
Abdelhadi Elfakir
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Descriptif auteur
Structure professionnelle : Université de Bretagne Occidentale, Brest
Titre(s), Diplôme(s) : Docteur en psychologie
Fonction(s) actuelle(s) : Maître de conférences en psychologie
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LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Le sujet en jeu
La logique a pour fonction de repérer les termes du jeu et d'en examiner les règles. Elle a pour stratégie et tactique d'avancer à pas régler dans les discours.
Le sujet, quant à lui, lorsqu'il n'est pas sciemment mis hors jeu, il y participe : tantôt complètement dedans, tantôt complètement dehors, tantôt un pied dedans, tantôt un pied dehors. Mais dans tous les cas, il est le maître du jeu car il en déjoue la logique.
En fait, la logique du sujet c'est de jouer hors toute logique. Quand il lance sa mise et joue sa partie, c'est pour déjouer les règles et en démontrer l'inanité. Le sujet ainsi ne se règle pas, ne se mesure pas. Il s'y prend par méprise et prend par surprise. Il fuit comme un furet et échappe (comme la souris, fut-elle du laboratoire), à toute prise.
Le sujet ne se calcule pas dans une opération, ne se résout pas dans une équation, ne se résume pas dans une formation ni ne se dissout dans une expérimentation. A défaut de pouvoir le devancer, voire de l'accompagner pas à pas, on ne peut que lui emboîter le pas et ce, dans l'attente, d'une part, de déplier les habillages signifiants dont il se drape et dans l'espoir, d'autre part, d'entrapercevoir les marques du réel dont il a reçu, dans son être, la frappe.
De ce fait, il ne peut y avoir de logique propre au sujet mais bien des logiques pour seulement hâter le pas et espérer le suivre à la trace.
Exclusion, position subjective et lien social Le "pousse - au - dehors" dans la psychose *
L'objectif de cette réflexion n'est pas de chercher à déplier en les égrenant une fois encore, les manifestations psychopathologiques des états d'exclusion, ni non plus de chercher à rassembler et homogénéiser les facteurs explicatifs de ces états et encore moins de se positionner en donneur de leçons en matière de solutions et de savoirs-faire prêts-à-porter. Ce serait de ma part une preuve d'irresponsabilité car si de sa position de sujet, on est toujours responsable, Lacan (1966, p. 858), ce n'est jamais "que dans la mesure de son savoir-faire" Lacan (2005, p. 61).
Cette réflexion vise à se focaliser sur la question de l'exclusion dans son lien avec la psychose, en tant que position subjective et non pas simplement en tant que pathologie psychiatrique flanquée de ses apparats symptomatiques. La psychose envisagée ici comme réponse du sujet, implique fondamentalement, une défection du lien social, défection qui au niveau du sujet, creuse les conditions subjectives d'une mise à la marge parfois décidée et tranchée, et sur le plan social, met à mal aussi bien les théorisations les mieux intentionnées que les plans d'actions les plus volontaristes.
Cette question du lien entre psychose et exclusion, plus que toute autre, ne peut être correctement appréhendée d'un point de vue clinique sans être articulée à ces deux dimensions fondamentales : la question du lien social et la position subjective du sujet dans la psychose. Cette réflexion s'y attellera en s'appuyant sur un témoignage que je me trouve tenté de considérer comme paradigmatique sur cette question, comme l'ont été les Mémoires d'un névropathe de Daniel Paul Schreber pour la psychose paranoïaque. Ce témoignage est écrit par Yves Le Roux (1998) qui a vécu une bonne partie de sa vie et jusqu'à sa mort dans les pires conditions de clochardisation.
Dans une première délimitation, posons d'abord que pour une clinique orientée par la psychanalyse, le sujet n'est pas à confondre avec des notions proches comme individu, personne ou personnalité, notions fondées sur l'idée de synthèse des traits identitaires manifestes. Le sujet dégagé à partir de l'expérience analytique est le sujet de l'inconscient et il est de ce fait fondamentalement divisé entre un savoir engendré et porté par la signifiance propre au langage et la parole (l'ordre symbolique) et une jouissance irréductible au signifiant (le registre du Réel).
C'est cette division qui fait symptôme pour l'homme. Le symptôme de ce fait est consubstantiel au sujet qui s'y noue et noue par la-même son inscription dans l'Autre social qui lui préexiste à son arrivée au monde.
Cette idée-là nous oblige à introduire une distinction entre les déterminations (les facteurs) d'une part et la cause d'autre part. Des états endémiques d'exclusion ou de marginalité, on peut évoquer ce que l'on voudra comme facteurs dits à risque, mais on ne peut absolument pas faire sans la décision du sujet quant à ce qui lui arrive et ce qu'il en peut advenir. La cause efficience ne correspond jamais à la somme des facteurs relevés, car combien même un individu rencontre la plupart de ces facteurs supposés, il ne s'enlisera pas pour autant. La cause effective n'est ainsi localisée nulle pat ailleurs que dans la position singulière du sujet, synonyme de sa réponse décidée. Lydia Perréal, pas plus haute que ses vingt ans mais SDF néanmoins, écrit d'une façon caustique qu' " il ne suffit pas d'être cocu ou au chômage pour se retrouver à la rue. C'est un processus psychologique qui part de très loin, et dont la rue est l'aboutissement6 ". Yves Le Roux, quant à lui, estime que les zonards comme lui, " existent depuis toujours, même en période de plein-emploi et de logement social aisément accessible. Un peu comme dans Tortilla Flat, de Steinbeck où deux personnage éternisent leur malheurs. La maison dont ils viennent d'hériter, ils y mettent le feu. " Enfin libre, on a plus rien ! Magnifique ! " Et ils s'enfoncent dans la nuit7 ".
Ainsi, la cause en tant que décision singulière et ineffable ne se confond donc avec aucune détermination repérée et isolée quelque soit son poids et elle ne se confond pas non plus avec la somme se ces déterminations quelque soit leur nombre. C'est la décision singulière du sujet, son choix forcé selon l'expression de Freud, qui constitue le point d'où l'ensemble des facteurs, supposés ou réels, trouvent une logique à s'ordonner.
La cause est donc toujours localisée en deçà ou au-delà de ces déterminations relevées ou supposées. Elle est à situer, selon l'expression de Lacan " au joint le plus intime du sujet " et de " sa décision insondable ", c'est à dire là où le sujet se heurte au réel justement défini comme hors signifiant, hors représentation. Le sujet est alors amené à inventer le trait ou la trace qui accroche et condense son être là où l'Autre du signifiant ne répond plus, ne fournit pas les mots.
Si je crois savoir ce que je m'imagine être et je pense pouvoir en dire quelque chose, je ne peux cependant pas dire tout de ce que je suis. " Je cherche le mot le mot exact " entend-on souvent de la bouche de ceux qui, selon le mot de Lacan, se risquent au bien-dire et cherchent à savoir un bout de cette division qui les fonde. Et dans leur effort de bien dire, ils ne rencontrent jamais et dans les meilleurs des cas, que des mots justes qui font mouche. Mais se rendent-ils toujours compte que faire mouche, n'est pas encore attraper l'ours et encore moins avoir sa peau ? Le sujet est ainsi divisé entre le savoir qui le nomme mais qui ne peut dire tout de son être et cet être même de jouissance qu'il est sensé perdre du fait de parler et d'y être nommé.
Ce rapport du sujet à l'Autre social est alors éminemment symptomatique puisqu'il n'est pas réglé d'avance et une fois pour toutes comme c'est le cas dans le règne animal où les membres se rassemblent ou se dispersent par la grâce des codages engrammés dans leur constitution biologique. Pour l'homme, ce rapport se construit non pas par les lois de la nature mais à partir des lois du langage et de la parole. Le sujet, de ce fait, n'est pas soluble dans le collectif qui lui même ne se constitue pas en fonction des tâches préformées au niveau des codes génétiques de ses membres. Dans l'impossible harmonie entre l'homme - le parlêtre selon l'expression de Lacan - et son monde, le symptôme fait lien. Il est ce qui permet à l'être parlant, dans cette dysharmonie fondamentale, de se lier au collectif de ses semblables sans le dissoudre et sans s'y dissoudre8.
Ce rapport de conjonction entre individu et collectif se fonde sur le sujet de l'inconscient. Celui-ci est ce que Lacan appelle le nud social, c'est à dire le point où se trame et se tresse la racine du lien entre le collectif et l'individuel. Ce nud est articulé autour de ce qu'il considère comme un trou, un manque, un défaut de jouissance. L'humain naît ainsi d'une exclusion fondatrice. De ce point de vue, l'exclusion est notre lot commun à tous ; en tous cas, à tous ceux qui concèdent au manque de jouissance qui fonde le lien social.
Le pas du lien social comme creuset du sujet
Dans Totem et Tabou, Freud, à travers sa fiction sur la horde primitive, va tenter d'éclairer les conditions de l'émergence aussi bien du collectif que du sujet. Il propose cette fiction comme moment anhistorique où émergent du même coup le lien social et le sujet de l'inconscient.
Le mythe Freudien commence ainsi : un jour, les jeunes mâles, éternellement frustrés et impatients d'avoir leur part de jouissance, se sont ligués contre le tyran. Les fils, écrit Freud, " se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l'existence de la horde paternelle ". En mangeant le tout puissant géniteur, et en s'incorporant ses forces, les jeunes s'identifient à lui en lui portant des sentiments ambivalents en tant que père aimé et admiré mais aussi haï pour son despotisme. Cette ambivalence à l'égard du père, est à l'origine du sentiment de culpabilité et des manifestations de repentir qui ont suivi le meurtre.
Désormais, précise Freud, la société est fondée " sur une faute commune, un crime commis en commun. " A partir de là, ce n'est plus le géniteur tyrannique vivant qui impose son arbitraire de loi, mais c'est le père en tant que mort, en tant qu'ayant accédé au statut du signifiant dans la subjectivité de chacun de sa descendance qui, désormais, se charge de la loi et dicte la règle. En conséquence, les mâles, ne se précipitent pas sur les objets de cette jouissance tant attendue. Une fois le despote tué, et le père mort promu, les jeunes ligués se découvrent, du coup, frères et surs et décident de sauver l'alliance dont ils viennent de faire l'expérience. Pour la sauver, ils renoncent à la jouissance sexuelle intra clanique et instituent ainsi une règle fondamentale : la prohibition de l'inceste, inaugurée par le meurtre fondateur. Le fait de s'interdire la possession des femmes du clan ouvre sur l'exogamie, évitant ainsi les luttes fratricides et préservant le lien social.
La constitution de la société en tant que communauté humaine se fonde ainsi sur l'exclusion du père jouisseur par sa mise à mort ; le père-la-jouissance en un mot. C'est dans ce sens qu'on peut parler d'une exclusion fondatrice, exclusion de structure puisqu'elle est au fondement tout autant du collectif que du sujet. Elle est fondatrice puisqu'elle découle des propriétés de la fonction symbolique du langage constitutive de l'Autre social.
Ce même scénario imaginé par Freud à l'orée de l'humanité se joue pour chaque individu dans sa communauté socioculturelle relayée par le cercle familial plus ou moins élargi. Il naît d'abord une première fois en tant qu'être biologique ce qui est une condition nécessaire mais insuffisante pour faire de lui un être humain. Pour cela il doit, une seconde fois naître à l'humain en tant que sujet, c'est à dire en reprenant ce scénario à sa charge et à sa manière. Et c'es à travers la scénarisation dipienne de la castration, que le sujet prend sur lui (intériorise) le parricide du père réel et l'impossible de l'inceste. De ce fait, pour chaque sujet qui s'inscrit dans le lien social, fondé par l'ordre symbolique du langage, s'ensuit une coupure d'avec la jouissance, d'avec le réel. La jouissance toute est impossible du fait qu'il parle, soumis qu'il est aux lois différenciatrices propre au langage relayées par les institutions sociales et culturelles.
Pour naître comme sujet, pour se subjectiver, chaque être doit passer par une opération de défense. Il se défend contre la demande imaginaire de l'Autre, contre le risque et le danger de se perdre comme objet de sa jouissance. Cette opération de défense implique le procès de la métaphore (le symbolique) qui fait prévaloir une signification subjective, un savoir sur lequel le sujet s'appuie pour ne pas se retrouver comme boule de chair entre les mâchoires de l'Autre de la jouissance.
De ce point de vue là, tout sujet se structure, se constitue dans la production d'une signification articulée à un objet imaginaire auquel le sujet s'identifie, et qui viendrait le défendre, le prémunir contre la demande imaginaire de l'Autre, mais, le savoir auquel le sujet se réfère pour se défendre, n'a pas le même statut selon que le sujet se positionne sur un mode névrotique ou sur un mode psychotique.
Disons tout d'abord que dans la position névrotique, le sujet fait le pari du père. Il suppose à celui-ci un savoir sur le désir de la mère. Le sujet prend donc appui sur la métaphore paternelle qui nomme et se substitut au désir de la mère. Cette métaphore conditionne la mise en place de la signification phallique qui devient pour le sujet le pôle central, " le point de capiton ", la signification de référence qui détermine, organise et oriente l'ensemble de ses choix et ses rapports au monde. Par l'acceptation de la castration, le névrosé reconnaît le manque qui anime le désir de son Autre, seulement il n'en veut rien savoir au sens du refoulement selon l'expression freudienne. Il apporte alors sa réponse dans son fantasme inconscient qui d'une part le préserve de ce qu'il peut y avoir de ravageant dans ce désir à son endroit et d'autre part, entretient une inépuisable nostalgie symptomatique à l'endroit de la perte endurée d'en être l'objet phallique.
Le sujet psychotique, dans son opération de défense, recourt lui aussi au savoir comme tout sujet par ailleurs, mais sur ce point même, sa position se démarque nettement de celle du sujet dans la névrose. Il ne suppose pas de sujet à ce savoir. Pas de fiction de père qui tienne à ses yeux. Le père est relégué en position d'imposteur. Et c'est par ce biais-là que le sujet dans la psychose se place hors du lien social, sachant que la culpabilité inconsciente, par le biais de l'intériorisation du meurtre du père, est ce qui, pour chaque sujet, signe l'inscription dans ce lien.
Ce qui a retenu Yves Le Roux chez sa femme, celle qui va devenir la mère de ses trois enfants et dont il ne dira rien de plus, c'est qu'elle était, dit-il, " comme moi, une rebelle, une insurgée [ ]. Mais nous avions aussi un second terrain d'entente, la haine de l'hypocrisie, la haine des valeurs de nos parents : l'ordre, l'Eglise, la morale coincée, contredite par un père d'une infidélité notoire " (p. 59). Au fondement de leur union est donc une haine partagée. La haine contre ce père imposteur et contre ce qu'il représente ne laissera pas de place à l'intériorisation du meurtre fantasmatique et, par conséquent, pas de place non plus à un sentiment de culpabilité inconsciente qui fournit les assises subjectives nécessaires à l'inscription dans le lien social via les événements importants qui le tissent : " Il est, écrit-il, de mon mariage comme du reste : ébauché mais jamais fini " (p. 59). Il en va ainsi aussi pour le reste de tous ses projets : " La façon dont j'ai claqué la porte de l'enseignement est révélatrice. Mes entreprises ont toujours avorté : traductions achevées et jamais rendues. D'autres encore mais abandonnées en cours de route " (p. 62).
Ainsi, le sujet dans la psychose est quitte de tout héritage et de toute culpabilité dipienne. " Aussi, refuse-t-il le lien qui se transmet notamment de père en fils. Pour lui, le nud est dénoué, il n'y a pas de lien qui tienne9" et pas de place désignée dans et par le désir de l'Autre. " Mon enfance, écrit Le Roux, n'a rien de particulièrement malheureux. Simplement, aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai le sentiment de n'avoir pas trouvé ma place. Sentiment né d'une enfance éclatée ? " (p. 43). Pourquoi alors se demande-il, " ai-je désiré si fortement la perte de moi-même ? Pourquoi ai-je tellement eu besoin de me démolir ? Je l'ignore. C'est ainsi depuis mon enfance " (p. 58)
Et un peu plus loin, il précise : " Tant de choses me paraissaient si absurdes, tout petit déjà. Le fonctionnement de cette société me choquait ou me déplaisait. La hiérarchie, les casquettes à soulever quand passait monsieur machin - qu'avait-il de plus que moi, monsieur machin ? La vue d'un Képi de police m'était insupportable, celle des gardes-pêche aussi. La politique me semblait absurde. " (p. 62) Le meurtre fantasmatique du père dont il a refusé de porter le remord, rebondit pour le sujet dans la lutte à mort avec le double : " Je me suis très vite rendu compte aussi qu'à quelques exceptions près, les hommes se conduisent en jeunes loups. C'est à celui qui va coucher l'autre et lui mettre la mâchoire sur la gorge. " (p. 63)
Le rejet du signifiant qui représente le manque dans l'Autre, le signifiant du NDP, laisse carante pour le sujet la signification phallique. Autrement dit, pas d'objet pulsionnel partiel qui, par l'opération de la séparation, tomberait de l'Autre et viendrait, comme pôle identificatoire, accrocher son être. Il n'y a pas d'ancrage phallique en tant que point de capiton, en tant qu'organisation centralisée pour le psychotique de son savoir et de sa jouissance.
Cette absence de boussole phallique, condamne le sujet à l'errance qui témoigne de sa certitude qu'il n'y a pas de place pour lui dans le désir d'un autre, et pas d'habitat dans l'Autre social pour loger son être et son corps. Le Roux a toujours constater chez lui une propension très ancré à s'exclure, qui parfois prend la formes de tentatives impulsives de rompre, de laisser tomber et fuir. " Les gens vivant en dehors de la norme m'ont toujours fasciné, écrit-il. Incapable d'aborder la vie et les gens sans rompre, sans casser, ma vie n'est que fracture, départs, fuites. " (p. 58) Comment en pourrait-il autrement pour lui qui "a choisi, comme il le dit, son itinéraire en fonction des courants d'air" (p. 100)
Ainsi par exemple - et pour ne reprendre ici que les quelques indications les plus explicites dans ce sens - malgré son statut de père de famille, il lui arrivait encore d'éprouver, écrit-il, " une furieuse envie d'explorations nocturnes. Le soir, lâchement, je laissais mon petit monde à la maison. Je m'attardais dehors et ne résistais jamais au plaisir de plaire. " (p. 8)
Ainsi aussi, alors qu'il occupe la fonction de professeur et que sa femme attend leur deuxième enfant, il sort acheter des cigarettes au café-tabac du village et il part pour ne pas revenir. De ce pas, Il rejoint en auto-stop à Tours un copain avec qui il passe deux mois à jouer de la musique dans les boites de nuits. Et avec les quelques sous gagnés, ils partent zoner ensemble dans les faubourgs bruxellois qu'ils ne quittent que 6 mois après, quelques jours avant la naissance de son fils.
Dans la même veine, sa carrière d'enseignant ne résista pas non plus à cette envie irrésistible de laisser tomber et de partir. Il l'interrompt ainsi au bout d'un an d'exercice à l'occasion d'une discussion un peu vive entre professeurs, suite à la quelle, il se précipite sur sa voiture pour aller respirer un peu d'oxygène en Allemagne chez un ami de son grand-père. Mais en route, il s'arrête pour quelques temps, à Francfort, " à cause, précise-t-il, d'une jolie strip-tiseuse. " (p. 61).
Au retour de l'une de ses escapades, cette propension à l'exclusion, ce " pousse au dehors " dirions-nous, va se condenser en une injonction lui revenant de l'extérieur sous la forme d'un éprouvé indiscutable, une certitude qui signe sa psychose en somme. En s'approchant d'une propriété, il entend, soudain, " des voix joyeuses. Une bande de jeunes gens jouaient dans la piscine. Une jeune femme superbe était avec eux [ ]. Elle éclate soudain d'un rire cristallin qui se répandit. Le rire du bonheur, de l'aisance, de l'insouciance absolue. Ce cristal pénétra en moi, comme un coup de poignard, car ce rire me disait : " Ce monde n'est pas pour toi, pas pour toi. " Ce monde, j'en étais exclu, reprend-il en écho. " (p. 67) Exclu en effet mais d'abord, remarquons-le bien, de sa propre place comme sujet de l'énonciation, Le Roux reçoit ainsi l'énoncé de sa propre propension à l'exclusion sous la forme d'un éprouvé hallucinatoire lui signant, d'un point extérieur mais toujours dans le langage, son exclusion sans appel.
Cette exclusion énoncée pour lui à partir du lieu du langage ne va pas manquer de trouver support effectif. Le point de départ de sa clochardisation, Le Roux le situe dans son abandon par une autre femme auprès de qui, écrit-t-il, " j'étais bien, j'avais trouvé ma place. " (p. 14) Pendant leur relation qui a durée une dizaine d'années, elle l'amène avec elle partout, à travers la France et l'Europe, en fonction de ses déplacements de travail très fréquents. " Ces 7 ans, je les dois à Elise. Elise, la passion de ma vie, qui m'a tout donné, tout repris. "(p. 8) L'impact sur lui de son abandon par cette femme est effectivement à la hauteur de l'investissement narcissique qu'il a misé sur elle. Si elle lui a permis de se creuser une place dans l'existence par sa présence, elle la lui retire par son départ. Ainsi a-t-elle remplit pour lui la fonction d'un ersatz du NDP le retenant pour un temps parmi les autres.
Ainsi, les quelques années vécues ensemble " s'achevaient dans le néant " (p. 15), écrit-il. " J'avais investi ma vie en Elise, je l'imaginais même penchée sur mon lit de mort " (p. 17) " Ce départ déclencha une anorexie totale. Du jour au lendemain, toute envie me quitta. " (p. 18) Et depuis ce départ tout change pour lui. "je me sens abandonné par la vie. Ce départ m'a brisé, la vie ne veut plus de moi. " (p. 70).
En bref, le défaut d'un lieu habitable dans l'Autre le rejette en tant qu'objet déchet projeté dans le non-lieu, dans le hors-discours. Rejet qui pour le Roux, prend la consistance d'"un sentiment absolu de dévalorisation, l'impression de n'être rien, de ne servir à rien, de ne rien valoir, de ne plus avoir la moindre importance pour personne, d'être abandonné de tous. A quoi bon se laver, s'habiller correctement, se cultiver ? A quoi bon manger ? L'extrême solitude amène à se déliter, à se dégrader progressivement. Plus rien à prouver à personne. " (p. 76)
Que lui reste-t-il alors ? L'alcool qu'il consommait auparavant et qui va dorénavant devenir son confident autistique. La bouche se referme sur le goulot de la bouteille, donnant lieu, écrit-il à " un dialogue continu avec le vin. " (p. 18) Depuis, ajoute-t-il, " j'ai toujours une bouteille de vin dans mon sac. " (p. 121) Il ne faisait que boire et dormir, boire pour dormir. La bouteille qui l'accompagne en permanence est devenue, peut-on dire, une sorte d'organe supplémentaire dont la présence est devenue vitale. Elle est là, dit-il, " pour éviter toute réaction de manque - c'est trop douloureux et angoissant. Je ne veux plus retomber dans les pommes ni dans les mains d'autrui. Je ne supporte pas l'enfermement. Je veux être libre. " Libre ! (p. 121) Cette liberté, c'est dans son accolade avec l'alcool qu'il va la retrouver. Plutôt donc que de passer par autrui, fut-il son " Elise-passion " qui l'a laissé déchoir selon son bon vouloir, c'es la bouteille qui reprend ce statut d'objet par excellence qu'il n'a pas besoin de tenir de l'Autre et qu'il suffit, en cas de besoin, de sortir de son sac. Elle est là où il faut et quand il faut, à portée de main pour boucher le trou trop angoissant du manque dans l'Autre et rendre le sujet insensible à l'hémorragie narcissique de son être.
Pour conclure sur ces quelques indications cliniques un peu trop condensés, rappelons qu'à la date où il écrit son récit, Le Roux vit dans la zone depuis 7 ans déjà, qu'il ne quittera pas avant sa mort. Mais auparavant, avons-nous déjà noté, Le Roux a occupé le poste de professeur et a exercé aussi comme traducteur de littérature et comme chroniqueur dans diverses revues parisiennes. Remarquant sa grande culture littéraire et artistiques, l'ensemble des médias, haletants souvent derrière le scoop, n'a pas manqué de le sollicite et une maison d'édition, a l'affût des best-sellers pour l'occasion, lui a offert de l'aide dans l'écriture et la publication de son témoignage sur son vécu de clochard.
Dans le cadre de cet affolement médiatique, beaucoup de têtes pensantes ont mis leur espoir dans le fait de le voir emprunter cette voie royale de réinsertion, voire d'ascension sociale et pour laquelle beaucoup ne rechigne pas à vendre leur âme. De ces âmes très charitables, il reçoit alors chèques, offres de logement et même propositions de mariage. A tous ces dons, il opposera une fin de non recevoir, tout en utilisant les plus-values commerciales de son livre pour épancher, en solitaire, sa soif insatiable d'alcool, car lui seul sait depuis toujours, qu'il a décidé de prendre le large et personne ni aucune force ne l'en dissuadera. Peut être est-on passé à côté de cette perle dont parle Le Roux et qui pourrait faire rencontre : " La zone m'a appris, écrit-il, que chacun nourrit une petite flamme. Souvent proche de l'extinction, l'étincelle devient un feu d'artifice. L'être le plus fruste possède en lui une parcelle de beau et de pur, un souvenir ou l'expression d'un sentiment. Savoir apprendre de lui, [c'est] reconnaître la perle qu'il détient " p. 43. Cette perle là, n'est rien d'autre ici que la métaphore d'immenses ressources subjectives dont disposent souvent les sujets psychotiques, leur permettant de s'inventer des possibilités et de se bricoler des moyens de ré-ancrage dans le social à condition qu'il rencontre la main qui les y conduit sans forcer la leur.
Notes :
2 J. Lacan, "La science et la vérité", Ecrits, Seuil, 1966, p. 858.
3 J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, (1975-1976), Paris, Seuil, 2005, p. 61.
4 Comme l'ont été les Mémoires d'un névropathe de Daniel Paul Schreber pour la psychose paranoïaque.
5 Y. Le Roux, D. Lederman, Le cachalot : mémoires d'un SDF, Paris, J'ai lu, 1998.
6 L. Perréal, J'ai vingt ans et je couche dehors, Paris, Editions J'ai lu, 1995, p. 86.
7 Y. Le Roux, op. cit., p. 34.
8 M.-J. Sauret, "Quand la psychanalyse questionne l'exclusion sociale", in Rouzel J., (sous la direction de), Travail social et psychanalyse, Nimes, Champ social, 2005, pp. 45-56.
9 P. Naveau, Les psychoses et le lien social : le nud défait, Paris, Anthropos, 2004, p. 3.
Bibliographie
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SAURET M.-J., Psychanalyse et politique : Huit questions de la psychanalyse au politique,
Toulouse, PUM, 2000.
La mémoire pas sans l'oubli*
Pour situer le sujet, je rappellerai très brièvement que la question de la mémoire est une des thématiques privilégiées de la neuropsychologie. Elle y est abordée et définie comme une faculté qui, suivant des mécanismes spécifiques, reçoit et conserve les traces des perceptions et les restitue selon les circonstances. Cette mémoire peut être sujette à des dommages ou à des affaiblissements suite à des perturbations d'ordre organique, processuel ou événementiel. Dans ce cadre, le phénomène de l'oubli est considéré généralement comme la résultante d'une perturbation de la mémoire et d'un dysfonctionnement des processus de la remémoration. Il peut refléter, par exemple dans les cas extrêmes, un état pathologique de la mémoire quand il survient à la suite d'un traumatisme endommageant le cerveau affectant par ricochet le fonctionnement de celle-ci. Il peut être envisagé aussi comme l'effet de l'influence négative de certaines circonstances sur l'encodage des informations et de l'émoussement du souvenir dû à l'incidence du temps qui passe.
Dans tous les cas, dans cette perspective, l'oubli n'est appréhendé que comme défaut, comme déficit dans le bon fonctionnement de cette faculté. Une mémoire parfaite serait celle qui ne connaît pas l'oubli comme limite. Mais cette thèse, qui est partiellement juste, est mise à mal dans son fond devant les faits qui forcent à reconnaître, comme nous le verrons par la suite, que l'oubli est non seulement un mécanisme qui participe activement au bon fonctionnement de la mémoire mais aussi et surtout une fonction fondatrice de celle-ci, sans laquelle il n'y aurait tout au plus qu'un réservoir de souvenirs sans borne et sans principe organisateur, une sorte de caisse enregistreuse, sans qualité humaine en somme.
Cette idée, nous allons tenter de l'expliciter justement à travers l'exemple d'une mémoire "idéale" du point de vue de la neuropsychologie, dans le sens où elle ne connaîtrait pas de limite à ses propres capacités d'enregistrement.
Luria nous relate le cas d'un jeune homme âgé d'une trentaine d'années, reporter dans un journal après avoir occupé successivement de nombreux emplois. Il mène une existence tout à fait normale jusqu'au jour où son rédacteur en chef constate avec surprise que son employé ne note pas par écrit les tâches quotidiennes qu'il a à effectuer et les rendez-vous à prendre. Il mémorise tout sans difficulté et sans la moindre omission. Il va même de façon involontaire et sans aucun effort jusqu'à enregistrer les tâches innombrables de ses collègues. Le rédacteur en chef, étonné par cette capacité phénoménale d'enregistrement des informations, lui propose d'aller faire évaluer sa mémoire par un psychologue.
Luria, alors jeune neuropsychologue, reçoit Cherechevski en laboratoire, lui fait passer la batterie de tests quantitatifs habituels. Après une longue période d'observation qui durera une trentaine d'années environ, il constate que des informations en nombre illimité se gravent sans difficulté aucune dans la mémoire de Cherechevski et se fixent définitivement sans perte ni émoussement.
Il propose d'abord des listes de mots et de chiffres à Cherechevski qui les restitue sans aucune difficulté, à la seule condition de séparer les éléments à engrammer par 2 ou 3 secondes d'intervalle, le temps de faire correspondre et fixer une image pour chaque élément. Pour confirmer ce résultat inattendu de son expérimentation, Luria rallonge ensuite les listes au maximum et les multiplie à l'attention de l'examiné qui parvient à les restituer avec la même exactitude, immédiatement après les avoir entendus ou après des dizaines d'années d'intervalle.
Voyant les listes s'allonger, Cherechevski " avait recours au procédé qui consistait à en "disposer" les éléments en file, procédé qu'il utilisa durant toute sa vie. Le plus souvent, il "alignait" ces images le long d'une route. Tantôt c'était une rue de sa ville natale ou la cour de la maison où il passa son enfance et dont l'image s'était fortement gravée dans sa mémoire [ ]. Cette faculté de transformer une rangée de mots en une rangée d'images expliquait la facilité avec laquelle Cherechevski reproduisait une longue liste, soit dans un sens soit en sens inverse, ou nommait le mot qui précédait ou suivait un autre " [8].
À l'issue de ces multiples observations et expérimentations, Luria arrive à la conclusion qu'il s'agit là d'un cas exceptionnel de remémoration mais qui peut toutefois présenter quelques défaillances.
Voici par exemple ce que dit Cherechevski à l'attention de l'examinateur, à propos de sa difficulté à se remémorer certains mots : " J'avais placé le crayon près de la barrière, vous savez, cette barrière dans la rue, le crayon s'était confondu avec la barrière et je passai sans l'apercevoir. [ ] La même chose est arrivée avec l'uf. Il s'était confondu avec la blancheur du mur contre lequel il était placé. Comment distinguer un uf blanc sur un fond blanc ? [ ] D'autres fois, si j'entends quelque bruit ou une voix étrangère, des taches apparaissent qui cachent tout [ ], ou bien des syllabes qui ne figuraient pas avant s'insinuent [ ] et je risque de dire qu'elles y étaient. [ ] Tout cela m'empêche de me souvenir " [8].
Ces erreurs que Luria estime avec justesse ne relever que de la qualité de perception, le sujet est parvenu à les corriger très facilement, par exemple, en agrandissant les images de sorte qu'elles soient plus visibles et donc facilement repérables lors de leur enregistrement et ensuite au moment de la remémoration.
Ainsi, après maintes vérifications, Luria conclut que ces lacunes et inexactitudes qui surviennent parfois ne relèvent en fin de compte que des conditions et circonstances de la perception des faits mémorisés et nullement de la capacité infinie de mémorisation du sujet.
En découvrant le caractère illimité de la mémoire du sujet, Luria se trouve très intéressé, voire même subjugué par ce phénomène incroyable et note, contrairement à l'habitude des expérimentateurs qui règlent tout à l'avance de peur de se laisser surprendre : " Je me voyais incapable de résoudre ce problème, élémentaire pour tout psychologue : comment mesurer l'étendue de sa mémoire ? Je lui fixai un autre rendez-vous, puis un troisième. D'autres rendez-vous suivirent, dont certains étaient échelonnés sur des périodes de plusieurs jours ou semaines, et même de plusieurs années. Ces rencontres ne firent que compliquer la situation de l'examinateur que j'étais " [8].
Très étonné donc, déboussolé même par cette mémoire sans limites et qui confronte la neuropsychologie classique à ses propres limites, il n'hésite pas à s'y risquer, se plaît-il à dire, comme Alice s'aventurant au pays des merveilles.
Il s'engage alors à apprécier les répercussions de cette mémoire hors normes sur les différentes facettes importantes de la personnalité, comme la pensée, l'imagination, le comportement, etc. Car, il pensait, en procédant ainsi, arriver à éviter ce travers propre à la neuropsychologie expérimentale classique qui consiste à focaliser son intérêt sur telle ou telle fonction psychique en particulier (la sensation, la perception, l'attention, la mémoire, etc.) ou, tout au plus, sur le rapport d'une telle fonction avec telle autre (la sensation et la perception, l'attention et la mémoire par exemple) au détriment d'une vision plus globale de la personnalité.
Luria cherche donc à travers cette étude à aller au-delà des mesures chiffrées pour " découvrir comment le développement exceptionnel d'une activité mentale de l'individu (la mémoire) transforme l'ensemble de sa vie psychique et, partant, sa personnalité " [8].
Mais, en plaçant ainsi le caractère exceptionnel de cette mémoire au fondement même de l'ensemble de la personnalité de Cherechevski, l'auteur n'est-il pas retombé dans le même travers de la neuropsychologie classique qu'il cherche à éviter ? Car, d'une part, comment saisir avec justesse l'incidence de cette mémoire sur l'ensemble de la personnalité du sujet si elle reste pour l'auteur " aussi difficile à comprendre ", même si elle est devenue pour lui " parfaitement claire " sur le plan de la mesure. D'autre part, cette mémoire sans limite ne demeure pas moins une des facettes de la personnalité de ce sujet et, de ce fait, nécessite d'y être replacée et expliquée.
En effet, comment Luria peut-il la comprendre et du coup l'expliquer si tantôt il se limite à constater que cette mémoire obéit " aux lois de la perception et de l'attention plutôt qu'aux lois de la mémoire ", tantôt il la ramène à la détermination héréditaire2, notion aussi floue qu'inconséquente, comme ultime explication de ses caractéristiques particulières ?
Pour notre sujet donc, se souvenir n'est pas chose difficile et il confirme ainsi ce que Freud soutenait déjà depuis 1909. Celui-ci nous rappelle que se souvenir n'a rien d'énigmatique, ce qui l'est par contre c'est le phénomène de l'oubli qui a partie liée avec le refoulement des motions pulsionnelles. " Notre oubli normal, écrit-il, est peut-être la scène où s'ébattent nos refoulements insatisfaits, c'est pourquoi l'enfant qui refoule peu dispose d'une bonne mémoire " [3]. Cependant, cette affirmation ne nous autorise pas à avancer que celui qui ne passe pas par le processus du refoulement disposerait pour autant d'une mémoire excellente.
Le fait de ne pas pouvoir fonder sa mémoire et sa pensée sur le refoulement est à notre sens plus problématique. Autrement dit, si on considère avec Freud que cet oubli normal nécessite toute notre attention en tant qu'il est le lieu de nos refoulements quotidiens, il reste à relever une dimension encore plus fondamentale de l'oubli et qui correspond à la dimension du refoulement primaire. À l'instar de celui-ci, l'oubli est donc une opération nécessaire, fondatrice du fonctionnement même de la mémoire et de la pensée en général. " L'oubli, écrit Gori, n'est pas un dysfonctionnement du souvenir, il en constitue la condition même, la structure fondamentale " [5].
Revenons à notre sujet. Si Cherechevski, tout comme le note Luria, parvient à corriger ses erreurs de perception, il reste néanmoins confronté à un problème de grande importance. La question qui le tracasse le plus, nous dit Luria, c'est de savoir " comment apprendre à oublier ? " Autrement dit, comment parvenir à limiter le flux intarissable des images qui débordent la capacité organisatrice de son moi et aussi comment réussir à réduire le stock des images parasitant gravement l'ensemble de ses opérations de remémoration, voire de sa pensée dans son ensemble. Pour ce faire, Cherechevski bricole un certain nombre de solutions : par exemple, inscrire sur des bouts de papier à jeter ou à brûler des notes et des informations de la vie quotidienne qu'il cherche à oublier mais, constate-t-il, " ça ne donnait rien, je continuais à voir mes notes en esprit ".
