- Décrire et interpréter les politiques de formation dans et hors du système éducatif (besoins, publics, acteurs, modèles, dispositifs, économie, effets ).
- Analyser les dimensions politiques des actions de formation dans les systèmes éducatifs et les organisations (plans, conventions, stratégies d'intervention, idéologies, contradictions, forces en présence).
- Intégrer les composantes éthiques et axiologiques dans l'intervention de conseil et de formation en éducation (citoyenneté, égalité filles/garçons, professionnalisation, violences).
Contenus et processus
1- Approches politiques et socio-historiques (J.Guigou)
a. Caractérisation des grandes périodes: l'éducation des adultes et "les cours du soir"(1950-68); la formation professionnelle comme système (1971-1981); la GRH (années 80); la valorisation des compétences et l'e-learming (années 90-00); crise du travail et VAP/VAE;
b. Quelques références théoriques notables pour l'analyse de la formation (interactionnisme ; macrosociologie ; analyse institutionnelle, théorie critique ;)
c. Les pédagogies institutionnelles (y compris leurs précurseurs et leurs descendants actuels) ;
2- Approches stratégiques et institutionnelles (J.Guigou)
Le conseil et l'intervention de formation: courants, démarches, outils, théories. Présent, passé et avenir de ces pratiques.
3- Les politiques régionales et européennes de formation d'adultes. Les professions de la formation. Les modèles de professionnalisation en France et dans le monde (P.Hébrard). La démarche qualité (D. Jedliczka du CARIF Centre d'animation, de ressources et d'informations sur la formationde la Région LR), la VAP et la VAE.
4-Formation et GRH : l'analyse organisationnelle (J.M. Plane) - Le capital humain, le développement humain, l'économie de l'éducation (D.Vallade);
5- Études de cas, approches spécifiques, ouvertures à des champs complémentaires à la formation : l'orientation scolaire et professionnelle (A.Egea), les classes-relais (F.Landoeuer), les SEGPA (D.Martineau ), les publics en difficultés, les ZEP et l'interculturel (G.Zoïa) ; apprentissage à distance et conseil (D.Duplaix). Histoires de vie et formation (P. Dominicé).
Organisation Cours et formations se déroulent le mercredi après-midi (16h-19h) salle G312. [Sauf cas exceptionnels de permutation avec les cours d'autres modules].
Université de Montpellier 3
MASTER2 Conseil et formation en éducation
UE I Politiques de formation
Enseignements de Jacques Guigou
Quelques orientations bibliographiques et documentaires
Temps critiques http://www.membres.lycos.fr/tempscritiques
Actualité de la formation permanente (Centre Inffo)
Quelques ouvrages
Ardoino J. et Lourau R. (1994), Les pédagogies institutionnelles, Puf.
Afriat Ch. (1992), L'investissement dans l'intelligence, Puf.
Authier M. et Levy P. (1992), Les arbres de connaissances, La Découverte.
Bonniol J.J. et Vial M. (1997), Les modèles de l'évaluation. Textes fondateurs et commentaires. DeBoeck Université. Caspar P. (dir.) (1999), Traité des sciences et techniques de la formation, Dunod.
Charlot B. et Figeat M. (1985), Histoire de la formation des ouvriers 1789-1984. Minerve.
Combes M. (1999), Simondon Individu et collectivité, Puf.
Gravot P. (1999), Économie de l'éducation, Economica.
Guigou, J. (1979), Les analyseurs de la formation permanente, Anthropos.
Guigou, J. (1987), La cité des ego, L'impliqué.
Guigou J.(1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L'Harmattan.
Guigou J et Wajnsztejn J. (dir.) (1998), L'individuet la communauté humaine, L'Harmattan.
Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.) (1999), La valeur sans le travail, L'Harmattan.
Guigou J. (2001), L'institution résorbée, L'impliqué.
Guigou J. (2002), La société du capital illimité. Préface à la troisième édition de l'ouvrage d'Henri Lefebvre "La survie du capitalisme" (Anthropos, 1973). L'impliqué.
Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.) (2003), Violences et globalisation, L'Harmattan.
Guigou J. et Wajnsztejn J. (2004), L'évanescence de la valeur, L'Harmattan.
Laot F. (1999), La formation des adultes. Histoire d'une utopie en acte. Le complexe de Nancy. L'Harmattan.
Laot F. (2002), 40 ans de recherche en formation d'adultes, 1960-2000, L'Harmattan.
Lefebvre H. (2002 rééd.), La survie du capitalisme. (Préface de Jacques Guigou), Anthropos.
Le Meur G. (2002) (dir.), Université ouverte, formation virtuelle et apprentissage. L'Harmattan.
Lesne M. (1984), Lire les pratiques de formation d'adultes, Edilig.
Lourau R. (1997), Implication Transduction, Anthropos.
Lourau R. (l 997), La clé des champs. Une introduction à l'analyse institutionnelle . Anthropos.
Lourau R. (1988), Le journal de recherche, Méridiens-Klinckieck.
Palazzeschi Y. (1998), Introduction à une sociologie de la formation. Anthologie des textes français 1944-1994.L'Harmattan.
Palazzeschi Y. (1998), Introduction à une sociologie de la formation. Les pratiques constituantes. Les modèles.L'Harmattan.
Pineau G. (2001), Temporalités en formation. Vers de nouveaux synchroniseurs. Economica.
Tarondeau J.C. (1998), Le management des savoirs, Puf.
Terrot N. (1998), Histoire de l'éducation des adultes en France. L'Harmattan.
Wajnsztejn J. (2002), Capitalisme et nouvelles morales de l'intérêt et du goût. L'Harmattan.
Université Montpellier III
Master2 Conseil et formation en éducation
UE I Politiques de formation
Remarques sur les approches
politiques et critiques de la formation
Sous le titre générique "Politiques de formation", ce module recouvre plusieurs champs de connaissance des phénomènes de formation et plusieurs modes d'approche de leurs réalités. Les objectifs et les contenus du module ont été définis dans le feuillet initial. Ils mettent en évidence la double dimension de la visée : décrire et analyser les politiques de formation tant au niveau macrosocial qu'au niveau microsocial; proposer des interprétations critiques des systèmes, réseaux, dispositifs et actions de formation. Afin d'expliciter davantage les rapports entre les différentes interventions effectuées dans le module, nous proposons ici quelques remarques d'ordre méthodologique, stratégique et théorique.
1- Cohérence n'est pas unification
La cohérence (nécessairement relative) entre les diverses interventions est à rechercher dans la signification que chacune d'entre elles apporte sur l'état actuel et sur le devenir de l'éducation et de la formation; sachant que ce devenir, comme toutes les dynamiques socio-historiques est un devenir contradictoire. Au-delà de ses aspects techniques et organisationnels — qu'il ne serait pas judicieux de sous-estimer et qui sont introduits comme tels — la formation est ici appréhendée comme un rapport social-historique à la fois déterminé et déterminant. Un rapport déterminé par les processus économiques, sociaux et culturels qu'engendre l'actuelle société capitalisée; un rapport déterminant car les activités de formation constituent un opérateur majeur de la dynamique d'autonomie dans la dépendance qui tend aujourd'hui à être dominante. Pour appréhender cette dynamique les ressources méthodologiques et théoriques de la pensée dialectique ne sauraient être négligées. La multidimensionnalité et la conflictualité des phénomènes de formation appellent une diversité des références théoriques et notionnelles.
2- Mettre en rapports des connaissances sur le système et des savoirs sur tel ou tel de ses éléments
Prétendre unifier à priori les approches politiques des processus de formation ne peut conduire, au mieux, qu'à une impasse, et plus sûrement, au pire des dogmatismes. Le choix a été fait d'une recherche de connaissances critiques sur le paradigme de la formation et sur ses réalités particulières. Cette recherche à la fois théorique et pratique mobilise les acquis antérieurs et les expériences des formatrices et des formateurs. En matière de sciences politiques et de sciences sociales c'est d'une interaction entre le général et le particulier que peut, dans le meilleur des cas, s'élaborer une connaissance des réalités présentes de la formation et du conseil.
3- Entre connaissance et intervention : l'interprétant
Pour analyser les contradictions politiques d'un dispositif de formation il peut être important de mobiliser des connaissances extérieures "aux savoirs d'action" mis en œuvre dans le dispositif. Les références théoriques et stratégiques de l'intervenant, du consultant ne coïncident pas avec celles des acteurs. De ce décalage, de cette discontinuité peut émerger une connaissance transformatrice (interprétante) qui peut être construite collectivement.
Jacques Guigou
Jacques GUIGOU
Notules sur l’histoire
de la formation des formateurs
(1968-2002)
1- Lorsque les formateurs n’existaient pas
Jusqu’à la fin des années cinquante, dans l’entreprise, dans les organismes de formation professionnelle ou technique, dans les structures de l’éducation populaire, et à fortiori dans les institutions éducatives publiques ou privées, « le formateur » n’existait pas. Certes, depuis l’industrialisation les nécessités d’adapter la « main-d’œuvre » aux exigences de la production (taylorisme, fordisme, TWI, etc.) avaient conduit les employeurs à mettre en place de « l’instruction » professionnelle et technique. Déjà, dans l’entre-deux-guerres, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale, des cadres, des agents de maîtrise, des militants, des techniciens, vont assurer (le plus souvent à temps partiel), des fonctions administratives et pédagogiques dans cette instruction que l’on commence timidement, à la fin des années 30, à nommer « formation». Mais ils ne peuvent pas être considérés comme des spécialistes, des « professionnels de la formation » puisque celle-ci n’était pas autonomisée comme activité économique a part entière. Ce n’est qu’après les bouleversements politiques, sociaux et culturels de la fin des années 60, et notamment, en France avec l’instauration de ce qui va être désigné comme la « formation professionnelle continue » (cf. loi de juillet 71 et droit au congé de formation dans le cadre du contrat de travail) que le paradigme de la formation va s’affirmer et que se met en place un système de formation. Système qui, la « crise » passant par-là, va développer une multifonctionnalité, jusqu’à devenir un opérateur majeur de « la régulation » économique et sociale. C’est dans ce contexte de professionnalisation de la formation, que vont rapidement émerger et se généraliser les actions de formation des formateurs.
