
Annie Coll
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Descriptif auteur
Mon livre montre que la philosophie est accessible à tous. C'est une critique du capitalisme qui repose sur une analyse de son idéologie.
Née en 1954 à Toulouse. J'enseigne la philosophie à Dinan depuis 1991. J'ai milité à Agir Contre Le Chômage, ATTAC, NPA. Je publie des poèmes et des articles politiques dans différentes revues.
Structure professionnelle : Lycée La Fontaine des Eaux 22100 DINAN
Titre(s), Diplôme(s) : Maitrise de philosophie, CAPES
Fonction(s) actuelle(s) : professeur de philosophie
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AUTRES PARUTIONS
2010 : Le très possible communisme : Lecture croisée Marx/Arendt aux éditions MLD.
2016 : Pour en finir avec le loup libéral aux éditions l'Harmattan
LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
LORDON LECTEUR DE SPINOZA la Société des affects
Frédéric Lordon est à la recherche d'un entre-deux. Il refuse de faire passer l'homme à la trappe comme le voulut le courant structuraliste, mais il refuse aussi la réaction humaniste qui fait de l'homme, en tant que sujet, le maître de son histoire. Indiquant un juste milieu entre les partisans du structuralisme et ceux de l'humanisme du sujet, il se prononce pour un structuralisme des passions. Son livre, intitulé: La société des affects dit avoir pour objectif de réactiver notre désir d'échapper à l'emprise néolibérale. C'est dans cette perspective qu'il annonce la bonne nouvelle: nous ne sommes pas que les effets de structures qui nous déterminent.
Les structures ne disparaissent pas pour autant, prend-il soin de rappeler d'emblée. Seul leur caractère abstrait se dissipe quelque peu puisqu'elles sont dorénavant incarnées sous la forme d'individus"conçus comme des pôles de puissances désirantes." Les personnes sont donc de retour, elles éprouvent toute la gamme des émotions. Cette découverte entraîne l'optimisme de l'auteur, ce sont les affects qui sont garants des changements futurs. Il y a des forces motrices, dit-il dans l'introduction de son livre, "capables de faire mouvement dans des directions inédites." Mais à peine esquissons- nous, avec lui, un léger espoir qu'il s'empresse de le réduire. Lordon prévient: cela ne revient pas à compter sur "la magnifique irruption de la liberté." Les choses changent et changeront, mais nous n'y sommes et n'y serons pour presque rien.
En réalité, le projet de l'auteur est sans doute ailleurs; il dit vouloir déconstruire le socle métaphysique du libéralisme, en quoi il a parfaitement raison. Mais qu'on ne croie pas que Lordon joue le prophète. Il prend acte, dans les dernières pages du livre, du fait que ce socle a mis quelques siècles à se mettre en place et admet que, s'il en faut autant pour le remettre en cause"On n'est pas rendus."! Grand pessimisme, grand réalisme, grande modestie de l'auteur? Il est vrai qu'on est quelque peu lassés de tous ces ouvrages qui nous annoncent la fin des fins de notre système économique, alors que le dit système semble s'accommoder à merveille de ses optimistes détracteurs. Lordon fait son travail d'intellectuel, en rappelant la critique spinoziste de la liberté et en la reliant aux analyses de Marx. Il y a dans le livre, une belle étude des affects induits par les diverses formes du capitalisme depuis ses débuts. Toutefois, Lordon se trompe quand il doute de notre pouvoir révolutionnaire, il le fonde sur une critique justifiée du libre arbitre métaphysique, mais il méconnaît une autre forme essentielle de liberté, dont le statut est très différent, c'est la liberté politique. Il faut analyser la liberté autrement qu'il ne l'a fait, et ajouter d'autres critiques à la métaphysique qui soutient de part en part l'édifice libéral.