Cette persistance des traces ineffaçables le poursuit comme un cauchemar et va jusqu'à envahir le métier de mnémoniste qu'il commence à exercer pendant la période d'expérimentation. En se produisant sur scène, parfois pendant plusieurs séances d'affilée dans la même salle, il craint la confusion et s'invente des techniques qui, même dans les situations les plus délicates, le sortent ponctuellement d'affaire.
Voilà donc comment se présente cette mémoire qualifiée par Luria de prodigieuse et exceptionnelle mais qui, à notre sens, reste sans borne et donc sans qualité humaine du fait du défaut de la fonction fondatrice que constituerait en son sein l'oubli dans le sens du refoulement, surtout dans sa dimension primaire, originaire. Dans ce sens, l'oubli, avant d'apparaître secondairement comme déficit limitant les capacités naturelles de la mémoire, est d'abord et avant tout la condition de celle-ci et son fondement même3: " L'homme, écrit Pommier, a tout de suite été confronté à la signification phallique de son propre corps pour sa mère : il s'agit d'un symbole traumatisant et même du seul symbole au sens plein qui va reconquérir un effort constant d'intelligence et croissance [ ]. Cette énigme est un trauma, et la remémoration des mots procède de ce traumatisme de la rencontre avec l'Autre [ ]. Les événements de l'existence tentent de répondre à la question que pose le symbole : ils essayent, mais n'y parviennent pas. En ce sens, la mémoire humaine est contrainte à l'invention et à la fiction devant n'importe quel événement, qui signifie toujours plus ce qu'il est [ ]. Cette sorte de retard constant de la mémoire par rapport à un événement premier informalisable devrait constituer un handicap. C'est au contraire ce qui rend l'invention nécessaire " [11].
Pour étayer cette idée, notre démarche consistera à reconsidérer ce matériel expérimental unique en son genre par son ampleur dans le champ de la neuropsychologie à partir de certaines données théoricocliniques de la psychanalyse, et en particulier relativement à la clinique de l'autisme dont me semble relever la position subjective de Cherechevski.
En effet, chez les sujets autistes dits de haut niveau, certaines facultés ou fonctions de la personnalité, telle la fonction mnémonique dans notre exemple, sont surinvesties et utilisées de manière hypertrophiée pour compenser mécaniquement certaines particularités subjectives dues à la position autistique. Celle-ci se caractérise par une solitude profonde du fait de l'inexistence de l'Autre du symbolique. De cette inexistence découle le défaut du signifiant primordial qui représenterait le sujet auprès de l'Autre et, conséquemment, la non-extraction de l'objet a qui prend à sa charge les retours de jouissance.
Le sujet qui, de manière générale, est appelé à se positionner dans une double opération constitutive d'aliénation puis de séparation par rapport à l'Autre du langage et de la jouissance rencontre d'emblée, dans la configuration de l'autisme, l'impossibilité de s'inscrire dans l'Autre du signifiant et reste fixé dans un en deçà de l'opération de l'aliénation. Pas d'Autre et donc pas d'objet a de ce fait pour le sujet autiste, ce qui le distingue du sujet dans la psychose qui, lui, accède à cette opération mais y reste fixé comme objet dédié à l'Autre jouissance. Plus loin encore dans ce processus, la séparation au-delà de l'aliénation est une opération que franchit aisément le sujet névrotique dans son pas subjectif pour se séparer de l'Autre, mais pas sans ratés cependant.
L'autisme, donc, est une position structurelle (4) où l'absence de l'Autre laisse le sujet, sans l'aide d'une incorporation primordiale du signifiant, faire difficilement et douloureusement face au dérèglement et au déferlement pulsionnels. Néanmoins, il y parvient parfois grâce à la fonction du double comme opération défensive. Celle-ci l'aide à cantonner le déferlement de la jouissance et à reconstruire, tant bien que mal, l'image du corps. Par ailleurs, elle lui permet de reconquérir une position d'énonciateur et de mettre en place un Autre réifié, un Autre de synthèse, l'aidant à retrouver ainsi la possibilité d'un certain ancrage dans le lien social.
Dans ce sens, rappelons avec J.-C. Maleval que l'autisme est une position subjective " déterminée par un refus initial d'appel à l'Autre, induisant d'une part une carence de la position d'énonciation, et d'autre part une défense spécifique qui passe essentiellement par un double qui permet un certain cadrage de la jouissance, et qui offre une ouverture vers un Autre de suppléance réifié " [9, 10].
Pour l'heure, nous allons limiter notre propos à l'examen de deux aspects seulement de la problématique autistique de notre sujet5 : la question du double réel en lieu et place de l'identification primordiale lui faisant défaut et la question de la carence de l'énonciation laissant le sujet en deçà d'une appropriation des lois du langage et de la parole. Ces deux aspects se trouvent en lien étroit avec l'investissement hypertrophique de la fonction mnémonique chez notre sujet, investissement dans lequel l'examinateur, sans le savoir ou sans vouloir se l'avouer, occupe une place centrale.
En ce qui concerne le double autistique de Cherechevski, les témoignages de ce dernier rapportés par Luria nous donnent quelques indications qui nous informent sur la place qu'il occupe dans l'existence du sujet ainsi que sur les différentes étapes de sa construction.
N'oublions pas que cette recherche expérimentale a duré presque une trentaine d'années, ce qui n'est pas sans avoir influencé la trajectoire de vie de ce sujet. Cette longue période d'expérimentation lui a fourni, en effet, les moyens pour corriger un certain nombre de lacunes sur le plan de la remémoration et, plus généralement, acquérir une stabilisation au niveau de son existence.
Sur le plan de l'enregistrement et du stockage des données, la relation d'expérimentation lui a appris, dans sa première phase, à agrandir le volume des images, à les placer judicieusement et sous un meilleur éclairage. Dans un second temps, il est parvenu à enregistrer des situations complexes en les réduisant en des détails conventionnels, en ramenant par exemple un cavalier à un pied avec un éperon. Ce procédé, qui n'a pas existé pendant la première période de l'expérimentation, " était devenu, nous apprend Luria, l'un des procédés de base à l'époque du travail en tant que mnémoniste professionnel ". En réduisant un tout en sa partie, il amène le sujet, vers la dernière étape de l'expérimentation, à l'élaboration d'un troisième procédé qui " devait graduellement devenir pour lui l'élément principal de son travail " et " qu'il avait perfectionné durant sa carrière de mnémoniste ". Cette méthode, fondée sur ce que Luria appelle la " sémantisation " ou " codage en image ", mérite à notre sens d'être plutôt appelée la " scénarisation " des données à enregistrer puisqu'elle consiste précisément à mettre en histoire ou en scène les éléments à retenir et à en enregistrer la construction. Cette mise en scène comme méthode parfaite d'enregistrement redouble en quelque sorte la mise en scène du sujet lui-même en tant que sujet sur les scènes du music-hall dans sa fonction de mnémoniste, de maître de la mémoire en somme.
Aussi, dans ses procédés de remémoration des données enregistrées, le sujet indique clairement le poids du rôle joué par le personnage de l'examinateur. Même quelques quinzaines d'années après, Cherechevski rappelle parfois des informations en disant : " Oui c'est bien ça [ ], c'était dans votre ancien appartement, vous étiez assis devant la table et moi dans un fauteuil à bascule [ ], vous portiez un complet gris et vous me regardiez comme ça , voilà, je vois ce que vous me disiez ", et ensuite il énumérait sans la moindre erreur tous les éléments de la liste qui lui avait été donnée quelques années plus tôt [8]. La remise en situation du personnage de l'expérimentation affublé de ses insignes imaginaires s'avère être ici la condition indispensable et le lieu même de la réévocation des éléments engrammés par le sujet.
Nous avons vu que Cherechevski, sans doute cadré et orienté par l'intérêt très marqué de Luria pour sa mémoire, s'est engagé dans le métier de mnémoniste professionnel après être parvenu à bien maîtriser sa méthode particulièrement efficace de remémoration exposée plus haut. " Ces recherches, note Luria, se poursuivirent pendant de longues années, jusqu'à ce que, après avoir essayé plusieurs métiers, il finisse par se produire sur scène comme mnémoniste. Au cours de cette période, les processus de sa mémorisation, tout en conservant leur structure originelle, s'enrichirent de nouveaux procédés et subirent en même temps une transformation sur le plan psychologique " [8].
Son rôle de mnémoniste professionnel, se produisant dans des théâtres et des music-halls, non seulement permet à notre sujet de bien gagner sa vie, mais aussi et surtout, comme le relève O. Sacks très judicieusement, d'acquérir " ainsi une sorte de stabilité intérieure " [8]. Ce processus, qualifié par Luria de " régulation automatique de son comportement ", lui permettra assez longtemps, c'est-à-dire pour une bonne partie de la période l'expérimentation, de se garantir un certain ancrage dans le lien social. Mais il n'y parvient qu'avec la réalisation d'une relation d'identité parfaite avec son double où l'un se fond dans l'autre dans une mêmeté absolue mais salutaire.
Mais le temps passe et les bonnes choses comme les mauvaises ont toujours une fin. L'expérimentation, aussi excitante et longue soit-elle, doit s'arrêter un jour. L'expérimentateur, qui n'avait pas prévu les effets de ses recherches sur le sujet, ne parvient pas à en " mesurer " les incidences sur son devenir. Qu'advient-il alors de Cherechevski, devenu un grand mnémoniste par la grâce de l'expérimentateur qui, une fois le projet de recherche arrivé à échéance, se retire prestement ?
Il ne pouvait que redevenir tout simplement ce qu'il avait été : un être toujours en attente qu'un événement heureux ou qu'un personnage intentionné vienne à sa rencontre, le prenne par la main et le soutienne comme son double. Se laissant porter par ces rencontres, il occupera tour à tour diverses activités : figurant au cinéma, thérapeute traditionnel, directeur d'imprimerie, organisateur du travail dans les entreprises, etc.
Dans tout cela, Luria, tire, si j'ose dire, son épingle du jeu en ne retenant comme raisons à ce qui se passe, après cette longue vie " commune " avec son client, que ce qui incombe au caractère de son sujet-objet de recherche. " Il est resté tel un inadapté, fait remarquer Luria, après avoir essayé plusieurs métiers qui, tous, n'étaient que du provisoire ". Comment alors ne peut-il pas rester " inadapté jusqu'à la fin de ses jours, vivant dans une perpétuelle attente de quelque événement qui lui apporterait le bonheur ".
Mais cette identité assez stable que lui a procurée, pour une assez longue période, le métier de mnémoniste en tant que double imaginaire dans le réel ne s'est pas construite d'emblée, elle trouve ses racines et les possibilités de son aménagement depuis le jeune âge de Cherechevski.
Petit enfant déjà, se sentant contrarié de devoir quitter son lit de bonne heure pour aller à l'école, il se met à inventer une tactique pour y rester le plus longtemps possible. Il s'agit là, à notre sens, de l'invention pour la première fois de ce double à qui il délégua illico la charge de cette affaire qui l'incommodait : " Mais pourquoi lui n'y va-t- "il" pas ? Il se lève, s'habille. [ ] Le voici parti pour l'école. Donc tout va bien. Je peux rester à la maison tandis que lui s'en va ".
Parfois, il n'est pas content de son double : " Il va à l'école. Je suis fâché contre lui, pourquoi traîne-t-il ? ". Un peu plus tard, à l'âge de 8 ans, lors d'un déménagement dans un nouvel appartement où il n'avait pas envie d'aller, il raconte : " Mon frère me prend par la main et me conduit jusqu'au fiacre [ ]. Mais je ne veux pas partir et je reste à la maison. Je le vois (son double) à la fenêtre de sa chambre, il ne part pas. " Devenu plus grand, il lui arrivait d'utiliser le même procédé pour calmer une douleur : " Me voici dans le fauteuil (du dentiste) [ ]. Mais non, ce n'est pas moi, c'est un autre [ ]. Si ça lui fait mal, tant pis [ ]. Ce n'est pas moi qui ai mal, c'est lui [ ]. Et je ne sens pas la douleur " [8].
Ne disposant pas des orientations théorico cliniques analytiques récentes sur l'autisme, ni même des descriptions cliniques médicopsychiatriques systématisées et promues pendant son expérimentation par un Kanner [6] ou un Asperger [1], Luria ne peut que ramener ces phénomènes à ce qu'il appelle de façon très lapidaire, " l'imagination puissante et sans limites qui, contrairement à celle de l'homme moyen, fait dissoudre par sa force et son débordement les frontières entre la rêverie et la réalité " [8]. Pourtant Luria distingue avec justesse cet état de ce que les psychiatres qualifient de " dédoublement de la personnalité ", et y voit plutôt un " rejet " par Cherechevski de sa propre personnalité. Remarque judicieuse en effet qu'il complète en notant que le fait de transférer " ses propres sensations et actes sur l'"autre" qui agit sur "mon" ordre peut dans certains cas contribuer dans une grande mesure à une régulation automatique du comportement " [8].
Effectivement, cette régulation automatique du comportement du Cherechevski finit, comme on l'a vu plus haut, par lui procurer une stabilité intérieure qui n'aurait pas pu se réaliser sans la promotion et la consolidation dans le réel de son double imaginaire. Sans l'aide de l'identification primordiale prélevée sur le corps du symbolique, ce double a permis au sujet, par le truchement du personnage du mnémoniste, de cadrer la jouissance autre qui lui revient dans le réel de sa mémoire sous forme d'une profusion de lettres, de chiffres et d'images parfaitement organisée d'abord mais hautement encombrante et prosécutive par la suite.
Mais il arrive parfois que cette fonction accomplie par le double ne soit pas toujours à sa disposition. Il suffit d'une inattention de sa part pour que son double s'émancipe de son contrôle et agisse à sa guise, d'une manière qui déplaît au sujet : " Je n'aurais jamais répondu comme ça moi, mais lui en est capable. C'est un manque de tact, mais je ne puis lui expliquer cette gaffe. J'ai eu un moment d'absence et il a profité pour dire ce qu'il ne fallait pas dire ". Dans ces circonstances " il est, note Luria, submergé par un flot de détails, de réminiscences épisodiques ; la conversation sombre dans la verbosité, les digressions se multiplient " et le sujet se trouve ainsi dans la plus grande difficulté à reprendre le fil de la conversation. Cherechevski le note lui-même : " Tout ça m'empêche de rester dans le cadre du sujet. [ ] Et si " moi " je ne prends pas les choses en main, ça ne mène à rien. Parce que "lui" ne se rend pas compte qu'"il" s'écarte du sujet " [8].
L'assise organisatrice de son discours que ce double procurait au sujet est d'une importante telle que le défaut, fut-il ponctuel, de son appui ramène le sujet à la désorganisation initiale de son énonciation car, au fond, les difficultés les plus périlleuses que rencontre Cherechevski, comme le note Luria avec justesse, sont " le fait de la nature même du langage " [8].
C'est donc la fonction même du langage et la prise du sujet dans ses lois qui semblent, en arrière-plan, poser problème pour celui-ci. En voici quelques illustrations brèves. Il est très embarrassé " lorsque la sonorité d'un mot ne correspond pas à son sens ou lorsque le même objet est désigné par des termes différents " [8]. Il reste totalement perplexe devant l'usage conventionnel des mots. Il n'y a dans cette affaire qu'arbitraire insupportable. De ce fait, les expressions langagières restent pour lui du domaine de l'impossible : comment peut-on " peser les mots " ou " fendre le cur " par exemple ? Ce sont des formulations insensées et inadmissibles pour Cherechevski.
La poésie est aussi pour lui " une épreuve particulièrement ardue. Rien ne lui était plus difficile que de lire des vers et d'en comprendre le sens ". Cherechevski " se heurtait à des obstacles insurmontables dans la lecture des poèmes. Chaque expression engendrait une image ; les images se bousculaient, et il ne se trouvait plus dans ce chaos " [8]. Cette désorganisation primaire de l'énonciation du sujet, de son rapport à la parole, témoigne de sa prise, de son inscription problématique dans le langage et ses lois fondatrices. " Je me demandais, dit-il, comment les gens appliquent si habilement les mots dans plusieurs domaines. C'est un truc, un sophisme " [8]. Cette défaite de la fonction métaphorique du langage pour notre sujet n'est pas sans signaler la défaite de la métaphore du sujet Cherechevski dans son rapport à l'Autre primordial, l'Autre maternel.
Et voici qu'au fin fond de sa mémoire se trouve tapi le premier souvenir que sa conscience a nettement enregistré. Il s'agit d'abord d'objets inanimés : " J'étais très jeune, j'avais 1 an à peine [ ]. C'est l'ameublement de la pièce que je vois le mieux [ ]. Les papiers peints étaient bruns, le lit était blanc [ ]. Ma mère me prend dans ses bras et ensuite me recouche [ ]. Je sens le mouvement [ ]. J'éprouve la sensation de chaleur et la désagréable sensation de froid " [8].
Qu'en est-il alors de cette figure maternelle ? Des premières impressions qu'il a gardées de sa mère, dit-il, avant qu'il " ait appris à la connaître ", c'est qu'elle " n'avait ni forme ni visage, c'était quelque chose qui se penchait vers moi et m'apportait le bien-être D'abord on ne peut rien distinguer, rien qu'un petit nuage blanc, une tache ensuite le visage apparaît, les traits s'accentuent. Ma mère me prend dans ses bras [ ]. Je ne vois pas les bras de ma mère, j'ai le sentiment que quelque chose va m'arriver après l'apparition de la tache. On me prend dans les bras [ ]. Je remarque les bras " [8]. La figure maternelle est là diffuse, vaporeuse, entre, au mieux le on impersonnel et le quelque chose qui, au pire, n'est pas loin de la figure de la mort sinon du néant, laissant le sujet sans représentation signifiante dans le lieu de l'autre.
Luria l'a entendu souvent se plaindre aussi de sa grande difficulté à retenir les visages : " Ils sont tellement inconstants, disait-il, ils varient selon la disposition d'esprit au moment de la rencontre ; ils changent constamment de couleur, se brouillent, et il devient difficile de se les rappeler " [8].
Résumons. Pas de signifiant maître qui désignerait pour le sujet son être de jouissance dans l'autre qu'il n'y a pas. Par conséquent, pas de refoulement originaire qui fonderait les identifications organisatrices de son monde et son existence ; sa réalité psychique en somme. Ainsi de ces innombrables souvenirs de sa prime enfance qui sont bruts, fragmentés et qui s'imposent à sa conscience sous forme de flashs extrêmement nets, immuables et dont aucune fantaisie ne vient nuancer le fond ni les contours, leur donnant une résonance particulière pour le sujet. Ainsi aussi pour ce travail de mémoire dont les procédés sont qualifiés par Luria lui-même en termes machiniques : celui-ci parle d'enregistrement et de stockage d'information plutôt que de rappel et de reconstruction des traces mnésiques, etc.
De ce fait, le terme de mémoire ne s'avère nullement approprié à ce travail du sujet - et il s'agit bien d'un travail subjectif , travail compensatoire de ce qui fait effectivement défaut chez lui, c'est-à-dire rien de moins que la mémoire6. Cette excroissance interminable et ineffaçable de données et d'images enregistrées méticuleusement par notre sujet fait fonction de suppléance de ce défaut effectif de mémoire. Face à ce défaut, l'expérimentateur a fait office, dans le réel, de double imaginaire régulant pour une longue période les excès de jouissance faisant retour sur le sujet du fait de la déliaison et la dispersion des pulsions non soumises aux lois du langage. À travers son intérêt non désintéressé pour cet être " mnémoniaque ", en le transmuant, sans l'avoir sciemment cherché, en mnémoniste, l'expérimentateur lui a offert l'occasion de réaliser, pour un temps, son être de sujet dans le jeu combinatoire des chiffres et des lettres7.
Sans la prise en compte de la position singulière du sujet dans la structure et de la décision insondable de son être de sujet en corrélation avec l'éthique du désir de celui, chercheur ou clinicien, qui s'y confronte, que peut avancer, dans ce domaine, une psychologie neurologique ou cognitive expérimentale, fût-ce dans son versant empathique, selon le vu de Luria ?
La carence de l'énonciation : le son plutôt que le sens
Références bibliographiques
1 Alexandre Romanovitch Luria (1902-1977) est neuropsychologue de renommée internationale. Il a laissé dans le domaine de la neuropsychologie quelques centaines d'articles et une vingtaine d'ouvrages dont celui qui nous intéresse ici. Cet ouvrage publié en 1965 explore un aspect particulier de la neuropsychologie de la mémoire. L'intérêt précoce de Luria pour la casuistique freudienne lui fait beaucoup apprécier les études de type biographique car ce mode, écrit-il, " non seulement il allait dans le sens de la "science romantique" que je prônais, mais je l'ai choisi aussi, en partie, parce que je suis farouchement opposé à toute approche formelle de type statistique et chaudement partisan de l'étude qualitative de la personnalité : c'est-à-dire favorable à tout ce qui vise à mettre en lumière les facteurs sous-jacents de la structure de la personnalité " [8]. En guise d'illustration à cette " science romantique " ou à cette " psychologie concrète " qu'il cherche à promouvoir, il produit cette étude monographique comparée par O. Sacks dans son introduction aux grands exposés de cas cliniques de Janet ou de Freud.
2. Sur les seuls faits que le père se souvient de la place exacte des livres sur les rayons de sa petite librairie, que la mère citait de longs extraits de la Torah et qu'un neveu possédait également une mémoire remarquable, Luria ne peut s'empêcher d'affirmer qu'" il est hors de doute que sa mémoire est innée " [8]. Dans une perspective médicopsychiatrique, cette affirmation s'est vue conférée la valeur d'une thèse par J. Delay qui confirme que ces phénomènes mnémoniques ne peuvent être considérés que " comme des dispositions plus ou moins liées à une "bosse" Elles peuvent s'allier aussi bien à une intelligence brillante qu'à l'imbécillité caractérisée " [2].
3. " L'oubli est le gardien de la mémoire " écrit J. Delay [2]. " Sans lui, précise-t-il, elle serait socialement inutilisable comme l'est la mémoire autistique ". Reconnaissons-lui ainsi l'avantage d'être le premier à avoir posé de façon sérieuse la question de la mémoire et de l'oubli dans leur rapport à l'autisme. Cependant, il réduit ce dernier à un pur déficit de la synthèse mentale et en fait une simple pathologie psychiatrique. De ce fait, nous ne pouvons partager sa perspective biologisante et évolutionniste selon laquelle cette mémoire dite autistique constituerait une sorte de mémoire dissociative et pathologiquement régressive d'une " mémoire sociale " adaptative et normale, d'essence sociologique vers une " mémoire sensorielle " que nous partageons avec les animaux et qui est de nature biologique. Pour lui cette mémoire autistique serait due à une dégénérescence et " une dégradation de la synthèse mentale la plus évoluée à l'automatisme le plus inférieur ".
4. La réflexion, me semble-t-il, la plus avancée dans cette perspective est celle de R. et R. Lefort [7].
5. Une autre question non moins importante chez le sujet et globalement dans la structure autistique et qui correspond à ce que Luria appelle " la pensée-vision " ou ce que Temple Grandin désigne comme " penser en image " sera particulièrement examinée dans un travail ultérieur.
6. Je fais, en effet, mienne cette définition que propose R. Gori dans " Le transfert : se rappeler sans se souvenir ? " in Logique des passions [4] : " La mémoire, écrit-il, c'est l'inconscient. Cette mémoire se formerait à partir de ce qui aurait été oublié ou de ce qui serait en train de s'oublier, ou encore à partir de ce qui n'aurait jamais été conscient tout en étant inscrit dans la réalité psychique comme écho des jouissances à jamais perdues. Ces réminiscences, ces restes, ces résidus, comme le rappelle Freud, exigent une transcription, une traduction dans le système préconscient et conscient. Cette transcription opère par le transfert, le rêve, le symptôme, bref ce que l'on nomme formations de l'inconscient. Ce dont nous n'avons aucun souvenir, ce qui a été oublié et refoulé, les formations de l'inconscient ".
7. " Dans la psychose, c'est l'Autre qui jouit ; dans l'autisme, le sujet est dans la langue et la culture " [7].
Notes :
Notes
* Article publié initialement sous le titre "Mémoire et autisme : de la neuropsycologie à la psychanalyse. le cas de Cherechevski", dans l'Information psychiatrique, 2005, Vol. 81, n° 9, pp. 763-770.
1 Alexandre Romanovitch Luria (1902-1977) est neuropsychologue de renommée internationale. Il a laissé dans le domaine de la neuropsychologie quelques centaines d'articles et une vingtaine d'ouvrages dont celui qui nous intéresse ici. Cet ouvrage publié en 1965 explore un aspect particulier de la neuropsychologie de la mémoire. L'intérêt précoce de Luria pour la casuistique freudienne lui fait beaucoup apprécier les études de type biographique car ce mode, écrit-il, "non seulement il allait dans le sens de la "science romantique" que je prônais, mais je l'ai choisi aussi, en partie, parce que je suis farouchement opposé à toute approche formelle de type statistique et chaudement partisan de l'étude qualitative de la personnalité : c'est-à-dire favorable à tout ce qui vise à mettre en lumière les facteurs sous-jacents de la structure de la personnalité" [8]. En guise d'illustration à cette "science romantique" ou à cette "psychologie concrète" qu'il cherche à promouvoir, il produit cette étude monographique comparée par O. Sacks dans son introduction aux grands exposés de cas cliniques de Janet ou de Freud.
2. Sur les seuls faits que le père se souvient de la place exacte des livres sur les rayons de sa petite librairie, que la mère citait de longs extraits de la Torah et qu'un neveu possédait également une mémoire remarquable, Luria ne peut s'empêcher d'affirmer qu'"il est hors de doute que sa mémoire est innée" [8]. Dans une perspective médicopsychiatrique, cette affirmation s'est vue conférée la valeur d'une thèse par J. Delay qui confirme que ces phénomènes mnémoniques ne peuvent être considérés que "comme des dispositions plus ou moins liées à une "bosse" Elles peuvent s'allier aussi bien à une intelligence brillante qu'à l'imbécillité caractérisée" [2].
3. "L'oubli est le gardien de la mémoire" écrit J. Delay [2]. "Sans lui, précise-t-il, elle serait socialement inutilisable comme l'est la mémoire autistique". Reconnaissons-lui ainsi l'avantage d'être le premier à avoir posé de façon sérieuse la question de la mémoire et de l'oubli dans leur rapport à l'autisme. Cependant, il réduit ce dernier à un pur déficit de la synthèse mentale et en fait une simple pathologie psychiatrique. De ce fait, nous ne pouvons partager sa perspective biologisante et évolutionniste selon laquelle cette mémoire dite autistique constituerait une sorte de mémoire dissociative et pathologiquement régressive d'une "mémoire sociale" adaptative et normale, d'essence sociologique vers une "mémoire sensorielle" que nous partageons avec les animaux et qui est de nature biologique. Pour lui cette mémoire autistique serait due à une dégénérescence et "une dégradation de la synthèse mentale la plus évoluée à l'automatisme le plus inférieur".
4. La réflexion, me semble-t-il, la plus avancée dans cette perspective est celle de R. et R. Lefort [7].
5. Une autre question non moins importante chez le sujet et globalement dans la structure autistique et qui correspond à ce que Luria appelle "la pensée-vision" ou ce que Temple Grandin désigne comme "penser en image" sera particulièrement examinée dans un travail ultérieur.
6. Je fais, en effet, mienne cette définition que propose R. Gori dans "Le transfert : se rappeler sans se souvenir ?" in Logique des passions [4] : "La mémoire, écrit-il, c'est l'inconscient. Cette mémoire se formerait à partir de ce qui aurait été oublié ou de ce qui serait en train de s'oublier, ou encore à partir de ce qui n'aurait jamais été conscient tout en étant inscrit dans la réalité psychique comme écho des jouissances à jamais perdues. Ces réminiscences, ces restes, ces résidus, comme le rappelle Freud, exigent une transcription, une traduction dans le système préconscient et conscient. Cette transcription opère pa
Le conte entre rêve et parole* D'une modalité d'articulation du sujet et du collectif
Le matériau clinique que je vais relater ici à tire d'exemple est constitué essentiellement de contes articulés à la production onirique d'un sujet qui les trame dans une parole singulière et les articule à travers ses signifiants propres. Matériau qui, je l'espère, nous donnera une idée de ce que c'est qu'être dans son monde.
Agée de 11 ans, Fatima est l'aînée de trois surs et la cadette d'un frère de quatorze ans. Jusqu'à l'âge de neuf ans, elle, ses frères et surs, ses parents ainsi que ses oncles et leurs enfants vivaient ensemble avec les grands-parents paternels. Mais après la mort du grand-père, les fils de celui-ci se sont séparés et le père de Fatima a dû immigrer en ville, au centre du Maroc, pour gagner sa vie et celle de sa famille. Fatima n'a jamais fréquenté l'école. Intelligente et lucide, elle se présente malgré son jeune âge, comme une femme au seuil de l'accomplissement de son statut. Comment Fatima nous donne-t-elle à voir, a travers ses élaborations personnelles, le cheminement à parcourir, traditionnellement tracé et codifié, que la problématique dipienne doit accomplir en vue de sa résolution et de sa sublimation communément partagées ? (2)
Du fait de l'éloignement effectif du père d'une part et de l'idéalisation culturellement fondée de l'image paternelle d'autre part, Fatima déplace facilement son désir sur son frère aîné, haut de ses quatorze ans, qui devient de fait le substitut du père. Le frère, par sa présence permanente et par son autorité sur elle communément admise, attire sur lui et le désir et son interdit. Elle exprime ce désir à travers ce conte qu'elle aime tant et dont elle a souhaité parler en premier : " Hlala est allée à la source avec ses amies pour se laver les cheveux. Aussitôt qu'elle a fini, elle repart, mais à la source elle perd quelques longs cheveux. Peu après, son frère va abreuver son cheval dans le même point d'eau et un cheveu s'accrochant au naseau de ce dernier l'empêche de boire. " Le frère jure par Allah, continue-t-elle, qu'il épousera coûte que coûte la fille dont mes cheveux..., euh !dont les cheveux sont de la même longueur. Après avoir comparé les chevelures de toutes les filles du village avec le cheveu repêché dans la source, il s'aperçoit que celui-ci appartient à sa sur et décide de l'épouser. Alors la sur dit à son frère : " écoute petit frère chéri, puisque c'est ainsi, lorsqu'on voudra me coiffer, tu prendras la brosse et tu t'enfuiras avec. Quand je te demanderai de t'arrêter, tu t'arrêteras..., euh ! tu te sauves et quand il te demande de courir tu t'arrêtes" ! Alors le petit frère prend la brosse à cheveux et tant que sa sur lui intime l'ordre de s'arrêter, il continue à courir jusqu'à un point d'eau. La sur conseille à son frère de ne pas en boire sous peine de se transforme en volatile. Oubliant ce conseil, le frère boit, se transforme en oiseau et s'envole. Quant à la sur elle est restée sur les lieux toute seule. Lors de son passage, le cortège royal l'aperçoit, l'emmène et elle devient ainsi l'épouse du roi à qui elle donne deux garçons " Lahcen et Lhocine " ".
La source ici ne réfléchit-elle pas le lieu subjectif où jaillissent les pulsions libidinales dans lequel le désir de chacun des protagonistes peut puiser pour son propre compte ? La fille y va avec sa chevelure longue et abondante qui, dans la symbolique arabe traditionnelle métaphorise une féminité en pleine éclosion. Le frère s'y dirige sur son cheval synonyme de virilité phallique. Par conséquent les cheveux accrochés au museau du cheval ou repêchés par celui-ci (qui sait ?) scellent imaginairement l'articulation du désir de Fatima-Hlala à celui de son frère. Mais si cette construction imaginaire qu'est le conte de Hlala met clairement en scène l'articulation réciproque des penchants libidinaux au niveau de la fratrie, elle est en même temps et surtout organisée de sorte à promouvoir la désarticulation et le dépassement de ces penchants en les vouant à se redistribuer dans une socialisation conforme aux normes communautaires. Ne se conclut-il pas avec la naissance de deux garçons comme fruit d'un mariage honorifique de surcroît !
Néanmoins l'histoire de Hlala telle qu'elle est contée par Fatima ne manque pas de dévoiler en les véhiculant les désirs incestueux encore vivaces de celle-ci pour son frère. L'espace de ce conte offre donc à Fatima le cadre imaginaire propice à l'expression singulière de ses désirs incestueux d'une manière détournée et fugitive certes. Les lapsus en témoignent. Aussi et en même temps, la suite de l'histoire, au fur et à mesure de son déploiement, n'est pas sans faire miroiter à Fatima les canaux normatifs dans lesquels ses désirs doivent ultérieurement se mouler.
La solution heureuse et finale que propose ce conte à la problématique incestueuse de Fatima ne peut, en fait, dans son contexte psychosocial se voir réaliser qu'en passant par des étapes intermédiaires : dégager le frère de son image incestueuse et promouvoir celle du cousin à la fois comme substitut fraternel et comme époux éventuel. En effet, le cousin en tant que personnage médian entre le frère et l'époux non seulement reporte sur sa personne les désirs visant le frère mais aussi leur permet de trouver en sa personne, les prémices d'une normalisation socialisée. Le rêve suivant, que l'évocation de l'histoire de Hlala n'a pas manqué de rappeler à la mémoire de Fatima, permet de nous mettre sur les traces des sentiments ambivalents dont le personnage du cousin est le support idéal. " Chez nous ici, dit-elle en relatant son rêve, quand il y a un mariage, on fait venir un groupe de danseurs. Dans le rêve, moi et ma cousine, nous avions enfourché un vélo et nous regardions tranquillement la fête. Tout à coup son frère est arrivé et nous a giflé toutes les deux. Moi, dans le rêve, je me suis mise à hurler au point de réveiller ma grand-mère. "
Lors de ces associations autour du rêve, Fatima explique la réaction de son cousin par le fait que celui-ci n'admet pas que sa sur et sa cousine assistent à une fête où, de surcroît, des " chikhâtes ", (danseuses-chanteuses-prostituées), font partie du groupe des musiciens qui animent la fête.
D'un point de vue socioculturel, l'attitude du cousin peut aisément se comprendre quand on sait que dans le milieu traditionnel toute personne responsable "mukallaf", est censée veiller sur la sauvegarde de l'honneur de la famille. Les hommes aussi bien que les mères ont la charge morale de contrôler les agissements et déplacements des jeunes femmes et grandes filles de la famille élargie (âïla), en vue de préserver leur chasteté. Aussi, les frères et les cousins proches et éloignés, et ce dès l'âge de raison doivent agir de même à l'égard de leurs surs et cousines. Ici en l'occurrence, c'est le cousin de Fatima qui intervient dans le rêve pour interdire aux deux filles ce spectacle apparemment impudique et donc dangereux pour leur chasteté.
Mais la problématique dipienne de Fatima, s'épuise-t-elle avec cette signification qu'expose directement ce rêve ? Certes non, car la pensée du rêve est beaucoup plus ambivalente que ce que le contenu manifeste laisse apparaître. Comment s'expriment alors les désirs conflictuels de Fatima à l'égard de son cousin?
D'une part Fatima sait que sa cousine est promise comme épouse à un cousin éloigné. Par identification à sa cousine dont le statut est maintenant fort idéalisé, elle vise à travers son rêve, le frère de celle-là comme éventuel époux. D'autre part, les aspects qualifiés impudiques de la fête mettent au devant de la scène, malgré le travail de censure dont fait preuve le contenu manifeste du rêve, les penchants libidinaux de Fatima à l'égard du cousin, de sa position de mi-frère et mi-étranger, le cousin devient la figure idéale sur laquelle se projettent les désirs dont le frère faisait l'objet. Et c'est justement la prévalence de ces penchants dans le rêve qui a, à notre sens, fait virer celui-ci au cauchemar. Qu'elle arrête net ainsi le rêve, c'est qu'elle ne peut que couper court à ces penchants sexuels projetés sur le cousin.
L'expression de ces penchants est encore insupportable pour Fatima puisque non contenus, à l'instar de sa cousine, dans le cadre d'un projet de mariage en dehors duquel toute jouissance sexuelle est frappée d'interdit.
Du cousin à l'étranger comme époux éventuel
Du fait de son âge, Fatima traverse la période pubertaire avec ce que cela implique de transformations biophysiques et de réactivation des conflits dipiens. Ces états de changement sont accompagnés d'une phase de préparation éducative psychosociale au mariage qui la préoccupe depuis quelques temps déjà. D'ailleurs son commentaire du rêve précédent la conduit à parler d'un autre rêve où " un homme l'épouse et la ramène chez lui. Il la couvre de toute sorte de beaux habits et lui apprend les meilleures façons de préparer la bonne cuisine. Il la ramène aussi voir ses parents à elle et dit aux gens de son village que chez lui, elle ne mange plus maintenant la nourriture banale mais qu'il faut lui préparer des mets délicieux. " A travers ce rêve, Fatima exprime son souhait d'accéder au statut valeureux d'épouse aimée, choyée. Mais ce désir relaté franchement ainsi n'est pas sans réactiver les sentiments de peur motivés par l'évocation de l'acte rituel de la défloration orchestrée collectivement pour sanctionner la légalité coutumière du mariage.