2- Conditions d’émergence de la FdeF
et diffusion d’un modèle central
Dans la recomposition moderniste de la société après 1968, le formateur — issu des fractions hautes de l’ancienne classe ouvrière et se situant dans les fractions moyennes des anciennes classes moyennes — émerge comme le prototype de l’individu porteur des valeurs d’autonomie. Il affirme sa particularité contre les représentations et les pratiques de l’enseignant, du « maître », de l’éducateur. Il est socialement produit par la combinaison de fonctions anciennes et nouvelles, à la fois dans l’entreprise et hors de l’entreprise. On trouve donc chez le formateur à des dosages variés : de l’animateur, de l’ingénieur, du consultant, du psychologue, du pasteur, du producteur de spectacle, du journaliste, du documentaliste, du spécialiste d’un savoir, du technicien multimédia... A la fin des années 70 s’opère un regroupement de ces fonctions multiples dans cinq grands « métiers » : le responsable-concepteur de formation, le gestionnaire de formation, l’animateur- enseignant, le spécialiste des moyens (du didacticien au technicien médias), le consultant-expert.
3- Caractéristiques du modèle central de F. de F.
Empruntant à des expériences étrangères (notamment nord-américaines, et tout particulièrement québécoises) certains outils ou méthodes, et surtout retenant les pratiques les plus novatrices parmi les expériences pionnières de centres de formation comme le CESI (Paris), le CUCES (Nancy), le CUEEP (Lille), le CUEFA (Grenoble), mais aussi l’ANSHA, l’ARIP, le CEFFRAP etc., il s’est rapidement établi un modèle central de la formation des formateurs dont les principales caractéristiques, au milieu des années 70, étaient :
- une place importante accordée à l’autoréférence. Autonomie, autoformation, autoévaluation, autoanalyse, et parfois autogestion de l’action de formation, ont constitué des objectifs politiques et des valeurs fréquemment affirmées ;
- une organisation de l’action faite d’alternance entre le centre de formation et le terrain ; une mise en tension qui se voulait « heuristique » entre la théorie la pratique ;
- une attention portée à la dynamique du groupe de formation : analyse des pouvoirs et division des savoirs, intervention sur les formes de coopération et de compétition, élucidation des figures d’autorité et des autonomies individuelles, interprétation des fantasmes et de l’imaginaire de la formation ;
- une utilisation intensive des « supports » et des « ressources » de formation (annonçant le « multimédia » puis le e-learning );
- un processus « intégré » et « démultiplié » au 3e, 4e puis ne degré : des formateurs de formateurs de formateurs forment des formateurs de formateurs, qui forment à leur tour des formateurs de formateurs, lesquels forment ensuite…
- une mise à distance des contenus de connaissance au profit des méthodes et des « savoirs d’action ». La FdeF. est définie d’abord comme une « méthodologie », un apprentissage stratégique, une praxéologie ;
- Le formateur est « engagé socialement », c’est un « agent de changement », un « médiateur ».
4- Les années 80 : professionnalisation des formateurs
La professionnalisation des formateurs passe, entre autres dispositifs qualifiants, par la reconnaissance économique et sociale de la compétence de formateurs comme spécialistes et par la créations de diplômes universitaires aux « métiers de la formation ». La montée en puissance du modèle de la F.deF. fut aussi déterminée par le contexte idéologico-économique de « l’acteur », du « sujet », et de « l’intervenant ». On assiste au passage d’une éducation comme dépense à une formation comme investissement ( diffusion des théories du « capital humain », de la « gestion des ressources humaines » et « investissement dans l’intelligence »).
5- Dans les années 90 et 2000, la F.deF. se trouve englobée dans le « management des savoirs », la « gestion des compétences » et opérationnalisée dans la tendance vers le « tout cognitif » et le « tout virtuel ». L’entreprise, l’école, comme l’individu, se devant d’être « apprenants», les exigences économiques dominantes présupposent un individu informé et formé qui « gère » en continu et en « temps réel » chacun de ses innombrables apprentissages. Tout se passerait-il alors comme si chaque formé contenait son propre formateur ? Des médiations restent cependant plus que jamais nécessaires si l’on souhaite donner à la formation une dimension éducative.
1- Autonomie, autotélie [1] , autoorganisation, autoformation, autoévaluation, comme les nombreuses activités qui relèvent de l’autoréférence, sont à analyser comme les résultats, les aboutissements d’un procès d’autonomisation.
2- Connaître ces pratiques autonomistes d’aujourd’hui nécessite une critique de leur autonomisation, c’est-à-dire une tentative pour comprendre leur histoire et en saisir le devenu.
3- Les pratiques d’autoformation et d’autoapprentissage contiennent un présupposé de positivité, de nécessité, de valorisation et d’optimisation qui doit être mis en question par la connaissance critique.
II. Autodidaxie contra autoformation
II.1. L’autodidacte est contemporain de la genèse de l’individu moderne.
Dans le système féodal et la société théocratique l’autodidacte n’existe pas. C’est l’individualisation politique et économique qu’a opéré le capitalisme mercantile puis libre-échangiste et aboutissant à la figure bourgeoise du propriétaire, qui a permis de lui créer une possibilité d’existence.
Ce n’est qu’avec l’individu-bourgeois et son mode de socialisation/éducation par l’école de classe que put négativement apparaître (très minoritairement) l’individu autodidacte. Le phénomène est d’ailleurs confirmé par son inscription dans les langues européennes, anglaise d’abord (en 1534) puis française (en 1557).
II.2. L’autodidaxie : une activité de prolétaire hors de l’école et hors de l’usine.
Dans la société de classe moderne, dominée par le capitalisme manufacturier (XVIIIe s.), puis industriel (XIXe s.), l’autodidacte n’a pu se manifester comme figure de l’individu « qui apprend sans maître » qu’en opposition à l’institution-nalisation de l’école en faveur des enfants de la classe dominante. Appartenant toujours à la classe dominée (paysan, artisan [2] — hors compagnonnage —, ouvrier), l’autodidacte échappait à la normalisation scolaire des apprentissages manuels et intellectuels. En référence imaginaire à l’aristocrate érudit, au religieux lettré ou au bourgeois savant, l’autodidacte visait une émancipation individuelle dans et par la connaissance, mais sans y parvenir réellement puisque son horizon social restait limité par celui de sa classe. Ses apprentissages individuels se réalisaient de manière prépondérante sur des activités sans rapport direct avec le travail productif [3] . Dans la sphère du travail productif, à la manufacture, comme ensuite à l’usine, l’autodidacte n’avait pas de place. Seul l’apprentissage sous l’autorité d’un maître-ouvrier était considéré comme un facteur de production [4] . Les savoirs-faire professionnels et les compétences techniques étaient déterminés et codifiés par le procès de production et l’organisation du travail. Pendant son temps de travail le salarié ne pouvait donc pas se situer dans une dynamique d’autodidaxie.
II.3. L’autopraxis éducative du prolétariat en lutte n’était pas de l’autodidaxie.
Dans l’expérience historique du mouvement ouvrier, dans les luttes de classe, se sont manifestés des moments d’éducation collective qui ne relevaient pas de l’autodidaxie ( elle est par essence une activité individuelle) - mais qui exprimaient une aspiration collective pour s’affranchir de la culture bourgeoise et de ses représentations. Cette autoéducation prolétarienne était en opposition complète avec l’éducation-dressage pratiquée par l’école bourgeoise. Elles cherchaient à porter une contradiction politique dans les bases mêmes de la société de classe, précisément dans son mode de socialisation inégalitaire et despotique. Les moins ignorées de ces expériences concernent les Bourses du Travail et le syndicalisme révolution-naire. Cela ne signifie pas qu’au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle l’autodidacte avait nécessairement un projet de changement de classe sociale, mais que parmi les rarissimes promus sociaux « réels » de cette période, une assez forte proportion étaient des autodidactes.
II.4. Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, l’autoformation est un opérateur de la valorisation ; ce n’est plus de l’autodidaxie.
Nous avons analysé ailleurs [5] comment le paradigme de la formation a constitué, dès les années 60, un opérateur politique majeur dans la crise du capitalisme industriel de type fordiste. La formation continue et généralisée pour tous (même si de fortes inégalités perduraient dans le droit à la formation ) a contribué à supprimer du travail humain productif pour le convertir en « gestion des ressources humaines ». Dans l’économie d’aujourd’hui, c’est l’ensemble des activités humaines qui, entrées en crise profonde car elles portent sur le devenir-même de l’espèce (cf. les mondes virtuels, les bio-technologies, l’intelligence artificielle, etc.), est l’objet de la valorisation. Chaque individu est assigné à s’autogérer comme particule de capital, c’est-à-dire comme élément capable de saisir, en permanente et très rapidement, toutes les informations qui déterminent son existence économique. Dans cette situation les pratiques d’autoformation ne sont pas antinomiques avec les pratiques de formation. Le paradigme de la formation présuppose l’activité d’autoformation.
