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LES ARTICLES DE L'AUTEUR

Le temps du sidh - addendum inuit

Citation :
C'est donc à l'issue d'un voyage où le chamane Atungaq et son épouse ont croisé de nombreuses créatures de l'Autre Monde qu'ils reviennent chez eux et découvrent que le temps y a passé beaucoup plus vite qu'ils ne l'ont ressenti

Dans mon ouvrage Mythologie comparée eurasiatique des Tchouktches, j'ai développé une étude sur l'écoulement du temps dans l'Autre Monde des mythologies indo-européennes, japonaises et tchouktches. Je me propose d'y ajouter une nouvelle attestation dans la mythologie inuit.

Dans mon ouvrage Mythologie comparée eurasiatique des Tchouktches, j'ai repris été développé mon étude sur l'écoulement du temps dans l'Autre Monde des mythologies indo-européennes, japonaises et tchouktches. Je concluais sur le fait que l'apport des éléments tchouktches, tout en élargissant l'observation d'un écoulement du temps différent entre l'Autre Monde et le monde des vivants à l'échelle de l'Eurasie, ne permettait pas de conclure sur l'hypothèse, formulée par G. Gatto dans les années 70, d'un lien entre cette croyance et un tabou alimentaire.
Je me propose d'apporter une nouvelle attestation de cette croyance dans le monde eurasiatique au sens défini par Greenberg, cette fois chez les Inuits. Le texte figure dans un article de B. Saladin d'Anglure paru en 2004, intitulé La toponymie religieuse et l'appropriation symbolique du territoire par les Inuit du Nunavik et du Nunavut [1]. L'article est consacré à l'insertion de toponymes réels dans les récits mythologiques inuits. Sous le titre "Un voyage mythique qui laisse des traces dans plusieurs territoires du Nunavik", l'auteur rapporte un résumé des aventures d'Atungaq, héros connu de presque toute l'aire inuit et ayant capturé au Nunavik des exploits connus d'autres héros traditionnels :
On raconte qu'un chamane du nom d'Atungaq, qui vivait à Ivujivik, décida un jour de faire le tour de la terre, avec sa femme et le bébé-fille qu'ils venaient d'adopter. Ils partirent donc, un hiver, en traîneau à chiens avec leur adoptée, vers l'intérieur du pays - après avoir laissé sur place leur fils aîné et sa sœur cadette, qui étaient encore jeunes. Ils partirent, avec l'intention de faire le tour du monde.
Ils allèrent en premier dans une contrée très éloignée, chez les Ungirlaat, dont les vêtements étaient lacés, des gens très sympathiques, heureux et joyeux. Puis ils arrivèrent chez les Inugagulligait, qui étaient de petits êtres sympathiques, mais à chaque fois qu'Atungaq et sa femme rendaient visite à quelqu'un, celle-ci prétendait avoir l'ophtalmie des neiges. Elle fut la risée des Kuutsitualiit (les déhanchés) parce qu'elle prétendait avoir l'ophtalmie des neiges en plein hiver. Ils rendirent visite aux Sivviluqiit (les boiteux).
Ils passèrent ensuite par la région de Killiniq où leurs traces sont toujours visibles, aux lieux dits Qalirusilik et Qujjautaaluk, puis ils atteignirent la rivière Kuujjuaq, la traversèrent sur la glace et remontèrent sur la rive occidentale où l'on voit toujours sur le rocher la trace des pas et des traits de leurs chiens. Quand ils parvinrent dans la région de Kangirsujuaq, à l'entrée de la baie du même nom, ils se heurtèrent à un obstacle, l'immense falaise qui tombe presque à la verticale dans la mer. Utilisant ses pouvoirs chamaniques, Atungaq décida alors de lancer son attelage à l'assaut de la falaise et les chiens se mirent à escalader la paroi verticale avec le traîneau, ses occupants et Atungaq qui suivait à pied, en stimulant ses chiens avec son fouet. Ils arrivèrent bientôt au sommet de la montagne qui ressemble à un lièvre assis (Ukaliujaq).
Le fait qu'Atungaq soit un chamane a d'importantes implications quant à la nature de ce voyage :
- Il n'est pas étonnant qu'il soit figuré voyageant avec sa femme : le principal esprit familier d'un chamane est fréquemment théorisé comme étant une épouse (ou comme un époux dans le cas d'une chamane). Cela explique par ailleurs pourquoi cette épouse n'est jamais nommée : la nommer serait l'invoquer, et on n'invoque pas à la légère une créature de l'Autre Monde. La présence de leur enfant est en revanche tout à fait inhabituelle, mais sa présence prendra son sens à la fin du récit.