Ces sentiments de peur vont, comme nous allons le voir, remobiliser l'angoisse de castration chez Fatima. Le rêve rapporté tout de suite après nous donne assez d'éléments précis là dessus : une fois par semaine, chaque village a droit à une citerne d'eau potable distribuée gratuitement par la collectivité locale. La scène de la distribution de l'eau dans le village de Fatima a offert le cadre-événement où se déroule ce rêve où elle voit sa mère prendre, au lieu des bidons, sa petite fille dans les bras et se diriger vers le camion citerne stationnant à l'entrée du village. Sa mère prend place dans une longue file d'attente où chaque mère, son enfant dans les bras, attend patiemment son tour. Le responsable de la citerne, tenant à la main une longue épée, coupe les têtes d'enfants qu'on lui présente à tour de rôle. Quand arrive le tour de sa mère, celle-ci tend avec une totale indifférence sa fille cadette pour qu'elle soit décapitée. " Alors je me suis mise à pleurer, pleurer, pleurer dit Fatima. Et pour me consoler l'homme me dit : "ne pleure pas. Il n'y a pas de quoi avoir peur. Je vais juste lui atteindre la gorge et m'arrêter. Je ne lui coupe pas carrément la tête (rire)". Je lui ai répondu qu'elle va mourir dans tous les cas. "Mais ce n'est pas pareil, m'a-t-il répondu, qu'est ce qui est préférable selon toi, lui couper la gorge et m'arrêter ou lui trancher la tête ?" Je lui ai dit : "après tout tu ne fais que ce qui t'arrange"3 ".
Dans ce rêve, crainte et désir s'emboîtent le pas. Dès son début, le rêve ne nous laisse pas indifférent devant les souhaits de Fatima d'accéder à une identité sexuée confirmée et les craintes d'en subir les conséquences qui en découlent. Quant aux souhaits, les femmes et les enfants rassemblés autour d'un camion sur la place du village en sont les simples et sûrs témoins. Car un camion, hormis celui de la citerne, ne s'arrête le plus souvent à la place du village que pour charger l'équipement ménager de la mariée, la veille de son départ pour la demeure de son époux. Femmes et enfants ne se rassemblent aussi massivement que pendant une fête de mariage. Ainsi, l'événement hebdomadaire de distribution de l'eau n'a pas manqué d'offrir à Fatima les symboles-épingles pour étendre le tissu transparent de son désir qui est d'accéder au statut de femme épouse.
En revanche, pour la réalisation d'un tel désir, Fatima se trouve devant la menace de l'épée décapitante et trancheuse de gorges. Elle nous soumet donc l'équation suivante : accéder à ce statut de femme que promet le mariage, nécessite la perte ritualisée de l'hymen. La gorge coupée dans le rêve représentant la perforation coïtale ritualisée de l'hymen, est en quelque sorte un acte redouté et anxiogène certes mais non annihilant pour Fatima. C'est, plutôt un acte symbolique et symboligène, un acte de promotion identitaire sur le plan psychologique et social.
La résolution affective des désirs conflictuels en présence dans ce rêve, est mise sur le compte d'une part, du mariage en tant que passage initiatique auquel Fatima se prépare. Elle est aussi mise en partie, d'autre part, sur le compte de sa fratrie et des filles de sa classe d'âge sur lesquelles Fatima projette comme le veut la tradition, une partie de sa conflictualité dipienne.
La crainte de castration et sa projection sur la classe d'âge des filles
A la suite de ses commentaires autour de son rêve examiné plus haut, l'attention de Fatima s'est tout d'un coup portée sur une image vers laquelle, durant notre entretien, elle jetait de temps à autre des coups d'il furtifs. Il s'agit d'une image où figurent cinq animaux, deux adultes et trois petits, tous en train de manger. Mais Fatima y voit une tout autre chose. Elle y remarque d'emblée que la queue de la petite va y être coupée. Le dindon va la lui couper parce qu'elle est mince. Et Fatima présume que la petite restera probablement sans queue si le dindon continue toujours à la maintenir entre ses dents. Puis elle ajoute : " Dans ce cas, si elle va à la forêt et que son propriétaire n'arrive pas à la rattraper, le dindon va à coup sûr la repérer à cause de sa queue coupée. Quand il la revoit, il la reconnaît même de loin. Alors que si elles sont toutes les mêmes, on ne peut plus les distinguer les unes des autres : et c'est parce qu'elle va être toujours reconnue facilement que ce n'est pas bien pour elle. A part ça il ne lui arrivera aucun mal. Sa queue guérira et redeviendra comme elle était... Non, pas comme elle était, elle guérira mais ne se rallongera pas. Elle n'est pas comme les cheveux pour pouvoir se rallonger. La chair quand elle est coupée ne revient plus comme elle était. Seulement sa trace restera ".
Redécouvre-t-elle ici l'acuité du complexe de castration qui l'a introduit dans l'dipe au moment même où elle a reconnu son statut comme sexe châtré. Elle sait qu'elle a perdu la " queue " mais garde quand même un léger espoir de la voir repousser. Cette revendication phallique trouve en partie sa gratification féminine en se rabattant sur les aspects de beauté du corps féminin. Fatima convoque ici les cheveux puisque moins prohibés que les autres parties du corps féminin, comme substitut phallique de l'organe pénien jugé perdu.
Mais même si la trace charnelle de cette perte persiste, elle y substitue la chevelure comme objet transitionnel, intermédiaire entre le plein perdu et le creux à masquer. Mais ce signe extérieur de féminité épanouie, n'a de valeur que s'il est accompagné et promulgué par un autre signe qui a valeur axiale : la virginité. Dans ce cas donc, ce qui reste à entretenir de la trace de la coupure dont ne parle pas Fatima mais qu'elle laisse deviner à travers le thème du rêve dans sa globalité, c'est la virginité. Virginité sans laquelle elle est exclue du monde féminin. Cette crainte de castration est tellement présente que Fatima, faute de pouvoir en supporter seule la charge, va procéder encore une fois par projection. Nous avons déjà vu dans le scénario précédent que c'est un groupe d'enfants et en particulier sa sur qui subissent le châtiment.
Elle propose pour que la fille ne soit pas reconnue par le dindon castrateur, que toutes les filles de sa classe d'âge subissent le même sort. Elle illustre cet acte fantasmatique projectif par le conte intitulé " la chienne " (al-kalba), désignation métaphorique dans le langage pudique marocain pour signifier la prostituée. " Un garçon de famille noble amène son troupeau brouter dans les pâturages et y rencontre une fille aussi belle que le soleil. Il tue sa chienne et couvre la fille de sa peau. A son retour il insiste auprès de sa mère, qui refusait toujours, pour épouser sa chienne. Après avoir réussi à convaincre sa mère, il épouse la fille, la dévoile, et tout le monde est émerveillé de sa beauté. Le cousin de ce garçon tient à tout prix à faire pareil. Etant dupe, il épouse sa chienne qui, la nuit de noce, lui extirpe à coup de dents et de griffes les tripes et le tue. "
La crainte de perdre sa virginité aveugle Fatima au point de voir en la belle fille une presque chienne. Mais puisque l'épouse du cousin, la rivale, est une vraie chienne, la première à laquelle elle s'identifie à un statut de bonne épouse, de vraie femme, c'est-à-dire chaste. Sur ce pôle identificatoire, Fatima va encore plus loin à l'égard de sa cousine réelle qui est un peu plus âgée qu'elle. Elle veut être comme elle, même au prix des coups que celle-ci reçoit de ses frères. Elle reprend la séquence du rêve où le frère de sa cousine les a battues au moment où toutes les deux étaient en train d'assister à une fête de mariage : " lui, de toute façon, il avait l'habitude de frapper sa sur chaque fois qu'il la surprend en dehors de la maison sans raison. Cette fille, elle a des frères ! Nous étions justement, me rappelle t'elle, en train de parler des frères qui contrôlent et protègent leur sur. Alors ils la frappent. Moi aussi, dans mon rêve j'ai crié comme ma cousine ".
Avec ces associations - nonobstant leurs substrats inconscients - nous nous déplaçons du plan purement psychique au niveau social et conscient. Fatima veut être absolument comme sa cousine hyper contrôlée et protégée par ses frères. Son identification à sa cousine passe par l'axe de " l'avoir " c'est à dire qu'elle ne peut égaler sa cousine dans le statut d'épouse éventuelle qu'en ayant des frères qui la traitent comme elle, dans le but, en fin de compte de préserver sa virginité. Dans ce sens, elle avance que " lorsqu'une famille veut marier son fils, elle se renseigne d'abord pour savoir si la fille choisie a des frères. Si la fille n'en a pas, la famille peut supposer qu'elle n'est pas assez contrôlée et peut avoir des doutes sur sa conduite ". Et Fatima aboutit à la conclusion que le fait d'avoir des frères permet sans difficultés l'accès au statut d'épouse.
Il s'avère donc pour Fatima que l'existence des frères est le pivot sur lequel se croisent les identifications horizontales avec les égales et les identifications verticales avec les adultes, parents... Suite à son commentaire précédent, Fatima improvise le dialogue suivant entre une fille unique d'un côté et de nombreuses surs de l'autre : " la fille unique dit en s'adressant aux autres filles : "comment ne serais-je pas chère puisque je suis l'unique pour ma mère ? Mon père m'a acheté des vêtements et des bijoux en or. D'ailleurs à chaque fête on m'achète des nouveaux habits". Et les autres, nombreuses dans leur famille exempte de garçons, répliquèrent : "quant à nous, notre père est seul à travailler et nous sommes trop nombreuses pour qu'il puisse à chaque fois acheter des vêtements neufs pour chacune de nous. Alors que toi, t'habiller ne demande pas grand chose". "
Nous constatons ici que c'est bien l'axe des identifications rivalisantes qui prend le devant de la scène. Posséder de beaux habits et quelques bijoux, c'est égaler celle qui en a et pousser celle qui n'en a pas à en vouloir autant. Mais ce mode identificatoire de "l'avoir" n'est pas le seul déployé par Fatima, il coexiste avec le mode "d'être comme"... qui parfois se traduit par la rivalité pour l'acquisition d'un savoir-faire et parfois le désir d'accéder à une classe d'âge de statut supérieur.
Pour ce qui est de la première possibilité, lors d'une discussion sur les travaux ménagers, elle se montre intransigeante quant à l'obligation pour une fille de son âge de bien faire tout ce qui a un rapport au ménage. " Une fille qui ne sait rien faire, dit-elle, n'est pas désirée par sa famille ni par la famille qui veut la demander en mariage. D'ailleurs dès l'âge de sept ou huit ans, précise t-elle, les filles pendant leurs jeux et réunions se dépêchent de venter aussi bien ce qu'elles savent faire que ce qu'elles viennent d'apprendre dans les affaires du ménage. Tandis que les femmes se réunissent dans les coins obscurs des ruelles pour cancaner, les filles doivent exécuter les tâches désignées par leurs mères. Quand une fille a de l'habileté et du savoir-faire et donc finit tôt, elle s'active à aider une ou plusieurs copines pour vaquer le plutôt possible à leurs jeux collectifs. Celle qui réussit vite et bien son ménage et donc, aux yeux de toutes les filles de sa tranche d'âge, la plus valorisée. "
La seconde possibilité se résume dans l'intention de Fatima d'assumer largement son statut d'égale à égale à l'égard des filles de sa classe d'âge et même de tenter d'avoir un statut supérieur. Et si cette ascension immédiate se réalisait ? Fatima ridiculiserait de la sorte les mères des filles (ses égales) qui occupent officiellement ce statut : " moi je n'aime pas que les autres filles puisent de l'eau avec ma mère et lui parlent. J'aime pas la laisser aux autres filles dans la mesure où j'ai leur âge. Si ça peut arriver, c'est plutôt moi qui dois aller chercher de l'eau avec leurs mères et non pas les autres avec ma mère ".
Une autre modalité d'identification autour de laquelle elle nous entretient et celle qui a trait à son statut de future épouse. Elle s'articule sur le modèle comportemental que Fatima souhaite adopter à l'égard de la mère de son futur époux, dans une discussion à propos de son mariage éventuel. Elle trouve d'abord regrettable que la plupart des belles-filles ne conviennent pas à leurs belles-mères. Elle fait ensuite savoir que c'est une très bonne chose qu'une mère de fils candidats au mariage tombe sur des belles-filles dociles, qui travaillent convenablement et ne gaspillent pas. Dans ce cas la mère peut avoir en elles une confiance suffisante pour leur confier la clef du cellier. Fatima sait bien que la docilité et l'endurance sont quelques-uns uns des aspects du comportement qu'elle doit adopter pour acquérir la tolérance de ses beaux-parents. Elle reprend à son compte les propos que l'on formule à l'égard de l'épouse bénie qu'elle souhaite être : " elle est complètement soumise à sa belle-mère, dit-on : elle exécute toutes les tâches qu'on lui demande. Lui donne à manger ce dont elle se prive et lui offre des habits qu'elle-même ne se permet pas (...) ".
L'examen des repères identificatoires et des investissements d'objets relatés par Fatima à travers ses élaborations imaginaires construites essentiellement à partir de rêves contés et de contés parlés, nous éclaire plus particulièrement sur ce que c'est qu'être femme dans son milieu et comment elle s'y emploie pour y accéder. Elle nous a donné ainsi à voir comment schématiquement se construit puis se résout la problématique dipienne dans un milieu où sa trajectoire identitaire de fille puis de femme est en grande partie balisée par des repères socio-psychologiques sanctionnant et réglant, au vu de tous, la position et le statut de chacun.
Notes :
Notes
* Article initialement publié dans Adolescence, T. 24, n° 56, 2006, pp. 327-337.
1. Dans dipe et personnalité au Maghreb dont est issu le matériel de cette rencontre clinique, nous avons tenté une présentation schématique de ce que nous pensons être la configuration générale de la problématique dipienne dans le milieu traditionnel marocain. Nous y avons précisé que si l'accès à l'dipe est non seulement universel mais aussi identique dans toutes les cultures, les solutions proposées pour sa résolution diffèrent d'une aire socioculturelle à une autre. Dans ce milieu et par extension les milieux arabo-musulmans traditionnels, les désirs dipiens de meurtre et d'inceste visant les parents chez les deux sexes sont immédiatement neutralisés par la forte idéalisation des figures parentales. Des attitudes de soumission, de crainte, de vénération et de dévouement s'installent à l'égard des parents tandis que vers la fratrie, les égaux et les pairs se déplacent les pulsions hostiles et les penchants libidinaux. Ce sont les pairs qui, dans le dépassement de la problématique dipienne constituent les objets d'investissement libidinal et les rivaux à écarter ou à surpasser comme on le verra dans ce cas d'une façon exemplaire.
2. Sur le plan méthodologique, je signale que ces rencontres s'inscrivent dans le cadre d'une recherche en clinique. Le recueil des données a eu lieu dans le domicile même de Fatima.
3. Le fantasme fondamental "un enfant est battu" que Freud isole et universalise à partir de la cure de sa propre fille Anna a ici un de ses équivalents qu'on peut formuler par "un enfant est égorgé". Cette formule condense et traduit de très près le geste mémorial - biblique d'abord et coranique ensuite - d'Abraham s'apprêtant à égorger un bélier en lieu et place de son fils Ismaël, ancêtre des Arabes. Ce geste est repris et reconduit dans la tradition musulmane, sur le plan subjectif, par la circoncision côté homme et par la défloration côté femme comme marques d'affirmation de l'identité sexuée et sur le plan collectif, par la plus importante des fêtes dans le monde musulman, la "fête du sacrifice".
Bibliographie
DACHMI A., " Echec du projet de vie de l'adolescente maghrébine de milieu
traditionnel (la ruse hystérique) ", L'Information psychiatrique, n°7, 1994, pp. 601-604.
ELFAKIR A., dipe et personnalité au Maghreb, Paris, L'Harmattan, 1995.
ELFAKIR A., " Destins de l'dipe, De quelques constructions mythiques du
complexe d'dipe au Maghreb ", Logos & Anankè ; revue de psychanalyse et
de psychopathologie, n° 2/3, 1999-2000, pp. 165-179.
ORTIGUES M.C. et E., dipe africain, Paris, U.G.E, 1973, (2° édition).
D'une puberté dépassable à une adolescence généralisée*
La première est que je ne participe pas à cet atelier (1) en tant que spécialiste ou expert de l'adolescence ni d'autres choses d'ailleurs. Ces qualificatifs que je n'aime pas du tout, ont peut être un intérêt dans les sciences de la nature, dans l'abord des objets naturels mais pas, à mon sens, dans les questions humaines où on est soi-même totalement pris, où on est totalement partie prenante. J'aurais aimé plutôt vous parler de ce qui me reste de souvenirs de ma propre expérience adolescente, de ce qui m'en a marqué en bien ou en mal et de comment je m'en suis dépatouillé face aux insuffisances ou exigences de l'Autre parental familial, social. J'aurais aussi aimé vous faire la confidence de mon vécu en tant que père mis à l'épreuve dans mon être "homme-époux-père" face à l'expérience adolescente de ma propre descendance. J'aurais souhaité donc parler de ces aspects et de ce qu'ils avaient de plus éprouvant pour moi, de plus déstabilisant à l'occasion et en tous les cas, de plus instructif et constructif. Mais rassurez-vous, je ne vais pas vous rabâcher les oreilles avec ça. Ce serait peut-être mal venu dans la mesure où habituellement, dans un colloque comme celui-ci, on est prié plutôt de parler de choses plus sérieuses, n'est ce pas ? Avec des théories qui épatent la galerie, et si c'est possible, pour faire plus sérieux encore, avec des schémas et des chiffres voltigeant sur de grands écrans, forçant alors notre adhésion et extorquant, au bout du compte, notre amen et tout cela dans la joie et la bonne humeur.
Néanmoins, il se trouve que j'ai pu me forger une petite idée sur la question du sujet - fille ou garçon - traversant ce moment plus ou moins délicat, à partir de ce que m'a appris et continue de m'apprendre une collaboration hebdomadaire depuis six ans avec des équipes éducatives. A cette collaboration régulière s'ajoutent les enseignements précieux et indépassables que certains jeunes, au détour d'une rencontre fortuite ou recherchée, d'une rencontre éclair ou régulière, ont bien voulu m'apprendre sur les bonheurs et les malheurs qui ont jalonnés et qui jalonnent encore leurs trajectoires singulières. De tout cela, je n'en dirais pas mot pour l'instant, je le laisse au temps de la discussion qui se chargera d'en donner l'occasion ou pas.
Pour l'heure, je passe à ma seconde remarque relative au point que je veux soulever ici. Le partage des tâches entre nous deux, animateurs de ce atelier, voudrait que je me limite à soulever plutôt une question d'ordre générale, d'ordre anthropologique en quelque sorte. C'est à dire tenter de situer, avec un minimum de détails, la question de l'adolescence dans une perspective socio-historique,. D'ailleurs, l'intitulé de notre atelier pose, et à juste titre d'ailleurs, la question de l'adolescence comme espace transitionnel, comme moment de passage entre la famille et la société.
C'est dans cette perspective que je voudrai vous faire remarquer que dans les temps qui courent, on parle beaucoup de l'adolescence au détriment d'un autre événement qui en est pourtant la base et le socle, c'est la puberté. Je vais donc essayer de reprendre la question de l'adolescence à partir de la puberté en pointant ce qui a fait que la première prenne le pas sur la seconde au point de la gommer en tant qu'événement fondamental dans la construction identitaire de tout jeune.
Relevons d'abord que tout sujet naît dans le langage et tout le déroulement de sa vie est pris dans les lois du langage et dans les institutions socioculturelles fondées sur ces lois. Et il y a des moments dans ce déroulement qui sont plus que d'autres sensibles à ces lois. Ce sont les moments féconds de crises, de carrefours de mutations d'un état à un autre. Toutes les sociétés humaines ont uvré à produire, à créer à partir de ces états de crise des statuts sociaux impliquant nécessairement la dou
Notes :
* Article publié dans Les carnets de parentel, n° 25, novembre 2006, sur le thème :" Le risque de l'adolescence".
1. Qui a pour titre : "L'adolescent entre famille et société", dans le cadre du 6° colloque de l'association Parentel organisé en 2006 sur le thème : "Du désir d'enfant à la responsabilité parentale, que veut dire être parent aujourd'hui ?"
Du délire de savoir au savoir sur le délire Le sexuel à l'orée de la psychanalyse*
"Je n'ai maintenant aucun besoin de dévoiler complètement ma personnalité (...). Depuis le cas Fliess. Ce besoin s'est éteint en moi. Une partie de l'investissement homosexuel a été retirée et utilisée pour l'accroissement de mon moi propre. J'ai réussi là où le paranoïaque échoue."
Lettre de Freud à Ferenczi.
Les premières avancées théoriques freudiennes ont pu voir le jour dans le cadre de la relation transférentielle où Freud a placé Fliess comme son unique et vrai confident. Mais, plus qu'une figure paternelle (Jones), image fraternelle (Freud) ou doublet narcissique (Anzieu), Fliess était d'emblée situé par Freud au lieu de l'Autre, lieu duquel parvient à celui-ci son message
sous forme inversé lui restituant du même coup la revisite de son inconscient propre et l'élaboration de sa découverte; découverte de la sexualité infantile et les fantasmes oedipiens. De cette relation transférentielle, Fliess fut amené à tisser la trame de son savoir par des spéculations hypothétiques délirantes tandis que Freud en a tiré une compréhension scientifique des théories sexuelles infantiles et des phénomènes délirants qui en découlent.
La psychanalyse est-elle sortie toute achevée de la tête de Freud tout comme Athéna le fût de la tête de Zeus ? Évidemment non. Cette discipline ne s'est pas donnée toute faite aux temps des premières aventures théorico-pratiques de Freud. Elle s'est constituée d'un rassemblement d'efforts véritables dans un développement lent, minutieux, irréversible mais toujours inachevé. Il en va de même pour les complexes d' dipe et de castration dont la découverte fonde la naissance de la psychanalyse.
Quels remaniements théoriques et méthodologiques, quelles expériences encourageantes ou décevantes, quelles rencontres bonnes ou mauvaises ont-elles été favorables à cette découverte ? L'analyse par Freud de sa propre névrose entreprise au cours de sa relation transférentielle à Fliess et le remplacement de la théorie du trauma par celle du fantasme sont à notre avis parmi les événements majeurs qui caractérisent la naissance de la psychanalyse.
Les liens d'amitié que Freud a pu nouer avec quelques uns de ses collègues et maîtres au tout début de sa carrière scientifique n'ont pus manquer de laisser, à des degrés divers bien sûr, de profondes traces aussi bien sur sa trajectoire personnelle que sur ses découvertes et élaborations théoriques.
La plus solide et intime de toutes ses relations est celle qu'il a eu avec Fliess entre 1887 et 1900. La particularité de cette relation est qu'elle a favorisé le contexte transférentiel qui a permis à Freud l'invention et le développement initial de la psychanalyse. C'est aussi au cours de cette relation que Fliess, alors rhino-laryngologiste, s'est lancé dans l'élaboration de trois thèses pour le moins prétentieuses et par quelques aspects délirantes :
- Les êtres humains sont physiologiquement bisexués.
- La théorie de "névrose nasale réflexe" selon laquelle les symptômes des activités génitales ne doivent leur origine qu'à une seule zone : la muqueuse nasale.
- La théorie des périodes qui, partant du modèle de la périodicité menstruelle, veut se donner comme la règle générale de toutes les activités des êtres humains et même de tous les êtres vivants. D'après cette théorie, tout être humain fonctionne selon des périodes sexuelles dont le rythme et la durée, une fois cernés mathématiquement, permettent de préciser son sexe, sa date de naissance et d'expliquer son développement, sa maladie et enfin sa mort.
Malgré l'aspect fort douteux de ces thèses, elles ont tout de même trouvé chez Freud un écho assez favorable. Est-ce parce que, comme on a pu l'avancer, Freud espérait que cette théorie lui permettrait de repérer avec précision les périodes où la femme ne serait pas fécondable, problème qui l'a toujours tourmenté dans sa vie conjugale ? ou alors faudrait-il ramener sa réceptivité à l'égard de la théorie fliessienne sur "la névrose réflexe nasale" au seul fait, qu'à l'époque, Freud souffrait d'une suppuration nasale et s'apprêtait à une nouvelle opération par cocaïnisation de la main de Fliess ? Dans tous les cas, se limiter à ces explications purement pragmatiques ne suffirait nullement à expliquer l'intérêt illimité que suscitait la personne de Fliess chez Freud.
Si tôt après leur rencontre en 1887, les deux hommes, Freud à Vienne et Fliess à Berlin, se mettent à échanger une correspondance qui était à ses débuts limitée à un simple échange d'idées désintéressé entre spécialistes, mais cette correspondance, surtout du côté de Freud, allait devenir beaucoup plus personnelle et passionnée et ce depuis 1893, période où Freud commence à pressentir une éventuelle rupture de sa relation avec Breuer avec qui, par ailleurs, il s'est pleinement engagé dans l'élaboration des études sur l'hystérie.
Comment comprendre cette coïncidence entre un enthousiasme illimité pour Fliess son nouvel ami et une violente antipathie à l'égard de Breuer ?
En tout cas, les psychanalystes-biographes de Freud n'ont pas résisté à épingler dans "l'inconscient" de Freud ce qui, sur un plan psychologique, leur paraît expliquer ce revirement de sentiments, cette volte-face affective à l'égard des deux hommes. Ainsi, d'après Jones, la rancur exagérée de Freud pour Breuer se base sur des données inconscientes de son enfance à l'endroit de son père. Étant dans l'impossibilité d'exprimer franchement son hostilité à l'égard de celui-ci, Freud trouve inconsciemment une solution moins dangereuse en procédant à la scission de l'image paternelle en deux figures : l'une bonne et l'autre mauvaise et c'est ainsi que la haine se trouve dirigée vers Breuer et la tendresse vers Fliess, les deux sentiments étant portés à un degré excessif par rapport aux mérites et aux défauts des personnages en question (1).
Freud, quant à lui, parle d'une dimension "fraternelle" dans la détermination de ses amitiés. A Fliess, il révéla que la naissance mal vécue d'un frère plus jeune d'un an et de son neveu "ont déterminé le caractère névrotique mais aussi l'intensité de toutes mes amitiés" (2).
Anzieu, de son côté, ramène la passion qu'éprouvait Freud pour son collègue et ami, au "caractère narcissique du choix d'objet. Freud se regarde en Fliess, son cadet de deux ans, comme dans un miroir " (3) écrit-il. Certes, Fliess représentait aux yeux de Freud l'idéal du moi. II trouvait en lui une image idéalisée de lui-même au point de l'appeler mon "autre moi même".
Image paternelle, fraternelle ou vecteur idéal d'identification moïque, le personnage de Fliess pour Freud peut être ceci ou cela mais sûrement quelque chose de plus. En effet, ce dernier a très vite trouvé en Fliess son seul et vrai confident à qui il faisait part de ses secrets, de ses découvertes, des premières esquisses de ses nouvelles théories ainsi que de ses blocages, inhibitions, souffrances et sautes d'humeur. Ne l'a-t-il pas ainsi d'emblée situé au lieu de l'Autre, lieu duquel parvient à Freud son message sous forme inversée, lui restituant du même coup la revisite de son inconscient et l'élaboration de sa découverte ?
II importe de signaler tout de suite que l'attitude de Breuer et de Fliess à l'égard des idées de Freud n'était pas la même ; si le premier a complètement reculé devant l'audace de Freud à reconnaître les incidences de la sexualité dans la production des symptômes hystériques, Fliess défendait déjà cette hypothèse.
Dans le développement qui va suivre, nous allons examiner l'implication et les incidences d'une telle relation transférentielle sur la découverte du fantasme puis de l'dipe et la castration, points nodaux dans la théorie et la clinique psychanalytiques. En même temps, nous nous pencherons sur l'exploration par Freud de son propre inconscient, expérience singulièrement nouvelle et novatrice pour son temps et qui allait devenir la condition sine qua non à la formation de tout clinicien prétendant à l'exercice de la psychanalyse.
La première théorie que Freud a élaborée au cours des années 1893-95 était basée sur le concept de traumatisme de séduction. Selon cette théorie, chaque névrosé a subi réellement pendant sa petite enfance une ou plusieurs scènes de séduction sexuelle par un parent Adulte. Freud est arrivé a cette conclusion du fait de l'évocation persistante de ce traumatisme sexuel dans le discours de ses patients hystériques. Mais cette conception n'était au fond rien d'autre qu'une résistance de sa part face à la réalité des désirs dipiens aussi bien ceux des patients que les siens propres.
Par la suite et au fur et à mesure que Freud élabore les périodes élémentaires du développement libidinal, il commence à sentir la faiblesse que présente l'hypothèse de la séduction et son non pertinence dans la compréhension de l'hystérie. Mais au lieu de rejeter l'idée du traumatisme sexuel réel, il la garde en avançant qu'il ne lui manque qu'un "petit quelque chose" qui en garantirait la force : c'est le fantasme, "j'ai découvert, écrit Freud, ce qui me manquait dans le problème de l'hystérie, c'est une nouvelle source d'où s'écoule un élément de la production inconsciente, je veux parler des fantasmes hystériques..." (4). Là intervient encore une résistance inconsciente de Freud qui désire préserver l'innocence de l'enfance, ce qui le pousse à expliquer que le souvenir ne devient pathogène qu'à la puberté : "... fantasme hystérique qui, chaque fois je le constate, se rapporte à des choses que l'enfant a entendues de bonne heure et dont il n'a que longtemps après saisi le sens " (5).
Ayant quand même saisi l'importance de la signification du fantasme dans l'étiologie de l'hystérie, Freud a accordé un grand intérêt aux fantasmes infantiles et a essayé d'éclaircir leur
composition et leur dynamique propre dans une lettre à Fliess (6). Il fit savoir à ce dernier que "les fantasmes se produisent par une combinaison inconsciente de choses vécues et de choses entendues, suivant certaines tendances. Ces tendances visent à rendre inaccessibles les souvenirs qui ont pu ou pourraient donner naissance aux symptômes..." (7).
Dans le manuscrit joint à la lettre à Fliess datée du 31-5-97, Freud continue à développer sa théorie sur le fantasme sans se préoccuper encore de l'incompatibilité entre ce qu'il venait de découvrir et ce sur quoi il se basait pour comprendre le phénomène hystérique ; le traumatisme de séduction. Il continue toujours à relater ses découvertes et ses déductions sans toutefois se soucier des contradictions qui les opposent à l'hypothèse de la séduction : "les pulsions hostiles à l'endroit des parents (désir de leur mort) sont également partie intégrante des névroses (...). II semble que chez les fils, les désirs de mort soient dirigés contre te père, et chez les filles, contre la mère" (8).
Cette déclaration constitue la première allusion par Freud au complexe d'dipe et chemin faisant, le premier pas vers la compréhension psychanalytique de la sexualité infantile. Dans cette même lettre pourtant, Freud ne tarde pas à refouler ses doutes relatifs à la question de la séduction en en justifiant la validité et la pertinence. Il y relate un rêve qui expose ses désirs incestueux à l'égard de sa fille Mathilde.
Déjà au mois de février de la même année, c'est-à-dire quatre mois avant la lettre précédente et quatre mois après la mort de son père, Freud accuse ce dernier d'actes de séduction envers lui. Progressivement et avec le développement de la théorie du fantasme, commence à apparaître à Freud que les scènes traumatiques relatées très souvent par ses patients étaient au moins en partie imaginaires et que la sexualité infantile participait à ces formations inventées. Pourtant, la réalité du traumatisme comme facteur étiologique resta inébranlée jusqu'au 21 septembre 1897 où il annonce franchement dans une lettre à Fliess qu'il ne croit plus à sa " neurotica ". Car il s'aperçoit qu'en s'appuyant sur la théorie du trauma sexuel, on ne fait, d'une part, que traiter l'hystérie comme le reflet en miroir de la perversion des parents et par là-même d'autre part, rendre le travail de l'analyse impossible.
Dans sa contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, Freud revient sur cette question pour rappeler que la mise à l'écart à l'époque, de l'étiologie du traumatisme sexuel revient à son invraisemblance et à son incompatibilité avec les faits. Trente ans plus tard. II explique d'une autre façon cette erreur qui consistait à s'accrocher au traumatisme de l'enfance comme facteur étiologique essentiel et qui à ses yeux, aurait pu être fatale sur le devenir de son oeuvre : "J'avais, écrit-il, rencontré ici. pour lu première fois, le complexe d' dipe qui devait par la suite acquérir une signification dominante, mais que sous un déguisement aussi fantastique je ne reconnaissais pas encore " (9).
Pourquoi alors n'est-ce qu'à la fin du mois de septembre (lettre du 21-9-1897) et pas avant que Freud a pu franchir ce pas décisif qui a provoqué une révolution théorique et méthodologique dans le champ psychanalytique ? N'est-ce pas grâce à l'analyse systématique de sa personne qu'il a entreprise durant l'été et l'automne de 1897 ? Malgré le peu de temps qui s'écoula après le commencement de cette expérience, le passage complet de la théorie de séduction au rôle étiologique important de la sexualité infantile allait s'effectuer et provoquer un bouleversement considérable dans les idées de Freud.
et la découverte des fantasmes dipiens
Quand il a découvert que sa théorie du traumatisme sexuel ne tenait plus, Freud l'a abandonnée mais lentement, difficilement et douloureusement. II a été amené petit à petit à s'apercevoir que la résistance contre laquelle il butait à ce moment et qui l'empêchait de dévoiler ce qui s'impose à lui comme énigme à résoudre, ne lui venait pas seulement de ses malades mais essentiellement de lui-même.
Il essaya vainement tout d'abord et de toutes ses forces de trouver un élément substitutif. Ensuite, il revient faute de mieux à des positions théoriques anciennes déjà rejetées par lui-même : "maintenant je ne sais plus où j'en suis, avoue-t-il à Fliess, (...) c'est pour cette raison que le facteur d'une prédisposition héréditaire semble gagner du terrain alors que je m'étais toujours efforcé de le repousser" Freud se trouve d'emblée pris dans la trame de ses conflits intrasubjectifs en voyant s'amenuiser entre ses mains les instruments théoriques qui lui servaient jusque là de bouclier défensif contre ses propres fantasmes dipiens. "Jamais je n'avais été atteint d'une paralysie intellectuelle pareille à la présente, ajoute-t-il. Ecrire
le moindre mot m'est un supplice (...), il me semble être dans un cocon. Qui sait quelle bête en sortira ?" (10).
Dans celle dernière expression, Freud paraît s'inquiéter de ce à quoi peut aboutir sa recherche portant sur la nature des faits psychiques et leur origine sexuelle, recherche dont il redoutait les retombées et les aboutissements on ne peut plus douloureux sur sa propre personne. Il s'est néanmoins aperçu de la relation qui existe entre, d'un côté, sa persistante et patiente redécouverte de la vérité de son désir et de l'autre, l'inhibition intellectuelle qui ne manquait pas de frapper ses avancées dans ce sens. "Je continue à ne pas comprendre ce qui m'est arrivé, ajoute-t-il. Quelque chose venu des profondeurs abyssales de ma propre névrose s'est opposé à ce que j'avance dans la compréhension des névroses" (11).
En effet, l'appui théorique sur lequel Freud comptait lors du règne de la théorie du trauma l'a finalement et définitivement trahi. Jusqu'au moment de l'agonie de cette théorie, Freud comptait beaucoup sur son travail sur l'hystérie pour combler ses aspirations toujours vivaces
à la richesse et à la célébrité par ses recherches sur la cocaïne qu'il avait laissées tomber à mi-chemin. Par ailleurs, le grand apport de l'hystérie, tant sur le plan théorique que pratique, est qu'elle a poussé Freud à se poser de vraies questions sur son propre désir en tant que sujet parlant et en tant que psychanalyste.
En effet, comme le dit avec justesse Houb-Allah, l'hystérie a fonctionné tout d'abord pour Freud comme support de son désir inconscient, support qui, par nature, a pour tâche de renouveler le désir tout en disparaissant. Les efforts continus de Freud lui ont donc valu, après la délaite de l'idée confortable de séduction, la découverte du fantasme, l'autre bout de fil solide et prometteur et qui allait le replonger dans un travail théorique et méthodologique encore plus ouvert sur de vastes horizons.
Il a donc fallu à Freud, non sans douleur d'ailleurs, subir la défaite de la toute puissance narcissique devant l'exigence intraitable de son désir inconscient et c'est l'analyse de ce désir qui va le conduire, contraint et forcé, sur les chemins de la construction d'un savoir nouveau. Qu'en est-il des circonstances immédiates qui ont joué en faveur d'une telle entreprise ?
D'une part, Freud s'est trouvé d'un coup pris dans une effervescence affective en réaction à l'écroulement de la théorie de séduction sexuelle précoce qui fondait jusque là ses explications sur l'hystérie. D'autre part, la mort de son père en octobre de l'année 1896 l'a sérieusement remué au point de confier à Fliess : "La mort de mon vieux père m'a profondément affecté. (...) Du fait de la mort, tout le passé resurgit, je me sens actuellement tout désemparé " (12). C'est bien cette perte qui l'a poussé à écrire l'interprétation des rêves, ouvrage qui, arrivé à son terme, dévoile à Freud la correction entre, d'un côté, la mort de son père et de l'autre, l'engagement involontaire et insoupçonné de son analyse personnelle sur la personne de Fliess. La mise à jour de cet ouvrage, écrit-il encore "m'a révélé que toute une partie de ma propre analyse était une réaction à la mort de mon père..." (13).