L’apprentissage s’étant autonomisé du travail humain productif (i.e. le « travail vivant » chez Marx), toute activité humaine contient désormais son apprentissage techniquement et cognitivement normalisé : un logiciel — actualisé — pour chaque opération. Contrairement aux connaissances qui supposent des médiations et qui s’inscrivent dans une temporalité humaine, les savoirs contiennent leur mode immédiat d’acquisition et d’évaluation. Ils sont à eux-mêmes leur propre finalité. Ils s’autoprésupposent comme acquis de l’actuel ; comme nécessité cognitive. L’activité apprenante techniquement normalisée est devenue un moment de la reproduction générale du système capitalisme qui aujourd’hui se parachève [6] . Dans ces conditions, l’autodidacte ne peut plus exister. L’autoformation, présupposée dans la formation, constitue le modèle dominant et unique des apprentissages. Dès lors, parler de « néo-autodidactes [7] » (G. Le Meur) pour qualifier, par exemple des dirigeants de PME qui se forment seuls à partir des spécifications techniques de leurs matériels, est le signe que l’on prend acte de cette disparition, mais reste insuffisant car l’on se situe encore dans la continuité de la société dans laquelle l’autodidaxie pouvait exister. Dans cette perspective, nous pourrions situer Benigno Cacérès comme l’un des derniers autodidactes, puisque l’emblématique fondateur de Peuple et Culture, croyant porter « un regard neuf sur les autodidactes [8] » qui devaient, à son image, s’épanouir dans « la société des loisirs et du temps libéré » a, de fait, contribué à diffuser le modèle contemporain de la formation et de son autoréférence. Restés ancrés sur l’ancien antagonisme entre temps de travail productif et temps hors travail supposé « non contraint », les promoteurs de la « révolution culturelle du temps libre [9] », ne pouvaient pas reconnaître le continuum économique, qui, après 1968, a englobé presque toutes les activités humaines quel que soit le moment de la vie où elles sont réalisées. « Tout ce que tu fais, tu le fais en PRO » !. Tel fut, et reste, l’objectif de cette capitalisation d’activités humaines [10] , qui, jusque dans les années 60 étaient encore, pour certaines et non des moindres, extérieures à la réalisation de la valeur.
III. L’apprentissage virtuel : simulation d’un engendrement.
Comme la manufacture avait décomposé les savoirs-faire de l'artisan traditionnel pour les concentrer autoritairement dans des procédés de fabrication techniquement normalisés, l’usine fordiste a fragmenté les anciennes qualifications de l'ouvrier de métier pour les intégrer dans un procès de production dans lequel le salarié devient un opérateur spécialisé dans une seule tâche. Dans chacune de ces deux périodes majeures du capitalisme moderne, l'apprentissage du travail productif a subit une autonomisation par rapport à l'activité humaine. Autonomisation du savoir du maître-ouvrier au profit de l'organisation disciplinaire du travail qui dicte aux apprentis les modes opératoires, dans le cas de la manufacture. Autonomisation du savoir des ouvriers professionnels au profit du système socio-technique qui « adapte » l'opérateur a son poste de travail dans le cas de l'usine fordiste.
Ces deux moments d'autonomisation se caractérisent in fine par un seul et même processus d'englobement de l'apprentissage par le système techno-organisationnel de la production. Ce sont les exigences techniques du procès de production qui déterminent chaque fois plus directement les contenus et les formes de l'apprentissage. Les apprentissages non immédiatement productifs étant, quant a eux, conçus et mis en oeuvre par le système de formation comme permettant les apprentissages opérationnels ultérieurs. On reconnaît là les fonctions que le capitalisme de « l'entreprise apprenante » attribuera, après 1968, a toute activité humaine valorisable.
Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, celle où, pour « créer de la valeur », le système productif s’est très largement affranchi de son ancien assujettissement à l’exploitation de la force de travail, l’internisation d’apprentissages permanents et immédiats dans toute activité humaine constitue une condition nécessaire à son existence et à sa reconnaissance en tant que telle. Ainsi en va-t-il du produit. Pour circuler comme produit, il doit contenir son apprentissage : non seulement de ses procédures, mais aussi de ses conditions d’exécution ; de son opérationnalisation normalisée, « préformatée [11] » comme le dit maintenant la cybernovlangue. Sa puissance et son acte ne font qu’un [12] .
Un logiciel contient un certain quantum de mémoire virtuelle, et cette mémoire reste limitée à l’activité dont il doit permettre la gestion, c’est-à-dire la conjonction dans un seul et même moment d’un apprentissage et d’une tâche. Dans le « temps réel » de l’informatique, réaliser une activité c’est faire un apprentissage « actualisé ». Seuls des savoirs-informations, autonomisés de l’expérience humaine et de la connaissance, peuvent être utilisés pour y parvenir. Ces savoirs-informations étant des objets désubstantialisés [13] , séparés de la temporalité générique que contient toute activité humaine, ils peuvent alors être combinés à l’infini par le calcul informatique. Une combinatoire en « générant [14] » d’autres, nous sommes ici en présence d’un simulacre d’engendrement.
Notes
* Conférence plénière au Colloque européen « Université ouverte, enseignement supérieur, autoformation », Université ouverte de Catalogne, Barcelone 16-18 déc.1999, publiée dans les actes du Colloque (cf. Le Meur (dir.), Université ouverte, formation virtuelle et apprentissage, L’Harmattan 2002, pp. 23-31) et dans la revue Temps critiques, n°12, 2001, pp.83-88.
[1] Qualité de l’être qui a sa fin en lui-même. Terme forgé par le psychologue américain J.M. Baldwin et qui fait partie d’une théorie du développement personnel (cf. Genetic theory of reality, 1895) selon laquelle le moi et l’autre sont dialectiquement engendrés selon « un cercle de projections et d’incorpo-rations». Cette conception de l’autre comme « moi-alter » ou encore « alter social » - influencera les origines de la psychologie génétique française (Janet, Wallon) et caractérise assez précisément la montée en puissance des idéologies de la subjectivité autonome ; idéologies qui ont accompagné, dans la phase fordiste de l’économie, le passage à la domination substantielle du capital sur l’ensemble de la société.
[2] Au XVIIIe siècle, l’artisanat n’était pas intégralement organisé en corporations. Dans son Histoire du travail et des travailleurs (Flammarion, 1975), Georges Lefranc estime que la moitié d’entre eux seulement relevaient des corporations et donc du compagnonnage. C’est dans cette partie non organisée de l’artisanat que se trouvaient surtout les autodidactes.
[3] Agricol Perdiguier (1805-1875) était autodidacte comme homme politique et comme écrivain, il ne l’était pas comme menuisier. Jean-Baptiste Godin (1817-1888), fondateur d’un familistère fouriériste et créateur du poêle de fonte qui porte son nom, était autodidacte comme architecte mais ne l’était pas comme serrurier.
[4] Adam Smith considérait déjà qu’un ouvrier instruit était plus productif et devait donc être considéré comme un investissement utile dans la réalisation du profit.
[5] Cf. Guigou Jacques (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992), L’Harmattan.
[6] Cf. Guigou, J. (1999) « Trois couplets sur le parachèvement du capital », in Guigou J. et Wajnsztejn J (sous la dir. de), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999, pp.261-276.
[7] Le Meur, G. (1998), Les nouveaux autodidactes. Néoautodidaxie et formation, Presses de l’université Laval/Chronique sociale.
[8] Cacérès B. (1967), Les autodidactes, Le Seuil, Coll. Peuple et culture.
[9] Cf. Dumazedier J. (1988), Révolution culturelle du temps libre, Méridiens.
[10] Il suffit de consulter une quelconque page d’accueil d’un fournisseur d’accès à Internet, pour constater l’abolition de l’ancien antagonisme entre le temps de travail humain productif et le temps hors travail. Manger (des aliments sans OGM conseillés par le site de Greenpeace), boire (avec l’autorisation de votre gestionnaire de cave à vin), dormir (sous le contrôle de votre agenda électronique), apprendre (selon la progression préformatée de Microsoft), valoriser son CV, voyager (sur les conseils programmés d’AOL), commercer, communiquer, sympathiser, satisfaire ses pulsions sexuelles, s’exprimer médiatiquement, s’occuper de son animal favori, faire du sport, regarder des images et entendre des sons, s’agréger à tel ou tel groupe de fidèles, etc., relève d’un seul et même mode de « gestion » de ces « opérations » : la dernière version du logiciel approprié.
[11] Préformatage dont on pourra lire les conséquences ubuesques pour les usagers de la BNF dans le livre de Jean-Marie Mandosio, L’effondrement de la très grande bibliothèque natio,nale de France, ses causes, ses effets, Paris, 1999, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, pp. 116-119.
[12] Ce qui, pour Descartes (comme pour Aristote d’ailleurs), est un des attributs de la Divinité.
[13] Et non pas « immatériels » comme veulent le faire croire les idéologues du « post-moderne ».
[14] La diffusion massive de cet anglicisme (to generate) pour caractériser les résultats des logiques utilisées par l’informatique (inférences, arborescences, etc.) en dit long sur la nostalgie de procréation des adeptes du tout virtuel.
Jacques GUIGOU Une socialisation immédiatiste :
la formation des ressources humaines
A - En 1776, un certain monsieur Smith, déjà...
La reconnaissance de l’influence de la formation de la force de travail dans la valorisation du capital est affirmée dès les fondements de l’économie politique. Adam Smith[1] considère l’instruction comme un investissement dans le calcul de l’homo oeconomicus. En misant sur le développement intensif et extensif des forces productives pour accélérer la contradiction capital- travail, les marxismes – oubliant ou ignorant que Marx estimait que l’expansion irrationnelle et exponentielle de ces forces trouverait sa limite dans la nature humaine, certes transformée, mais non anéantie par le sujet historique de la révolution – ont, eux aussi, attendu d’importants résultats de la formation technique et professionnelle du travailleur, celle-ci étant pour eux englobée et surmultipliée par l’élévation de la qualification collective de la classe ouvrière.
Pourtant, ce n’est qu’au milieu du XXe siècle que des conditions historiques apparaissent, permettant l’émergence d’une économie de l’éducation. Avec ses notions de capital humain, son calcul de la rentabilité de l’investissement éducatif aussi bien pour l’individu que pour l’entreprise, la firme ou l’État, son ratio temps de travail/temps de formation, l’économie de l’éducation tente de rationaliser la capitalisation de la nature intérieure de l’homme. Les notions de ressources humaines et d’investissement dans l’intelligence, déjà virtuellement définies par T.W.Schultz, G.S.Becker et l’école microéconomique de Chicago, ne seront diffusées et opérationnalisées comme idéologie unificatrice qu’après le reflux du mouvement de Mai-68. Quelles sont ces conditions historiques qui ont porté les ressources humaines sur les fonts baptismaux de La Cité des ego[2]?