- Les voyages mythologiques des chamanes sont ce que l'on appelle de façon standard des voyages chamaniques - des voyages dans l'Autre Monde. Chez les Tchouktches, l'Autre Monde n'est pas toujours vu comme "autre". Certains textes le décrivent comme simplement très loin, expliquant ainsi que les morts ne reviennent pas, mais permettant à des personnages du passé très persévérants de les rejoindre au terme d'un voyage de plusieurs mois. C'est cette conception qui semble être à l'œuvre ici chez les Inuits. Le récit nomme certaines étapes du parcours d'Atungaq de noms de lieux réels. Mais Saladin d'Anglure relève que les habitants des régions concernées n'associent jamais ces lieux à leur propre version du récit : le voyage d'Atungaq est toujours lointain pour celui qui le relate.
C'est en tenant compte de cette absence de frontière entre l'Autre Monde et le nôtre que s'explique la présence sur le parcours de peuples que l'on ne peut trouver en Nunavik, comme les "déhanchés" Kuutsitualiit et surtout les "boiteux" Sivviluqiit. J'ai consacré un chapitre complet aux borgnes, aux manchots et aux boiteux qui peuplent l'Autre Monde dans de nombreuses mythologies d'Eurasie, de l'Islande jusqu'à la Tchoukotka, en relevant leurs caractéristiques communes, parmi lesquelles le fait que d'une manière ou d'une autre, ils portent systématiquement atteinte à une figure mythologique féminine. C'est clairement le cas ici, où ils ferment leur porte à l'épouse d'Atungaq qui feint d'être aveugle. On notera que le récit ne donne aucune explication à l'attitude initiale de la femme. En l'absence d'une motivation à ce qu'elle peigne la cécité, on trouvera donc une explication dans le rapprochement du motif du borgne, équivalent formel du boiteux.
Ils parvinrent bientôt chez les Kukiligaatsiat ou Kukiajut (les gens aux longs ongles). C'étaient des êtres humains, mais leurs ongles ressemblaient à des griffes de harfang des neiges. Le soir, la famille d'Atungaq campa chez les Kukiligaatsiat. Le lendemain matin, leur adoptée qui avait grandi alla chercher du feu chez les voisins Kukiligaatsiat. Parvenue devant leur porte, elle dit : "Je viens chercher du feu !" "Viens, entre et retire ton parka !" lui fut-il répondu. Elle entra donc, retira son parka, mais aussitôt son dos fût lacéré de coups de griffes, elle tomba sur le sol et fut tuée et dévorée. Alors, Atungaq transperça les Kukiligaatsiat avec un couteau fixé sur un long manche. Puis il décida, avec sa femme, de rentrer à lvujivik. Quand ils arrivèrent enfin chez eux, ce fut pour découvrir que leur fils était mort de vieillesse et que leur fille était devenue une petite vieille, plus âgée qu'eux. Ils lui offrirent des perles, en pensant lui faire plaisir, car c'est un cadeau que l'on fait à une fillette, mais leur fille leur répondit par un chant de dépit en disant "que pourrais-je donc faire avec des perles, moi qui suis une vieille femme !"
Le début de ce dernier paragraphe est une redite aggravée de l'épisode précédent : les Kukiligaatsiat, dont les longs ongles rationalisent ce qui devait être initialement une absence de mains, portent atteinte à une figure féminine, cette fois au point de la tuer et de justifier les représailles du protagoniste - un thème là encore récurrent dans les mythologies eurasiatiques.
C'est donc à l'issue d'un voyage où le chamane Atungaq et son épouse ont croisé de nombreuses créatures de l'Autre Monde qu'ils reviennent chez eux et découvrent que le temps y a passé beaucoup plus vite qu'ils ne l'ont ressenti - dans une autre publication, P. Saladin d'Anglure précise un an [2]. Cela illustre encore une fois que le temps s'écoule beaucoup plus vite dans l'Autre Monde que dans le nôtre.
On notera en revanche l'absence de toute considération alimentaire dans le récit tel qu'il est rapporté.

Notes :
[1] Paru dans Études/Inuit/Studies, vol. 28, n°2, 2004, pp. 107-131. Mis en ligne sur le lien suivant : https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwim4-ThpIODAxVeVqQEHWpWBuAQFnoECBAQAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.erudit.org%2Ffr%2Frevues%2Fetudinuit%2F2004-v28-n2-etudinuit1289%2F013199ar.pdf&usg=AOvVaw0PORaxxFoyn--UvrK3inAc&opi=89978449
[2] Naarjuk (Gros-ventre), l'enfant-géant, maître du cosmos (Sila). Que donne-t-il aux Inuit, et qu'en reçoit-il ? in Revue du MAUSS, 2013/2 (n°42), pp. 129-150
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