Ainsi, sans minimiser l'apport des facteurs objectifs dans le déclenchement de l'analyse personnelle de Freud, celle-ci prend racine dans sa névrose de transfert sur son ami Fliess, transfert sous-tendu par sa propre névrose aggravée lors de ce travail intense et acharné.
A tout moment, Freud a toujours attendu d'être reconnu à part entière, lui et son uvre, par son ami. D'autant plus que ce dernier était aux yeux de Freud, le seul appui solide dans un milieu hostile à ses découvertes dites amorales. Le désir inassouvi chez Freud d'une pleine reconnaissance de la part de son collègue fournil la preuve que les rapports qu'il a noués avec lui sont de type transférentiel, ce qu'il ne reconnaissait pas comme tel à l'époque. Dans une lettre datée du 28-4-1897, Freud s'exprime ainsi : "j'aurai voulu que lu sois mon public pour te communiquer quelques-unes de mes idées, ainsi que les résultats de mes récentes recherches" (14). Et encore : "j'espère, déclare-t-il dans la lettre du 16-5-97, que tu deviendras maintenant pour longtemps ce que tu as toujours été et que je pourrai continuer à faire de toi mon bienveillant public. Tu sais que sans cela, je ne serais pas capable de travailler" (15).
A ne tenir compte que du contenu manifeste de ces déclarations, nous serions amenés à croire que la demande réelle de Freud se limite uniquement aux jugements théoriques émis par son ami a propos des ses découvertes. Mais à dire vrai, ces lettres révèlent chez Freud un état psychique particulier à l'égard de son collègue, état qui ne tarda pas à émerger lors du remaniement libidinal et du travail de deuil pendant l'expérience d'analyse. C'est justement pendant la période où fut entreprise cette tâche ardue que l'aggravation des difficultés personnelles s'est clairement manifestée. En effet, l'émergence massive et conflictuelle de ces épisodes psychopathologiques était tout à fait en rapport étroit avec l'investissement fantasmatique par Freud de ses liens d'amitiés avec Fliess : "après une période de bonne humeur, écrit Freud, je suis maintenant en proie à une crise de morosité. Celui de mes malades qui me préoccupe le plus, c'est moi-même. Mu petite hystérie très aggravée par le travail, s'est un peu atténuée, le reste persiste encore" (16).
Parallèlement, dans sa lettre du 7-7-97, Freud se montre tout à fait certain que Fliess a joué, d'une manière ou d'une autre, un rôle important dans son analyse et partant, dans le remaniement de sa propre personnalité et dans le développement de son uvre : "je continue à ne pus savoir ce qui m'est arrivé. Quelque chose venu des profondeurs abyssales de ma propre névrose s'est opposé à ce que j'avance encore dans la compréhension des névroses et tu y étais, j'ignore pourquoi, impliqué. L'impossibilité d'écrire ce qui m'affecte semble avoir pour but de gêner nos relations. De tout cela je ne possède nulle preuve et il ne s'agit que d'impressions tout à fait obscures" (17).
C'est dans ce cadre transférentiel que Freud est parvenu peu à peu à se construire un savoir scientifique sur la sexualité infantile et sur ses multiples incidences dans la formation de la personnalité humaine. Dans la lettre du 3 octobre 97, Freud revient sur la prétendue tentative de séduction qu'il imputa auparavant à son père pour reconnaître son inexistence. Il fait en revanche savoir que c'était plutôt lui qui ressentait inconsciemment de l'hostilité et de la jalousie à l'endroit de son père. En outre, Freud déclare- ce qui constitue justement l'essentiel de ce document - qu'il présentait des désirs sexuels à l'égard de sa mère. Ainsi, et pour la première fois, le complexe d'dipe se trouve éclairé sur son versant libidinal et incestueux. "J'ai découvert aussi que, plus tard (entre 2 ans et 2 ans 1/2), ma libido s'était éveillée et tournée vers matrem..." (18).
Freud arriva alors à démêler ce qu'il classait dans le dossier à causes obscures de ce qui revenait effectivement à sa confusion intra-personnelle : ses désirs incestueux à l'endroit de sa mère ainsi que ceux de ses patients, étant enfants, à l'égard de leur mère, de la prétendue séduction qui les lui cachait et qu'il mettait sur le compte de son père et par là même de tout père dans sa pratique thérapeutique.
Le quinze du même mois, Freud revint dans une lettre adressée également à Fliess sur les mêmes sentiments de jalousie à l'égard du père et de passion pour la mère pour insister là-dessus encore une fois. Dans cette lettre, Freud se montre convaincu que chaque être humain présente ces sentiments contradictoires envers ses géniteurs : "il ne m'est venu à l'esprit, écrit-il, qu'une seule idée ayant une valeur générale. J'ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d'amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants même quand leur apparition n'est pas aussi précoce que chez les enfants hystériques (...). S'il en est bien ainsi, on comprend, en dépit de toutes les objections rationnelles qui s'opposent à l'hypothèse d'une inexorable fatalité, l'effet saisissant d'dipe-roi" (19). De cette façon, Freud saisie la portée universelle des sentiments d'hostilité pour l'un des parents et d'amour pour l'autre. Le conflit dipien se trouve ainsi explicitement mentionné et clairement décrit.
Si ces avancées freudiennes ont pu voir le jour, c'est bien parce qu'elles ont eu comme cadre cette relation transférentielle où Freud a mis Fliess dans la place d'unique et vrai confident à qui il faisait part de ses secrets, ses progrès et ses blocages aussi bien sur le plan personnel que scientifique, ces manifestations de dépendance que présentaient Freud témoignaient aux yeux de Jones "d'une force terrifiante qu'il ne se sent(ait) pas de taille à affronter tout seul" (20). Dans le même ordre d'idées, Anzieu pense que pour vaincre ses barrières internes, Freud avait besoin d'un secours indispensable ne pouvant lui venir que d'autrui concrétisé dans son cas en son ami Fliess. Étant donné qu'il s'agit là d'une uvre-création, "l'ami intime incarne pour le créateur le pôle de la moindre résistance. Et le feed-back régulateur qui lui vient (le cet ami atténue chez le créateur celle résistance interne que tout projet île créer porte à son maximum" (21). Ce qui est en effet on ne peut plus juste, mais se limiter a n'envisager la relation transférentielle entre les deux hommes que par rapport à son aspect duel, ne l'emprisonne-t-il pas dans ses effets spéculaires, imaginairement spectaculaires ?
Freud, en effet, assignait à Fliess une fonction et attendait de lui qu'il l'assumé convenablement. Il lui demande essentiellement d'être son premier public, donc le représentant de l'Autre, ce lieu d'où Freud pouvait recevoir en retour un sens à son message duquel Fliess ne constituait qu'un simple support. "Freud, écrit M. Mannoni, était engagé dans une relation imaginaire à Fliess, mais il y'avait dès le départ l'amorce d'un mouvement, mouvement par lequel, c'est au-delà de Fliess qu'un message était envoyé par Freud, pour que au-delà de l'autre imaginaire, depuis le champ ou une articulation symbolique est rendue possible, un sens lui soit rendu" (22).
Celte relation particulière entre Freud et Fliess où l'un admire l'autre a profondément remodelé leurs positions théoriques en les soumettant aux effets de l'intrication de leurs désirs inconscients puisqu'ils étaient "l'un pour l'autre le sujet supposé savoir" (23). Car au bout de quelques années de cette relation, Fliess fut amené à tisser la trame de son savoir par des spéculations hypothétiques délirantes et qui n'ont pas tardé à être rejetées du champ de la science, tandis que Freud en a tiré une compréhension rigoureuse et pertinente de la sexualité infantile et ses multiples incidences jusqu'au niveau des phénomènes délirants. De cette situation, comme l'exprime si justement O. Mannoni, "Fliess en est sorti avec un délire de savoir alors que Freud y'a trouvé le savoir du délire" (24).
Notes :
Notes
* Article publié dans Etudes psychothérapiques, n° 12, 1996, pp. 151-163.
1. Jones, La vie et l' oeuvre de Freud, T. l, p. 339.
2. Freud, Naissance de la psychanalyse, p. 194.
3. Anzieu, L'auto-analyse de Freud, T. l. p. 159.
4. Freud, op. cit., p. 170.
5. Ibidem.
6. Lettre du 16-5-97, pp. 180-181.
7. Le manuscrit M joint à la lettre du 16 mai.
8. La manuscrit N joint à la lettre du 31-5-97, pp. I83-184
9. Freud, Ma vie et la psychanalyse, p. 44.
10. Lettre du 21-9-97. pp. 191-192.
11. Lettre du 12 juin 97, p. 186.
12. Lettre du 7-7-97, p. 187.
13. Lettre du 2-1l -97. p. 151
14. Cité pur Joncs, p. 356.
15. Freud, Naissance de la psychanalyse, p. 171.
16. Op. cit., p. 177
17. Lettre du 14-8-97, p. 189.
18. Lettre du 3-10-97. p. 194.
19. Lettre du 15-10-97, p. 198.
20. Jones, op. cit., p. 325.
21. Anzieu op. cit., p. 161.
22. Mannoni M., Le psychiatre..., p. 181.
23. Mannoni O., Clefs , p. 121.
24. Ibid., p. 116
BIBLIOGRAPHIE
ANZIEU, D., L'auto-analyse de Freud, T. l, Paris, PUF, 1975.
FREUD, S., (l 887-1902). Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1973.
FREUD, S., (1909). Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, 1950.
FREUD, S., (1925). Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1950.
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ROBERT M La révolution psychanalytique, T. l, Paris, Payot, 1964.
Destins de l'dipe De quelques constructions mythiques du complexe d'dipe au Maghreb
La psychanalyse sans le complexe d'dipe perd sa substance - c'est-à-dire la vérité comme fiction - tandis que le complexe d'dipe en dehors de la psychanalyse perd son sens. Autrement dit, en tant que savoir insu mais agissant, il demeure inarticulé et inarticulable. Cette double identification et articulation consubstantielles entre dipe et psychanalyse fait que toute tentative de réévaluer la question de l'dipe, ne va pas sans effets sur le rapport du sujet (clinicien, chercheur, analysant...) au discours de la psychanalyse et à son éthique.
Les différents positionnements à l'égard de la psychanalyse passent, le plus souvent, par la remise en question de l'universalité de ce complexe et ce à partir des deux polarités mythiques de cette discipline et qui le concernent de très près :
- d'une part les mythes pulsionnels, les mythes de la libido, "notre mythologie" (1) disait déjà Freud, qualifiant ainsi les pulsions,
- d'autre part, les mythes d'origine et plus particulièrement le mythe du Père, qui, faute de pouvoir s'en servir convenablement, pour s'en passer (2), réclame et impose dans la théorie et dans la pratique cliniques, culte et autel.
Les réévaluations successives de la problématique dipienne à travers l'un des pôles ou les deux à la fois, n'ont pas manqué, dans l'histoire de la psychanalyse d'engendrer au moins deux types de malentendus quand il ne s'agit pas d'affinement théorico-pratique.
Le premier malentendu, sur lequel je ne vais pas m'attarder, tourne autour de la sexualité féminine et l'dipe chez la femme. Le débat a pris très tôt sur cette question entre Freud et un certain nombre d'analystes femmes principalement (3). Celles-ci, en somme, n'admettaient pas le principe du monisme phallique soutenu par Freud. Elles pensaient avoir localisé chez la femme une sexualité proprement et purement féminine, c'est-à-dire, femelle de nature et soutenaient par là-même, l'existence d'un inconscient spécifiquement féminin.
Ne démordant pas, à juste titre, de son postulat du monisme phallique, mais en même temps ne se trouvant pas dans la possibilité de repérer au phallus un au-delà, Freud s'est tenu à ne voir dans cette sexualité féminine qu'un "continent noir" (4). Aussi bien, à travers les positions de ces dames analystes qui poussaient leur révolte jusqu'à soutenir, côté femme un répondant mythique, Freud ne voyait que des revendications phalliques, avatars du penisneid. Toutefois, n'y a-t-il tout de même pas là, une tentative par ces psychanalystes femmes, tentative maladroite bien sûr, de pointer ce dont Freud n'avait pas idée, cette jouissance féminine, extra-phallique, même si au phallus elle n'a pas moins affaire ?
Le second malentendu - et c'est là l'aspect qui m'intéresse le plus ici - touche aux mythes des origines, les mythes "familio-culturels (5) visant souvent à infirmer, ou parfois même à confirmer l'universalité du complexe d'dipe à partir de la diversité multiple des configurations qu'il peut revêtir dans les temps et espaces civilisationnels.
La première tentative de cet ordre, inaugurale dans son genre, fut menée en 1924 par l'ethnologue Bronislaw Malinowski (6). La thèse de cet auteur est trop connue maintenant pour qu'il soit nécessaire de la reprendre ici dans ses détails. Celui-ci pensait porter un coup à l'universalité de l'dipe en tentant de démontrer sur le terrain ethnographique que la configuration dipienne décrite par Freud est limitée aux seules sociétés occidentales patriarcales. En cela il avait certes raison car la très relative configuration "papa-maman-moi" (7) est loin d'être, depuis toujours et encore, la triangulation intersubjective la mieux partagée sur la planète.
Cependant, cet auteur était parfaitement dans l'erreur de penser que la conception freudienne de l'dipe se réduirait aux relations sentimentales et comportementales entre l'enfant et les personnages familiaux les plus proches. On sait aussi que cette thèse ethnologique a été refutée dès sa formulation par un Ernest Jones (8) qui avait hâte, en tant que psychanalyste, de rappeler que si, ici ou ailleurs, les termes de la relation ont beau changer à loisir, cette diversification ne peut en aucun cas épargner aux humains, pris un par un, de répondre aux énigmes de la vie, de la mort, de l'origine et du sexe. Au-delà donc des figures parentales mises, ça et là, différemment en jeu sur l'échiquier dipien, le complexe d'dipe, pour Freud, est avant tout, le scénario imaginaire mais singulier, qui modélise pour le sujet l'acceptation et la traversée de l'épreuve de la castration.
Plus encore, la faiblesse évidente de cette critique ethnographique incombe essentiellement à l'impossibilité logique qui caractérise ce type d'investigation de pouvoir tenir compte de l'hypothèse centrale de la psychanalyse ; soit l'hypothèse de l'inconscient, articulée, à son tour, par des matériaux dipiens. Cette hypothèse se déduit, se vérifie et se démontre, dans chaque cure, à travers la mise en scène dipienne qui se met en branle pour chaque analysant.
Toutefois, ce genre de tentatives relativistes, confondant profondément répression et refoulement, sentiment et désir, mythe et structure... sont loin de tarir, au contraire, elles fleurissent encore et toujours espérant amender l'implacable et insupportable logique des lois de l'inconscient au moyen de constructions intellectualisées des restes jouissifs des accidents symptomatiques de cette logique.
Pour illustrer cette efflorescence fictionnelle et cette excroissance mythifiante risquant d'égarer le tranchant de l'dipe dans l'infini de ses mille et une figures collectives, je tenterai de faire un détour par ce qu'au Maghreb on a pu appeler le complexe de Jawdar et ce à travers la construction qu'en a donnée son inventeur le sociologue Abdelwahab Bouhdiba. Mais avant cela je vais donner un aperçu historique très bref sur l'histoire ou plutôt la préhistoire de la clinique au Maghreb, dans ses rapports, justement, à la question de l'dipe.
Il faut d'abord remonter aux années quarante du siècle passé, pour rencontrer, en Algérie coloniale, les premiers cliniciens psychiatres, regroupés dans le cadre de l'École Algéroise de psychiatrie, prolifique tant sur le plan de ses membres que de ses écrits théorico-cliniques. Antoine Porot, son chef de file, exprime sa thèse principale de la manière la plus nette quand il écrit que chez l'indigène nord-africain, il y a "une fragilité des intégrations corticales, laissant libre jeu à la prédominance des fonctions diencéphaliques" (9). Pour cela, "c'est surtout par des exemples et des sanctions qu'on apprendra à ces êtres frustes et trop instinctifs que la vie humaine doit être respectée, que l'intérêt individuel a ses limites dans l'intérêt collectif ; besogne ingrate, mais nécessaire, dans l'uvre générale de civilisation à laquelle nous sommes tous appelés à collaborer" (10).
Par ailleurs, et en parallèle à cette position, une clinique appuyée, cette fois, sur une conceptualisation psychanalytique, est lancée à la même époque au Maroc colonial, d'abord par Angelo Hesnard qui en a posé les prémisses, entre 1940 et 1945 et à sa suite par René Laforgue, avec la création d'un institut de psychanalyse à Casablanca. S'appuyant sur les idées de Lévi-Bruhl sur la mentalité dite primitive et suivant les traces de Jung autour de son fameux inconscient collectif, Laforgue aboutit à une théorisation "postulant, écrit Bennani, une différence raciale entre des peuples, des ethnies [...]. Dans sa théorie, il y aurait une différence structurelle entre les peuples ou les civilisations" (11).
Voici un petit exemple qui en dit long sur les assertions de Laforgue : "Ce qui frappe chez tous les Arabes du plus primitif au plus civilisé, c'est l'absence de la notion du temps" (12). Et un peu plus loin, il ajoute : "II (l'Arabe), n'a jamais deux idées en même temps, exactement comme chez certains malades qui, dans nos conditions de vie occidentale..." (13).
Ces élucubrations, comme on peut s'en douter, ont été avancées pour fournir un appui clinique au parachèvement du mouvement colonialiste, impérialiste de l'idéologie scientiste et de l'économie capitaliste. Et malgré la haine naziarde qu'elles distillaient, ces thèses n'ont pu manquer de trouver en France et dans le Maghreb postcolonial des continuateurs, voire des défenseurs enthousiastes.
Du côté des cliniciens français, Berthelier, une des figures de proue, sur les travaux duquel bon nombre de cliniciens vont désormais fonder leurs analyses, ne voit dans la culture arabo-musulmane en général, et maghrébine en particulier, que stagnation, fatalisme et primitivisme. Aussi, affirme-t-il, le maghrébin, dont la sexualité est foncièrement prégénitale et la personnalité affectivement immature, "est la proie d'une angoisse de castration qu'il n'a jamais pu surmonter" (14). La raison en est, estime l'auteur, que la loi fondant la socio-culture au Maghreb, par son impuissance intrinsèque "s'incline et est dominée par celle d'un personnage qui, à notre sens, doit être introduit là : le colonisateur, figure fantasmatique puisque la loi est la loi et que finalement, elle détient seule la puissance. Si bien que, en définitive, toutes les figures paternelles possibles à l'intérieur du groupe familial ou du groupe social, sont impuissantes devant ce personnage et que symboliquement, le conflit dipien met en jeu deux pères : un père réel castrateur et castré et un père fantasmatique authentiquement viril et puissant" (15). Et pour terminer son argumentation, l'auteur conclut par une sentence oraculaire : "Ce n'est pas parce que "l'Algérie de papa" est morte, que l'homme musulman
cessera brusquement sa quête sans espoir d'une impossible virilité" (16). Michel Thée amplifie l'argumentation de son maître à partir de cas cliniques recueillis lors de sa pratique psychiatrique, mais aussi et surtout d'un récit autobiographique (17). L'idée principale que l'auteur défend revient à dire que "la fixation à l'identification au père idéal, le père de la horde primitive" semble "constituer une figure centrale de la problématique musulmane" (18). Autrement dit, "il nous semble assister, précise-t-il, à une transmutation particulière de la problématique dipienne qui la fige" (19). En d'autres termes, la désidentification de la mère par l'enfant au Maghreb s'opère au prix d'une identification au versant négatif du père idéalisé. L'apparition du conflit avec l'image du père, ajoute-t-il, "ne marque pas un passage à une problématique triangulaire. Le père idéalisé n'apparaît que pour entraîner le fils dans une nouvelle relation duelle qui est celle du conflit homosexuel létal marqué par le "tout ou rien", du triomphe ou de l'anéantissement" (20).
Les causes de la non résolution de cet dipe reviennent d'après lui à une fixation intense à la mère et à "la faillite des identifications paternelles" (21). Et en bon culturaliste, l'auteur ramène ces supposées défaillances aux modalités de maternage et d'éducation pratiquées au Maghreb. Dans ce contexte, pense-t-il, la confrontation entre le père et le fils n'est jamais articulée autour de leur désir commun de la mère. Elle "aboutit au contraire à la dualité d'un affrontement homosexuel mortifère qui ne cesse de perdurer pour ne déboucher jamais sur le meurtre fantasmatique du père et sur la castration fantasmatique du fils" (22). Ce qui l'amène automatiquement à conclure qu'il se trouve là, "en un "en-deçà" de la castration où la relation père-fils reste marquée du danger de la relation mortifère" (23).
Et voici, par voie de conséquence, que Thée explique, tout bonnement, comment la colonisation et la néo-colonisation est donnée aux Arabes, dont la personnalité est atrophiée à son niveau dipien, comme une chance de rencontrer en la personne du colon ou du patron une image identificatoire structurante : l'image d'un "père phallique et juste" en position de "néo-père" occidental promettant et permettant à ces jeunes Arabes les "néo-imitations-identifications sexuées" (24) qui leur font défaut.
De l'autre côté de la Méditerranée, une autre position s'est mise en place et dont les chefs de fils sont Hicham Djaït (25), historien et plus particulièrement, Abdelwahab Bouhdiba (26), sociologue. Tous deux soutiennent, avec une volonté farouche, le projet d'inscrire la Tunisie, le Maghreb et le monde arabo-musulman en général, dans la modernité tout en préservant et valorisant les fondements culturels de la civilisation arabo-islamique.
À mon sens, l'intérêt de cette position vient de ce que, non seulement elle est la première à se frotter aux nouvelles perspectives d'analyse qu'apporte la psychanalyse dans les débats qui agitaient et agitent encore les spécialistes des sciences humaines dans tout le monde arabe autour de la thématique tradition, modernité et authenticité, mais elle a aussi et surtout avancé des réflexions cliniques qui ont trouvé un écho favorable chez certains cliniciens et chercheurs psychiatres (27) et psychologues (28). Les idées de Bouhdiba, en particulier, relatives à la question de l'dipe, méritent qu'on s'y arrête.
Dans le dernier chapitre de son ouvrage. La sexualité en Islam, intitulé "Au royaume des mères", l'auteur expose son idée selon laquelle la femme arabe est aliénée et crétinisée sur tous les plans ; mais comme tout est fait, estime-t-il, pour qu'elle ne puisse se réaliser que dans la maternité et plus particulièrement, dans les naissances répétées des garçons, elle fait payer cette annihilation systématique de son être en étant la reine de l'inconscient. Ainsi, non seulement elle règne sur l'inconscient mais elle constitue "le pivot et l'épicentre de la vie" (29). L'enfant se trouve alors coincé dans la société patriarcale, castratrice et émasculante, représentée d'un côté par un père terrible, autoritaire et lointain et de l'autre par une mère, havre de paix et de sécurité, mais dont rien ne le prépare à se séparer.
Pour illustrer sa thèse, l'auteur recourt aux Mille et une nuits et plus particulièrement à ce qu'il qualifie du mythe de Jawdar, qui lui semble en proposer une illustration exemplaire. Il pose le héros de cette histoire comme un modèle mythique et comportemental qui lui paraît mieux caractériser la personnalité arabo-musulmane maghrébine que ne peut le faire le scénario dipien avancé par Freud. Le modèle de Jawdar est donc sensé constituer un contrepoint au complexe d'dipe qui, selon l'auteur, ne peut répondre que de la personnalité occidentale.
Voici le court paragraphe qu'en retient l'auteur : "Le héros Jawdar le pêcheur, guidé par un magicien maghrébin, est parti à la recherche d'un trésor enfoui dans les tréfonds de la Terre. Le magicien Abdessamad, après avoir fait brûler de l'encens et récité les formules secrètes, parvient à assécher un fleuve sous lequel se trouve l'entrée du trésor. Jawdar devait se faire ouvrir les six premières portes en récitant à chaque fois une formule adéquate. Surtout son sang-froid et son courage l'amèneront, à chaque fois, à recevoir sans broncher un coup mortel dont il renaîtra à nouveau.
Arrivé à la septième et dernière porte, ajoute le magicien, tu devras frapper. Ta mère sortira et te dira : "Bienvenue à toi mon fils, viens me saluer," Mais tu lui diras alors : "Reste éloignée et ôte tes vêtements." Elle te dira : "Mon fils, je suis ta mère et j'ai sur toi les droits que me donnent l'allaitement et l'éducation, comment donc veux-tu me dévêtir ?" Tu lui diras alors : "Enlève tes vêtements sinon je te tue", et regarde à ta droite tu verras un sabre accroché au mur, dégaine-le et dis-lui : "Enlève tes vêtements." Elle cherche encore à biaiser, à implorer mais point de pitié. Chaque fois qu'elle enlève un vêtement, tu lui ordonneras d'enlever le reste tout en continuant à la menacer de mort jusqu'à ce qu'elle ait ôte pour toi tous ses vêtements et apparaisse entièrement nue. Alors tu auras déchiffré les symboles, annulé les enchantements et mis ta personne en sécurité.
Et le magicien de préciser : "N'aie pas peur, Jawdar, car ce n'est qu'une ombre sans âme." Mais Jawdar parvenu devant sa mère ne sut point oser lui faire enlever l'ultime cache-sexe. Il était troublé par sa mère qui ne cessait en effet de répéter : " Mon fils, tu tournes mal. Mon fils, ton cur est de pierre. Tu veux donc me déshonorer mon fils. Ne sais-tu point que c'est illicite ?" Alors Jawdar devant ce mot, renonce à son projet et de dire à sa mère: "Garde le cache-sexe." Et radieuse la mère de crier : "Tu t'es trompé ! Qu'on le batte." Et voilà Jawdar recevant une volée de bois vert et éjecté hors du gouffre au trésor dont les portes se refermèrent aussitôt.
Le magicien et Jawdar ne se tinrent néanmoins pas pour battus. Un an plus tard Jawdar recommença les opérations magiques et réussit cette fois-ci à dévêtir entièrement sa propre mère. Une fois celle-ci complètement nue, elle se transforma en une ombre sans âme et Jawdar put s'emparer du trésor" (30).
À la suite du rappel de ce fragment de l'histoire étalée, dans sa version complète, sur pas moins d'une centaine de page, l'auteur a cru y percevoir une vérité d'une profondeur subjective telle qu'il n'a pas hésité à qualifier ce qui se déroule dans cette séquence de complexe de Jawdar qu'il met en parallèle avec le complexe d'dipe. Il ajoute donc : "II nous paraît fort légitime de voir dans le complexe de Jawdar la forme spécifique de la culture arabo-musulmane du complexe d'dipe" (31).
Et sans transition, il affirme que Jawdar désigne "un type de comportement dépouillé de toute culpabilité" (32). Si dipe, le meurtrier et l'incestueux, est coupable à s'en crever les yeux, selon l'auteur, "Jawdar n'a affaire qu'à de fausses apparences et il s'avère que son acte est une authentique libération de soi-même et de sa propre mère" (33).
Aux yeux de Bouhdiba donc, Jawdar est non seulement dépourvu de toute culpabilité mais se présente comme l'excellent sauveur de sa mère, "car le premier souci de Jawdar enrichi par le trésor dont il s'est emparé est d'assurer à sa propre mère cette même sécurité qu'il a obtenue pour lui-même" (34). Sauver le fantasme maternel, se constituer en tant que le gratificateur absolu de la mère, c'est, me paraît-il, l'essentiel de la conception de Bouhdiba concernant la position dipienne chez Jawdar et chez tout jeune maghrébin censé en suivre le modèle. À défaut de pouvoir repérer à l'intérieur du récit jawdarien les incidences et les ramifications qu'engendre la confrontation dynamique et universelle des pôles conflictuels majeurs de la structure dipienne, Bouhdiba verse dans une construction intellectualisée autant justificatrice que défensive. Comment peut-il en être autrement si, au moins, dans l'analyse de
l'dipe il n'est pas tenu compte, dans leur articulation, des désirs de meurtre et d'inceste, de la Loi qui les interdit et des repères symboliques socioculturels qui en garantissent le déploiement ?
Aussi, c'est en replaçant le fragment extrait par l'auteur dans le récit jawdarien dans son ensemble, qu'il sera aisé d'apprendre que Jawdar, le cadet, est le préféré du père et par ce choix paternel, arbitraire et déplacé, se trouve acculé à remplir la fonction de phallus manquant à la mère tout en délogeant ses frères de leur droit et devoir d'aînesse. La position réservée à Jawdar veut que celui-ci excelle dans sa fonction de colmateur et de gratificateur généreux chaque fois que sa mère en présente la demande. Il excelle dans cette fonction d'autant plus que ses interventions héroïques sont anéantissantes quant à la réalisation subjective de ses frères aînés, ce qui par un effet de retour, renforce par un surplus d'atrophie phallique sa toute-puissance narcissique.
D'exploit en exploit héroïque de Jawdar, le récit se referme sur la scène d'un fratricide et d'un inceste sororal. Paradoxalement, l'auteur présente ce mouvement régrédient dans le récit comme un dégagement libérateur de Jawdar de l'emprise maternelle. Il faut, dit-il, "tuer en soi l'image de la mère, la profaner, la démystifier. Tuer en soi la fausse image de la mère, c'est se sécuriser soi-même" (35). Opération qu'il faut réaliser soi-même, dit l'auteur, avec l'aide d'un alter ego - un "moi auxiliaire" (36), pour reprendre une expression de Ghorbal comme le fut, paraît-il, le magicien pour Jawdar.
Ainsi, ne repérer l'idée de père qu'à travers une de ses figures sculptée dans le registre imaginaire, c'est-à-dire le semblable et l'alter ego régis par les sentiments d'amour et de haine, fait que pour l'auteur, le père ne peut être qu'éminemment castrateur : "Ce n'est pas seulement le père qui est castrateur (dans tous les sens du mot), c'est la société toute entière qui émascule. Or, dans cette émasculation universelle, il y a un havre pourtant : la mère" (37).
Le salut n'est donc que dans ce perpétuel retour vers le giron maternel. Ne pouvant saisir dans les registres symbolique et imaginaire de la société maghrébine les repères dans lesquels s'articule et se prolonge la fonction de séparation, l'image de la mère phallique demeure le seul opérateur qui aiguille de bout en bout l'analyse de Bouhdiba.
Il ne reste alors pour qui est hanté par le fantôme de la mère phallique et qui épuise vainement tous les stratagèmes intellectuels en vue de le conjurer, que de crier au secours à qui peut l'entendre. "Mais, clame-t-il en bouclant son analyse, si en chaque Arabe il y a un Jawdar qui dort, où sont les magiciens pour nous initier à l'art de forcer les blocages, de déchiffrer les énigmes et de retrouver la paix en soi ?" (38).
En somme, chez tous ces auteurs, il s'agit d'une tentative d'envisager globalement le complexe d'dipe au Maghreb et d'en proposer une configuration typique supposée ajustée à la personnalité arabo-musulmane. C'est une tentative qui, à mon sens, tombe sous le coup du complexe d'dipe : elle porte dans les plis mêmes de ses élaborations sur l'dipe, les effets imaginaires de ce complexe ; elle en est le symptôme plutôt qu'elle en articule les éléments et les coordonnées. Le fait de proposer, par une sorte de racialisation des procédures dipifiantes, des figures dipiennes toutes faites, soit découpées sur mesure dans l'étoffé mythique de l'ethnie, soit projetée sommairement sur elle comme une clef universelle, ne sert qu'une chose : redoubler, faire consister jusqu'à l'obsession, la rationalisation dont procède la fiction. Elle sert, pour le compte de quiconque s'y risque, à maintenir consistant le voile du mythe couvrant l'horreur de la castration et la perte de jouissance qui en découle.
Pour tenter de dépasser les écueils de l'ethnocentrisme clinique dans lesquels se sont empêtrés ces auteurs, d'autres plus avertis des questionnements psychanalytiques, ont entrepris un dialogue entre la psychanalyse d'une part et l'Islam d'autre part. Abdelkébir Khatibi (39), l'un des instigateurs de ce projet, lance sa réflexion à partir d'une idée de Freud, émise dans L'Homme Moïse, sur la question de la fondation et le problème du meurtre fondateur dans l'Islam dans son lien avec la religion judaïque.
Pour Freud, la fondation de la religion islamique n'est qu'une répétition abrégée de la fondation de la religion juive ; la première n'étant que l'imitation de la seconde. "La récupération du seul grand Père primitif produisit chez les Arabes un extraordinaire accroissement de leur croyance d'eux-mêmes, qui conduisit à de grands succès temporels mais s'épuisa aussi avec eux. Allah se montra beaucoup plus reconnaissant à l'égard de son peuple élu que jadis Yahvé à l'égard du sien. Mais le développement intérieur de la nouvelle religion s'arrêta bientôt, peut-être parce qu'il manquait l'approfondissement que produisit, dans le cas du peuple juif, le meurtre du fondateur de la religion" (40).
À partir de cette citation Khatibi estime que, malgré le nombre croissant des analysants d'origine musulmane et bien que la psychanalyse soit de plus en plus pratiquée par des analystes de culture islamique, il n'en demeure pas moins que "l'islam est une place vide dans la théorie en psychanalyse" (41). II invite de manière urgente à s'arrêter sur cette question : comment ces analysants et ces analystes peuvent-ils se situer par rapport à cette "répétition abrégée de la fondation ?" (42). Comment, se demande-t-il encore, "sans le meurtre du fondateur, ces analystes et analysants sont-ils à la trace d'un autre livre ?" (43).
La question posée par Khatibi semble avoir trouvé un écho chez Fethi Benslama (44) qui, dans un article intitulé "Le meurtre fondateur en Islam" expose et décrit la seule modalité du meurtre fondateur, selon lui, retenu par le texte sacré et la tradition islamiques. Il s'agit du meurtre perpétré par Caïn sur Abel : "Si Abel n'est que l'un des substituts du père, de deux choses l'une, ou bien il y a une référence au meurtre du père dans l'Islam, ou bien l'idée du substitut signifie qu'il ne fut pas tué. Quelqu'un d'autre aurait été tué à sa place. Nous retrouvons là, précisément, la croyance islamique à propos du Christ, selon le Coran : "ils ne l'ont pas tué ni crucifié, mais son sosie a été substitué à leurs yeux." Mais peut-être que le substitut engage ici quelque chose d'autre, qui serait le meurtre du ressemblant au père, c'est-à-dire le meurtre d'un semblable qui occuperait la place du père ; ce qui constitue peut-être une autre théorie de la violence et de la loi. Elle semble dire qu'il y a un désir qui est un désir de la paire et que ce désir serait un obstacle à l'exogamie.
Comme si à côté du désir de la mère dont le pendant serait le meurtre du père, il y avait un désir de la paire qui introduirait au meurtre de l'autre de l'autre paire ; c'est-à-dire au meurtre du "frère" qui se constitue comme rival, du fait qu'on doit lui céder l'autre de notre paire (la sur). Céder l'autre de la paire à l'autre (le frère, le ressemblant), c'est céder le similaire au ressemblant" (45).
Je me limite à rapporter la conclusion de Fethi Benslama : "Le meurtre fondateur d'Abel et de Caïn en Islam, meurtre de l'un et/ou de l'autre, nous a mené suffisamment loin, vers une formulation de la question du désir et de la Loi : de la parole et de la violence, qui montre que l'approche psychanalytique doit rester ouverte sur de multiples lectures du meurtre" (46).
Voici exposés les éléments principaux de cette position qui repose la problématique de l'dipe plus particulièrement à travers son point névralgique : la question du père. Néanmoins, pourrais-je rajouter, même la plus approfondie des réflexions et la plus soucieuse de la rigueur méthodique qu'exige le questionnement sur les fondements, ne sort pas indemne des effets de l'dipe si elle ne passe pas du raisonnement sur la relativité anthropologique du mythe dipien à la mise à l'épreuve de "la radicalité qui est la sienne dans l'expérience psychanalytique" (47). C'est par ce biais seulement, qu'un discours clinique peut espérer ne pas virer en un appel au Père sous son aspect idéal, donc imaginaire ; Père dont la stature géante et unique (48) est sensée épargner au sujet la rencontre avec la réalité de la castration.
Mais à quoi donc peut consister cette expérience qui confère au complexe d'dipe sa radicalité ? Elle consiste, à mon sens, à faire avec chaque parole énoncée par chaque sujet, et à articuler cette parole à l'ensemble du discours du sujet et aux repères cardinaux qui l'organisent, et non pas de la lire, cette parole, à travers la grille psychologique sans sujet qui en assure l'énoncé et l'assume ; laquelle grille réduit chaque énoncé en une parole anonyme. Et c'est bien en ce sens qu'on peut avancer avec Lacan que l'dipe constitue à vrai dire ce qui épargne à la psychanalyse en extension, de devenir "tout entière justiciable du délire du président Schreber" (49).
* Article publié initialement dans Logos & Anankè ; Revue de psychanalyse et de psychopathologie, n° 2/ 3, 1999-2000, pp. 165-179.