B-Particules en formation
1- Internisation de la classe du travail
Tant que la réalisation du profit restait dépendante de la valorisation des ressources naturelles par l’exploitation de la force de travail, l’éducation restait, pour le capital, une dépense. Une dépense, certes socialement nécessaire, mais une dépense largement improductive. Cette situation typique du capitalisme industriel du XIXe siècle, se perpétue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. De plus, tant que la composition du capital variable ne comporte qu’une part modeste de capacités cognitives, l’école de classe parvient à fournir à l’économie, malgré de notables contradictions, les ingénieurs et les ouvriers dont elle a besoin. Le travail vivant est encore consubstantiel à la production. Mais avec l’échec du mouvement prolétarien dans l’Europe des années 20, la domination effective du capital sur toute la société se généralise. Un nombre toujours plus grand d’activités humaines, qui jusque là échappaient au despotisme du marché, sont englobées dans le procès de valorisation. Dès lors, la classe du travail qui, à son origine avait été placée à l’extérieur de la société bourgeoise et qui conservait dans ses luttes le mode d’existence communautaire qu’elle avait hérité de son passé paysan, ne peut plus exister comme classe négative. Le travail mort a ainsi subsumé le travail vivant. Après la Libération, ce qu’on a appelé la société de consommation exprime ce déplacement du mouvement de la valeur. Production des marchandises et reproduction des rapports sociaux peuvent s’affranchir de leur détermination par le temps de travail nécessaire à la transformation en plus-valeur des ressources naturelles. L’anéantissement des ressources de la première nature a conduit le capital mondialisé à sécréter une seconde nature qui artificialise la biosphère et qui, après Mai-68, en deux décennies, parachève un cycle d’autonomisation de l’espèce humaine avec son biotope naturel. Aujourd’hui, avec les mondes virtuels, une troisième nature s’édifie à très grande vitesse, dans une société qui mise sur la catastrophe maîtrisée.
2- Particularisation du rapport social
Depuis une dizaine d’année nous avons cherché à montrer, comment le mouvement de Mai-68 marquait le dernier moment du cycle des révolutions prolétariennes et le premier moment d’une révolution au titre de la communauté humaine de l’espèce qui se nie. Pour en rester, ici et maintenant, à tenter de comprendre le sens du passage de l’ère de la force de travail à celle des « ressources humaines », il nous faut saisir toutes les dimensions de l’internisation de l’ancienne classe du travail dans la société du capital-représenté[3].
Tant que le prolétariat a joué son rôle de classe négative, tant que le rapport social de production et de reproduction est resté essentiellement fondé par l’extorsion de plus-valeur sur la force de travail des femmes et des hommes de cette classe, l’individualisation n’a pu opérer que dans la bourgeoisie. Seul le bourgeois, c’est-à-dire le propriétaire des moyens de production, a pu prétendre à une existence sociale autonome : une existence autonome comme agent économique – l’entrepreneur – mais dépendante de sa classe comme individu social. Ainsi, la femme du bourgeois, sa maîtresse, ses enfants, ses domestiques, ses salariés, ne furent pas des individus, car ils ne possédaient aucun capital. Ce règne, on le sait, prendra fin dans la guerre entre les capitalismes nationaux, guerre qui fut aussi l’échec du mouvement internationaliste prolétarien et qui engendra la recomposition interclassiste du capital. Avec la Première Guerre mondiale, en effet, disparaît la classe des propriétaires, celle du capitalisme patrimonial, alors que s’affirme le capitalisme d’entreprise, nouvelle forme de valorisation dans laquelle l’individu va perdre tout ce qui faisait son contenu historique.
Divisé lui aussi, l’individu va devenir particule de capital. On peut situer alors l’émergence de ce qui va devenir la dynamique centrale des principales recompositions du capitalisme au XXe siècle. Déjà à l’œuvre dans l’entre-deux-guerres, constitutive des populismes nationaux-socialistes et fascistes, la particularisation du rapport social se réalise d’abord dans les diverses configurations nationales de la collaboration de classe, puis, après 1968, le reflux de la dernière discontinuité avec le mouvement de la valeur, permettra le despotisme de la société des particules de capital. L’autonomisation des anciennes appartenances de classe sous la conduite du capital a aujourd’hui parcouru tout son cycle historique et c’est à l’intérieur des êtres humains qu’elle poursuit, à marche forcée, son activité nihiliste.
3- Mort potentielle du capital ?
Désormais quasi totalement libéré des contraintes de l’ancien temps de travail productif et de la matérialité de la seconde nature (celle qui a pris naissance avec la machine à vapeur et dont on pourrait voir l’achèvement dans le passage du calcul analogique au calcul numérique), le capital a pénétré et conquis toutes les représentations de l’espèce. Ce procès d’artificialisation ne requiert aujourd’hui plus de médiation, mais une actualisation permanente et universelle. Dans la « troisième nature » de l’abstraïsation des mondes virtuels, des flux de capitaux et des marchés « en temps réel », le capital se trouve en état de mort potentielle, de perte irrémédiable de tout ce qui faisait son contenu historique, sa substance dialectique. Le virtuel anéantit le passé et le futur. Le virtuel ne supporte pas l’écoulement du temps ; il lui faut une immédiateté inscrite, sur le champ, dans un présent éternel.
C - La présentification des « ressources humaines »
Si l’on rapporte la genèse sociale du concept de capital humain aux conditions historiques que nous venons d’esquisser, on peut interpréter la réussite idéologique de l’économie de l’éducation comme une issue trouvée aux impasses de la théorie classique de la valeur travail – y compris donc celle de Marx. G. S. Becker[4], prix Nobel d’économie 1992, un représentant majeur de cette doctrine, illustre la consécration mondiale de la fin de la contradiction capital-travail.
Pour les économistes classiques et pour Marx – les premiers en le légitimant, le second en le critiquant – le producteur abstrait et autonome du droit bourgeois, vend sa force de travail mais conserve son être social. Celui-ci est, certes, aliéné et comme tel il est incorporé au procès de production pendant son temps de travail (c’est le « travailleur collectif » définit par Marx), mais il reste extérieur à la communauté-propriété du capital. L’exploitation de la force de travail dans la réalisation de la plus-valeur implique l’extériorité nécessaire de la classe du travail. En revanche, les économistes du capital humain établissent leur nouveau concept comme un capital incorporé à l’individu, comme faisant partie de toute son existence objective et subjective. C’est en tant qu’être humain que l’individu-capital-humain investit rationnellement toutes ses ressources sur le marché. Remarquons ici à quel point cette théorie est contemporaine de l’internisation de la classe du travail par le capital : rien d’autre que sa très fidèle expression idéologique.
Les critiques que les économistes marxistes d’après 68 ont porté à la théorie du capital humain et, parmi elles, une des plus remarquables, celle de Lautier et Tortajada[5]— ont bien analysé la fiction que représente le calcul individuel de l’investissement éducatif, ou bien encore l’erreur d’assimiler un salarié à un capitaliste, en oubliant que le rapport salarial (qui pour eux fonde encore la contradiction du capital), les rend irréductibles l’un à l’autre. Pour ces auteurs, la reproduction du rapport social capitaliste implique l’extériorité de la force de travail dans le procès de production. L’école et la formation représentent des coûts improductifs mais nécessaires au contrôle du travailleur collectif et à la perpétuation du rapport salarial.
Mais cette critique arrive trop tard ! Le capital l’a absorbée. Ce qui fait la force théorique des thèses de Lautier et Tortajada pour la période de la société de classe – ainsi leur analyse de la genèse de l’école républicaine témoigne de cette efficacité – devient leur faiblesse avec la période de la société des particules de capital. L’extériorité de la force de travail dont ils font le présupposé central de leur théorie a été intériorisée et, ce faisant, a changé de contenu. Dans l’institutionnalisation de Mai-68, le travail a été désubstantialisé. Avec la mise en place de la « troisième nature », celle dans laquelle la principale ressource à mettre en valeur est la « ressource humaine » extraite d’homo sapiens sapiens, le capital achève de supprimer le travail en généralisant sa négation (i.e. les « dégraissages ») à toute la sphère de l’ancien travail improductif et des activités qui relevaient de la reproduction de la société. Désormais source principale de la plusvaleur, toutes les activités humaines doivent être autonomisées des anciennes formes du travail productif pour pouvoir immédiatement les capitaliser. De rapport social fondé sur l’exploitation de la force de travail, le capital est devenu valeur en procès s’incorporant l’espèce. La professionnalisation accélérée et universelle de toutes les activités humaines permet de conserver l’ancienne représentation du travail productif et ainsi d’autonomiser, pour les capitaliser, toutes les compétences et les qualifications à créer sur le marché, illimité, des ressources humaines. « Quoi que tu fasses, tu dois le faire en PRO ! », tel est le mot d’ordre de la particule de capital.
L’unité contradictoire de la société divisée en deux classes dont l’une était porteuse du devenir humain de l’humanité, se déplace dans la communauté de l’espèce : le capital séparant les « ressources humaines » de l’espèce humaine, pose les conditions d’un devenir-autre de l’humanité. Ainsi, toutes les possibilités historiques d’accomplissement de l’humain – cette levée de tous dans l’œuvre et de l’œuvre dans tous, selon le chant de Saint John Perse[6] – que contenait la négation du travail par le prolétariat qui se nie, se sont résorbées dans l’activation des « ressources humaines » rendues présentes. L’anthropomorphose du capital implique cette présentification de l’activité humaine.
D- La formation, cet instantané...