Notes :
Notes
l. Voir S. Freud, XXXIIe leçon : "Angoisse et vie pulsionnelle", in "Nouvelle suite
des leçons d'introduction à la psychanalyse" (1933), in uvres complètes, XIX, 1931-1936, Paris, P.U.F., 1995, p. 178. Freud ajoute : "Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur détermination. Nous ne pouvons, dans notre travail, faire abstraction d'elles un seul instant, et cependant nous ne sommes jamais sûrs de les voir distinctement."
2. Voir J. Lacan, Le sinthome. Livre XXIII (1975-1976), séminaire du 13 avril 1976 (questions et réponses), in Ornicar ?, n° 10, juillet 1977, p. 10 :"[...] la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi s'en passer, à condition de s'en servir". Voir aussi, Joël Dor, La fonction du père en psychanalyse (1989), Paris, Eres, Point hors ligne, 1998, p. 40 :"[...] cette fonction médiatisante n'appelle nullement, à la limite, l'existence hic et nunc d'un Père réel, autrement dit d'un homme. Nous pouvons donc répondre à la question inaugurale : Il ne faut pas nécessairement un homme pour qu'il y ait un père".
3. Il faut rappeler ici les noms de R. McBrunswick, K. Homey, M. Klein, à la suite de C. G. Jung qui forgea la notion de complexe d'Electre pour spécifier l'organisation sexuelle dipienne de la fille.
4. S. Freud, La question de l'analyse profane (1926), Paris, Gallimard, 1985, p. 75.
5. J'emprunte cette expression à A. Chaouite, proposée dans son article : "D'un enjeu de l'intégration : le roman familio-culturel", in Apport de la psychopathologie maghrébine, publication du C.R.P., université Paris XIII, 1991, p. 151.
6. Voir B. K. Malinowski, la sexualité et sa répression dans les sociétés primitives (1929), Paris, Payot, 1976.
7. Expression empruntée à F. Guattari et G. Deleuze dans leur Anti-dipe, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 30.
8. Voir E. Jones, Psychanalyse, folklore, religion, Paris, Payot, 1924.
9. Voir A. Porot et D. C. Arrii, "L'impulsivité criminelle chez l'indigène algérien", in Annales médico-psychologiques. II, 1932, p. 598.
10. Ibid, p. 611.
11. J. Bennani, La psychanalyse au pays des saints, Casablanca, Le Fennec, 1995, p. 177.
12. R. Laforgue, "Le super-ego individuel et collectif", in Au-delà du scientisme, Genève, Mont-Blanc, 1963, p. 48.
13. Ibid.. p. 49
14. R. Berthelier, "Tentative d'approche socioculturelle de la psychopathologie nord africaine", in Psychopathologie africaine, n° 2, 1969, p. 199.
15. Ibid., p. 200.
16. R. Berthelier, "Approche de la sexualité musulmane", in Entretiens psychiatriques, n° 15, 1972, p. 28. Il faut signaler que ce texte fut le seul à avoir reçu en
1970, par la rédaction de la revue, un prix pour ses "qualités scientifiques".
17. Ahmed, Une vie d'algérien, est-ce que ça fait un livre que les autres vont lire ?, Paris. Seuil. 1972.
18. M. Thée, Identité sexuelle, identification sexuée ; la situation des transplantés nord africains. Aspects psychopathologiques. Thèse de doctorat en médecine, p. 59.
19. Ibid., p. 59.
20. Ibid., p. 60.
21. Ibid., p. 62.
22. Ibid., p. 62.
23. Ibid., p. 60.
24. Ibid., p. 64.
25. Voir H. Djaït, La personnalité et le devenir arabo-islamique, Paris, Seuil, 1974.
26. Voir A. Bouhdiba, La sexualité en Islam, Paris, P.U.P., 1975.
27. Voir M. Ghorbal, "La personnalité maghrébine : schéma théorique, application à la dépression grave", in Psychologie médicale, tome 12, n° 4, 1980, pp. 855-865 et aussi, "La personnalité maghrébine : psychogenèse", in L'information psychiatrique, vol. 57,
n° 4, 1981, pp. 441-450.
28. Voir 1°) H. Bendahman, Personnalité maghrébine et fonction paternelle au Maghreb dipe maghrébin, Paris, La pensée universelle, 1984 ; 2°) A. Elfakir, dipe et personnalité au Maghreb, Paris, L'Harmattan, 1995 ; 3°) A. Elmtili, "Entre dipe et Laïos, du lien paternel au conflit dipien" in A. Elfakir et V. Bidou-Houbaine, Pratiques cliniques, psychopathologie et démarche interculturelle, Toulouse, Cofrimi, 1997, pp. 29-39.
29. A. Bouhdiba, La sexualité en Islam, p. 274.
30. Ibid., pp. 274-275.
31. Ibid., p. 277.
32. Ibid.
33. Ibid.
34. Ibid., p. 276.
35. Ibid.. p. 275.
36. M. Ghorbal, "La personnalité maghrébine : psychogenèse", in L'information psychiatrique, vol. 57, n° 4, op. cit., p. 448.
37. A. Bouhdiba, La sexualité en islam, op. cit., p. 268.
38. Ibid., p. 279.
39. Ecrivain marocain qui relate quelques fragments de sa psychanalyse personnelle
dans son ouvrage Par-dessus l'épaule, Paris, Aubier, 1988.
40. S. Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste (1939), trad. C. Heim, Paris,
Gallimard, coll. "Connaissance de l'inconscient", 1986, p. 186.
41. A. Khatibi, "Frontières", in Intersignes, n° l, 1990, p. 15.
42. Ibid.
43. Ibid.
44. D'origine tunisienne, psychanalyste à Paris, il est notamment l'auteur de La nuit brisée. Muhammad et renonciation islamique, Paris, Ramsay, 1988.
45. F."Benslama, "Le meurtre fondateur en Islam", in Intersignes, n° l, op. cit., p. 55.
46. Ibid.
47. J.-A. Miller, "Petite introduction à l'au-delà de l'dipe", in La cause freudienne, n° 21, 1992, p. 9.
48. Paraphrasant M. Safouan, in Études sur l'dipe, Paris, Seuil, 1974, p. 128. Plus avant, p.11, l'auteur écrit, très justement et dans une formule on ne peut plus ramassée : "Le complexe d'dipe est le complexe de castration."
49. J. Lacan, "Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'École", in Scilicet, n°l, 1968, p. 27.
La circoncision musulmane entre mythe et fantasme*
Malgré l'importance et la réelle actualité du rite de la circoncision dans le monde arabo-musulman, le nombre de spécialistes en sciences humaines qui, jusqu'à nos jours, ont essayé de l'aborder dans leurs études reste très infime.
Les points de vues et positions théoriques dans leurs champs de spécialisations respectives (psychologie, sociologie, ethnologie...) leur ont-ils permis de recadrer théoriquement et d'une manière convenable les divers aspects de ce rite ?
Nous allons voir qu'il ne peut y avoir d'approche satisfaisante - de quelque bord théorique que ce soit - de la circoncision musulmane sans la replacer dans son sol mythique et socioculturel qui la justifie et l'informe d'une part et sans tenir compte de l'arrière fond fantasmatique qui l'intègre et la retransmet d'autre part.
Une des études consacrées à cette question est de la plume du pionner en ce domaine, le sociologue tunisien Bouhdiba qui lui a réservé une section d'un chapitre de son ouvrage "La sexualité en Islam" (l). Notre examen portera particulièrement sur la réflexion de cet auteur car elle se trouve à la base de plusieurs prolongements et a donné lieu à d'autres développements sur la question non moins critiquables à notre avis.
Indiquons tout d'abord qu'il a semblé à Bouhdiba, d'un point de vue purement sociologique, saisir l'impact d'une telle pratique qui a, selon lui, deux fonctions :
- la première est fortement intégratrice car, par son biais, le groupe ne cherche qu'à sauvegarder sa cohésion et rien de plus.
- la seconde est purement castratrice puisqu'elle n'est, selon lui, que blessure et mutilation pour le circoncis. C'est bien cette seconde fonction, dans son rapport à la première que nous allons questionner ici.
Se basant sur la thèse de M. Mauss qui ne voit dans la circoncision qu'un simple tatouage et un marquage tribal ou national, Bouhdiba verse dans un sociologisme exacerbé réduisant le phénomène de la circoncision, malgré sa complexité, à sa façade sociologique qui se restreint à l'événement de l'inclusion dans un groupe de statut supérieur.
Retraçant la pratique complexe de la circoncision sous le seul regard sociologisant et réduisant ainsi la fonctionnalité de cette pratique au seul aspect intégratif, l'auteur se trouve amené à postuler un esprit communautaire et collectif terrifiant et terrorisant, obligeant ses membres, de peur que n'éclate sa cohésion, à subir et faire subir cet acte rituel intégrateur :
"Par la fête, par la violence, par le sang, par la souffrance du corps, par l'exhibitionnisme aussi, nous avons (dans la circoncision et la défloration) les mêmes types de traumatismes sciemment infligés par le groupe afin de maintenir sa propre cohésion" (2).
Ainsi, Bouhdiba nous met devant deux entités distinctes, non dialectiques ni dialectisables voire même antinomiques : le groupe castrateur d'un côté et l'enfant châtré de l'autre. Le groupe castre pour préserver son intégrité et l'enfant subit la castration pour qu'enfin châtré, violenté, torturé, il puisse intégrer le groupe : "Pour l'enfant mutilé, il n'avait que la ressource de crier ses souffrances et de crier le choc ressenti devant cette violence castratrice faite à son corps. Cette meurtrissure dans sa chair, ces hommes et ces femmes qui le torturent (...) et enfin cette ronde de bonhommes et bonnes femmes qui viennent féliciter le patient de son "heureuse accession à l'Islam" : voilà ce à quoi se réduit pour l'enfant une circoncision" (3).
Mais alors, demandons-nous, comment peut-on saisir le statut symboligène et l'efficacité symbolique de la circoncision, si comme le fait Bouhdiba (et d'autres à sa suite comme nous allons voir) on ne tient à la considérer au niveau du circoncis bien sûr, que comme traumatisme, violence, torture, douleur et rien de plus ?
Certes, tout acte initiatique, fût-ce des plus banals marque le corps et provoque la douleur. Mais se cantonner à cette constatation, aveugle sur l'aspect essentiel de ce rite dont la visée - à l'intérieur du système socio-symbolique qui cadre et garantit sa fonctionnalité - est le dégagement d'un état psychologique et social dénarcissisant voire même anéantissant vers la
promesse d'un statut supérieur psychosocialement plus valorisant. En somme, pour nous, l'analyse de Bouhdiba reste très unilatérale et donc largement idéologisante puisque, pour lui, l'impact de la circoncision ne peut être que négatif et purement néfaste sur la personnalité de l'enfant. La circoncision n'est et ne peut être vécue par l'enfant que comme une mutilation castratrice même si toutes les formes de socialisation postérieures, estime l'auteur, sont mises en uvre pour la faire apparaître autrement qu'elle ne l'est effectivement (4).
Par les rites d'initiation qu'il appelle "les mutilations sexuelles" et dont fait partie la circoncision, on aboutit, conclut-il, à "l'initiation à l'amour non pas dans ses aspects les plus hédoniques, mais les plus négatifs" (5).
Curieusement, c'est bien par cette assertion foncièrement négativiste et indéfendable que nous allons être introduit aux conceptions dites psychanalytiques à propos de la circoncision musulmane. Avec une naïveté désarmante, J. Laplanche rapporte textuellement cette même phrase de Bouhdiba en disant qu'il y trouve, sans l'ombre d'un doute : "une signification véritablement freudienne" (6).
Ainsi Laplanche prend pour argent comptant et sans réserve aucune, les idées de Bouhdiba :
"On voit qu'ici, écrit Laplanche, dans le cas de la circoncision musulmane cet aspect
terrorisant, cet aspect non structurant et finalement mal symbolisant de la cérémonie, semble lié à plusieurs facteurs (...)" (7). Et il avance auparavant, en guise d'explication à cela, que "dans une société où le père terrible monopolise à son profit les biens, les plaisirs, les richesses et les femmes, la circoncision ne peut avoir d'autre signification que celle d'une castration" (8).
Mais la glissade ne s'arrête pas là, dans un livre dédié à son maître J. Laplanche, cette seule et même assertion se trouve développée en long et en large par M. Chebel qui, à son tour, ne voit dans la circoncision que pathologie et ne voit dans la logique socioculturelle et psychique qui l'appelle et la justifie que châtiment (9), mensonge et hypocrisie (10).
Ainsi le sociologisme des uns et le psychologisme des autres se rejoignent en fin de compte pour tenailler cette pratique dans les qualificatifs les plus négatifs et finalement accabler la socio-culture qui l'exige de visées mal intentionnées et la personne qui la vit corps et âme de tous les handicaps psychique possibles.
En bref, se limiter à ne concevoir la circoncision musulmane que comme simple châtiment sur le plan sociologique et/ou pure castration imaginaire au niveau subjectif, ne permet ni de saisir sa fonction et sa signification dans le cadre socioculturel et mythique arabe
musulman, ni de déceler sérieusement ses implications et incidences psychiques conscientes et inconscientes.
Quoiqu'en Islam aucune mention explicite dans le Coran n'est faite à propos de la circoncision, celle-ci n'en constitue pas moins une preuve essentielle pour tout musulman de son appartenance à l'Islam et à la communauté musulmane.
Devant cet état de choses, Bousquet constate là une divergence entre théorie et pratique en Islam, mais où, selon lui, "la pratique est rigoriste en face d'une théorie laxiste" (11). G. Tillion, en bonne ethnologue, a risqué elle aussi, devant ce fait une explication que l'on peut résumer comme suit : D'un côté. si l'Islam s'est tu sur la circoncision, c'est en raison de la vocation universaliste qu'il se donne. D'un autre côté, si les musulmans pratiquent la circoncision c'est, estime-t-elle, par pure coïncidence circonstancielle, car les musulmans ne font que perpétuer une pratique fort répandue chez les arabes avant l'Islam (12).
Mais cette explication est loin de résoudre le dilemme suivant : comment expliquer que la circoncision qui n'est pas un commandement d'ordre religieux soit absolument pratiquée et rigoureusement observée, davantage même que la profession de foi, la prière, le jeûne, le pèlerinage ou l'aumône qui sont pourtant les cinq piliers de l'Islam ?
La pratique de la circoncision ne s'avère-t-elle donc plus impérative et plus catégorique que la plupart sinon la totalité des cinq obligations fondamentales de l'Islam ? C'est pour avancer, tant soit peu, dans la compréhension de cette contradiction apparemment insoluble que nous proposons la thèse suivante : la circoncision n'est pas seulement la ritualisation dramatique et dramatisée de l'angoisse et de la menace de castration, elle est aussi et surtout un moment-lieu privilégié où la loi de l'interdit est pris en charge et mis en acte d'une manière mythifiée, ritualisée et collectivisée.
La circoncision musulmane, par conséquent, n'est pas seulement la reproduction spontanée d'une pratique préexistante mais trouve sa raison et son fondement dans le substrat inconscient de la personnalité arabe et dans le champ des mythes islamiques fondateurs qui continuent à informer imperturbablement cette pratique rituelle.
Certes, la circoncision n'est pas mentionnée explicitement dans le Coran mais ceci ne
veut pas dire qu'il n'est pas tenu compte de sa valeur symboligène et symbolisante. Envisageant la circoncision juive, G. Rosolato note que "c'est à partir de la naissance d'Isaac que se trouvaient réunies les conditions propices à l'alliance, c'est-à-dire la participation de trois personnes masculines" (13) : Dieu, Abraham et Isaac. Et il ajoute que c'est le sacrifice
de ce dernier qui scellera définitivement l'alliance qui est, en fin de compte, l'aboutissement du dépassement des épreuves auxquelles Abraham s'est trouvé confronté.
C'est cette idée même, nous semble-t-il, que le récit coranique prolonge et approfondit. D'ailleurs le Coran ne rapporte du mythe abrahamique et n'insiste que sur la séquence concernant le sacrifice et sa conséquence essentielle : l'alliance. L'Islam se veut le continuateur et le garant de la pérennité de la tradition monothéiste abrahamique. La conception d'une unicité absolue de Dieu bat son plein avec l'Islam, par conséquent la figure abrahamique y prend une importance particulière.
Si le judaïsme en exalte la paternité, en Islam Abraham est considéré comme le premier soumis à Dieu qui l'a mis à l'épreuve pour lui faire se rendre compte de son obéissance absolue présentée par Dieu comme exemple et idéal à suivre : "Nous lui annonçâmes (la naissance) d'un garçon indulgent. Lorsqu'il fut en âge d'accompagner (son père), celui-ci lui dit : "mon cher fils, je vois en songe que je t'immole. Regarde, qu'en penses-tu ? II répondit : "mon père, fais ce qu'il t'est demandé, tu me trouveras, si Dieu le veut, du nombre des patients". Quand ils furent soumis (à Dieu) et qu'il eut fait mettre à l'enfant front contre terre, nous lui criâmes : Ibrahim ! Tu as cru au rêve. C'est ainsi que nous rétribuons ceux qui font le bien". En effet c'est là la preuve évidente. Nous le libérâmes alors par un grand sacrifice et nous le perpétuons dans la suite des générations. (...) Nous lui annonçâmes aussi la naissance d'Isaac comme prophète parmi les Saints" (14).
Si nous attirons plus particulièrement l'attention sur ce récit, c'est parce que nous le considérons comme le fond et le répondant mythique qui informe la fonction psychosociale de
la circoncision musulmane. Par l'absence de toute référence à l'inceste et partant, de toute figure féminine, ce mythe limite, à notre avis, la signification et la portée du sacrifice au seul cadre de l'enchaînement de la lignée mâle. Il est par conséquent centré autour de la manière spécifique dont s'annule la culpabilité découlant du désir du meurtre du Père. A l'encontre du mythe d'Oedipe. le mythe abrahamique nous enseigne que l'idéal viril n'est atteint que par la preuve d'une soumission inconditionnelle à l'instance divine. Ainsi Abraham ne peut faire preuve de son obéissance à la volonté de Dieu que si le fils, c'est-à-dire la descendance mâle, réagit de même à son égard.
Par son engagement à sacrifier son fils acquiesçant, Abraham fait passer Dieu de son statut de Père imaginaire à sa position de Père symbolique qui permet, grâce à la substitution par le bélier, de dégager le fils d'une mort réelle. Dans ce sens, le sacrifice mythique, dont la circoncision est la réalisation métaphorique sur le registre individuel, remplit ses fonctions : symbolisante, médiatrice et propitiatoire. La grande fête musulmane dite "fête du sacrifice" en est la remémoration perpétuelle. Parallèlement à cela, s'inscrit un autre élément d'importance capitale ; le sacrifice porte sur le fils à un âge où il s'avère capable d'accompagner son père. Ceci bien sûr ne manque pas d'évoquer l'âge où se pratique la circoncision qui survient traditionnellement à un moment où le garçon est considéré en mesure de rejoindre progressivement le monde des hommes et des responsabilités extra-domestiques.
Entre autres moments de passage ritualisés, mais d'une manière privilégiée, il circoncision favorise des incidences subjectives qui, dans des conditions normales et suivant une dynamique accomplie, ont pour effet le renforcement et l'ancrage de la loi de l'interdit de l'inceste sur les plans aussi bien psychique que collectif.
Nous retiendrons ici, comme illustration de ce fait, deux fragments cliniques qui illustrent a contrario cette hypothèse : d'abord un cas de psychose ou il s'agit de l'annulation des effets de la circoncision en tant que support et substrat ritualisés de la castration symbolique.
Il s'agit d'un jeune homme de vingt-trois ans, de parents originaires de Kabylie. Durant une de ses hospitalisations où j'ai eu l'occasion de le rencontrer, il a noué une amitié avec une jeune fille qui rendait visite à sa mère hospitalisée dans le même service que lui. Peu à peu il s'est mis à fuir cette fille qui semble s'attacher de plus en plus à lui. Dans ce contexte, et lors de nos entretiens, ce patient dit avoir subi une seconde circoncision à huit ans imposée par sa mère, par pure envie de sa part d'organiser une grande fête qui compenserait aux yeux des autres celle de la première circoncision qui a eu lieu a quatre ans et dont elle reste insatisfaite.
Nous n'avons pas cherché à vérifier la véracité d'un tel événement mais ce qu'il nous importe
de signaler ici c'est qu'une fois qu'il s'est trouvé confronté au désir sexuel de son amie ce patient à un moment de nos entretiens s'est mis à reprocher à sa mère qui l'a, dit-il, recirconcis, de lui avoir ainsi abimé son sexe et de lui avoir, par conséquent, fait perdre sa puissance sexuelle, par ailleurs jamais mise à l'épreuve jusque là.
Le second exemple est une sorte de reproduction d'un témoignage d'un patient à propos de deux moments différents et assez éloignés l'un de l'autre d'une cure analytique en cours pour des troubles d'ordre névrotiques. Il s'agit plus particulièrement ici d'un matériel onirique lié à des associations autour de la circoncision du patient.
Dans un premier temps, celui-ci se voit dans un rêve prendre dans ses bras un enfant accidenté et qui saigne de la tête. Très ému et apeuré, il le confie, pour l'amener à l'hôpital, à un homme qui porte le même nom de famille que le sien.
Quelques années plus tard, le patient rêve qu'il était poursuivi par un homme armé et qu'il classe dans la génération de son père. Dans sa fuite, il croise un jeune homme de sa classe d'âge et dont il espère presque impérieusement de l'aide. Celui-ci déséquilibre l'agresseur et fait tomber la crosse du fusil qui, une fois à terre, a pris une forme ressemblant à un prépuce. Ce fait a permis au patient de saisir la mitraillette d'une main ferme et de désarmer l'agresseur.
Ainsi, si dans le premier rêve le sujet revit l'angoisse de castration d'où sa circoncision n'a pu le déloger, c'est bien par la suite, quelques années après et avec le déploiement progressif de sa psychanalyse, que la circoncision, à l'occasion du deuxième rêve, s'est vue réapproprier sa fonction symbolique. Celle-ci a permis au sujet, au cours de son analyse, un dépassement de la menace de castration et un certain dénouement de l'angoisse qui en découlait.
L'acte circoncisionnel, qui vient parfois s'inscrire sur un substrat psychopathologique, névrotique, pervers ou psychotique, ne peut vraiment se voir réapproprier sa fonction symbolique et signifiante que convenablement replacé dans son cadre communautaire et mythique fondamentalement référentiel. Ainsi, au niveau subjectif, pensons-nous, la circoncision comme acte symboligène a pour fonction, en principe, de dégager le garçon du registre de la culpabilité anéantissante à l'égard-du père pour le propulser, suivant une dynamique émancipatoire, dans le registre de la rivalité par rapport aux pairs, aux égaux (15).
Notes :
NOTES
* Article publié initialement dans Cahiers de sociologie économiques et culturelles : ethnopsychologie, revue de l'insitut havrais de ociologie économique et de psychologie des peuples, 1992, n° 17, pp. 93-101.
1) Ouvrage qui malheureusement continue à servir de référence quasi-absolue en particulier sur la société et la personnalité arabo-musulmane dites traditionnelles, malgré l'infondé et l'indéfendable de la plupart de ses thèses. Ses développements sur la circoncision nous en révèlent ici un aspect. Nous ne manquerons pas d'en examiner d'autres lors d'articles ultérieurs notamment sur la question "oedipienne" en milieux musulmans. Questions qu'il ne s'est pas empêché d'aborder on ne peut plus maladroitement aussi.
2) BOUHDIBA A., La sexualité en Islam. Paris, PUF, 1975, p. 227.
3) Ibid., pp. 217-218.
4) Ibid., p. 224.
5) Ibid., p. 226.
6) LAPLANCHE J., Problématiques II : "castration, symbolisation". Paris. PUF, 1983, p. 259.
7) Ibid., p. 260..
8) Ibid., p. 259.
9) Déjà chez Freud, et chez un certain nombre de ses élèves immédiats : Reik, Groddeck, M. Bonaparte etc... se trouve à propos de la castration, de la circoncision et de leur rapport, une interpréatation d'ordre névrotique, interprétation à laquelle les développements de nos auteurs à propos de la circoncision musulmane viennent donner de plus amples illustrations. Nous considérons que les interprétations aussi bien névrotiques que névrotisantes de ces auteurs du rapport castration/circoncision provient de leur confusion entre l'interdit oedipien et la loi de l'interdiction de l'inceste ; entre les sentiments, la menace de castration et la castration symbolique.
10) CHEBEL M., L'esprit de sérail : perversions et marginalités au Maghreb. Paris, Lieu commun, 1988, pp. 173-189.
11) BOUSQUET G.- H., Les grandes pratiques rituelles de l'Islam. Paris, PUF, 1949, p. 18.
12) "Comment ne pas voir dans la fidélité rigoureuse à cette pratique que nous constatons chez tous les adeptes du Coran, une circonstance et non un dogme". TIILLION G., Le harem et les cousins. Paris, Le Seuil, 1966, p. 99.
13) ROSOLATO G., Essai sur le symbolisme. Paris, Gall., 1969, p. 65.
14) LE CORAN, Sourate 37, Versets 102-113.
15) Thème qui fera l'objet de notre part d'un développement ultérieur du fait de l'importance de la place de l'égal dans la résolution de la conflictualité "oedipienne" chez les sujets arabo-musulmans.
BIBLIOGRAPHIE
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Entreprise nationale du livre. 1983.
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TOUALBI N.- La circoncision : blessure narcissique ou Promotion sociale. Alger, Entreprise nationale du livre. 1983.
Le savoir à la limite* L'interdit de l'inceste de l'anthropologie structurale à la psychanalyse
Faute de pouvoir fonder en théorie l'acte fondateur du meurtre du Père comme point pivot dans l'inscription subjective de l'interdit de l'inceste, Freud est amené à postuler une mémoire héréditaire de l'espèce qui a charge de transmettre, de génération en génération, la Loi fondatrice qui découle de cet acte symbolique.
Le réalisme sociologique et familialiste qui entachait la découverte de l'inconscient chez Freud, conduit celui-ci non seulement à situer l'origine de la loi de l'interdit de l'inceste dans le cadre d'une imaginaire horde primitive où aurait eu lieu un hypothétique premier meurtre supposé avoir des incidences constitutives du psychisme humain, mais aussi à concéder la mise en fonctionnement de cette loi - dont le respect, comme le dit Freud, est "avant tout une exigence culturelle de la société" - au couple parental, et par extension, au groupe social.
Dans Les structures élémentaires de la parenté (2), Lévi-Strauss reproche à Freud sa tentative de vouloir expliquer l'origine de l'interdit de l'inceste par le recours à une construction mythique théoriquement stérile selon lui. Il rejette donc l'hypothèse freudienne concernant la horde et le meurtre primitifs comme cadre et mobile du tabou de l'inceste mais reprend à son compte l'idée de Freud qui veut que l'origine du tabou de l'inceste soit d'ordre purement social.
Partant des uvres fondatrices de Freud et de Lévi-Strauss, les débats entre anthropologie et psychanalyse autour de la problématique de l'interdit de l'inceste, située précisément à la charnière de ces deux disciplines, n'ont cessé de se développer.
Précisons toutefois qu'il n'y a pas eu chez Freud de réflexion proprement psychanalytique à propos du tabou de l'inceste tandis que Lévi-Strauss en a même fait, sans pouvoir en donner une explication rigoureusement valable, le pivot de son anthropologie structurale. Celle-ci ne pouvant effectivement pas expliquer la prohibition de l'inceste, elle la prend comme postulat de travail : "Si la racine de la prohibition de l'inceste est dans la nature, écrit Lévi-Strauss, ce n'est jamais cependant que par son terme, c'est-à-dire comme règle sociale que nous pouvons l'appréhender" (3). C'est donc comme principe explicatif, comme moteur que l'anthropologie structurale y a recours dans son analyse des divers rapports de parenté et différentes
modalités de filiation.
Si donc l'anthropologie structurale ne peut effectivement rien avancer qui permette de saisir l'articulation, l'agencement et les fonctionnements des mécanismes du tabou de l'inceste, ceux-ci constituent pour la psychanalyse l'objet par excellence d'élucidation clinique et d'élaboration théorique.
Que celle-ci puisse avoir comme objet d'analyse le postulat même sur lequel repose tout l'édifice théorique de Lévi-Strauss, voilà ce qui ne manque pas de conduire ce dernier à adopter à l'égard de la psychanalyse une sérieuse méfiance quand il ne peut simplement la rejeter ou espérer purement se l'annexer.
Dans cet article, nous n'avons nullement l'intention de faire un inventaire exhaustif des échanges émis de part et d'autre des deux disciplines respectives autour de la question de l'interdit de l'inceste. Notre souci ici est plutôt de focaliser l'attention sur un aspect particulier de ces débats : d'une part, examiner la position franchement seconde que réserve Lévi-Strauss à la psychanalyse au sein de son système théorique, en faisant de celle-là un supplément d'âme de l'anthropologie structurale. D'autre part, analyser les réflexions de quelques analystes (4) qui, inscrivant leurs thèses dans les limites du cadre fixé par Lévi-Strauss, n'ont abouti en fin de compte qu'à une psychologisation du discours analytique au service du système théorique de la parenté.
Mais avant de nous lancer dans le déploiement de notre analyse, rappelons d'abord quelques éléments principaux de la thèse de Lévi-Strauss sur le tabou de l'inceste.
LA THESE DE LEVI-STRAUSS
Pour la réalisation d'une structure de parenté, il faut, selon Lévi-Strauss, trois types de relations toujours d'emblée données dans la société humaine. Ces relations sont de consanguinité (entre frère et sur), d'alliance (entre mari et femme) et de filiation (entre parents et enfants). L'important à signaler d'ores et déjà, c'est qu'on ne peut jamais trouver
un groupe social dans lequel aucun type d'alliance ne soit prohibé. Autrement dit, il y a toujours une relation d'exclusion qui s'exerce, selon des degrés variables, entre consanguinité et alliance. C'est cette exclusion de base, minimale et généralisée qui garantit l'universalité de la prohibition de l'inceste. Cela revient selon Lévi-Strauss, au fait que le système d'échange est toujours le fondement essentiel et commun à toutes les modalités de l'institution matrimoniale : "Le lien d'alliance avec une famille différente assure la prise du social sur le biologique, du culturel sur le naturel..." (5).
Dans la société humaine, selon la conception de Lévi-Strauss, un homme ne peut donc avoir une femme qu'à la condition qu'un autre homme la lui cède comme sur ou comme fille. Dans ce cadre-là, "la prohibition de l'inceste est moins une règle qui interdit d'épouser mère, sur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, sur ou fille à autrui. C'est la règle
du don par excellence" (6).
Ainsi, pour expliquer le caractère fondamental de l'élément de parenté, l'auteur le ramène à la prohibition de l'inceste qui constitue la règle des règles et bénéficie par là même d'une fonction universelle indéniable puisque sans sa médiation la réciprocité s'annule et la société n'est pas.
À cette règle des règles, l'anthropologie structurale, n'a pas directement accès, elle n'en perçoit qu'après-coup les effets à travers les modalités d'alliance universellement codifiées. À la question : Comment s'opère l'articulation de la culture sur la nature, Lévi-Strauss répond que "c'est précisément l'alliance qui fournit la charnière, ou plus exactement l'entaille où la charnière peut se fixer : la nature impose l'alliance sans la déterminer et la culture ne la reçoit que pour en définir aussitôt les modalités. Ainsi se résout l'apparente contradiction entre le caractère de règle de la prohibition et son universalité ; l'universalité exprime seulement le fait que la culture a, toujours et partout, empli cette forme vide, comme une source jaillissante comble d'abord les dépressions qui entourent son origine" (7).
L'anthropologie structurale ne saisit donc la prohibition de l'inceste qu'à travers sa forme positive qui équivaut pour Lévi-Strauss à la règle de la réciprocité. Mais s'il l'explique par la nature universelle de l'échange généralisé, il la place, du coup, au centre d'un inconscient structural non moins ancré dans le biologique et le naturel.
La prohibition de l'inceste instituée comme la règle des règles : saisie non en son point même de jaillissement mais à travers ses incidences culturelles et sociales ; rattachée à un inconscient structural, culturel et sans sujet déterminé, voici quelques points de réflexion qui n'ont pas tardé à attirer l'attention de nos psychanalystes et qui, chacun à sa manière et selon ses propres moyens théoriques, ont essayé de repositionner ces questions à travers la doctrine psychanalytique.
LA PSYCHANALYSE COMME COMPLÉMENT THÉORIQUE DE
L'ANTHROPOLOGIE STRUCTURALE
Dans son travail à propos de la notion de parenté, Devereux (8) déclare être parfaitement en accord avec la thèse de Lévi-Strauss qui rattache - comme on vient de le voir - la circulation des femmes au phénomène plus général de la réciprocité. Cependant, il reste frappé par l'insuffisance de l'analyse donnée quant au rôle que joue le phénomène de la circulation des femmes dans l'explication de la notion de parenté et aussi dans l'élucidation du besoin auquel celle-ci répond.
Ainsi, loin de chercher à mettre en cause la thèse de Lévi-Strauss, il se donne pour mission de lui apporter, selon sa propre expression, "le complément psychologique" qui semble lui faire défaut. Comment n'agirait-il pas de la sorte alors que le rapport qu'entretient son analyse avec celle de Lévi-Strauss à propos du phénomène de l'échange matrimonial, est un rapport, précise-t-il, de "complémentarité typique". "Pour approfondir la compréhension des problèmes concernant l'échange matrimonial et chercher à voir plus clair dans l'infrastructure des systèmes de parenté, il fallait, écrit-il, changer le code de référence, et passer du discours sociologique au discours psychanalytique. C'est précisément ce que cette étude a tenté" (9). C'est donc à partir du discours psychanalytique que Devereux va tenter d'élucider la signification inconsciente que recèle la circulation des femmes.
Au niveau conscient, estime Devereux, l'échange se présente sous le modèle suivant : "Tu m'as offert si amicalement ta sur que je me fais un plaisir de t'offrir la mienne". Mais à un niveau moins conscient, c'est le modèle suivant qui prévaut : "Je t'ai souillé en couchant avec ta sur, je dois donc supporter que tu me souilles en couchant avec la mienne". Ainsi, le lien matrimonial entre mari et femme ou entre deux familles paraît être largement secondaire par rapport à sa fonction principale qui est de "masquer l'hostilité en proclamant la création d'une alliance" (10).
Mais alors, comment s'articule cette hostilité inconsciente ? Le rituel du mariage, qui est avant tout une transaction entre hommes à propos de femmes, a pour fonction, précise Devereux : "non de résoudre le problème hétérosexuel d'une manière socialement avantageuse, mais de repousser le spectre menaçant de l'homosexualité latente, produit du complexe d'dipe " (11).
À travers ce raisonnement, l'auteur nous conduit pas à pas à sa thèse principale qu'il formule de la manière suivante : "II existe un étroit rapport entre le troc des femmes et les pulsions homosexuelles latentes des hommes qui les échangent" (12). Pour expliquer son hypothèse, Devereux avance que le désir d'inceste qui est, du reste, violemment inhibé à l'aide d'innombrables règlements, se transforme en complexe d'Oedipe et se manifeste, à l'âge adulte, sous différentes formes de jalousie recouvrant le large champ des échanges matrimoniaux.
Dans le cadre du complexe d'Oedipe, le désir d'inceste se réactualise dans l'attachement dipien à la mère. Cette fixation met en échec la résolution de l'dipe du garçon, résolution qui suppose normalement un triomphe homosexuel fantasmatique sur le père. La non résolution de l'attachement oedipien à la mère, induit chez le garçon le sentiment coupable
de ravir au père son épouse, ce qui implique chez lui un devoir de compensation sexuelle envers le père, devoir qui reste indubitablement accompagné chez le fils, d'une envie de revanche homosexuelle. Et comme l'épouse, pense Devereux, est l'équivalent psychologique de la mère, l'échange des femmes : "se rattache, à travers la loi du talion, à une tendance
obsessionnelle au " bilanisme ", autrement dit, à une revanche compulsive de la symétrie, avec tout ce que ce genre d'obsession comporte d'homosexualité latente, de jalousie, de désir de vengeance. " (13).
L'échange des femmes, si l'on en croit Devereux, a donc pour fondement les sentiments de dette et de retaliation engendrés et entretenus par l'homosexualité refoulée d'un complexe d'Oedipe non résolu. Avancer la thèse de l'homosexualité dipienne comme base d'explication, n'est-ce pas déjà limiter la conception psychanalytique à la seule dimension
psychopathologique ? Se fondant sur les effets pathologiques d'un dipe mal résolu pour comprendre le système de parenté et l'interdit de l'inceste, l'analyse de notre auteur n'est-elle pas restée en deçà d'une explication psychanalytique proprement dite ? Plus encore, l'auteur n'est-il pas tombé dans le piège d'une névrotisation du discours psychanalytique, en prenant
la névrose comme modèle et cadre d'interprétation ? Pour preuve, Devereux écrit expressément que pour comprendre la notion de parenté et, du même coup, la prohibition de l'inceste, "il faut bien se référer à la névrose obsessionnelle compulsionnelle avec tout ce qu'elle comporte d'agressivité et d'homosexualité refoulée" (14).
Pourtant Devereux croit que sa réflexion est "psychanalytiquement jusqu'au-boutiste" (15). Il en était même absolument certain au point d'affirmer que cette thèse lui paraît tellement vraie "qu'il est impossible d'en présenter une autre".
Cette thèse que Devereux estime psychanalytique jusqu'au bout n'est parvenue, à notre sens, qu'à domestiquer le tranchant psychanalytique et en faire un pendant de la sociologie de la parenté. N'a-t-elle pas d'ailleurs pour but ultime d'apporter "l'élément psychologique" qui aurait pour fonction de compléter la théorie de l'échange ? Devereux n'est parvenu, de fait, dans ce cas-là, qu'à phagocyter le discours psychanalytique et le transformer en une sous-discipline dans le large champ des recherches ethnologiques (16).
ANTHROPOLOGIE ET PSYCHANALYSE FACE AU TROU DANS LA THÉORIE DE LA PARENTÉ
Dans le cadre du prolongement du débat entre anthropologie et psychanalyse sur cette question vient s'inscrire une réflexion d'A. Green (17). Ce qui a le plus frappé celui-ci dans la construction théorique de Lévi-Strauss à propos de la notion de parenté c'est le fait que celle-ci se limite aux relations sociales qui relèvent des attitudes sanctionnées par des cérémonies et des tabous plus ou moins rigoureux. Lévi-Strauss quant à lui, est bien conscient de cet état de chose et a expressément noté que ses essais de systématisation théorique à propos de la parenté concernent surtout les relations fonctionnelles entre les attitudes qui, non seulement s'expriment à travers un cérémonial fixé, mais sont réglées par des tabous ou des privilèges. Dans ce sens, l'atome de parenté se présente comme la symbolisation et la systématisation théorique de toutes les relations normalisées et rigoureusement codées entre les éléments d'un système donné de parenté.
Mais, demandons-nous, si la quasi-totalité des relations à l'intérieur de l'atome de parenté sont réglementées, qu'en est-il de la relation mère-enfant ? Green nous fait remarquer qu'il n'en est rien. Dans ce cas l'atome de parenté omet de codifier la relation entre la mère et ses enfants. Celle-ci n'est pas, ou très peu, soumise à l'intégration et à la normalisation rituelle et
cérémoniale alors qu'elle n'en est pas moins importante par rapport aux autres relations familiales.
Cette non normalisation de la relation mère/enfant n'est-elle pas justement un facteur de maintien et d'équilibre de l'atome même ? Pour Green en effet, la procréatrice, par son double statut de mère et d'épouse cristallise un double rapport d'intimité maximale, double rapport qui n'est pas sans constituer le point de tension extrême du réseau et, du même coup, son principal facteur d'équilibre.
Ainsi, la relation mère/enfant qui, pour Levi-Strauss, est tout à fait secondaire et dont il peut - comme il le déclare explicitement - se passer dans ses explications des conduites collectives, tient, au contraire, une place fondamentale dans la conception psychanalytique, car, écrit Green : "elle n'est pas seulement envisagée dans un caractère structurant normatif, par rapport au groupe social, mais elle est tout à fait capitale pour le problème d'identité" (18). Problème qui ne peut être éclairé convenablement, précise-t-il, "qu'à concevoir le modèle dipien sur un mode structural".
Voyons comment l'auteur conçoit la question : le complexe d'Oedipe est constitué d'une double différence intériorisée ; différence des générations articulée à celle des sexes. La double identification aux termes du rapport de la génération met en conflit la bisexualité psychique avec l'identité sexuelle qui peut aussi bien s'affirmer qu'être battue en brèche et ce, selon les aléas du refoulement auquel se trouve soumise la première.
Le champ de ce processus est bien le rapport d'Ego à ses géniteurs. Mais l'auteur précise que par le terme de géniteur il ne vise pas l'agent biologique de procréation mais fait plutôt référence "au lien de filiation imaginaire qui lie le sujet aux constituants du couple dont il est le produit dans le fantasme du désir qui a présidé à sa venue au monde" (19).
Pour Green, la division primordiale du sujet prend racine dans le rapport à l'Autre. C'est-à-dire que le sujet naît "dans la relation de l'enfant au regard de sa mère".
Avant l'Oedipe, l'enfant se trouve pris dans un désir qui lui échappe, celui de sa mère. Celle-ci, pendant cette période de dépendance originaire de l'enfant à son égard, réfléchit le désir de l'enfant sur lui-même et crée par ce mouvement "le renversement de l'objet du désir", donnant ainsi à son enfant le statut d'objet du désir de son objet du désir à lui.
Cette structure, ajoute Green, inclut le père en tant qu'absent, c'est-à-dire "à l'état de présence potentielle, mais aussi de perte potentielle. La potentialité dans laquelle nous le plaçons ici n'est pas purement hypothétique. Elle résulte du fait que l'enfant est, dans son existence corporelle et son apparence physique, le produit matériel et irrécusable de l'union des parents et que le regard de la mère ne peut en exclure le rappel qu'en y incluant un autre géniteur" (20).
Mais avec l'installation de la triangulation dipienne apparaît un conflit entre, d'une part, l'aperception par le sujet d'un désir entre ses parents et duquel il se sent exclu, et de l'autre la haine qui en résulte : "la clôture du triangle, écrit Green, amènera la contradiction entre le rétablissement d'un désir entre les parents, condition d'existence du sujet, et la haine qui résulte de son exclusion de leur rapport. Celui-ci doit cependant être maintenu puisque c'est ce qui assure au sujet, face à ces deux absents, une présence. Le compromis souvent trouvé est de construire le fantasme d'un rapport potentiellement destructeur sans que la destruction s'accomplisse jamais de façon définitive. La destruction est alors projetée sur l'un des membres du couple. Tandis que le sujet, imaginairement, s'interpose au sein de celui-ci
pour protéger le partenaire menacé de destruction et reconstituer la réunion avec I'objet " (21).
En bref, l'identité sexuée n'est pas sans être essentiellement sous la dépendance du rapport parental, car le sexe réel ou anatomique de l'enfant est moins important que le sexe imaginaire que ses parents peuvent lui conférer dans leurs fantasmes. C'est ainsi que Green croit voir en ce rapport réflexif interhumain les formes embryonnaires des organisations nucléaires du système social, champ d'étude des anthropologues. L'intérêt que peut avoir l'atome de parenté aux yeux d'un psychanalyste, estime A. Green, est qu'elle présente "au niveau de la génération parentale, ce double rapport de réunion et de séparation, celle-ci se réfléchissant au niveau d'Ego " (22).
Nous pouvons pour l'instant avancer que Green a réussi à mettre le doigt sur le noyau subjectif qui fonde la structure de la parenté et qui échappe, nécessairement, à la construction théorique de l'anthropologie de Lévi-Strauss. Lévi-Strauss, lui-même, le constate à propos de la relation mère-enfant en disant : "Je n'ai pas besoin de dire que c'est un problème qui m'a pas mal tracassé" (23). Mais pour échapper à un tel problème auquel il se trouve dans l'impossibilité d'apporter réponse, problème qui risque, par surcroît, de mettre en crise sa construction théorique, il ne tarde pas à en dénier l'importance : "Mais si, dit-il, je ne l'ai pas fait intervenir, c'est que je n'avais pas besoin de cette hypothèse (...). Au contraire pour vous, il s'agit là d'un rapport essentiel. Mais je dirai que les deux choses sont liées, et qu'il faut précisément que pour nous, ce rapport ne soit pas normalisé, pour que vous puissiez intervenir et trouviez votre place. (Rires). Car si l'ethnologue se mêlait de spécifier pour chaque société, le rapport entre la mère et ses enfants, il dirait alors au psychanalyste : " Nous expliquons tout, vous n'avez plus rien~dire " (...) Nous essayons de déterminer, pour chaque société, une sorte de paradigme collectif des attitudes. Et vous, vous partez de la constatation que ce paradigme n'est pas respecté d'égale manière par toutes les configurations familiales à l'intérieur du groupe, qu'il y a du jeu, qu'il y a de la variation. Ce trou que nous vous laissons, c'est la place de ce jeu et de ces variations que vous avez pour mission essentielle d'étudier" (24)
Ce trou, cette place de jeu que semble laisser volontiers l'anthropologie structurale à l'intervention de la psychanalyse n'est, à notre sens, rien de moins que le spectre qui hante la théorie sociologique de la parenté. Lévi-Strauss prétend refuser de prendre en compte la relation mère-enfant qu'il qualifie de place vide sous prétexte que la théorisation de l'interdit de l'inceste et de la parenté n'en ont pas besoin. Dans une perspective psychanalytique, au contraire, elle est d'une importance capitale. Cette place vide, dit Green à l'adresse de Lévi-Strauss : "a l'avantage de nous situer au niveau des effets de réflexion dans la relation interhumaine dans leur forme embryonnaire et que vous observez à un autre niveau des organisations nucléaires du système social" (25). Constatons tout d'abord que si Devereux, à
cause justement de sa position complémentariste, a pris volontiers la charge de combler "psychologiquement" l'acception sociologique de la parenté de ce dont elle manque, Green, au contraire, s'est essayé d'en pointer la faille et d'en accuser les limites. Au lieu d'emboîter le pas à Devereux en apportant un autre petit complément psychologique (26) à la théorie de Lévi-Strauss, il a tenté de la réexaminer en recentrant la question dans le champ psychanalytique.
Toutefois la tentative de Green est restée, nous semble-t-il, en deçà de ce qu'un apport résolument psychanalytique réserve à cette problématique comme résolution. Notons à ce sujet deux constatations que suscite le débat de Green avec les idées de Lévi-Strauss :
l. Celui-ci, lors de ses dialogues avec la psychanalyse et les psychanalystes, trouve en Green, comme il le dit expressément, l'interlocuteur avec lequel il lui est le plus facile d'échanger des idées (27). C'est à travers la position théorique de Green relative à l'interdiction de l'inceste et
l'échange généralisé que Lévi-Strauss réclame des échanges avec la psychanalyse. Est-ce justement parce que Lévi-Strauss trouve chez Green que la réflexion psychanalytique sur cette problématique est poussée jusqu'à son extrême rigueur contrairement à la position d'un Devereux ?
II n'en est rien pourtant, car Lévi-Strauss n'est pas sans savoir que le tranchant de la découverte freudienne réinterprété par Green est suffisamment émoussé pour constituer une menace pour son système théorique. La position de Green permet à Lévi-Strauss non seulement de maintenir recouvert l'impensé qui centre sa théorie mais aussi et en même temps d'accorder à la psychanalyse, quand il ne la rejette pas purement et simplement (28) un statut second et un rôle secondaire à l'intérieur même de son système théorique (29).
2. De l'identité sexuée qui est la forme embryonnaire de tout rapport social, Green situe l'origine dans le rapport du sujet à l'Autre : "La question de la division du sujet, écrit-il, prend racine dans la relation à l'Autre", lequel Autre est considéré par l'auteur limitativement dans son acception winnicottienne (30) et non lacanienne (31) C'est-à-dire, l'Autre comme occasion d'une recherche de soi au regard de son objet et non comme détenteur du code (le symbolique) d'où toute question s'adresse au sujet.
En ce sens, nous pouvons dire que Green privilégie dans sa réflexion la relation du sujet à son objet et met de côté sa relation, non moins importante, au signifiant. Il n'accepte pas la conception lacanienne qui fonde la définition du sujet dans l'appartenance de celui-ci à l'ordre du langage, et repousse la position qui veut que l'Oedipe soit secondaire par rapport à la
structuration de l'inconscient par les lois du langage. Green, à l'inverse, donne à l'universalité du mythe dipien une fonction inaugurale et place la triangulation dipienne comme fondatrice de l'inconscient.
D'UN INCONSCIENT SANS SUJET AU SUJET DE L'INCONSCIENT
Pour mieux relancer la réflexion psychanalytique autour du rapport entre le tabou de l'inceste et l'universalité de l'échange, revenons un instant à Lévi-Strauss. Pour celui-ci, le fait social fondamental est l'échange universel dont l'alliance est une modalité, parmi d'autres, codifiée par les structures élémentaires de la parenté. Celles-ci sont, en fin de compte, considérées
comme des systèmes d'échange ou de communication de biens et de messages. Dans ce contexte, répétons-le, l'interdiction de l'inceste est "moins une règle qui interdit d'épouser la mère, sur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, sur ou fille à autrui, c'est la règle du don par excellence". C'est donc la loi de l'échange qui fait la séparation entre nature et culture et constitue le lieu précis du passage de l'une à l'autre, d'où sa qualification de règle universelle. En bref, les règles de la parenté et du mariage ne sont pas le produit de la culture, mais l'état de la société elle-même.
Néanmoins, pour expliquer la prohibition de l'inceste suffit-il simplement de recourir à la règle élémentaire de la parenté qui n'en est, somme toute, que l'effet ? A notre sens, si la loi de l'échange parvient à expliquer le phénomène de l'exogamie, elle reste sans effet dans l'explication de la prohibition de l'inceste. Lévi-Strauss, quant à lui, explique cette prohibition par sa fonction qui est d'assurer la réciprocité des échanges dans la vie sociale qu'elle instaure, donc il l'explique par son effet, par le résultat qui en découle, avec la précision qu'une telle fonction ne gagne en intelligibilité, selon l'auteur, qu'en la référant à une structure naturelle qui la fait inéluctablement jaillir. La structure naturelle et universelle dont parle Lévi-Strauss est bien celle inhérente à l'aptitude de l'esprit humain à penser "les relations biologiques sous la forme de systèmes d'oppositions". Car cette capacité est la seule apte à provoquer l'aperception universelle de la réciprocité qui opère le passage du stimulant au signe donnant lieu ainsi à l'émergence du symbolique et l'instauration de la société à travers l'échange
généralisé : "comme l'exogamie, la prohibition de l'inceste, écrit Lévi-Strauss, est une règle de réciprocité" (32). Réciprocité qui se présente sur le mode d'une synthèse de deux caractères contradictoires, inhérents à l'ordre naturel, et constituant ainsi une synthèse dont témoigne un inconscient structural non moins ancré dans le naturel et le biologique : "II est vrai, précise l'auteur, que par son caractère d'universalité, la prohibition de l'inceste touche à la nature. C'est-à-dire à la biologie ou à la psychologie ou à l'une et I'autre" (33).
Marquons une pause à ce niveau de notre développement pour soulever une question : quel point de rencontre peut-il y avoir entre cet inconscient structural et l'inconscient psychanalytique ? Nous avons déjà vu que Lévi-Strauss, dans le meilleur des cas, limite l'intervention psychanalytique à la simple détection des variations et des disparités à l'endroit du paradigme collectif des attitudes dans telle ou telle société. Pour lui, la psychanalyse n'a
pas à expliquer la prohibition de l'inceste. Ça n'est pas de son ressort, présume-t-il. Ne lui reste, tout simplement que la prise en charge au niveau individuel, des manifestations pathologiques causées par le non respect plus ou moins important d'une telle règle.
D'autre part, il n'a pas échappé à Lévi-Strauss de constater avec justesse que les sciences humaines étaient maintenues depuis toujours sous le joug d'une philosophie de la conscience qui ne leur a laissé apercevoir d'autre objet d'étude que la conscience elle-même. Et pour opérer une transformation dans le champ de ces sciences, l'auteur s'est fixé comme objectif de les recadrer dans la grille du système théorique structuraliste, le seul, estime-t-il, en mesure de les rehausser au rang des sciences naturelles.
Sur la base de son "inconscient structural", concept clef de sa théorie, Lévi-Strauss espère fonder la scientificité pure et définitive des sciences humaines et, pour ce faire, s'attache à les évacuer de toute conscience et partant de toute subjectivité comme si l'une n'allait pas sans l'autre. Mais le projet de Lévi-Strauss, comme nous allons le constater, échoue là-même où il
compte résolument réussir.
La première erreur stratégique de Lévi-Strauss, réside, nous semble-t-il, dans sa confusion entre la position psychanalytique sur la question du sujet de l'inconscient et les idées philosophiques relatives au Moi et à la conscience au point de mettre le tout dans le même sac. Nous avançons pour preuve ce qu'il écrit à propos de la position lacanienne : "Nous n'éprouvons nulle indulgence envers cette imposture qui substituerait la main gauche à la
main droite, pour rendre par dessous la table, à la pire philosophie ce qu'on aurait affirmé lui avoir retiré par dessus, et qui, remplaçant simplement le Moi par l'Autre et glissant une métaphysique du désir sous la logique du concept, retirerait à celle-ci son fondement, car, en mettant à la place du Moi d'une part - un Autre anonyme, d'autre part un désir individualisé sinon il n'est désir de rien, on ne réussirait pas à cacher qu'il suffirait de les recoller l'un à l'autre et de retourner le tout pour reconnaître à l'envers ce Moi dont à grand fracas on aurait proclamé l'abolition" (34).
Reprendre ici l'argumentation psychanalytique concernant l'articulation pertinente et féconde du sujet de l'inconscient à la structure du langage, nous paraît hors de propos (35). Si nous l'avons soulevé, c'est pour indiquer le rejet que rencontrent aussi bien l'inconscient, que le désir qui le constitue, par la théorie de Lévi-Strauss. Refus qui fonde une autre erreur non moins grave et qui a, cette fois-ci, trait de très près à notre réflexion présente focalisée sur la question de la prohibition de l'inceste.
L'emploi réservé par Lévi-Strauss au signe qui est d'être communiqué, recouvre aussi les femmes. Chez lui, les femmes sont traitées comme des signes. L'échange de femmes prend l'allure de l'échange des marchandises, même s'il se révèle fondamental car, pense-t-il, l'échange des femmes constitue le pivot des autres systèmes d'échange. Dans cette perspective sociologique donc, la femme n'est considérée que comme un objet d'échange, un bien communicable.
La femme est un bien échangeable donc, mais elle est aussi, aux yeux de Lévi-Strauss, un stimulant sexuel naturel : "Les femmes, écrit-il, ne sont pas d'abord, un signe de valeur sociale, mais un stimulant naturel ; et le stimulant du seul instinct dont la satisfaction puisse être différée : le seul, par conséquent, pour lequel, dans l'acte d'échange, et par l'aperception de la réciprocité, la transformation puisse s'opérer du stimulant au signe, et, définissant par cette démarche fondamentale le passage de la nature à la culture, s'épanouir en institution" (36).
La femme comme objet communicable et comme objet naturel de l'instinct sexuel, voilà la thèse de Lévi-Strauss qui ne risque pas d'échapper à l'examen critique vigoureux et rigoureux de la psychanalyse. Dans la perspective de celle-ci, distinguer entre la femme comme bien d'échange et la femme comme objet de désir est une nécessité qui s'impose. Ainsi, la question qu'on peut soulever immédiatement est la suivante : qu'en est-il de la question du désir quant au rapport de ce qui est qualifié d'instinct sexuel à un prétendu objet naturel ? "Ce n'est pas l'objet naturel, écrit M. Safouan, qui fait naître le désir, mais c'est, au contraire, le désir qui investit l'objet de sa valeur érotique" (37). Car le désir n'est ni l'instinct ni un quelconque besoin ou une demande particulière, il est de nature inconsciente (38).
Pour reformuler le lien entre la notion de la femme comme objet du désir et la question de la prohibition de l'inceste, M. Safouan dans une perspective lacanienne nous invite à tenir compte de quelques précautions essentielles :
D'abord, il faut distinguer entre deux aspects constitutifs de la culture ; société d'une part et langage de l'autre.
Ensuite, et sur un plan purement psychanalytique, il est à distinguer entre le sentiment de castration ou la castration imaginaire d'un côté et de l'autre la castration symbolique "grâce à laquelle, le désir humain sort de son indétermination comme désir de l'Autre, lequel Autre ne saurait non plus dire quel est son désir " (39).
Avec ces deux distinctions fondamentales, l'auteur, à la suite de J. Lacan nous invite à ne pas rester prisonniers des effets captivants et en même temps superficiels et obscurcissants, du champ de l'imaginaire, et à prendre en considération les effets structurants du langage et de la castration symbolique. Le phénomène de la psychose illustre parfaitement la pertinence de cette double distinction. La question que se pose la psychanalyse à propos du sujet psychotique est celle justement, écrit-il, "de savoir ce qu'il advient de l'être humain quand il n'a rien pour se guider dans la direction de sa vie, sauf les repères imaginaires" (40). Et l'auteur d'ajouter : "Rien, en effet, n'empêche un psychotique latent de se marier, c'est-à-dire, de faire un choix d'objet sexuel conforme à l'ordre symbolique en tant que toute la société en assume la garde. Seulement le mariage le laisserait face à cet objet comme devant quelque chose dont il ne sait littéralement que faire ; aussi bien ce mariage ne sert-il le plus souvent qu'à faire éclater sa folie".
Le psychotique, résigné à être le phallus pour sa mère, est acculé à être le répondant par excellence du désir capricieux de l'Autre. Autre pour lequel fait défaut la place de la métaphore paternelle et par conséquent la fonction phallique qui a des effets médiateurs. Pour le sujet, devoir être le phallus pour la mère implique dans l'ordre symbolique, la forclusion du Nom-du-Père et sur le plan imaginaire, la forclusion de la fonction phallique. Le psychotique se voit ainsi amené à vivre dans une clôture narcissique où il trouve dans son image propre l'objet du désir de l'Autre et du sien propre (41).
Si donc l'aspect à caractère social et positif de l'interdit de l'inceste consiste à donner fille ou sur, son aspect négatif et premier porte avant tout sur la mère en tant qu'Autre primordial pour le sujet. Ce dernier aspect de la prohibition de l'inceste fait que la loi sociale de l'échange s'enracine dans l'événement primordial de la différenciation entre le désir de l'enfant et celui de l'Autre, différenciation qui constitue la forme initiale de l'interdiction.
Dans ce sens, l'interdit de l'inceste n'est pas simplement un artefact culturel, il est ce qui sépare le sujet de la jouissance de l'Autre maternel. Sur la scène de l'inconscient, l'interdit joue au sein même du désir ; "Le désir est la Loi " (42), écrit Safouan. La Loi interdit la pulsion pour précisément ouvrir au désir. Elle interdit de se laisser prendre aux rets de la seule pulsion. "Seule la Loi de l'interdiction de l'inceste, en tant qu'elle fonctionne dans l'inconscient comme loi de castration, détermine l'accès au désir génital ou à l'objet" (43).
Mais elle ne fonctionne ainsi que parce qu'elle est celle du Père Mort pour Freud ou celle du Nom-du-Père d'après la formule de Lacan. Autrement dit, l'interdit de l'inceste de la mère et avec elle, instaure déjà en creux, la place de l'instance paternelle. La castration symbolique implique alors que le manque fondamental de l'Autre et du sujet soit préservé à l'aide de la métaphore paternelle
CONCLUSION
L'essentiel de l'interdit de l'inceste ne réside pas, à notre avis, dans son caractère positif que traduit l'échange social des femmes. Il est fondamentalement l'acte qui sépare le sujet de la jouissance de l'Autre. En opposition aux relations immédiates, le langage, par sa fonction symbolisante, fonde des relations médiates enclenchées par le processus de refoulement originaire : "Avant même l'apprentissage du langage, dit Lacan, il y a dès les premiers rapports de l'enfant avec l'objet maternel, un processus de symbolisation. Dès que l'enfant commence à opposer deux phonèmes, il y a assez avec les quatre éléments introduits : les deux vocables, celui qui les prononce et celui auquel ils s'adressent, pour conduire virtuellement en soi toute la combinatoire d'où va surgir l'organisation du signifiant " (44). Le refoulement originaire assure, chez le sujet, le passage du vécu immédiat à sa symbolisation dans et à travers le langage qui instaure la fonction de la métaphore paternelle. La fonction organisatrice de cette métaphore fait du moment dipien la structure anthropopsychologique minimale en deçà de laquelle pas de sujet et donc pas d'humanité. Ne sommes-nous pas là aux antipodes de la position de Lévi-Strauss qui non seulement minimise la fonction négative et donc séparatrice de l'interdit de l'inceste mais articule ce dernier à un inconscient sans sujet ancré dans le naturel et le biologique ? Pour Lévi-Strauss, il n'y a pour ainsi dire pas de sujet singulier de l'inconscient (45). Pour lui, en effet, les concepts psychanalytiques de l'inconscient, le désir, la pulsion, ne sont que pures élucubrations fantaisistes sans aucune portée explicative. Et s'il existe un domaine d'investigation d'où la psychanalyse peut tirer sa légitimité, ça ne peut être que le champ de la théorie ethnologique de la parenté dont il est le fondateur. Selon lui, l'apport fécond de la psychanalyse n'est pas dans sa démarche basée sur le maniement analytique du transfert mais plutôt dans la position qui lui est réservée dans sa théorie de la parenté comme supplément, plus ou moins fin, des méthodes d'enquête ethnographiques.
Comment dans pareil cas, lors de ses dialogues avec des analystes, peut-il entendre, concernant l'interdit de l'inceste, une autre argumentation psychanalytique que celle conditionnée par la position franchement seconde qu'il réserve au discours analytique au sein de sa théorie de la parenté ? N'est-ce pas pour cette raison qu'il se méfie et rejette les thèses lacaniennes sur ce sujet et réserve un accueil enthousiaste aux idées de Georges Devereux et d'André Green examinées plus haut ? La méfiance à l'égard des thèses lacaniennes n'est-elle pas due au fait que celles-ci poussent la rigueur de l'argumentation analytique jusqu'au fondement même de la théorie sociologique de la parenté ? Les analyses de Safouan en témoignent. D'un autre côté, n'est-ce pas en émoussant le tranchant de la découverte
freudienne que nos deux auteurs aspirent à attirer sur leurs idées l'intérêt bienveillant de Lévi-Strauss ?
Ne retenant de la castration que sa figure rétorsive, et du désir que celle empêtrée dans la rivalité jalousante, aussi bien Devereux que Green n'ont abouti dans leur argumentation, à notre sens, qu'à opposer le désir à la Loi, faisant de celle-ci une simple opération familialo-oedipienne défensive contre un désir névrotiquement coupable.
Contrairement à cette thèse, l'interdit de l'inceste joue au sein même du désir : "Le désir est la Loi" (46), écrit Safouan. La Loi interdit la pulsion pour précisément ouvrir au désir. Elle interdit de se laisser prendre aux rets de la seule pulsion. Méconnaître ce lien intime et fondateur entre le désir et la Loi dans le rapport primitif du sujet à la jouissance de l'Autre, n'a-t-il pas conduit nos deux auteurs, Devereux et Green, à faire jouer à la psychanalyse le rôle de "bouche-trou" psychologique dans le cadre de la théorie de Lévi-Strauss sur la parenté, faisant, de fait, de celle-là et dans un parfait accord avec l'attente
calculée de Lévi-Strauss, une sous-discipline disciplinée de l'anthropologie structurale ?
Résumé :
Situé à la charnière de l'anthropologie structurale et de la psychanalyse, l'interdit de l'inceste est le thème majeur des débats entre ces deux disciplines. Mais si Lévi-Strauss prend comme donnée cet interdit et le met d'emblée, sans pouvoir en expliquer l'origine et le mécanisme, à la base de sa théorie des systèmes de parenté, il nie à la psychanalyse toute possibilité de fonder logiquement un tel interdit, qui en constitue pourtant l'objet par excellence. En est-elle effectivement incapable ? Notre analyse des contributions de quelques psychanalystes (Devereux et Green) qui n'ont pas manqué de participer à ce débat, nous mène à penser que ces auteurs, puisqu'ils ne retiennent de la castration que sa figure rétorsive et du désir que celle empêtrée dans la rivalité jalousante, prêchent par défaut contre le discours psychanalytique.
Opposant ainsi le désir à la Loi et ne faisant de celle-ci qu'une simple défense familialo-dipienne contre un désir coupable, répondant ainsi à l'attente de Lévi-Strauss, les positions de ces analystes ont abouti à faire jouer à la psychanalyse le rôle du bouche-trou psychologique dans la théorie Lévi-straussienne de la parenté.
Notes :
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
* Article publié initialement dans Cliniques Méditerranéennes, 41/42, 1994, pp. 149-166.
1. Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1975, p. 136.
2. Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1969, pp 562-564.
3. Ibid., p. 34.
4. Il s'agit précisément ici de G. Devereux et de A. Green.
5. Lévi-Strauss, op. cit., p. 549.
6. Ibid., p. 552.
7. Ibid., p. 37.
8. Devereux, G., Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1972.
9. Ibid., p. 196.
10. Ibid., p. 184.
11. Ibid., p. 195.
12. Ibid., p. 193.
13. Ibid., p. 190.
14. Ibid., p. 234.
15 Ibid, p. 291.
16. Lévi-Strauss n'a d'ailleurs pas manqué de reconnaître avec justesse une valeur beaucoup plus ethnologique que psychanalytique dans la réflexion de Devereux. La démarche complémenlariste de celui-ci n'a abouti qu'à réconforter le premier dans ses idées de rejet à l'égard de la psychanalyse : "Les psychanalystes, dit-il, firent et font de la très bonne ethnographie [...], c'est le cas aujourd'hui de Georges Devereux. Mais la raison n'est pas dans la valeur intrinsèque des interprétations psychanalytiques ; elle résulte plutôt du fait que la formation psychanalytique invitait à étendre l'enquête ethnographique classique à des secteurs que les ethnologues avaient jusqu'alors négligés". In De Sartre à Foucault (20 ans de grands entretiens dans le Nouvel Observateur), Paris, Hachette, 1984, p. 281.
17. Green A., "Atome de parenté et relations dipiennes". In L'identité (séminaire dirigé par Lévi-Strauss), Paris : PUF, 1977, pp. 81-107.
18. Ibid., p. 101.
19. Ibid., p. 82.
20. Ibid., p. 90.
21. Ibid., p. 90.
22. Ibid., p. 92.
23. Lévi-Strauss, L'identité, op. cit., p. 100.
24. Ibid., p. 100.
25. lbid., p. 101.
26. "Il s'agit, écrit Green, moins pour nous d'introduire ici une dimension psychologique que de relever qu'au niveau le plus élémentaire, on rencontre les effets structurants". In L'identité, op. cit., p. 85.
27. Lévi-Strauss, op. cit., p. 81.
28. À propos des concepts freudiens et particulièrement ceux du désir et de la pulsion, Lévi-Strauss déclare expressément qu'"ils lui inspirent une grande méfiance : ce sont, dit-il, des mots qu'on utilise pour dissimuler l'ignorance des réalités qu'ils recouvrent. Ils relèvent de la connaissance confuse et n'ont aucune valeur d'explication". In De Sartre à Foucault, op. cit., p. 281.
29. Revoir ce que Lévi-Strauss dit à propos de cette réflexion, p. 17.
30, Winnicott, D.W., 1967 : "Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant", In Jeu et réalité ; l'espace potentiel, Paris, Gallimard, 1987, pp.153-162.
31. Lacan, J., 1966. "Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je". In Ecrits, Paris, Seuil, pp. 93-110
32. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 72.
33. Ibid., p. 28.
34. Lévi-Strauss, cité par J.-A. Miller dans sa conférence "S'truc dur", reproduite dans Pas Tant, 8-9, 1985, Toulouse, p. 6.
35. Voir à ce propos deux textes de J. Lacan, regroupés dans Ses Ecrits : "Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse" et "Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient", ainsi que M. Safouan, Structuralisme en psychanalyse, Paris, Seuil, 1968, et E. Roudinesco, "Action d'une métaphore". In La pensée, TI, n°162.
36. Lévi-Strauss, op. cit., p. 73.
37. Safouan, M., Etudes sur l'Oedipe, Paris, Seuil, 1978, p. 117.
38. Roudinesco E., op., cit., p. 54.
39. Safouan, M., op., cit.,, p. 116.
40. Ibid., p. 117.
41. Pour sauvegarder le désir de l'enfant de l'indifférencié et du désorganisé du désir de l'Autre, l'intervention d'une fonction symbolique s'avère nécessaire. Pour M.-C. et E. Ortigues : "cette marque symbolique d'une place vide, signalant sous la forme d'un manque, le primat nécessaire de la médiation, est la définition minimale de l'humanité". In Oedipe africain. Paris,UGE, 10/18, 1973, p. 386.
42. Le structuralisme en psychanalyse, op., cit., p. 22.
43. Ibid., p. 22.
44. Lacan, J., 1957-1958. Le Séminaire, Livre V. Les formations de l'inconscient, Conférence du 22 janvier, Paris, Seuil, 1998.
45. Pour Lévi-Strauss "L'inconscient cesse d'être l'ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire d'une histoire unique, qui fait de chacun de nous un être irremplaçable. Il se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique, spécifiquement humaine, sans doute, mais qui, chez tous les humains, s'exerce selon les mêmes lois ; qui se ramène en fait, à l'ensemble de ces lois". ln Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 224.
46. Safouan M., Le structuralisme en psychanalyse, op. cit., p. 22.
"L'erreur est humaine". L'errance entre névrose et psychose
S'appuyant sur des exemples cliniques, l'auteur examine la question de l'errance dans une perspective de clinique différentielle. Avant d'être un phénomène comportemental, l'errance est d'abord et avant tout, une position subjective consistant à faire fi des conséquences des lois du langage au niveau du discours et donc du lieu social. De ce fait, il propose de rapprocher cette question à la psychose comme structure subjective. Mots-clés : erreur, errance, psychose, névrose, discours, clinique analytique. The author takes some clinical examples to examine the question of wandering in a perspective of differential clinical therapy. Before becoming a behavioural phenomenon, wandering is firstly and above all a subjective position that involves flouting the consequences of the laws of language in terms of discourse and thus of the social locus. As a result, he suggests linking up this question with psychosis as a subjective structure.
Ce sujet [1] qui, par son corps, était là et bien là, était par son discours ailleurs et nulle part. Il circule dans un savoir dont les significations rebondissent aux gré de ses associations qu'il égrène à l'aide d'une voie émoussée par une alcoolémie endémique et au gré des interpellations de l'interlocuteur qui s'efforce d'en suivre la trace. Chaque signification qui s'y pointe a autant de valeur que toutes les autres passées ou à venir. Il est tout autant le bûcheron du Canada, le négociateur de la paix en Irak que le sauveur des enfants de Tchernobyl et pourquoi pas, il en a la certitude en tout cas, le prochain gagnant à la Star Academy malgré ses 50 ans bien tassés, etc.
Il s'agit en effet d'un sujet que je peux qualifier d'errant aussi bien dans son discours que dans ses projets. Et c'est cette dimension de l'errance qui me semble être le trait majeur de sa position psychotique et dont je vais appuyer ici la portée paradigmatique quant à la psychose.
C'est dans un second temps que j'examinerai la question dans une perspective de clinique différentielle. Cette clinique sera envisagée en faisant valoir que l'errance est pour la psychose ce que l'erreur est pour la névrose. Je proposerai alors une argumentation très rapide agrémentée de quelques vignettes cliniques très courtes puisées aussi bien dans la littérature analytique que dans ma propre expérience clinique.
Mais d'abord je pointerai comment une clinique analytique tenant à ne pas être orientée par les repérages proposés par Lacan, produirait, à l'égard de cette dimension précisément, ce que je qualifierais d'un discours analytique co-errant. Errer avec s'entend.
Lacan s'est toujours montré, et il nous a ainsi balisé la voix, soucieux de la cohérence logique du discours analytique. Il s'est toujours questionné, comme il l'a explicitement fait devant son assistance de son séminaire [2] : " Suis-je assez dupe. Suis-je assez dupe, insiste-t-il, pour ne pas errer ? [ ] Est-ce que je colle assez au discours analytique ? Voilà ce qui donne l'orientation : la mathématique du discours du psychanalyste. " Son souci de coller à la logique du discours analytique est ce qui anime l'ensemble de son enseignement qui consistait à traquer cette errance autant chez lui que chez les cliniciens s'inscrivant dans ce discours. Ainsi, dès son " discours de Rome ", Lacan annonce que l'enjeu de son enseignement est d'apporter des réponses à l'errance qui caractérise la mouvance de la psychanalyse après Freud. Ensuite, dans " la psychanalyse et son enseignement " (1957), il dénonce ce qu'il qualifie de " pataugeantes errances " du contre-transfert. Et quelques dix années plus tard, dans son séminaire L'objet de la psychanalyse (1967), il épingle du terme " aberrance " la conception de la fin de l'analyse comme identification à l'analyste.
Ce sont là quelques indications [3] qui pointent le fait que l'errance n'est pas le lot du seul sujet, en l'occurrence psychotique. Cette errance est aussi, voire surtout, celle du psychanalyste qui n'est pas orienté quant à son acte, par une éthique qu'exige un discours proprement analytique.
Malgré les précautions éthiques, la rigueur conceptuelle et la précision clinique qu'apporte l'enseignement de Lacan depuis plus d'un demi-siècle, une certaine clinique analytique actuelle se maintient toujours en deçà. Ce n'est pas qu'elle n'emprunte pas à Lacan quelques outils conceptuels ou indications - ce qui est chose on ne peut plus courante - mais elle le fait de sorte que ces emprunts soient inopérants. J'en veux pour illustration un travail autour de la problématique de l'errance justement. Le premier travail d'envergure jusqu'à présent, sur la problématique sdf, mené par Patrick Declerck [4], psychanalyste de la Société psychanalytique de Paris et portant sur, entre autres, la clinique de sujets sdf.