Dans la société des particules de capital, dans la réalisation et la valorisation de la « troisième nature », l’éducation disparaît. La dernière médiation qui a opéré dans le champ social-historique de ce que fut l’école de la classe, a été celle de la formation continue. En contribuant à particulariser les résistances et les solidarités de ce qui était encore la communauté éducative du prolétariat (son auto-praxis), la formation continue, instituée comme droit individuel à un temps de formation sur le contrat de travail, a légitimé « démocratiquement », le passage de l’éducation-dépense à la formation-investissement. En liquidant l’ancienne éducation républicaine qui socialisait l’entrée de l’enfant dans la vie et de l’adulte sur le marché du travail dans les conditions de leur classe sociale, le système de formation professionnelle continue, après 68, a permis la conversion de l’éducation en "investissement dans l’intelligence incorporé dans l’humain[7]".
A observer cette dynamique de valorisation des « ressources humaines » qui s’affirme aujourd’hui, on comprend pourquoi le système d’éducation et de formation issu de la société de classe, malgré ses trente années de « démocratisation » et ses bientôt vingt années « d’individualisation des apprentissages et d’autonomisation des apprenants », constitue, aux yeux des modernistes, un frein intolérable à l’émancipation des « ressources humaines ». Même réformé par ses pédagogies par objectifs, ses évaluations-régulations, ses dispositifs d’auto-apprentissage, même assisté de ses systèmes-experts, de ses didacticiels, de ses simulations ; même décentralisé, déconcentré, décatégorisé et réorganisé en gangs, bandes et mafias, le système de formation reste encore trop médiatisant. Les anciennes hiérarchies du diplôme et ses rentes de situation, les anciennes bureaucraties et ses castes résistent encore trop à l’affranchissement généralisé des « ressources humaines » ! Pourtant l’Éden pédagogique, la société apprenante de l’avenir, l’utopie immédiatement réalisable du « bonheur positif de connaître sans classement ni distinction », le « miracle d’une image visible, variable et vraie des communautés du savoir » enfin libérées de tout le "mal du monde qui vient de l’appartenance[8]", oui, cette découverte vient d’être faite, tout près d’ici, sans fracas, dans les salons lambrissés d’une mission auprès d’un récent Premier ministre : Les arbres de connaissance.
E- Des arbres méconnaissables : contre l’État cognitif
Se voulant synthèse des principales avancées en matière de réseaux d’apprentissage, d’échanges de savoirs et de validations des acquis professionnels et personnels, le « dispositif des arbres de connaissances » offre un modèle de ce que nous désignons comme l’immédiatisme de la formation des ressources humaines. On y trouve, porté à un degré de généralisation que permettent les techniques actuelles – et prochaines – de télé-informatique, le compendium de la combinatoire du capital-représenté. Référée à la démocratie et à l’antitotalitarisme —ces composantes centrales de l’idéologie moderniste, et se posant comme référant de celle-là et de celui-ci, cette combinatoire peut être ressaisie selon trois moments d’effectuation :
a) une présentification de la particule du capital affirmée comme être humain ;
b) sa valorisation universelle sur le marché ;
c) son agrégation-séparation éphémère et abstraite à une multitude de groupements télé-rassemblés par leurs images virtuelles et qui errent à la recherche de leurs liens communautaires irrémédiablement perdus.
1- Une identité sans sujet ; des connaissances sans histoire
Composer son « blason » en informatisant tous ses savoirs et savoir-faire acquis depuis la naissance dans tous les domaines de son expérience humaine (un meta curriculum vitae, en quelque sorte), puis, transposés et définis en « brevets », les accumuler et les échanger sur un marché « séparé de l’économie marchande » ; s’affilier alors à de multiples « communautés de savoirs qui cultivent leurs arbres de connaissances, en vue d’instaurer une économie de la connaissance, transparente, égalitaire, auto-administrée et surtout porteuses d’un lien social qui pourrait être à l’origine d’une nouvelle forme de citoyenneté », tel serait, selon ces petit-fils de Baden-Powell[9], d’Egdar Faure[10] et d’I.B.M., oui, tel serait le destin du futur citoyen cognitif...
Institutionnalisation de la critique des bureaucraties éducatives que le mouvement de Mai-68 avait réalisée, les systèmes de formation par unités de valeur capitalisables butaient encore sur les restes du barrage de la détermination corporative et classiste des connaissances et des compétences. Un siècle d’école de classe n’avait pas complètement aboli la définition et le contrôle des savoirs et des savoir-faire par les anciennes communautés – pour la plupart médiévales – qui les avaient engendrés. Ainsi, dans l’histoire d’un savoir dominé par l’aristocratie, puis par la bourgeoisie, les universités de médecine fonctionnaient encore trop sur le mode des écoles de médecine féodales, créées et contrôlées par la communauté des maîtres-médecins, avec son ordre, sa hiérarchie et son monopole savant peu à peu arraché à l’Église. De même, dans l’histoire d’un savoir lié à l’expérience des corporations d’artisans, puis de celle de l’organisation ouvrière, les formations techniques et les apprentissages professionnels restaient encore trop dépendants des communautés ouvrières et de leurs traditions en matière de transmission des connaissances. Avec la mise en place technoscientifique de la « troisième nature », avec l’institution de la société du capital-représenté et de ses particules, le système des arbres de connaissances peut être proposé comme une utopie réaliste, une réforme réalisable. Les conditions de réification que présupposaient la « société déscolarisée » d’Illich[11] ou la « cité éducative » d’Edgar Faure parrainée par l’UNESCO, sont maintenant quasiment réalisées. L’autonomisation des connaissances d’avec leur matérialisation dans une force de travail permet leur recomposition dans un système d’identification en imagerie cognitive. N’étant plus le résultat d’une praxis collective située et datée, c’est-à-dire en continuité et en rupture avec une histoire concrète, les connaissances deviennent l’affirmation d’une image de capacités particularisées, immédiatisées et séparées de leur genèse sociale comme de leur genèse théorique.
2- « Des ressources humaines » sans communauté humaine
En établissant la représentation des connaissances à partir de son expression immédiate par la particule de capital (cf. le circuit « blasons-brevets-banque-monnaie-marché »), le système des arbres de connaissance repose sur la fiction d’une communauté de savoirs, séparée de l’histoire humaine qui les a engendrés. Combinaison empirico-logique d’une combinatoire sociale sans sujet, ni histoire, les « communautés de connaissance » d’Authier et Lévy constituent des identités sans sujet. S’autonomisant toujours davantage de toutes les communautés humaines historiques, cette « société pédagogique » (id., p.14) n’a pour communauté que celle de particules de capital se valorisant. A la place du lien et de la rencontre, elle exige l’agrégation volontaire à la réification et la présence obligatoire dans le peloton des marathoniens porteurs des dossards de l’État cognitif.
Puisque « tout le mal du monde vient de l’appartenance » (id. p.9), comme le proclame le préfacier droits-de-l’hommiste Michel Serres, il convient pour nos deux planteurs d’arbres sans sol de faire apparaître les imageries de blasonnés en télécommunication qui s’ordonnent selon les graphiques de la bourse cognitive et circulent sur les flux des marchés mondiaux de la « ressource humaine ». Car comment croire un seul instant à cette fiction qu’est le « SOL », cette unité monétaire qu’ils présentent comme « inconvertible » en monnaie classique et qui exprimerait la « richesse cognitive de tous les membres ayant obtenus des brevets » ? Comment imaginer un seul instant, que de gigantesques gisements de sa nouvelle richesse se trouvant à sa portée, le capital n’absorberait pas illico tout le système, puisqu’il tente déjà de résoudre les obstacles et les points de fixation de la monnaie scripturale, en cherchant à établir une unité de compte planétaire entièrement informatisée : la monétique ? Voulant démarquer leur système de l’ultralibéralisme, nos gentils learning boys s’évertuent à distinguer « l’économie marchande » de « l’économie de la connaissance » (id. pp. 152-153). Ignorant, ou feignant d’ignorer que le capital réalise désormais sa plus-valeur en exploitant la nature intérieure de l’homme (cf. supra), ils invoquent l’ancienne définition de la valeur – en la falsifiant d’ailleurs au passage – pour plaider leur cause de sous-Adam Smith de la société cogno-despotique d’aujourd’hui.
F- DÉSOCIALISATION IMMÉDIATE POUR TOUS
Comment marquer l’étape présente de notre tentative théorique pour une critique de la société du capital-réprésenté ? Approché cette fois sous l’angle de la valorisation des ressources humaines, nous avons cherché à comprendre le procès historique qui réalise le passage de l’éducation-dépense à la formation-investissement. Bien loin d’être achevé, ce procès contient une puissance de dissociation sociale lourde de conséquences pour les êtres humains d’aujourd’hui : il sépare et dissout la socialisation et l’éducation. Jusque-là toujours réunis dans toutes les sociétés humaines, les modes de socialisation et les pratiques d’éducation relevaient d’un seul et même moment anthropologique, celui du temps des entrées dans la vie. Inscrite dans la diversité des communautés humaines, l’entrée dans la vie se réalisait socialement dans une temporalité subjective et objective faite de filiation, de transmission et de médiation entre les générations. La mémoire du passé et la représentation de l’avenir prenaient sens et donnaient une présence au temps présent. La vie immédiate tirait sa substance de la richesse des médiations historiques et de leurs contradictions, dans l’orientation vers un devenir-autre de l’humanité.
La socialisation sans communauté ni société autre que celle de la combinatoire planétaire des particules de capital, a pour religion celle de l’instant de la télécommande, celle qui pousse des démo-intégristes de tous les réseaux à s’agréger et à se désagréger aussitôt, une fois le coup, le commando, le racket, l’intervention, la virée, le spectacle, achevés...
La désocialisation permanente et généralisée que réalise l’institution de la liberté des « ressources humaines », implique une dévitalisation du rapport social et une détemporalisation des apprentissages de toutes les activités humaines valorisables. Dans le monde des particules de capital, sur la planète de la « troisième nature », socialisation et éducation doivent se séparer et disparaître pour laisser place au temps anéanti de la « ressource humaine » se formant.