Ce qui frappe dans ce travail c'est le défaut flagrant au niveau du repérage structural. La question de la psychose chez les sujets sdf n'est d'abord abordée qu'à travers la sémiologie psychiatrique principalement, position qui lui fait effectivement dire que les sujets ne présentant pas de manifestations délirantes ou hallucinatoires franches ne relèveraient pas de la psychose. Non orienté ainsi par les indications précieuses pouvant lui permettre de repérer le sujet dans la structure et de se repérer avec lui dans son acte, l'auteur se trouve doublement égaré :
d'un côté et sur un plan conceptuel, en convoquant un certain nombre, peu pertinent dans ce registre, de notions telles que : un bénéfice secondaire du symptôme qui conduirait le sdf à se complaire dans son état d'exclu ; une fameuse forclusion anale dont s'originerait selon lui la saleté endémique, l'alcoolisation massive et la perte compulsive des papiers d'identité ; un masochisme primaire qui expliquerait sa tendance à rechercher encore plus de misère et plus de souffrance ; une réaction thérapeutique négative, qui signerait sa volonté maligne à refuser toute aide, toute considération et tout soin, etc. Comment ne pas être ramené ainsi à un en deçà de la " question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ". Effectivement ne sachant pas comment repérer le travail de la psychose, surtout là où elle ne donne pas de signes à voir, l'analyste évoque la possibilité que l'état sdf serait une catégorie spécifique, pas de névrose bien sûr mais pas non plus de psychose ;
d'autre part et sur le plan pratique de la cure, ces outils théorico-cliniques, ayant, comme l'on sait, fait leur preuve dans la clinique de la névrose, laissent ici l'analyste désarmé, sans recours devant un matériel clinique qui s'obstine à ne lui dévoiler ni les coordonnés ni la structure. Il se cantonne alors soit à rapporter des données anamnestiques sur tel ou tel sujet, soit à transcrire des pans entiers de monologues des patients enregistrés puis commentés après coup. Dans un cas comme dans l'autre nous restons avec le sentiment que face à l'errance des sujets, l'analyste n'est pas moins co-errant.
Pour tenter de nous repérer un peu mieux avec le sujet dans la structure, commençons par situer la névrose, non pas par rapport à l'errance mais du côté de l'erreur et en expliciter les raisons [5]. Le sujet névrotique, pour se défendre devant le désir de l'Autre et, précisément devant la demande imaginaire de la mère, fait appel au savoir et au sujet supposé à ce savoir qui est le père comme symbole. Le NDP et la signification phallique qui en découle l'arriment au discours du maître qui est celui-là même de l'inconscient. Ce savoir supposé n'est ni total, ni absolu, il est partiel puisque exclusivement sexuel et il est limité puisqu'il concerne le désir de la mère. Le névrosé parie sur le père qui est supposé savoir faire avec le désir de la mère. L'un (le père comme sujet supposé) s'en empare pour que l'autre (le sujet névrosé) s'en pare, si j'ose dire, mais non sans reste. Bien entendu, ce savoir aux yeux de l'hystérique reste insuffisant et son sujet est supposé impuissant et c'est pour ça qu'elle l'aime à l'image de son désir insatisfait. Par ailleurs, aux yeux de l'obsessionnel, ce savoir devient omnipotent, inquisiteur et son sujet est supposé terrible et terrifiant et c'est pour ça qu'il le hait à l'image de son désir impossible. En somme, le sujet névrosé démontre, à travers ses bafouillages paroliers, ses tourner en rond idéiques, ses malaises corporels, ses égarements comportementaux, qu'il y a erreur, non pas sur la fonction du père mais sur son image idéale. Image à soutenir tout en guettant, voire provoquant les marques de son impuissance ou à tuer tout en renvoyant la réalisation de cet acte à un impossible avenir.
Ainsi le névrosé se déplace dans le discours et dans son monde, mais pas sans orientation, pas sans boussole puisque pour lui, en principe, tous les chemins, si j'ose dire, le ramènent à la Rome de son inconscient d'où il part et repart toujours, mais toujours sur la lancée de son erreur.
Je ne trouverai pas mieux, pour illustrer correctement cette dimension de l'erreur qui caractérise le sujet dans la névrose et qui détermine ses errements dans le champ signifiant et dans la réalité qui en est tramée, que d'emprunter à Philippe Bouillot cette vignette clinique. Il s'agit d'un jeune homme d'une vingtaine d'années à qui il " arrivait en effet très souvent de s'installer sur des trains de marchandises stationnés dans quelque gare et de laisser au hasard le choix d'une destination qui l'amena plus d'une fois aux confins de l'Europe à moitié mort de froid. Cette activité était la plupart du temps solitaire, mais pas toujours puisqu'il lui arrivait d'entraîner dans l'aventure un copain ou l'autre. L'exaltation, l'allégement que lui procurait ce vagabondage ferroviaire faisaient pâlir, et c'est un euphémisme, l'intérêt pour ses séances qu'il trouvait bien fades. Il essayait, sans y parvenir, cela va sans dire, de me convaincre du bien énorme que lui faisait cette "liberté" joyeuse comparée à la régularité contraignante et quasi bureaucratique de son analyse. Il voulait y voir une victoire sur les contraintes paternelles trop surmoïques à son goût et un pied de nez au conformisme bourgeois de sa famille. Ne nous attardons que sur la résolution, la disparition complète de ses fugues : c'est avec le plus grand étonnement qu'il accueillit, le jour où je m'en suis moi-même aperçu, l'interprétation qui lui signalait que par une opération simple sur les lettres de son nom de famille on obtenait à la lettre près le mot "cheminot" - l'opération en question n'est pas l'anagramme, mais en a la simplicité. Ce ne serait qu'une curiosité si cette interprétation n'avait pas eu l'effet de lui faire abandonner définitivement cette pratique. Le choc fut grand pour lui de constater que là où il se pensait le plus libre dans son acte, il était le plus dupe, que là où il pensait rompre avec les idéaux familiaux, il était le plus inféodé à une loi qui avait un nom, celui de son père. L'errance était en quelque sorte réglée de manière impeccable à l'insu du sujet, mais cet insu pouvait passer au savoir. La suite du travail l'a en effet éclairé sur l'angoisse que cette fausse liberté et cet allégement trompeur lui permettaient de contourner dans ses rapports aux femmes et dans le conflit qui l'opposait à son père autour d'une dette remontant au grand-père paternel [6]. "
Et le sujet psychotique alors ? Il est celui qui, dans son opération de défense face à la demande imaginaire de l'Autre, ne recours pas au père comme nom et non, ne lui suppose pas de savoir et de savoir faire avec le désir de la mère. Il prend, par conséquent, à sa charge de produire ce savoir et d'en assumer les modalités de redistribution de la jouissance. Ce sujet, ne s'adossant pas à un discours établi, n'est pas dupe de l'inconscient qui le détermine. Le sujet psychotique ne peut se déchiffrer du savoir inconscient qui ne le chiffre pas à défaut du ndp et de la signification phallique qui s'en trouve carrante. Le sujet, du fait de ne pas se laisser duper par le savoir circonscrit et limité du père, se trouve libre des attaches de la chaîne signifiante et du coup, " enfermé dehors [7] ", dans l'infini et l'illimité du hors-discours. " Les non-dupes, dit Lacan, sont ceux ou celles qui se refusent à la capture de l'espace de l'être parlant [8] ". Autrement dit ce sont ceux ou celles qui ne se fient pas aux lois du langage dans l'arrimage des retours de la jouissance dont le sujet se départit du fait de parler. Ils se gardent de se coltiner l'inconscient et en gardent leurs coudées franches.
En voilà un exemple relevant de l'ordinaire de la psychose. C'est le cas de ce jeune homme de 25 ans, hautement et fraîchement diplômé en communication commerciale. Il m'informe qu'il vient juste de refuser une proposition d'un poste de haute responsabilité dans une banque qu'il estime monotone et ennuyeux. Un peu auparavant, il rompt un contrat de travail comme chauffeur livreur dans un périmètre local qu'il trouve trop restreint et donc contraignant quant à l'espace à parcourir, et il quitte ses parents chez qui il était jusque-là hébergé et avec qui ça se passait très bien, pour un périple au cours duquel nos chemins se croisent, à l'occasion d'un bilan de santé.
J'ai voulu en savoir plus, et pendant les quelques rencontres qu'il a bien voulu m'accorder, malgré son envie brûlante de partir au point de faire tressaillir son corps jusqu'à l'agitation et faire emballer son discours jusqu'à l'incompréhension, il m'apprend tranquillement aussi qu'il s'apprête à déserter sa piaule au profit d'un libéré de justice qui, lors d'une rencontre fortuite s'impose chez lui, lui soutirant argent, vêtements objets courants et même son lit. De ceci, il ne s'offusque pas vraiment et préfère laisser tout cela derrière lui. Car il a déjà en tête de partir et il se documente intensément dans ce sens. Il porte tout ce qu'il possède dans un sac qui ne le quitte désormais plus ; quelques vêtements de rechanges, des guides de Paris et de Strasbourg, les deux grandes villes de France pouvant lui donner la possibilité d'un travail dans le transport international, là où le circuit de ses déplacements peut éventuellement s'offrir de larges horizons, et des routes à ne pas en finir, là où la boucle ne se boucle et peut être ouverte à jamais. Et, il ne manque pas de me faire savoir, à mon étonnement, qu'il emporte aussi quelques ouvrages portant sur la question sdf (dont celui évoqué plus haut) qu'il lit et relit attentivement pour bien préparer, me dit-il, son devenir de sdf. Je ne l'ai plus revu. Est-il parti ? Comment et où ? Je suis resté avec mes questions.
Trajectoire tout à fait différente que celle de ce jeune sujet qui ne parvient - faute de ne pouvoir tenir en place ou faute d'avoir une place pour s'y tenir - à terminer ses études supérieures aux beaux-arts qu'à l'aide de nos cogitations qui l'ont conduit à se procurer un camping-car payé grâce à ses petits boulots d'été. Quand il n'est pas à la fac pour les cours, il passe le restant de son temps, de jour comme de nuit, à se déplacer par étapes, d'un lieu à un autre sur les côtes de la région jusqu'à la fin des études et l'obtention de son diplôme. Son souhait après est de pouvoir intégrer les milieux de l'art et de la création, ce qui lui paraît difficile à réaliser dans ces conditions de vie actuelle. Il pense devoir avoir un logement correct et une adresse fixe s'il veut vraiment arriver à ses fins. Et dans sa débrouillardise qui commence à nous devenir coutumière, il m'apprend avoir trouvé un club nautique qui organise des sorties fréquentes et improvisées au large des côtes et des îles avoisinantes. Le sujet parvient ainsi à bricoler une solution lui procurant un équilibre précaire mais salutaire, entre le dedans et le dehors, entre le fermé et le " large " et ainsi à se préserver une marge de manuvre lui autorisant une stabilité tout en le préservant d'une fixité le ramenant peut être à la jouissance de l'Autre.
Revenons maintenant à notre sujet évoqué au tout début de ce texte pour reconsidérer avec lui, à l'instar du cas précédent, cette question d'une solution possible pouvant produire une certaine stabilisation dans le discours errant qui l'anime. Au milieu de cet ensemble de significations à valeur égale qu'il produit, une signification semble se distinguer dans le lot et prendre une place privilégiée, non pas en position de la signification phallique qui, comme dans la névrose, ordonnerait et orienterait l'ensemble des significations, mais en position d'une signification qui, du fait de son poids réel, surclasserait les autres qui ne lui sont pas articulées et encore moins subordonnées.
Cette signification prévalante est celle en rapport avec son vécu traumatique face au réel de l'étranglement par une cordelette de son enfant qu'il chérissait plus que tout. Cet événement trace dans son existence, dit-il, une ligne de partage entre un avant et un après :
un avant où la destruction de l'autre et l'autodestruction s'entrelaçaient dans un même corps emporté dans un tourbillon de passages à l'acte psychopathiques. " Dès que j'ai commencé à marcher, c'est parti " dit-il, en guise de localisation des débuts de ses passages à l'acte agressifs ;
un après où le sujet, dans une configuration paranoïaque, se considère d'une part, visé par d'éventuelles attaques éminentes par ceux qui veulent sa mort du fait du savoir politique important en sa possession, et d'autre part, chargé de la mission de sauver les enfants de Tchernobyl, mission ordonnée et serinée par la demande persistante de la vieille dame de ses pensées.
Peut-on parler ici d'un début de construction d'une métaphore délirante lui permettant le transvasement de sa culpabilité dans la figure d'un père sauveur des enfants victimes, voire pacificateur des adultes bagarreurs de ce monde ? Du point où il se trouve souvent, c'est-à-dire assis sur un tabouret, adossé à un comptoir de bar savourant verre après verre, il lance, de sa position d'errant immobile, les tentacules de sa pensée pour tenter de transformer quelque peu le monde errant de la jouissance en une jouissance régulée et pacifiée dans le monde. Ne serait-il pas là, une des éventuelles solutions qui semblent pointées par notre sujet sur un mode paranoïaque ?
Notes :
* Article publié initialement dans Cliniques Méditerranéennes, n° 72, 2005, p. 81 à 88.
[1] Présentation de malade conduite par R. Cassin dans le cadre du cycle de formation 2004, organisé par l'antenne clinique de l'institut du champ freudien, Brest-Quimper.
[2] J. Lacan, Le séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, séance du 20 novembre 1973, inédit.
[3] Indications relatées par Guy de Villers dans son article "L'errance psychotique", Quarto, 80/81, p. 59-60.
[4] P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Plon, 2001.
[5] Dans une large partie de cette réflexion, nous avons été guidé par le travail très éclairant de Contardo Calligaris, Pour une clinique différentielle des psychoses, Paris, Point hors ligne, 1991.
[6] P. Bouillot, "L'errance subjective", Quarto, 80/81, p. 65.
[7] L'expression est de Solal Rabinovitch, La forclusion. Enfermés dehors, Toulouse, érès, 1998.
[8] Lacan, Le séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, séance du 13 novembre 1973, inédit.
BIBLIOGRAPHIE
· Bouillot, P. 2004. "L'errance subjective", Quarto, 80/81, p. 64-66.
· Calligaris, C. 1991. Pour une clinique différentielle des psychoses, Paris, Point hors ligne.
· De Villers, G. 2004. "L'errance psychotique", Quarto, 80/81, p. 56-60.
· Declerck, P. 2001. Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon.
· Lacan, J. 1973-1974. Le séminaire, Livre XXI. Les non-dupes errent, séance du 20 novembre 1973, inédit.
· Rabinovitch, S. 1998. La forclusion. Enfermés dehors, Toulouse, érès.
Etats limites et discours psychanalytique (0. Kernberg et la question de l'inanalysabilité des patients dits cas limites)*
Le transfert y est manié au niveau du seul registre de la conflictualité dipienne où l'identification au moi de l'analyste devient le seul repère dans la direction de la cure.
L'archaïsme supposé des mécanismes défensifs du moi dit limite ainsi que sa prétendue inanalysabilité ne se conjuguent-ils pas pour mettre à l'abri de la tâche analysante la résistance insoupçonnée mais toujours agissante de l'analyste? L'exemple de Kernberg ici largement analysé nous en dira long.
Rappelons, dans ce point introductif, l'idée la plus communément admise actuellement selon laquelle la catégorie d'état limite ne se classe ni dans la névrose, ni dans la psychose, ni non plus dans la normalité. Ce qui la situe essentiellement par exclusion.
Sur le plan de l'observation clinique, on a relevé auprès des patients dits cas limites une réactivité traumatique marquée d'épisodes de type dit anaclitique. Parmi les modes d'expression clinique de cette réactivité, on a noté la somatisation et les passages à l'acte. On a noté aussi que ces patients sont très peu assurés quant à leur identité et qu'ils présentent une instabilité dans leurs relations... Et on continue toujours à noter les signes de tels états dont le caractère intarissable est "comme le foie de Toinette en réponse aux symptômes multiples de son maître".
Ce sont plus particulièrement les praticiens analystes qui se sont employés non seulement à isoler cette entité clinique, mais surtout à lui garantir les bases théoriques et pratiques jugées nécessaires pour sa constitution, sa singularisation et son traitement.
C'est donc à partir de leur propre pratique analytique qu'un certain nombre d'analystes ont cru pouvoir dégager, pour l'entité limite, des formes d'organisation du moi permettant de dépasser l'étape de la psychose sans pour autant atteindre celle de la névrose. Ils sont ainsi unanimement d'accord sur la fragilité et la faiblesse du moi chez le cas limite, sur l'insuffisance de son surmoi et sur l'archaïsme de son idéal du moi, etc. Par conséquent, déni, clivage et identification projective sont élus, pour cette catégorie, en tant que principaux mécanismes de défense qu'il faut combattre psychanalytiquement ou psychothérapeutiquement, c'est selon.
Déjà, peu après la mort de Freud, remarque J.-C. Maleval (l), un nombre considérable de psychanalystes se mettent à constater, d'une part, qu'un genre de patients d'une pathologie particulière, non familière jusque-là, s'accroît remarquablement, et d'autre part, que la cure analytique, telle quelle, ne peut être valable pour ce type de patients qui rechignent à s'y adapter. Depuis lors, de nouveaux syndromes se mettent à proliférer devant le regard des analystes qui se dépêchent d'ailleurs de les mettre sur le compte de ce qu'ils supposent être le développement théorique et le raffinement technique de la cure analytique. Ils finissent ainsi, tout bonnement, par être convaincus que c'est bien la pathologie qui s'est modifiée et que ce sont bien de nouvelles générations de patients, jadis mal connus, qui émergent, sans toutefois soupçonner les déviations tant théoriques que techniques que se voit subir l'expérience analytique.
M. Safouan note, avec justesse, que les analystes postfreudiens, à la suite d'Abraham, se sont embarqués dans la tâche qui consiste à ordonner les entités cliniques sur la base d'une sérialisation purement psychogénétique. Cela fait que, pour ces psychanalystes, chaque entité est automatiquement référée et expliquée par une étape déterminée dans le développement libidinal à laquelle elle est supposée correspondre.
Cette approche consiste à situer les niveaux de la psychopathologie selon les étapes du développement libidinal, et donc selon les degrés de maturité du moi et de la supposée réalité
des relations d'objet. L'ensemble de la pathologie se trouve, de ce fait, ramené à des niveaux d'intégration du moi dont les degrés de force et de faiblesse constituent les principales échelles de diagnostic, de pronostic et de traitement. C'est ainsi qu'augmentent les décisions de contre-indication de l'analyse à mesure que s'affirme et s'implante la psychologie de l'ego comme base théorique et comme modèle clinique chez les psychanalystes. "Cette orientation, écrit Safouan, est devenue pour beaucoup d'analystes, un principe qui détermine leur façon d'aborder les données cliniques. A l'heure actuelle, ce principe est explicitement revendiqué par les analystes américains qui tentent de définir les états dits borderline, notamment Kernberg" (2). C'est donc l'ample travail d'O. Kernberg, chef de file incontesté de cette orientation, qui fera l'objet de notre réflexion présente. Nous y examinerons aussi bien les modifications techniques apportées à la cure analytique pour le traitement de cette catégorie nosographique, que les arguments métapsychologiques et théoriques qui justifient ces modifications.
Nous allons donc essayer, à mesure que se déploie notre réflexion, d'examiner chez Kernberg une importante question qui nous a singulièrement intéressé quant au rapport de la catégorie dite limite au discours psychanalytique. Cette question concerne plus particulièrement les raisons de la prétendue inanalysabilité des patients dits limites. Cette inanalysabilité avancée incombe-t-elle justement à cette organisation subjective particulière desdits états ou revient-elle plutôt et effectivement au maniement psychologisant de la cure analytique ?
La psychologie du moi et de la relation d'objet comme cadre théorique aux mécanismes du moi dit "limite"
Pour Kernberg, le clivage, l'idéalisation, l'identification projective, le déni, l'omnipotence et la dévalorisation qui constituent les mécanismes spécifiques du moi limite ne manquent pas d'agir défavorablement sur la relation d'objet. Le type de cette relation d'objet dont fait montre le patient limite en est profondément et pathologiquement marqué.
La relation avec l'objet clivé explique, selon Kernberg, la superficialité des relations entretenues par les patients limites et leur incapacité à développer sollicitude et compassion à
l'égard d'autrui, ni aucun sentiment de deuil et de culpabilité en leur absence. Cette incapacité de réparer l'objet prouve, aux yeux de l'auteur, l'existence chez le patient limite d'un handicap majeur dans l'utilisation intériorisée de l'expérience.
Chez un patient névrotique, l'importance de l'action du refoulement constitue une preuve importante pour l'indication de l'analyse, mais comme dans l'organisation limite c'est le clivage qui est déterminant et non pas le refoulement, il ne peut s'agir dans ce cas, nous dit Kernberg, d'analysabilité ni d'indication de l'analyse aux patients limites : "Les deux termes qu'on utilise le plus souvent pour désigner chez les patients les altérations structurelles du moi qui posent la question des limites de l'efficacité de la psychanalyse sont la "déformation du moi" et la "faiblesse du moi"" (3). Ainsi, l'inanalysabilité des patients dits limites revient, selon Kernberg, à cette faiblesse du moi, à la relation d'objet pathologique et à leurs conséquences pratiques qui peuvent se résumer dans la tendance à développer une psychose de transfert et à provoquer des passages à l'acte.
Mais avant de nous lancer dans l'analyse des raisons de ce que Kernberg appelle l'inanalysabilité des cas limites et des modifications techniques qu'il invente pour le traitement de ce genre de patients, nous préférons nous arrêter un instant pour examiner, quoique brièvement, les bases théoriques qui fondent aussi bien sa position théorique que ses "innovations" pratiques, en particulier autour du maniement du transfert dans ses psychothérapies dites interprétatives et dans la cure analytique.
Pour Kernberg, le moi précoce doit, d'une manière générale, accomplir deux tâches essentielles qui se succèdent très rapidement : si la première tâche concerne la différenciation entre images de soi et images d'objet, la seconde, en revanche, garantit l'intégration des images de soi et d'objet d'origine libidinale et d'origine agressive. Et c'est à travers cette conception que l'auteur aborde la pathologie de la constitution de la relation d'objet dans l'organisation limite.
Le moi limite, selon Kernberg, réussit la première tâche, ce qui le distingue du moi psychotique, mais échoue à la seconde, essentiellement à cause de la prédominance pathologique de l'agressivité prégénitale qui empêche la réalisation d'une synthèse des images de soi et d'objet. "Un tel manque d'intégration provient, précise-t-il, d'une prédominance pathologique des images de soi et d'objet d'origine agressive et d'un manque conjoint d'établissement d'un noyau suffisamment fort autour de la bonne image soi-objet fusionnelle initiale" (4).
Ainsi, l'analyse de l'organisation dite limite de la personnalité à laquelle procède Kernberg, se réfère, d'une part, à la psychologie du moi telle qu'elle a été développée par Hartman, et d'autre part, à l'examen des relations d'objet envisagé dans la perspective kleinienne.
Mais alors, même si chez M. Klein l'objet est réifié et qualifié de bon ou de mauvais, il ne tire sa valeur que du fait qu'il est un objet essentiellement fantasmé. Tandis que pour Kernberg, qui reste sur cette question en deçà de l'esprit du kleinisme, il s'agit de l'objet réel et objectivé, par conséquent, la réalité de l'objet prend chez lui le pas sur l'activité fantasmatique.
Dans cette conception, l'objet dans sa réalité concrète a une valeur fondatrice dans la genèse du moi qui est en même temps pris pour le sujet de l'inconscient. Cette thèse du rôle structurant pour le sujet de l'objet réel se traduit par l'insistance de Kernberg et des autres tenants de cette hypothèse, sur l'importance de la permanence de l'objet qui est en grande partie responsable de l'aménagement du moi qui l'investit et le perçoit dans sa présence et l'halluciné dans son absence.
Pour cette conception, l'objet de la pulsion est bel et bien réel, il existe réellement dans le monde extérieur et en dehors de l'organisme. Le sein par exemple est l'objet externe de la pulsion orale et on peut parler de la perte d'objet dès lors que l'enfant est capable de se représenter la personne à laquelle appartient le sein.
N'est-ce pas là l'erreur fondamentale d'une telle conception ? Comment peut-il y avoir des objets adéquats à la pulsion, puisque aucun ne peut lui garantir la satisfaction totale ?
De tous les objets, la pulsion se contente de faire le tour, puisque pour elle aucun objet n'a de valeur fondamentale. Au contraire, ce qui est fondamental et structurant c'est le manque d'objet. Le rapport du sujet à l'objet est fondé sur une béance. L'objet est éternellement perdu, toujours manqué, absolument manquant. C'est le rapport primordial au langage qui fait que pour le sujet, dans sa relation à l'Autre, il y a ratage car la parole inaugure un manque radical.
On ne peut donc saisir la relation du sujet à l'Autre qu'en termes de manque car, fondamentalement, il y a inadéquation radicale entre sujet et objet, entre objet et pulsion. Il n'y a que des objets partiels : seins, fèces, regard, voix, rien. Et si l'objet se rencontre sur la voie de la répétition, c'est bien parce qu'il y a des objets substitutifs. Puisqu'il n'y a pas d'objets adéquats, il ne peut non plus y avoir que réalisation métaphorique du désir. Le désir du sujet est conditionné par la marque du manque dans l'Autre, lequel Autre est nécessairement marqué par une perte. C'est cette relation au manque d'objet de l'Autre et dans l'Autre qui est pour le sujet signifiante et structurante. La mère, dit Lacan, "a cette jouissance qu'elle n'est pas toute, c'est-à-dire qui la fait quelque part absente d'elle-
même, absente en tant que sujet, elle trouvera le bouchon de ce "a" que sera son enfant" (5).
Inanalysabilité de "l'état limite" ou résistance de
l'analyste?
Comment alors ce réalisme foncièrement objectivant qui cadre l'objet de la psychanalyse et comment cette consécration du moi comme structure fondamentale dans la constitution du
sujet ne peuvent-ils pas avoir des retombées fâcheuses aussi bien sur les considérations psychopathologiques et métapsychologiques que sur le maniement de la cure ? Ne pouvons-
nous pas, d'ores et déjà, nous demander si ces considérations théoriques sur le moi et la relation d'objet, à travers l'orientation particulièrement "réaliste" qu'elles imposent à la cure,
sont pour une grande part responsables de ces inventions inflationnistes de catégories pathologiques et de mécanismes de défenses moiiques corollaires ?
Pour Kernberg, avons-nous déjà dit, la faiblesse du moi limite est due à l'action très active, à l'intérieur de ce moi, des opérations défensives primitives qui non seulement sont à l'origine de cette faiblesse mais aussi la maintiennent et la réactualisent. Les conflits et les défenses précoces chez les patients limites ne sont pas refoulés mais plutôt maintenus clivés et dissociés au niveau conscient. Selon Kernberg, cela non seulement empêche, lors du traitement, le moi de prendre conscience des conflits et de leurs solutions proposées, mais en
plus provoque, dans ce moi, une tendance accrue à l'acting-out.
Découle donc de cette position que, si pour certains cas limites un traitement psychanalytique est possible, il n'en va pas de même pour la grande majorité des patients dits limites. Pour ceux-ci Kernberg propose une modalité psychothérapeutique qu'il situe volontiers entre la cure psychanalytique classique et ce qu'il appelle la psychothérapie de soutien. Selon lui cette modalité psychothérapeutique de choix qu'il propose aux patients limites doit comporter des modifications importantes dans la technique de la cure analytique classique.
Dans cette thérapie qualifiée par lui d'interprétante, "il faut, dit-il, consacrer un travail important d'interprétation de ces opérations défensives qui reflètent le transfert négatif et qui
contribuent directement ou indirectement à maintenir la faiblesse du moi" (6).
Voici quelques éléments techniques essentiels que doit mettre en uvre, selon Kernberg, la psychothérapie interprétante pour venir à bout de la pathologie limite :
-"L'élaboration systématique du transfert négatif manifeste et latent" (7) par le thérapeute. Celui-ci doit être au courant de ce que fait le patient en dehors des séances et doit s'intéresser
aussi à la manière dont celui-ci utilise le matériel thérapeutique à l'extérieur du cabinet du thérapeute et cela, pense-t-il, pour mieux évaluer le développement du moi observateur du
patient et de l'alliance thérapeutique.
-La concentration particulière et d'une manière sélective sur toutes les manifestations, à l'intérieur ou à l'extérieur de la thérapie, de la faiblesse du moi et la diminution de l'épreuve
de réalité ainsi que sur toutes les opérations défensives qui en sont les causes. Pour ce faire, l'interprétation de ces opérations quand elles apparaissent dans le transfert négatif et la confrontation des patients limites à ces opérations s'avèrent, pour Kernberg, nécessaires. Dans ce sens, il pense qu'on "doit formuler ces interprétations de telle sorte que simultanément et systématiquement on puisse explorer la manière dont le patient déforme l'intervention de l'analyste et clarifier la manière dont il déforme la réalité présente en particulier ses perceptions de la séance (...)" (8).
-Il faut bloquer les acting-out du transfert aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de la thérapie. À l'intérieur, le recours à des mesures très actives est nécessaire. À l'extérieur, l'utilisation quasi systématique d'un hôpital ou d'un centre de soins et d'hébergement s'avère, estime Kernberg, très bénéfique et efficace.
Ainsi, l'objectif essentiel de cette thérapie interprétante est l'unification des éléments clivés et dissociés aussi bien de l'image de soi du patient que de ses représentations d'autrui. "L'intégration du soi et des objets et aussi de l'ensemble des relations d'objet internalisées, constitue le but stratégique majeur du traitement" (9). "Renforcer le moi, écrit-il encore, est l'objectif toujours présent de cette thérapie interprétante d'inspiration analytique" (10).
Mais est-ce là vraiment une innovation technique nécessaire, appelée à résoudre ce qui est resté insoluble par et pour la cure analytique, où est-ce là simplement la manifestation mille fois grossie de l'abâtardissement de la clinique analytique sous l'effet de l'idéologie du renforcement du moi an détriment de la réalisation du sujet ?
Avant de risquer une réponse à notre question, nous avons estimé éclairant d'étayer notre réflexion à l'aide d'éléments cliniques de deux patientes de Kernberg: l'une, suivie en "psychothérapie interprétante" parce que présumée cas limite, l'autre, névrosée, traitée car une cure analytique.
Cas clinique l
Célibataire, la quarantaine, cette femme entreprend une psychothérapie pendant son hospitalisation pour alcoolisme et toxicomanie et la poursuit à sa sortie. À cette période de la thérapie, Kernberg fait deux constatations concernant le comportement de la patiente qui, d'une part, est devenue "correctement adaptée dans son travail et dans la vie quotidienne", mais, d'autre part, a eu des relations masochistes avec des hommes qui l'exploitaient.
Quant à la thérapie, l'auteur constate, on ne sait d'ailleurs comment, que celle-ci "avait un aspect superficiel". Il va par conséquent jusqu'à dire à la patiente qu'à son égard elle "maintenait un climat d'amitié conventionnelle, [qu'] un sentiment diffus de "vide" semblait cacher une forte suspicion".
Mais, malgré le vigoureux refus par la patiente de telles interventions -ce que l'auteur s'empresse de mettre sur le compte de son déni -, elle ne manque pas d'en subir les conséquences : "Après plusieurs mois de totale abstinence, écrit le thérapeute, elle but, se déprima, eut des idées de suicide et dut être hospitalisée."
Dès la reprise de la thérapie à sa sortie, le thérapeute la poussa à trouver absolument "la cause affective ou transférentielle de ce nouvel épisode alcoolique". Et devant le retranchement de la patiente, Kernberg ne manque pas de trouver là l'illustration éclatante du déni chez la patiente, puisqu'elle "ne sentait plus aucun lien avec cette partie d'elle-même".
Le thérapeute, désormais convaincu de l'action chez sa patiente dite limite des mécanismes de clivage, de déni, s'autorise à augmenter les doses de ses injections interprétantes:
"Ce fut, pense-t-il, le début pour le thérapeute d'un long effort de plusieurs mois pour faire le rapprochement entre l'attitude habituelle "amicale", "vide" mais distante de la patiente, et
l'émergence des affects lors de l'épisode alcoolique ainsi que ses efforts pour cacher cet épisode au thérapeute." Et Kernberg de continuer: "Après deux nouveaux épisodes identiques, à quelques mois d'intervalle, entre lesquels la conduite semblait adaptée et le fonctionnement satisfaisant, il devint enfin évident qu'elle ressentait le thérapeute comme un père froid, distant, hostile, qui refusait de la protéger d'une mère encore plus rejetante et agressive. C'est alors que la patiente expliqua à son thérapeute avec une profonde émotion comment, une fois dans son enfance, sa mère qui ne voulait pas que ses activités professionnelles puissent être perturbées, l'avait abandonnée à la maison alors qu'elle souffrait de ce qui par la suite se révéla être une maladie grave et dangereuse. La patiente avait le sentiment que si elle exprimait au père-psychothérapeute combien elle avait réellement besoin de lui et combien elle l'aimait, elle risquerait de le détruire du fait de l'intensité de sa colère provoquée par une si grande et si longue frustration. La seule solution était de conserver ce qu'elle estimait être la meilleure relation possible avec le thérapeute, une amitié distante, tout en clivant sa recherche d'amour, sa soumission à des représentants paternels sadiques dans une soumission masochique à des hommes qui ne l'aimaient pas, et la protestation contre ce père lors des épisodes alcooliques où les affects de rage et de dépression étaient totalement dissociés à la fois du thérapeute et de ses partenaires. Les efforts pour amener tout ce matériel dans le transfert augmentèrent considérablement l'angoisse de la patiente ; elle devint encore plus méfiante et en colère à l'égard du thérapeute, reprit son ancienne habitude d'excès de boisson, associée à des fréquentations chaotiques et tous les efforts pour traiter cet acting-out par des moyens uniquement psychothérapeutiques échouèrent. On prit la décision de la réhospitaliser. D faut noter que, en surface, il semblait que la patiente avait été tout à fait bien au début de la psychothérapie et que maintenant elle semblait très perturbée. Néanmoins, le psychothérapeute avait la conviction que pour la première fois il s'occupait d'une personne "réelle", il souhaitait poursuivre la psychothérapie en même temps que l'hospitalisation, tant
qu'elle serait nécessaire, ce qui pourrait lui permettre finalement de dépasser ce type de transfert fondamental et stable qu'on vient de souligner" (11).
Tout de suite après, Kernberg précise que ce "cas illustre l'extrême prédominance du mécanisme de clivage". C'est-à- dire qu'à son avis, ce mécanisme maintient les deux aspects
conflictuels du moi séparés et pousse la patiente à se défendre contre l'émergence d'un transfert négatif. Ce qui explique pour l'auteur l'aspect remarquablement superficiel de la thérapie et explique aussi le fait que la patiente ne peut pas établir avec son thérapeute une alliance thérapeutique. Pour rétablir cette alliance, estime-t-il, il faut que le thérapeute insiste sur l'interprétation "de la participation active de la patiente à rester compartimentée".
Mais ce que Kernberg refuse de voir, c'est le fait que c'est seulement et toujours le patient qui paie les frais de l'interventionnisme interprétatif du thérapeute. N'est-ce pas au prix de la dépression, des rechutes et des décompensations confusionnelles de la patiente que sont payés les efforts insoupçonnés du thérapeute? Pourtant, au fur et à mesure que la patiente est désarmée et dépossédée par les interventions du thérapeute de toute capacité de réaction sinon de son être tout court, celui-là n'en demeure pas moins convaincu qu'à ce moment-là seulement il se trouve en face d'une personne réelle.
Mais supposons que le déni et le clivage, mécanismes que le thérapeute ne cesse de marteler à l'aide de ses interventions fracassantes, sont effectivement caractéristiques de l'organisation dite limite, pourquoi alors nous trouvons-nous, chez l'auteur, encore devant le même type d'interventionnisme agressif même quand il s'agit d'une cure analytique et avec des patients non limites ?
Dans le cas précédent comme dans l'exemple ci-après, le moins qu'on puisse dire est que les explications et les interprétations de l'analyste, en vue de combattre les résistances des patients, sont toujours considérées absolument salvatrices parce que jugées nécessairement pertinentes. Il n'y a d'ailleurs chez l'analyste, tout comme il ne doit y avoir chez le patient, aucune doute concernant leur véracité et leur justesse. Du point de vue de l'analyste en effet, si résistance il y a, elle est à chercher du côté du seul patient. Résistance qui prend la forme des mécanismes défensifs, primitifs ou pas, mais qui empêchent le patient d'accepter les implacables interprétations de l'analyste.
Si dans les cas limites cette résistance est épinglée sous les termes de déni, clivage..., chez les patients névrosés aussi.' Ce qui ne cesse de résister aux interprétations de l'analyste, entravant donc le progrès analytique, se matérialise, pour Kernberg, dans leurs défenses narcissiques qu'il faut combattre et démolir "analytiquement" dans les interprétations du transfert.
Interprétations qui, comme nous allons le voir avec l'exemple suivant, ne sont, en fin de compte, que des constructions explicatives savamment échafaudées à l'image de la construction paranoïde du moi de l'analyste.