Texte publié dans la revue Temps critiques n° 6/7, 1993, pp. 103-117.
Réédité dans Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir) (1999), La valeur sans le travail,
L'Harmattan, pp.169-178.
Notes
[1] Smith A, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Londres, 1776
[2] Guigou J. La Cité des ego, L’impliqué, 1987.
[3] Nous désignons par ces termes le processus au cours duquel, dans sa dynamique de valorisation de quasiment toutes les activités humaines, le capital dissout les représentations qui s’opposent à lui. La logique de cette dynamique cherche à imposer une seule et unique représentation, celle qui reconnaît comme réelle une activité humaine parce qu’elle est mieux capitalisée ou virtuellement capitalisable (cf. le « plus » attribué à tel ou tel produit ou service). La seule manière d’y parvenir consiste à supprimer la nécessité même de représenter — la vie, le monde, l’homme, le temps, l’espace, etc.— en fournissant immédiatement la présence réifiée, abstraite et totalitaire des « mondes virtuels » et de leurs imageries.
[4] Backer G.S. Human capital, Columbia University Press, New York, 1964.
[5] Lautier B. et Tortajada R. École, travail et salariat, PUG-Maspero, 1978.
[6] Saint John Perse, Pour Dante, Gallimard, 1965.
[7] Afriat Ch. L’investissement dans l’intelligence, PUF, 1992.
[8] Authier M. et Levy P. Les arbres de connaissance. Préface de Michel Serres, La Découverte, 1992.
[9] Baden-Powell R. Scouting for boys. Londres, 1908.
[10] Faure E. Apprendre à être : vers une cité éducative, Unesco-Fayard, 1971.
[11] Illich I. Une société sans école, Seuil, 1971.
LES RÉSEAUX ET LEUR INSTITUTION
Jacques GUIGOU
I - Genèse sociale et genèse théorique de la notion de réseau
Le terme apparaît dans la langue au XVIIe siècle formé à partir du latin retis (filet), avec le sens de maillage. C'est au XVIIIe qu'il prend toute son extension. L'anatomie et la médecine qui l'utilisent fréquemment (tel le réseau sanguin), établit son acception courante dans les domaines scientifiques et techniques. Son devenir se confond alors avec celui de l'industrialisation. Le XIXe consacre l'usage de la notion de réseau à travers son opérationnalisation techno-économique. Les grands réseaux se mettent en place sous le Second empire et les débuts de la Troisième république: réseaux postal, routier, ferroviaire, de conduites d'eau et de canaux. L'électrification se développera en réseaux, préfigurant ce que seront, au cours du XXe les énormes et puissants réseaux téléphoniques, puis informatiques. Peu de sciences se privent de la fécondité sémantique de la notion de réseau: l'écologie et les sciences de l'information en font aujourd'hui un usage massif. Les sciences humaines et sociales puisent abondamment dans les ressources métaphoriques de ce terme, non sans ambiguïté et confusion.
II - Le réseau entre modernité et modernisme
Emprunté aux sciences et aux techniques de l'information et de la communication, la notion de réseau a vu, depuis le début des années quatre-vingt, son usage se répandre dans le langage de la gestion, de l'organisation et du même coup il a été donné comme une valeur positive par les hommes politiques qui cherchaient à moderniser leur discours. À la pesante immobilité de la structure, à 1'évanescence du groupe et à l'indistinction totalisante du système, l'idéologie flexible et mobile du réseau semble arrivée à point nommé pour marquer le triomphe du pragmatisme et de la particularisation du rapport social et contemporain.
Dans la décomposition/recomposition accélérée de l'économie d'aujourd'hui, le passage d'une organisation hiérarchisée, taylorienne et linéaire de l'entreprise à une organisation autonomisée, particularisée, flexible bien qu'indépendante, constitue le réseau comme la norme autour de laquelle se cristallise l'ordre et le pouvoir moderniste.
III - Le rôle dans le réseau et le rôle des réseaux
Cette émergence de l'idéologie des réseaux n'a pu se réaliser qu'à la faveur du déclin des anciennes solidarités de la classe sociale. Avec la montée en puissance des appareils techno-scientifiques et la part de plus en plus grande de « l'intelligence artificielle » dans la réalisation du profit, les individus, comme les ordinateurs doivent être « mis en réseaux ». Cette connexion généralisée des opérateurs économiques induit une mutation organisationnelle. Dans l'entreprise, comme dans l'administration, à l'ancien statut de l'agent doit se substituer le nouveau rôle de l'acteur. Le réseau appelle donc le rôle, le jeu de rôle, la participation, l'implication, la coopération. Cette conception du réseau comme système d'interactions d'acteurs a été bien défini par un idéologue de l'organisation des réseaux: « Le concept de réseau est intéressant que si les individus peuvent jouer avec leurs rôles, se jouer des limites et contraintes institutionnelles et sociologiques ordinaires. Le réseau suppose des acteurs susceptibles de mobiliser des relations sociales qui ne sont pas nécessairement représentatives de leurs appartenances (réseaux clandestins). Les liens sociaux ainsi noués demeurent conjoncturels et occasionnels. Le réseau, même encadré dans une structure reste fluide. » (Gabriel Dupuy- Encyclopœdia Universalis - vol. 19, p. 879).
Le réseau tire son pouvoir organisateur de sa capacité à connecter des différences. Il faut considérer la mise en réseau d'une organisation comme une institution politique et idéologique. Le réseau est un rapport social. Il contribue à la particularisation des activités et il le fait en augmentant considérablement le potentiel de chaque élément qui le compose. Il tire son efficacité d'une intensification des connexions et des échanges. Mais, ce faisant, il n'est pas porteur d'universalisation autre que celle de sa forme. Le réseau vit d'une mise en forme permanente; il tend à éliminer les contenus anciens au profit de sa forme nouvelle. Le réseau fait le vide ... Il occupe le vide par la manifestation de son identité faite d'une pure forme.
Inscrivant ses membres dans une horizontalité de fonction, le réseau tend de la même manière à abolir la distance hiérarchique entre le centre et la périphérie. Les « têtes de réseau » peuvent se situer dans ce qui était jadis à la périphérie de l'organisation. Les exigences homogénéisatrices du réseau l'entraînent à absorber d'autres réseaux plus petits ou moins performants que lui. S'il n'est pas nécessairement totalitaire, le réseau implique une totalisation des fonctions qu'il assure. Grand consommateur de codes et de signaux, le réseau normalise les singularités des anciens langages qui n'entrent pas dans son univers technique. S'il potentialise les particularités, il anéantit les singularités. Cohérence et sytématicité donnent au réseau ses capacités d'investissement d'un territoire. La notion d'organisation en réseau reste fondamentalement spatialisante, elle ne s'accommode que fort mal de l'historicité et de la temporalité.
L’idéologie du réseau s'apparente donc aux divers avatars contemporains du positivisme et de l'empirisme logique.
IV - Réseau et négativité historique
La panne, voilà l'ennemi intérieur du réseau. Confiant dans les capacités d'auto-régulation de son système de communication informatisée, le réseau baigne dans la positivité. Or, la panne du réseau introduit brusquement une rupture dans les continuités fonctionnelles de la communication. Inattendue et imprévisible, la panne est un analyseur fondamental des faiblesses du réseau lorsque l'histoire surgit. Car la discontinuité de la panne peut être assimilée à un « retour du refoulé politique » du réseau. Légère ou catastrophique, la panne est rarement circonscrite par les réponses techniques prévues par les plans de « gestion des risques majeurs ». Certes, le plus souvent, la panne est réparée, les dégâts sont évalués, les mesures de protection sont intensifiées, mais le réseau reste ignorant de l'essentiel. La panne est un impensé majeur du réseau.
L'anomie, la non participation, l'absentéisme, la démotivation constituent une autre manifestation de la négativité dans un réseau. Parce qu'il est fondé sur le consensus et sur la participation effective de tous ses membres, le réseau tolère fort mal les résistances ou les oppositions à son « bon fonctionnement ». Croyant pouvoir réaliser les libertés et les potentialités de chacun de ses membres, le réseau ne « comprend » pas pourquoi tous ne deviennent pas de fervents adeptes de ses vertus! Par ses appels incessants à la participation, le réseau cherche à former ses membres à s'identifier à lui. Identité: réseau, tel est l'objectif et le moyen d'y parvenir. La surimplication représente l'idéal quotidien de l'individu en réseau. Ne pas adhérer au réseau, ne pas contribuer à réduire ses « dysfonctionnement » constitue une « erreur » (non une faute ― car le réseau se constitue désormais dans l'ère de l'éthique ―).
Il est certainement encore trop tôt pour que l'institution des réseaux soit consciente de la dialectique négative qui la traverse. Quel sera le devenir-autre des réseaux mis en place dans notre période? Dans l'état actuel des choses, le mode d'organisation en réseau est une composante majeure de la recomposition du capital. On peut penser que ce qui fait aujourd'hui la force du réseau, son identification à la seule rationalité techno-utilitaire, sera demain sa faiblesse car elle sera devenue indifférence à la communauté humaine ...
Conférence donnée à l’université d’été du réseau CNDP-Ile-de-France : Le rôle des réseaux académiques « maîtrise de la langue » dans l’impulsion des actions lecture/écriture. Lacanau-Océan, le 3 septembre 1991. Publié dans ARGOS, revue du CRDP de Créteil, n°spécial 1992, p.45-48. ISBN 2-86918-049-7.
Rééditée dans Temps critiques, n°5, automne 1992. Montpellier. L’impliqué, p.81-86.