Cas clinique 2
Voici, à présent, le contenu (12) d'une cure analytique menée par l'auteur avec une patiente hystérique qui était, écrit-il, "convaincue, quoique ce fût profondément refoulé, que dans ce qu'elle considérait comme un corps et un sexe laids et disharmonieux, il y avait le corps et le sexe d'une femme unique, extrêmement belle devant laquelle les hommes se devaient de présenter leurs hommages". Pour donner une raison à cette constatation, l'auteur pense qu'à un niveau plus profond la patiente "se vivait en fantasme comme la femme qui pourrait parvenir à une relation parfaite avec un "père-mari-fils" grand et idéal".
Mais comme l'analyste, à travers sa conception qui ramène le transfert à une sorte de conflit fantasmatique dans une relation duelle, ne peut qu'immédiatement et totalement se substituer lui-même à son illusoire "père-mari-fils-grand-et-idéal", il explique immédiatement à la patiente "qu'elle voulait bien donner son amour au père-analyste si en retour celui-ci se conformait à cette image parfaite qu'elle avait d'elle-même en l'admirant et ne doutant jamais de sa perfection et de son intégrité". La patiente, comme on peut s'y attendre, refusa ces interprétations déplacées et agressives. Mais au lieu de reconsidérer son interventionnisme mal placé, l'auteur ramène le refus de ses interprétations par la patiente aux défenses narcissiques de celle-ci.
"La patiente, dit-il, sentait que les interprétations de l'analyste menaçaient cette image d'elle-même, représentaient une grave atteinte contre son estime de soi et étaient une critique destructrice." N'empêche qu'effectivement il s'agissait d'une critique qui "entraînait une dépression très intense", reconnaît l'auteur. Toutefois, l'analyste persiste aveuglément à mettre le rejet de ses interprétations sur le compte des défenses narcissiques de la patiente. "Lorsqu'on lui fit remarquer, insiste encore Kernberg, son attitude hautaine et désobligeante à
l'égard de l'analyste, elle se mit en colère et se déprima. Elle ressentit alors l'analyste comme une image paternelle narcissique et grandiose et seulement préoccupé de soi." Ce en quoi la patiente n'a d'ailleurs pas tort.
Mais au lieu de repérer cette vérité que lui révèle la patiente sur son attitude anti-analytique, l'auteur, de sa position de maître, entreprend de chercher une explication dans l'enfance de la patiente. "Sa réaction, dit-il, représentait en partie la manière dont elle avait réellement ressenti son père au cours de son enfance au plus fort de son conflit dipien. Déçue par ce qu'elle percevait comme des attaques du père-analyste, elle se sentait alors perdue et rejetée par ce père idéalisé, et en fantasme vaincue par les autres mères-femmes idéalisées, dans la compétition pour détenir le père."
Enfin, notre analyste, ce qui d'ailleurs ne nous paraît pas étonnant, voit dans la déception de la patiente, dans ses dépressions répétitives, dans ses sentiments d'être perdue et rejetée un développement complet d'un transfert dipien, ce dont il ne manque pas de se féliciter.
En somme, à s'imposer ainsi, lors des cures, avec un moi on ne peut plus mégalomaniaque, l'analyste n'aboutit chaque fois, en fin de compte, qu'à démettre les patients de leur désir d'analyse, désir qu'ils tentent de soutenir et préserver vainement.
Qu'il s'agisse alors du traitement psychothérapeutique d'un patient dit cas limite ou d'une cure analytique avec une patiente hystérique, la conception théorique et les procédés pratiques de Kernberg concernant le maniement du transfert restent tout à fait les mêmes. Il en résulte donc que les difficultés, sinon l'impossibilité des cures analytiques qu'on impute à une prétendue pathologie spécifique des patients limites, reviennent en fait aux résistances des analystes à reconsidérer l'éthique de leur clinique. Les fragments cliniques exposés ci-dessus nous montrent exemplairement comment l'analyste, avec une insistance désarmante, impute au patient et en toute circonstance, sa propre résistance (13).
Conclusion
Le registre de la conflictualité dipienne reste, comme nous venons de le voir, le seul registre, chez Kernberg et les autres tenants de sa tendance, à travers lequel le transfert est conceptualisé et manié. L'insistance, au détriment de la dimension du fantasme et de la vérité du désir, sur des phénomènes comme les relations d'objet pathologiques et les degrés de faiblesse du moi, entraîne immanquablement les cures analytiques sur une pente purement éducative, adaptative et médicalisante sans grand rapport avec la visée psychanalytique.
Ainsi, le terme d'inanalysabilité est forgé et imposé par le développement hypertrophique de la psychologie du moi et de son cortège notionnel promouvant les idéaux de l'adaptabilité et de l'autonomie croisés à la soumission au surmoi de l'analyste. Pour que puisse s'établir, dit-on, une alliance thérapeutique, cela suppose l'existence chez le patient d'une sphère du moi autonome et libre de conflits à travers laquelle il peut s'auto-observer et observer raisonnablement l'analyste et la réalité ambiante. Et c'est seulement à partir de ce mode d'appréhension de soi et de la réalité - ce qui d'ailleurs ne peut que faire défaut chez ces patients arrogants, en raison des facteurs schizoïdes clivant profondément leur moi que l'analyste procède à l'analyse des fluctuations du transfert conçus comme unilatéralement inhérentes au vécu pathologique du patient.
La promotion psychologique du degré de force et de faiblesse du moi, institué comme élément principal au fondement d'une conception théorique, d'un abord métapsychologique et partant du maniement de la cure analytique, ne parvient qu'à ravaler la division primordiale du sujet à une pathologie de l'instance moïque.
L'hégémonie de la psychologie du moi dans le discours psychanalytique n'a fait que déplacer le questionnement fécond et opérationnel du côté du transfert et de la résistance de l'analyste vers le repérage stérile et stérilisant des fonctionnements et des facettes pathologiques du moi. A partir de cette méprise, le moi est substitué au sujet de l'inconscient et l'acte analytique est ouvertement défini comme une rencontre entre deux egos ou, au mieux, une relation entre deux personnes. Dans ce cadre-là, il apparaît clairement que la place d'où fonctionne le psychanalyste ne peut être que purement imaginaire. Autrement dit, l'analyste est condamné à remplir une fonction parentale et réparatrice. De cette position qui est aussi la sienne, Bergeret nous donne une illustration on ne peut plus éclatante en disant que "les états limites sont des patients qui nous mettent tout particulièrement en difficulté parce que nous nous sentons en porte-à-faux devant leur situation : d'un côté, il ne nous est pas possible de nous placer avec eux dans le transfert comme un substitut de parent génitalisé, ce qui nous réconforte narcissiquement (et nous excite sexuellement) lors des cures des névrosés ; (...) d'un autre côté, il ne nous est pas non plus possible de nous présenter aux états limites comme un "paient de psychotique", ce qui serait également bien gratifiant pour nous" (14).
Persister ainsi à ne considérer l'objet du désir que dans ses manifestations réalistes, internes ou externes, bonnes ou mauvaises, puis se limiter à prendre place parmi ce fatras d'objets en tant que simple représentant parental aimé ou haï' conduisent l'analyste à ramener la psychanalyse à sa préhistoire ; celle d'avant la découverte du fantasme.
Mais à quoi donc peut aboutir l'analyste, en uvrant ainsi, sinon à faire se démettre l'inconscient? Car procéder ainsi, c'est ramener "l'Autre scène sur la rampe de la réalité, l'analyste demeurant en coulisse pour prodiguer des conseils pacifiants et souffler à l'analysant le rôle de l'adaptation" (15).
Dans ce sens, le ravalement de la tâche analytique à une psychologie du moi n'est pas sans donner une orientation psychologisante aux conditions cliniques de la cure : l'analyste, de
sa place de support du transfert, se considère comme étant l'objet réel de ce transfert et se sent directement visé. Ne lui restant comme moyen technique que son moi à avancer sur l'échiquier de la relation analytique, l'analyste réagit face à la vacuité que creuse le signifiant, par des réactions impulsives de "remplissage interprétatif" (16).
Face à la vacuité, à l'évidage que ressent péniblement l'analyste et qui sont, le plus souvent, des tentatives du côté des patients de dévoiler, bon gré mal gré, la faille de l'Autre que représente l'analyste, celui-ci, de sa position de maître, n'est jamais à court de réponses.
Partant du clivage et d'autres termes innombrables de son arsenal notionnel, il aboutit à la notion fourre-tout qui est celle d'état limite.
Mais enfin, la catégorie d'état limite n'est-elle pas au fond -la déclaration de Bergeret en témoigne - le symptôme de crise d'une certaine conception de la psychanalyse ?
L'analyse de la question de l'état limite nous conduit automatiquement à en soulever une autre aussi problématique : c'est celle de l'articulation possible ou non entre psychiatrie et psychanalyse. La construction métapsychologique des états limites n'est-elle pas en fait le modèle type et grossi du réarmement notionnel de la psychiatrie par la psychanalyse?
Qu'advient-il de la psychanalyse quand elle se met ainsi au service de la psychiatrie ? Si elle se borne à forger, en faveur de la clinique psychiatrique, des concepts taillés sur mesure, la psychanalyse ne devient en fin de compte rien d'autre qu'une "psychologie phénoménologique" constituant un "discours intermédiaire qui ne se soutient que de s'imaginer appartenir au discours psychanalytique lorsqu'il perd de vue la nature d'ordre psychiatrique de son fonctionnement propre" (17).
Notes :
Notes
*Article publié initialement dans Etudes psychothérapiques, n° 8, 1993.
** Une autre question, non moins fondamentale à notre avis, concerne l'originalité supposée de l'entité d'état limite, non seulement considérée comme forme clinique par rapport aux trois structures cliniques: névrose, psychose et perversion, mais également jugée métapsychologiquement défendable. La catégorie dite état limite peut-elle réellement ainsi tenir une place différenciée, distincte et fondée dans le cadre de la nosologie psychanalytique solidement établie depuis Freud ? C'est la question que nous envisageons, dans un article ultérieur, d'examiner à travers le travail de J. Bergeret, dont la quasi-totalité de l'uvre est consacrée à promouvoir une telle idée. Voir notre article "Etats-limites et les structures psychopathologiques en psychanalyse", Revue Internationele de Psychopathologie, n°24/1997, p. 143 à 152.
1. MALEVAL J.-C., "Les variations du champ de l'hystérie en psychanalyse", in Hystérie et obsession, Paris, Navarin, 1985, p. 153.
2. SAFOUAN M., Le transfert et le désir de l'analyste, Paris, Seuil, 1988, p. 51.
3. KERNBERG 0., Les troubles limites de la personnalité, Toulouse, Privât, 1979, p. 211.
4. Ibid., p. 213.
5. Cité par LEDOUX M.H., Conceptions psychanalytiques de la psychose infantile, Paris, PUF, 1984, p. 203.
6. KERNBERG, op. cit., p. 108.
7. Ibid., p. 103.
8. Ibid., p. 220.
9. Ibid., p. 253.
10. Ibid., p. 141.
11. Ibid., p. 128-130.
12. KERNBERG 0., La personnalité narcissique, Toulouse, Privât, 1980, p. 40-41.
13. Rabattre ainsi complètement le transfert sur une supposée résistance du patient transforme la scène analytique en un champ de bataille d'où c'est non pas la résistance, mais plutôt le désir d'analyse chez le patient qui ressort battu en brèche.
14. BERGERET J. (sous la dir. de). Abrégé de psychologie pathologique, Paris, Masson, 1976, p. 119.
15. SILVESTRE M., Demain la psychanalyse, Paris, Navarin, 1987, p. 218.
16. PONTALIS J.-B., "Bornes ou confins?", in Nouvelle revue de psychanalyse n° 10, 1974, p. 13.
17. MERCADIER D., "Questions de critique et d'éthique limite", in Etudes psychothérapeutiques, t. 38, n° 4, 1979, p. 275.
Etats-limites et la question des structures psychopathologiques en psychanalyse (A propos de la conception de J. Bergeret)
Le plus grand mystère de la littérature analytique
est bien que chaque analyste qui y concourt en publiant
semble tenir pour nécessaire d'ajouter au vocabulaire
psychanalytique un terme nouveau. Est-ce pour apporter
sa pierre à l'édifice théorique ?
Michel SYLVESTRE, Demain la psychanalyse.
L'analyse que nous proposons ici concerne l'originalité supposée de l'entité d'état-limite. Non seulement celle-ci est considérée comme forme clinique autonome par rapport aux trois structures ; névrose, psychose et perversion, mais également jugée métapsychologiquement défendable. La catégorie dite état-limite peut-elle réellement ainsi tenir une place différenciée, distincte et fondée dans le cadre de la nosologie psychanalytique solidement établie depuis Freud ? C'est la question que nous examinons à travers le travail de J. Bergeret dont la quasi-totalité de l'oeuvre est consacrée à promouvoir de telles positions.
Dans un précédent article(11), nous avons abordé la question des états-limites dans son rapport à la clinique psychanalytique. La question qui nous préoccupait lors de cette réflexion était de savoir si, pour ceux-là mêmes qui ont inventé cette catégorie nosographique, l'inanalysabilité des patients dits limites incombe-t-elle réellement à l'organisation psychopathologique propre au moi dit limite ou, au contraire, revient-elle au maniement psychologisant de l'expérience analytique.
Dans la présente étude, nous souhaitons compléter cette réflexion en soumettant à l'examen un aspect non moins important du rapport de cette catégorie au discours psychanalytique. Cette fois-ci notre analyse portera plus particulièrement sur les fondements conceptuels de cette catégorie en rapport avec la métapsychologie freudienne. Nous allons ainsi examiner l'originalité conceptuelle supposée de l'entité limite, considérée comme forme clinique nettement distincte. Autrement dit, la catégorie d'états-limites peut-elle ou non tenir place distincte, fondée théoriquement, dans le cadre de la nosologie psychanalytique solidement établie depuis Freud ? C'est cet aspect là que nous allons maintenant tenter d'élucider à travers l'oeuvre de Bergeret, la figure de proue concernant la promotion de cette entité dans le champ psychanalytique de langue française.
Bergeret nous dit que ses recherches et ses développements sur l'organisation dite limite s'inscrivent dans la lignée à la fois des auteurs européens et américains qui travaillent sur la question. Il part de la constatation que chez les uns et les autres, l'organisation limite est, soit conçue comme éparpillée en des manifestations et modalités psychopathologiques, soit confinée dans un flou métapsychologique du fait de l'hypothèse qui n'admet aucune délimitation stricte entre les structures psychiques.
La première position que dénonce Bergeret est celle qui s'attelle à fragmenter l'entité dite limite en de multiples éléments pathologiques. Cette position peut trouver dans les travaux de Grinker et ses collaborateurs le représentant idéal.
Dans l'éventail des formes cliniques qui rentrent sous l'appellation "états-limites" ces psychanalystes rangent les personnalités dites narcissiques, paranoïaques ou schizoïdes, certains troubles psychosomatiques graves, des alcooliques, des pervers, des patients avec troubles psycho-sexuels, des schizophrénies dites pseudo-névrotiques etc. En somme, ces auteurs non seulement pensent que les états-limites regroupent les entités psychopathologiques citées ci-dessus et constituent un syndrome caractérisé, selon eux, par un arrêt dans le développement des fonctions du moi, mais ils vont jusqu'à défendre l'hypothèse selon laquelle ces fonctions peuvent être appréhendées au niveau comportemental du patient. Ils redéfinissent alors ces fonctions en variables comportementales qu'ils s'emploient ensuite à répertorier à l'aide d'un système de traitement statistique.
D'autre part, pour Diatkine qui représente la seconde tendance que réfute Bergeret, il n'existe pas d'exclusion mutuelle entre les structures névrotiques et psychotiques, mais il y a un équilibre dynamique et un passage toujours possible d'une des structures à l'autre, passage opéré par la catégorie des prépsychoses.
Si donc Bergeret dénonce dans la première position la trop grande fragmentation des modalités psychopathologiques se ramenant à la catégorie dite limite, il dénonce dans la seconde conception l'idée qui peut finalement conduire, d'une part, à "ne pas reconnaître l'existence de tout un système d'organisations liées entre elles et gravitant de façon autonome entre lignées névrotiques et psychotiques autour des aléas du narcissisme, et d'autre part, de laisser supposer qu'un même sujet peut successivement passer d'une structure psychique fixe à une autre structure au cours de son existence". (2, p. 67)
Mais avant d'aborder la problémati
Notes :
Bibliographie et notes
*Article publié initialement dans Revue internationale de Psychopathologie, n° 24/1997, p. 143-152.
1- Bergeret, J. : La personnalité normale et pathologique, Paris, Dunod, 1974.
2- Bergeret, J. : "Limites des états analysables et états-limites analysables", in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 10, 1974.
3- Bergeret, J. : (sous la direction de) Abrégé de psychologie pathologique, Paris : Masson, 1976.
4- Bergeret, J. : "La faille primaire de l'imaginaire chez les états-limites (réflexion sur un cas d'enfant pseudo-latent)". in Revue Française de Psychanalyse, n° 5-6, 1978.
5- Bergeret, J. : "Les états-limites: essai d'une conceptualisation économique et structurelle", in Perspectives Psychiatriques, n° 70, 1979.
6- Bergeret, J. : "Les états-limites, point de vue du pronostic et de la thérapeutique", in Études
Psychothérapiques, n° 4, 1979.
7- Bergeret, J. : "Faiblesse et violence dans le drame du dépressif contemporain" in Narcissisme et états-limites, Paris, Dunod, 1987.
8- Diatkine, R. : "Les états-limites ou les limites de la classification nosologique en psychiatrie", in Études Psychothérapiques, n° 4, 1979.
9- Dor, J. : Structures et perversions, Paris, Denoël, 1987.
10- Dujarier, L. : Etats-limites et dépression: critique des conceptions de J. Bergeret sur "une lignée dépressive limite", in Revue Française de Psychanalyse , n° 5-6, 1979.
11- Elfakir, A. "Etats limites et discours psychanalytique (O. Kernberg et la question de l'inanalysabilité des patients dits cas limites), in Etudes Psychothérapiques, n° 8, 1993, pp. 161-180.
12- Fédida, P. : "Clinique psychopathologique des cas-limites et métapsychologie du fonctionnement limite", in Psychanalyse à l'université, n°17, 1979. 13- Flournoy, O. : "Les cas-limites: psychose ou névrose?" in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 10, 1974.
14- Freud, S. : Névrose, psychose et perversion. Paris: P.U.F., 1981.
15- Freud, S. : La vie sexuelle. Paris: P.U.F., 1982.
16- Gori, R. : "L'hystérie : état-limite du savoir ou l'hystérie au présent". in L'Evolution Psychiatrique. T. 47, n° 1, 1982, pp. 181-189.
17- Lacan, J. : Ecrits, Paris, Seuil, 1986.
18- Lacan, J. : Le séminaire, livre III, les psychoses, Paris, Seuil, 1975.
19- Maleval, J. C. : "A propos de la symptomatologie "limite" de l'homme aux loup". in Études
Psychothérapiques, n° 4, 1979.
20- Maleval, J. C. : Folies hystériques et psychoses dissociatives, Paris : Payot, 1981.
21- Maleval, J. C. : "Du rejet de la castration chez l'homme aux loups", Actes de l'école de la cause freudienne, 1982.
22- Maleval, J. C. :"Les variations du champ de l'hystérique en psychanalyse", in hystérie et obsession. Paris: Navarin, 1985.
23- Mercadier, D. : "Question de critique et d'étique-limite", in Études psychothérapiques, n° 4, 1979.
24- Pontalis, J. B. : "Bornes ou confins?" in Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 10, 1974.
25- Silvestre, M., Demain la psychanalyse, Paris : Navarin, 1987.
Psychanalyse et Université entre discours et énonciation
Pour commencer, je rappelle que le rapport entre université et psychanalyse, a été abordé par Freud dès les premiers temps de celle-ci. Il l'examine dans un court article de quatre pages, publié en 1919 et intitulé "Faut-il enseigner la psychanalyse à l'université ?". Déjà la formulation de cet intitulé laisse entendre deux choses :
l- la psychanalyse n'a pas attendu l'université pour se constituer comme discours. Elle en est totalement indépendante ;
2- elle peut et pourra effectivement se passer de l'université puisque les exigences de son exercice, les conditions de sa transmission et les moyens de son extension n'en dépendent absolument pas.
La traduction française des uvres complètes précise que la première publication de ce texte où Freud voit d'un bon il l'introduction de la psychanalyse à l'université, fait suite à une enquête menée en vue de la réforme des études médicales en Hongrie. Celles-ci devenant de plus en plus pauvres et stériles, il était alors question de les redynamiser en y intégrant des pans entiers de connaissances psychanalytiques, demandés par une pétition des étudiants.
Pour situer ce positionnement de Freud, je dirai que nous sommes alors en cette période du capitalisme qui a vu son apogée dans ce qui est appelé la révolution industrielle, et qui est sous le signe de la domination et la transformation de la nature avec ses effets de confort et d'égalitarisme domestiques. Elle est caractérisée par une large expansion de l'économie de marché accolée à l'hégémonie des idéologies scientistes. Les deux jumelés, ont uvré en concert à la désacralisation de l'univers puisque désormais Dieu et le père ne vont plus de pair et ne se prêtent plus le manteau divin. Ils ont uvré aussi au désenchantement de la scène d'une partie du monde et à la gestion objectivée des modes de jouissance et du sentiment d'existence.
Dans le champ de la psychopathologie, la psychiatrie a procédé avec le calme et la froideur du geste fondateur de la médecine qui, pour voir le jour comme discipline scientifique, a du donner un coup de bistouri dans le cur refroidi des lois divines. Car c'est dans le très fond d'un cadavre dépecé que la médecine comptait désormais trouver les lois de l'âme défroquée de son mystère.
L'appel fait alors à la psychanalyse, consistait donc à dégager la psychopathologie de la faucillisation scientiste dans laquelle la clinique médicale l'a plongée. Et comment Freud n'en serait-il pas d'accord ? II savait certes qu'il apportait la peste dans le sens où la psychanalyse ruinerait les croyances et les savoirs qui s'y appuieraient plutôt qu'elle les consoliderait. Pourtant, Freud s'avançait masqué, ne présentant d'abord de la psychanalyse au maître capitaliste et scientiste de l'heure que ce qui lui agrée : nouveauté, efficacité, scientificité.
Cependant, c'est la découverte de l'action du refoulement dans la mise en place de la vérité inconsciente polarisée par l'objet-manque qui va signer en son temps, la portée subversive de la psychanalyse dès ses débuts. Freud a suffisamment expérimenté le fait que la redécouverte, à chaque fois nouvelle et singulière, de l'action refoulante, conduit à l'élucidation explicative et à l'action interprétative du contenu manifeste, pathologique ou non, mais néanmoins symptomatique. En somme, Freud met d'un côté le discours psychanalytique et de l'autre, tous les autres discours pour lesquels le premier fait fonction d'interprète.
Nous avons ainsi avec Freud une bipartition assez simple : d'un côté, les réalités humaines en tant que réalisations et contenus manifestes, individuels ou collectifs, normaux ou pathologiques, et de l'autre côté, les contenus latents constituant le refoulé inconscient. C'est une bipartition entre deux discours ; le manifeste ou ce qui est du registre du symptôme d'une part et d'autre part, le latent qui relève de la vérité inconsciente et qui interprète le premier, et en l'interprétant il le transforme.
... au temps de Lacan
De cette bipartition freudienne simple, bipolaire où la psychanalyse est posée par Freud en opposition aux autres productions discursives de l'homme, nous passons avec Lacan à une répartition plus complexe.
Mais avant d'en dire quelques mots, précisons d'abord que nous ne sommes plus aux temps de Freud cadrés par la domestication de la nature. Nous sommes aux temps de la révolution du vivant séquencé et virtualisé par les technosciences au service du marché mondialisé. Le capitalisme n'est plus à sa phase cumulative et restrictive pour les masses au service de quelques maîtres. Il est à celle distributive au un par un des plus de jouir en kit. Les registres de l'existence humaine, traditionnellement plus ou moins stabilisés sous l'effet des lois du langage, sont désormais "OGMisés".
Et de cet individu promu il y a si peu comme entité bien pensante, libre et autonome, on assiste maintenant à l'éparpillement technologique et mercantile de ses divers organes et pulsions. Il y va parallèlement, de la dissolution du collectif au profit de la masse indistinct d'individus de plus en plus particularisés dans leur mode de jouissance et de plus en plus branchés aux diverses matrices hyper-centralisées, distributrices des modes d'êtres confectionnés à échéance ultra-rapide dans de nouveaux gadgets et mots d'ordre.
Dans ce contexte, la nouvelle répartition des discours que propose Lacan est non seulement complexe parce que quadripartite mais aussi parce que la psychanalyse y est convoquée à prendre rang et place au même titre que les autres productions discursives, les interprétant tout en étant interprétée par elles.
J'ai déjà fait assez long pour ne pas m'attarder à reprendre les bases de cette théorie. Je dirai simplement que pour Lacan, si la prise du vivant dans le langage négative la jouissance toute, ce vivant a à s'insérer en tant que sujet dans le discours collectif organisant les bouts de jouir qui lui font retour. Cette négativation de la jouissance par le langage et ce retour dans la parole de ses effets, constituent la condition nécessaire et suffisante à la subjectivation et son ancrage dans le lien social qui prend plusieurs formes discursives dont quatre, isolés par Lacan. Le discours, pour le dire rapidement, s'organise à partir de quatre places immuables dans lesquelles se succèdent dans l'ordre quatre éléments structurels : Le sujet ($) coupé de la jouissance du fait qu'il n'est que représenté dans la chaîne signifiante (S1-S2) et dans le circuit de cette représentation, un plus de jouir est récupéré, (a).
Ce déplacement en chaîne des quatre éléments donnent forment aux quatre discours opérants identifiés et nommés en fonction de l'élément en position d'agent ; ce qui donne le signifiant primordial S1 pour le Discours du maître ; le $ ou le symptôme pour le discours de l'hystérique, le S2 ou le savoir pour le discours de l'universitaire et enfin le a ou l'objet cause du désir pour le discours de l'analyste.
Ces quatre discours sont de véritables liens sociaux puisque chacun d'eux constitue un mode spécifique de traitement du réel qui échappe nécessairement au savoir. La rencontre dans chacun de ces discours de cet intraitable, peut constituer une occasion de changement de discours.
De l'élève hystérisé
C'est ce que je vais tenter d'illustrer par quelques fragments de mon vécu personnel. Il me semble que j'ai dû, très tôt dans mon enfance, expérimenter quelque chose qui, rétrospectivement, pourrait être qualifié de décrochage du discours commun, le discours du maître : A l'âge de treize ans, lors d'une prière collective à l'école primaire, rassemblant les maîtres et les élèves, j'étais surpris par la facticité de l'opération. Facticité que j'ai dû vérifier une fois pour toutes quelques jours après : lors d'une prière individuelle pratiquée sur la terrasse de la maison grand parentale dans un village bédouin, j'interromps net le rituel en plein milieu, intimidé non pas par la présence omnisciente du Très Haut Tout Puissant, mais par le regard amusé de la fille de la maison d'en face. Ensuite, les quelques tentatives de jeûnes annuels du mois de Ramadan que j'ai plus ou moins bien menées, avaient pour objectif non pas de garantir une place au paradis mais de ne pas offusquer les bonnes consciences très respectables de mon entourage.
Quelques années plus tard, au baccalauréat, la rencontre avec le programme de philosophie fut déterminante. Mon attention s'est trouvée focalisée tout particulièrement par deux chapitres, l'un portant sur Marx et son économie politique et l'autre sur Freud et sa métapsychologie. Et peut être que mon caractère contemplatif et réservé, doublé de mes préoccupations personnelles de l'heure ont donné privilège et priorité au second chapitre. Toujours est-il que la rencontre avec la notion de l'inconscient qui était pour moi à ce moment là éminemment énigmatique, va décidément orienter mes choix ultérieurs. J'apprendrai plus tard que ce programme était confectionné par quelques universitaires de gauche. Ils ont été ainsi les promoteurs de savoirs déjà anciens sous d'autres deux (en occident comme on dit) mais nouveaux sous le nôtre. Ce discours universitaire dont ils ont contribué à favoriser la promotion, est venu ainsi, pour moi et peut être pour quelques autres, appuyer la destitution déjà engagée de l'Un-tout-puissant-énnonciateur-pour-tous. Décidément, l'Autre réel qui avait pour nom Allah a pris pour moi une autre figure et un autre nom aussi énigmatique et autrement tout puissant. Dieu, pour ainsi dire, n'est pas mort comme on peut le prétendre. Il est désormais inconscient.
Le passage du baccalauréat a fait consister une part de cet énigme en un symptôme somatique, entre autres, qui va, au tout début de mes études universitaires, lancer la danse des discours en place. Il conduira cette danse à partir du discours hystérique bien sûr. Il est répondu au sujet, présentant son symptôme, du côté de maître par trois biais : l'un, par l'intermédiaire d'un chef de clinique, lui proposant illico une opération chirurgicale, l'autre, par l'intermédiaire d'un spécialiste de médecine interne lui signifiant, à contrario qu'il y a pas de quoi se plaindre et qu'il ferait mieux de dépenser son argent avec ses copains. Le troisième enfin où il se laissera tenter par l'appel du père au guérisseur dont le sujet a décrété l'inefficacité par avance.
Par ailleurs, ce sujet n'en continue pas moins à faire valoir l'objet cause de son désir, de là où il est, en place de vérité, cherchant à en débusquer les traces dans des lectures frénétiques de la douzaine de tomes des Mille et Une Nuits, de nombreux ouvrages ethnologiques sur les murs sexuels des contemporains, civilisés ou primitifs et enfin de l'opuscule de Freud sur les Trois essais sur les théories sexuelles et dont il rêvait déjà d'en être un jour le traducteur dans sa langue paternelle.
Ensuite et dès les débuts des études universitaire, une curiosité assez prononcée me fait croiser un texte intitulé "Freud et Lacan" écrit par un grand nom de l'université : Louis Althusser. Sa lecture, me fera fortement sentir que c'est dans cette direction que l'énigme croisera peut être son oracle. Au campus universitaire et dans l'étalage d'un bouquiniste à même le sol, j'aperçois un ouvrage un peu fripé et dont l'auteur n'est que ce Lacan même mais avec un titre on ne peut plus énigmatique : "Ecrits". Je me procure prestement ces dits Ecrits éventuellement à lire, vérifiant sur le champ, qu'ils se prêteront à mes tentatives de déchiffrages que bien des décennies plus tard et encore.
En attentant, il a bien fallu, au cours des années universitaires, me coltiner les mots d'ordres parfois opposés des maîtres du moment, déguisés en savoir pensant pour son propre compte. Ainsi de ce professeur qui ouvre chacun des ses cours en philosophie morale par la formule consacrée : "Au non de dieu clément et miséricordieux" et qui apprécie fortement de voir figurer cette formule au frontispice de chaque copie d'examen. Et de cet autre, qui dans la même veine, s'offusquant de m'entendre lui demander gentiment s'il était possible de reclasser sa bibliographie par ordre alphabétique, bibliographie où il avait placé le saint Coran en tête. Par ailleurs, me revient aussi le souvenir de cet autre professeur enrageant contre l'hypothèse d'un étudiant qu'il se pourrait bien que la psychologie ne soit pas une vraie science.
C'est aussi pour ces quelques raisons qui peuvent avoir l'air anecdotiques, qu'un virage s'est produit : laisser tomber mes projets d'études doctorales soit en Russie, m'apercevant que la dictature de la psychologie expérimentale y régnait sans conteste, soit aux Etats Unis qui avaient trouvé dans la psychologie du moi un vaccin efficace contre la peste freudienne. Restait encore et fort heureusement la France, principalement pour l'éventualité d'une possible rencontre avec le discours analytique.
Celui-ci a eu, en effet, l'occasion de prendre la relève et de mener la danse des discours sous le chef de l'objet a, confrontant le sujet à l'impossible règle de tout dire et de tout savoir. Une bascule est ainsi produite dans ce sens, engagée sous transfert, à partir des énoncés d'un rêve. Le rêveur s'adressait à Freud en personne avec sa question énigme de toujours : "Qu'est-ce que l'inconscient ?". En cela, il ne croyait pas mieux faire, car qui d'autre mieux que Freud pourrait lui répondre à cette question ? Ne croyait-il pas ainsi obtenir de la bouche du grand Autre la réponse ultime à sa propre question ? Mais, à sa grande insatisfaction salutaire, il reçoit, somme toute, une réponse complètement à côté, laissant le sujet avec l'infini et l'indéfini de sa question.
à l'enseignant analysant
Voilà donc comment j'ai cru pouvoir reconstruire la ronde des discours dans ma trajectoire personnel et c'est aussi cette même ronde que j'essaie de maintenir opérante dans ma fonction universitaire.
L'institution universitaire est le lieu où, en principe, un certain nombre de connaissances, de méthodes et de techniques sont enseignés parce que reconnus et promus comme savoir privilégié à un moment donnée du discours commun, du discours maître. Elle ne fait qu'exposer ces connaissances qui se juxtaposent le plus souvent, qui se croisent et cherchent parfois à se complémenter, et quand rarement elles se confrontent, elles peuvent quelques fois attiser un plus de désir de savoir.
La psychanalyse, comme corpus théorique a pu depuis Freud, et peut toujours bénéficier de ce haut lieu pour son extension. Elle s'y enseigne comme elle peut être enseignée dans les instituts et les écoles prévues précisément pour cela. Mais si elle peut être enseignée là ou c'est possible, ne peut se transmette d'elle que ce que permet l'expérience de la cure, c'est à dire la castration assumée et le désir qui s'y en dégage, dégagement corrollère à la rencontre du manque dans l'Autre. Autrement dit, un enseignement de la psychanalyse hors du réel de la cure, même dispensé par un analyste ou par une institution pour la psychanalyse, peut fonctionner sous le régime du discours universitaire.
Celui-ci consiste à mettre en poste de commande, les savoirs établis, faisant croire qu'ils agissent en autonomie du maître qui en organise les énoncés. Il agit en distribuant les plus de jouir, les bouts de jouissance, derrière lesquels courent étudiants et élèves, en les exposant en une multitude de formations qualifiantes et en autant de sanctions diplômantes. Il a pour mission de produire des sujets identifiés aux bouts de savoirs engrangés et aux éventuels diplômes décernés.
Ce discours produit des sujets formés à la tâche, parfois formatés, mais quelques fois, frustrés et insatisfaits voire paralysés devant un savoir composite, disant à la fois tout et rien en particulier. Ces affects sont le plus souvent mis sur le compte de l'impuissance de l'institution universitaire ou sur l'état insuffisant des connaissances. Le statut fait au sujet ici ne fait qu'accumuler et augmenter encore le malaise engendré par l'impuissance de structure de ce même discours à faire avec le réel rencontré.
C'est alors qu'un renvoie vers le discours analytique s'avère propice et pertinent s'il permet de faire passer cette impuissance au registre de l'impossible. Autrement dit, la rencontre avec le discours analytique permet au sujet de faire l'expérience qu'il n'y a pas de savoir théorique ou technique, ni de sommes de savoirs qui lui épargneraient un positionnement singulier, une appropriation personnelle et une énonciation propre. Il permet au sujet de vérifier que le savoir de l'Autre est troué et qu'il est invité, voir sollicité à avancer le sien propre.
Pour cela, c'est la responsabilité de 1'enseignant, fut-il analyste, qui est engagée quant à son rapport au discours universitaire. Cela dépend de la place à partir de laquelle il parle :
- soit que l'enseignant s'identifie à ce savoir en poste d'agent et la psychanalyse est posée alors comme pur savoir, une théorie à appliquer pour produire du sens délesté de tout réel ;
- soit qu'il essaie de faire conjoindre la position enseignante et la position analysante. Mon souci là aussi est de faire en sorte que le discours universitaire entreprenne sa ronde vers celui de l'analyste. Faire en sorte qu'un mouvement puisse s'opérer dans ce sens pour que soit possible un passage du mode de la réponse du tout savoir universitaire au mode de la mise en question radicale propre à la psychanalyse.
Néanmoins et pour conclure, je dirai que le discours analytique, tout en participant à la ronde des discours, reste et restera comme il était de tout temps, toujours marginal. Il est toujours à la marge des discours constitués pour justement accueillir la parole non pas des boiteux de la norme mais des déboîtés du système, de ceux qui ne tiennent pas à s'accommoder avec les modes de jouissances confectionnées sur commande du maître, de ceux qui par leurs symptômes protestent voire objectent bruyamment ou en silence contre les modes d'aise et de jouissance distributives, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent.
Notes :
* "Comment la psychanalyse s'enseigne-t-elle aujourd'hui ?", 17 juin 2006, Aber vrac'h.
Bibliographie
FREUD Sigmund, (1919), "Faut-il enseigner la psychanalyse à l'université ?",
uvres complètes, T. XV, Paris, PUF, 1996, pp. 109-114.
LACAN Jacques, (1969-70), Le séminaire. Livre XII, L'envers de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.
Abdelhadi ELFAKIR
Maître de conférences en psychopathologie,
Université de Bretagne occidentale.
Psychanalyste, Brest - France.