L'INTERVENTION INSTITUTIONNELLE AUPRÈS DES ÉTABLISSEMENTS
Jacques GUIGOU
[Ce texte est la transcription, revue par l'auteur, d'une conférence donnée à l'université d'été organisée par la MAFPEN de Grenoble à Yenne (Savoie), le 2 septembre 1990. Il a été publié dans Guigou J. Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L’Harmattan, 1993, p. 281-290. Et dans Ardoino J. et Lourau R. Les pédagogies institutionnelles. PUF, 1994, p.103-110.]
Avant d'exposer la thématique qui nous rassemble, j'expliciterai quelques présupposés de mon propos. Je parle à partir d'une double pratique d'intervenant en établissement, en associations, en organisations, et d'une pratique de chercheur sur l'éducation et la formation.
Ma pratique d'intervention se veut « institutionnelle » ; elle se situe dans le courant de l'analyse institutionnelle. Ce courant a, depuis près de vingt ans maintenant, élaboré une théorie et une pratique de l'intervention institutionnelle, connue sous le terme de socianalyse. J'utiliserai donc les outils, les méthodes, la praxéologie de la socianalyse ; mais je mettrai aussi en question la tradition socianalytique ― pourtant pas bien vieille ni très diffusée ― à partir de mon expérience d'intervenant; expérience réfléchie et analysée dans plusieurs monographies. (Cf. Bibliographie).
Ma pratique de chercheur sur les systèmes de formation date du milieu des années soixante. Commencée à l'Institut national pour la formation des adultes créé par Bertrand Schwartz, à Nancy à cette époque, elle se poursuit depuis. L'essentiel de ma contribution a porté, dans les années soixante-dix, sur l'institutionnalisation de l'éducation des adultes (la stagification) et dans les années quatre-vingts sur une théorie de la particularisation du rapport social (La Cité des ego). Je me place en rupture avec les logiques de formation et les paradigmes qui orientent l'action éducative. L'effort théorique que je poursuis aujourd'hui avec l'équipe de recherche que je dirige au Laboratoire de sciences de l'éducation de l'université Grenoble II, consiste à élaborer une critique de la raison formative, en montrant comment l'institution des formations aussi bien initiales que continues, contribue à la particularisation du rapport social. Dans cette perspective, l'hypothèse est faite que les nombreux dispositifs « d'individualisation des formations » ― dispositifs à l'œuvre partout ― sont déterminés par une mise en cohérence avec « les modernisations » et la « gestion des ressources humaines » comme valorisation du capital.
Je tenterai, dans le temps assez bref qui m'est imparti, de décrire les pratiques d'intervention institutionnelle en établissement, sans pourtant m'en tenir au seul registre de la description des opérations, des épisodes stratégiques, mais en cherchant aussi à vous introduire aux problématiques plus théoriques que la conduite d'une socianalyse implique. Soit trois axes complémentaires de repérage:
1. L'analyse de la demande d'intervention et ses conséquences;
2. L'institution de la formation des formateurs dans les établissements;
3. L'analyse institutionnelle, une référence pour l'intervention en établissement.
Une dimension centrale de l'intervention institutionnelle: l'analyse de la demande d'intervention.
A la demande d'une équipe, d'un groupe, d'une fraction de l'établissement, des socianalystes s'autorisent de leur qualité et de la demande même qui leur est adressée, pour intervenir dans l'établissement. Dès le premier contact, bien avant d'avoir mis les pieds chez les demandeurs, le rapport d'intervention est tissé. Ce moment initial est décisif à analyser. D'une certaine manière il contient virtuellement l'histoire de l'intervention. Car une intervention qui vise à mettre en mouvement l'institution de l'établissement, en contribuant, avec les demandeurs (souvent même contre certains d'entre eux), à produire une connaissance-en-acte sur les déterminations de la situation, une telle intervention ne se répète pas deux fois; elle est un événement unique et singulier.
Il faut donc ici distinguer les interventions qui visent à mettre en analyse l'institution de l'établissement, de celles (les plus nombreuses) qui cherchent à répondre à une commande d'ordre technique (pédagogie, évaluation, formation de formateur, rationalisation d'un fonctionnement, etc.) organisationnel ou relationnel.
La socianalyse se situe de manière singulière dans l'histoire des interventions institutionnelles, comme – jadis ― la sociopsychanalyse créée par le freudien Gérard Mendel ou bien encore comme certaines pratiques psychosociologiques (celles de Dubost, par exemple). Cette orientation a toujours été minoritaire par rapport à la pratique dominante du « Conseil », de « « l'Organisation de formation », de « l’ingénierie » et maintenant de « l'audit ». Je dirais volontiers que la distinction fondamentale entre elles c'est que pour l'intervention institutionnelle, l'analyse de la demande constitue l'essentiel de l'action, alors que pour l'audit et l’ingénierie, il n'y a pas d'analyse de la demande mais réponse à une commande.
Il n'est pas inutile ici de faire un bref rappel historique à ce sujet, au moins depuis 1968 en France. Il y avait des pratiques d'intervention avant 68, notamment dans la psycho-sociologie industrielle; celles-ci s'étant développées depuis la fin des années quarante, dans le contexte de la reconstruction et de l'accroissement de la productivité des entreprises. Guy Palmade à l'ARIP et à EDF (PROFOR) ou Jacques Ardoino à l'ANDSHA pour n'en citer que deux ― certes parmi les plus notables ― ont d'abord travaillé avec l'industrie avant de le faire en milieu éducatif et dans la formation professionnelle. Ils ont transposé les modèles de la psycho-sociologie du travail tout en les critiquant... modérément... Il y a donc là une continuité historique.
Dans les années soixante-dix, l'équipe de Marcel Lesne, au CNAM, a élaboré un modèle de « lecture des pratiques de l'analyse de la demande de formation » qui, bien que portant sur tous les modes d'analyse et non exclusivement sur l'intervention, pose la thèse suivante:
- Toute démarche d'analyse d'une demande de formation aboutit à une production d'objectifs de formation.
Cette formulation n'est pas une tautologie. C'est une interprétation sociologique d'un processus complexe qui vise à négocier entre les « partenaires sociaux » un consensus sur les objectifs de formation. Lesne et les chercheurs du CNAM, à partir des observations recueillies auprès d'une centaine d'entreprises élaborant leur plan de formation, ont synthétisé leur résultat sous cette formule. Ils modélisaient ainsi ce que l'on appelle depuis « la négociation de formation ». Mais l'institutionnalisation des pratiques d'analyse de la demande de formation a autonomisé ce moment de préparation de l'action, au point d'en faire un acte technique, avec son outillage sophistiqué de recueil et de traitement des données en vue du « diagnostic ». On est donc passé dans cette décennie soixante-dix, d'une conception intervenante de la formation, à une conception fonctionnaliste et opérationnelle, qui spécialise chaque moment de l'action. On passe de l'intention de mise en analyse d'une demande à l'exécution d'une commande.
La théorie et la pratique de l'intervention institutionnelle se sont donc perdues en se généralisant dans leur contraire (leur falsification); et cette institutionnalisation se poursuit aujourd'hui avec « l'audit de formation ». Le consensus sur la « nécessité » de développer quantitativement et qualitativement la formation initiale et continue est devenu à ce point massif parce que cet investissement éducatif est désormais directement réalisateur de profits. Ce n'est plus une « dépense » non rentable mais bien plutôt un investissement dont les économistes s'efforcent de calculer la productivité. C'est ce qu'ils appellent « le retour sur investissement ». Pour expliquer les raisons de ce passage, d'assez longues argumentations seraient nécessaires. Il faudrait ici notamment expliciter l'histoire de la théorie économique dite du « capital humain », sa genèse et ses développements; puis en présenter la critique. (cf. bibliographie).
Pour comprendre ce que sont aujourd'hui les pratiques dominantes de « gestion » et « d'ingénierie » de la formation, il faut prendre toute la mesure de ce qu'a été l'institutionnalisation de la formation professionnelle continue. Même si l'exercice individuel du droit à la formation est encore limité ou entravé, on peut cependant affirmer que ce droit, issu des négociations de Grenelle de 1968 et qui se présentait alors comme une « conquête sociale majeure », s'est transformé en une obligation économique de se former. « Tu te formes, ou tu n'existes pas socialement » telle est la loi de la valorisation du capital. (Cf. J.G. « Quatorze scolies sur l'institutionnalisation de l'éducation des adultes 1968-1992 ».) Les grandes entreprises et les firmes mondiales pratiquent depuis longtemps l'investissement de formation, puisqu'elles y consacrent plus de 10 % de leur masse salariale (IBM : 14 %).
Une autre dimension de ce passage en système de la formation s'est réalisée à travers la professionnalisation des formateurs. Les années quatre-vingts ont vu se généraliser les modèles de la formation des formateurs élaborés dans quelques centres « d'avant-garde » au cours des années soixante, tels le CUCES/INFA à Nancy, le CESI à Paris ou bien encore le CNAM.
Au seuil des années quatre-vingt-dix, « l'acte professionnnel » de formation vise à intégrer toutes les fonctions et tous les moments qui le constituent dans un système rationalisé de techniques particulières. L'extériorité d'un intervenant n'est plus de mise. Cette position d'extériorité que l'intervenant institutionnel des années soixante-dix revendiquait comme indispensable à sa pratique (certains disaient même sa praxis), apparaît à beaucoup de "professionnels" comme intenables; de fait elle n'est plus tenue aujourd'hui. La logique de l'action de formation étant de part en part dominée par sa finalité économique et son idéologie utilitariste, un intervenant qui déclare « mettre en mouvement l'institution de l'établissement ou de l'entreprise » parle comme un zombie, on le comprend à peine ...
L'offre de formation-valorisation ayant colonisé tous les espaces-temps de la société, tout se passe comme s'il n'y avait plus d'objet, ni de sens à analyser des besoins de formation. Non seulement l'offre de formation et de conseil sature le marché - cela, elle l'a toujours fait, même lorsque le marché de la formation était limité et segmenté -, mais surtout la marchandise-formation recouvre toutes les pratiques existantes ou virtuelles.
Les intervenants en établissements que vous êtes peuvent-ils encore se poser la question: « qu'est-ce que nous allons bien pouvoir analyser en matière de besoins de formation? ». Peut-on, encore, s'abstraire de la formidable pression que l'offre de formation fait peser sur les conseillers en formation? Les présupposés de l'offre, la programmation de l'offre, induisent massivement les « réponses » fournies par les experts et les ingénieurs en formation aux « problèmes » qui leur sont soumis par les entreprises.
La nécessité économique de l'investissement de formation enlève toute pertinence à une visée intervenante qui ne s'inscrirait pas dans cette « nécessité ». Généralisée comme technique de gestion des « ressources humaines », l'intervention de formation en établissement mérite-t-elle encore de porter le nom de baptême qu'un petit nombre de ses ancêtres lui avaient trouvés: une socianalyse? Certainement pas ...
Décidément le projet de ces ancêtres - non ! ils ne sont pas tous des brontosaures! - de bâtir une théorie de l'implication devient d'une urgente actualité.
II. L'institution de la formation des formateurs dans les établissements
Formulons la thèse: l'institution de la formation des formateurs dans les établissements vise à développer des pratiques intervenantes légitimant les innovations et les modernisations.
Qu'il s'agisse des rationalisations de l'évaluation au début des années soixante-dix, de la pédagogie par objectifs à la fin de cette même décennie ou bien plus récemment des projets d'établissement, et de bien d'autres « innovations », ces politiques tentent de se réaliser à travers le développement de la formation des enseignants et des formateurs. Est alors constitué pour y parvenir, un corps de formateurs, encadré et impulsé par des experts au service de telle ou telle fraction de l'appareil d'éducation et de formation. Ce fut le cas des CIFFA [1] (devenus très vite CAFOC [2]) lors de la mise en place des GRETA. C'est aujourd'hui le cas de la formation des cadres des IUFM par le CNAM et l’université de Paris X. On comprend que la notion d'intervention institutionnelle soit sollicitée et généralisée par une telle stratégie des innovations. Des mouvements pour « l'éducation nouvelle » comme les FOEVEN[3] et les AROEVEN, ou bien encore des syndicats d'enseignants avaient déjà tenté, depuis 1968, de développer de telle stratégie, sans succès notable. Ils se trouvent aujourd’hui à la fois reconnus et « trahis » ; mais ils s'investissent dans les MAFPEN et les IUFM.
Le sens sociohistorique de cette pratique intervenante légitimante se dégage de plus en plus clairement au point de pouvoir être désigné comme une détermination sociale. Je l'ai. analysé comme l'action de particularisation du rapport social (Cf. Jacques Guigou, La Cité des ego. L'Impliqué, 1987).
La « cause » qui vient légitimer ces opérations, c'est celle de l'autonomie. Autonomie des élèves, des maîtres, des établissements, etc ... Or, il s'agit de dissoudre d'anciennes solidarités faites de proximité, de communauté de vie et d'apprentissage, pour séparer ce qui était réuni et fonder l'abstraction d'un « individu autonome ») qui doit à lui seul produire et reproduire tout le rapport social.
Loin de fonder de nouvelles solidarités, l'institution de la formation des formateurs vient créer la fiction d'une « équipe pédagogique» qui doit donner existence et substance à « la vie scolaire ». Or, la détermination sociale de la particularisation assigne les individus à devenir de plus en plus dépendants du processus mondial de valorisation du capital.
On pourrait donc avancer que la formation des formateurs, par le biais de l'intervention en établissement vise à instituer un « professionnel de la formation » dont la seule activité tend à créer de l'autonomie dans la dépendance.
III L'analyse institutionnelle, une référence pour l'intervention en établissement
Les premières théorisations de ce qui deviendra après 1968 l'analyse institutionnelle ont été réalisées dans les années cinquante et dans les années soixante par les praticiens de la psychothérapie institutionnelle (Jean Oury, Tosquelles, Dauumézon, etc.), de la pédagogie institutionnelle (des dissidents du mouvement Freinet comme Jean Oury et Raymond Fonvielle), de l'autogestion pédagogique (comme Georges Lapassade et René Lourau).
La révolution de Mai 68 s'est accomplie comme mouvement généralisé de « contestation » des institutions dominantes de la société. Famille, école, usine, parti, église, laboratoire, université, médias, ont été retournées comme on retourne un gant... Le moment « chaud» du printemps 68 a été à la fois contestation de l'institué au nom d'une modernité qui était déjà saturée de modernisme et affirmation du mouvement instituant au nom d'une « révolution prolétarienne » dont le sujet historique, la classe qui se nie, se trouvait déjà dépourvue de sa substance sociale, puisque la « classe du travail » était presque totalement intégrée dans la société.
La rupture fondatrice de l'analyse institutionnelle réside dans cette dialectisation nouvelle du concept d'institution en trois moments: l'institué, l'instituant et l'institutionnalisation. La référence à Hegel/Marx est explicite. En cela l'AI. s'oppose aux conceptions positivistes de l'institution, celles - les plus nombreuses - qui analysent davantage les dimensions instituées d'un établissement, d'un groupe, d'une entreprise, d'une organisation, que ses dimensions instituantes. C'est l'acception juridico-politique traditionnelle de l'institution; celle qu'utilisent les politologues et de nombreux sociologues (Crozier et ses disciples, par exemple) ou bien encore la multitude des intervenants psychologiques, qui prennent l'institution comme elle existe.
Comme la théorie de l'autogestion généralisée, issue du mouvement des Conseils ouvriers des années vingt en Europe, l'analyse institutionnelle généralisée est une praxis; c'est-à-dire l'expérience historique d'un mouvement social. En tant que telle, elle est d'abord une association libre d'individus qui ne se satisfont plus de l'existant, de ce qui leur est donné comme épuisant tout le réel d'une époque, et qui cherchent à faire advenir d'autres possibilités, d'autres potentialités. Avant d'être une pratique de l'intervention externe auprès d'un établissement, l'A.I. est une intervention interne. Si, dans les années soixante-dix, certains partisans-praticiens de l'A.I. se sont placés sur le marché de l'intervention institutionnelle, c'est en connaissance de cause ... je veux dire, de scepticisme pour la cause de l'analyse institutionnelle généralisée.
L'intervention de formation, de conseils en formation, ne vise pas explicitement à mettre en analyse collective le rapport social de l'établissement. Le plus souvent elle se définie comme une prestation technique de services: diagnostic, conseil, élaboration d'outils, formation de cadres novateurs, etc. Pourtant, certains courants prétendent « faire de l'analyse institutionnelle » auprès de leurs clients. La plupart du temps, ils ne font, au mieux, que de l'analyse organisationnelle. Or, la formation est au cœur de la production et de la reproduction du rapport social après 68. Pourquoi? Montrer cela m'entraînerait dans de vastes démonstrations visant à penser le devenir de la société, après 68, comme s'unifiant dans une seule classe sociale, la classe des prolotarisés ou encore des particules de capital. L'ancienne détermination classiste, c'est-à-dire celle de la contradiction capital-travail, tend à s'affaiblir, voire à disparaître. Elle a dominé la société depuis les débuts du capitalisme industriel (1848 est la première révolution prolétarienne), jusqu'à la dernière révolution prolétarienne qu'a été 1968. Dans la décomposition! recomposition actuelle, la particule doit réaliser tout le rapport social et sa reproduction, en valorisant sa « ressource humaine ». Le sens de ce processus mondial - fort visible lors de la Guerre du Golfe pour qui ouvre les yeux sur autre chose que sur un écran -, c'est de donner une apparence d'humanité à la matière transformée (cf. l'intelligence artificielle ou le génie génétique) et une substance chosifiée aux humains.
Qu'elle vise ou non à mettre en analyse l'institution de l'établissement, l'intervention de formation, cependant, y touche. Car le rapport de formation est très largement dominé par le rapport social tout court. Agissant au cœur du rapport de force sur lequel repose l'équilibre de l'institution de l'établissement, la formation des formateurs légitime cet équilibre en se donnant comme pratique « innovante ». Cette implication institutionnelle de l'intervention peut aussi être mise en analyse dans le petit groupe des intervenants. Il y a là un dispositif intéressant d'analyse interne que les « Groupes Ressources » de la MAFPEN pourraient mettre en œuvre. Cette analyse interne n'a rien à voir avec une sorte de psychanalyse de groupe, ni avec la pratique syndicale de la « bonne ligne politique ». Il s'agit de tenter d'élucider les implications, idéologiques, organisationnelles, libidinales, etc. qui médiatisent les rapports des intervenants et de leurs clients-collègues. Vingt années d'expérience de socianalyse montrent qu'il n'y a pas d'avancées créatives dans l'analyse externe, s'il n'y a pas d'avancées significatives dans l'analyse interne.
Quelques lectures possibles
« L'analyse de l'implication dans les sciences sociales»: Revue POUR, n°88, mars-avril 1983, GREP, Éditions Privat, Toulouse.
Guigou (J.): L'institution de l’analyse dans les rencontres, Paris, Anthropos, 1981.
Guigou J. (1987), La Cité des ego, Grenoble, L'Impliqué, 1987.
Guigou J. (1993), Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992). L’Harmattan.
Hess R. et Savoye A.) (dir.) (1988), Perspectives de l’analyse institutionnelle. Méridiens-Klincksieck.
Lautier B et Tortajada R. (1978), École et force de travail. Maspero.
Lesne M. (1984), Lire les pratiques de formation des adultes. Edilig.
Lourau R. (1970), L’analyse institutionnelle. Minuit.
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Notes
[1] Centre intégrés de formation des formateurs d’adultes. Implantés dans les rectorats de chaque académie, ces organismes avaient été conçus et promus par l’INFA, notamment par un de ses cadres, J.J.Scheffknecht.
[2] Centre académique de formation continue.
[3] Fédération des œuvres éducatives et de vacances de l’éducation nationale.