Ainsi cet article comprendra une reprise de sa critique du libre arbitre mais aussi une proposition pour la dépasser. Il se terminera par l'ajout de ce qui manque au livre de Lordon: une réhabilitation de la valeur morale reposant sur une conception de l'homme qu'il encourage mais esquisse trop vite dans son dernier chapitre et dont il ne mesure pas les enjeux.
CRITIQUE DE LA LIBERTE
Les hommes sont bien déterminés par des passions en première instance, mais ces passions sont elles-mêmes déterminées par des structures sociales en deuxième instance, dit-il. Ainsi échappe-t-il à la toute puissance du sujet, mais aussi au caractère anhistorique des structures. Il s'agit de prendre en compte le caractère décisif des émotions humaines, de leur accorder une influence concrète dans le devenir de la société. C'est l'importance des affects qui va introduire de la mobilité dans le désir "lorsque par exemple, le fonctionnement des structures passe aux yeux des individus un point d'insupportable". Mais ce point d'insupportable découlerait, selon Lordon, d'autres déterminismes encore: il n'est pas l'expression de la raison. Ainsi, en dépit de la position d'entre-deux qu'il tente d'occuper, Lordon penche tout de même plus du côté du déterminisme qu'il ne veut bien l'admettre. Pour réhabiliter l'impact des décisions humaines il lui manque le concept de liberté politique tel qu'il a été pensé par Hannah Arendt, notamment.
Le libre arbitre, c'est soi-disant la possibilité de choisir avant d'agir, comme si nous échappions à toute influence; c'est le leurre métaphysique du sujet qui s'imagine autonome. La liberté politique est bien différente, elle ne se place plus dans la délibération, avant l'action, mais au sein même de l'acte. Rien n'est plus artificiel et faux que de distinguer ce moment de la réflexion et celui de l'acte. On dit même aujourd'hui que la décision ne serait que seconde, comme une image un peu tardive de ce qui a eu lieu, qui s'est fait spontanément, et dont le reflet mental sous forme de choix illusoire ne serait qu'une retombée, après coup. Pour le dire autrement, l'action se produit avant la décision, cette dernière servant seulement à donner l'illusion que nous avons voulu que les choses aient lieu. Paul Jorion reprend cette analyse en s'appuyant sur les recherches d'un psychologue américain, mort en 2017:Benjamin Libet
La métaphysique veut faire croire que le sujet choisit en dehors de toute détermination. Comment une telle absurdité peut-elle avoir autant de succès, voilà qui relève du plus grand des mystères. On voit bien la part de flatterie que contient l'énoncé Quelle joie de se sentir démiurge! Quelle force et quelle responsabilité!
La liberté politique prend son sens dans le pluralisme de la collectivité, par le biais de l'échange, elle s'appuie sur le groupe social qui seul donne des forces et un sentiment de légitimité. Ce n'est jamais un sujet seul qui décide, c'est une action impulsée qui se transforme soudain en nouvelle donne. Sans le mouvement pour les droits civiques, sans le verbe de Martin Luther King, sans le boycott de la compagnie des autobus, le geste de Rosa Parks serait resté anodin, c'est la collectivité qui en a assuré l'extraordinaire liberté. En ignorant cette forme, Lordon transforme malgré lui les hommes en automates passifs, encore et toujours ballottés par leurs désirs, il ne mentionne pas suffisamment l'efficacité de la raison, pourtant si présente dans l'Ethique de Spinoza dont il s'inspire tout au long du livre.
Chez Arendt, le niveau le plus haut de la liberté, c'est le trésor perdu des révolutions, le moment de l'effervescence et de l'émulation créatrice. Nous ne sommes ni des sujets, ni des automates mais des agents de l'histoire écrit-elle.
Le sujet tout puissant a donc disparu de l'univers arendtien comme de l'univers de Spinoza. Dans Condition de l'homme moderne, elle décrit la forme de cristallisation de la liberté politique. De nombreuses paroles sont lancées dans l'espace public, dit-elle, pour revendiquer d'autres droits. Il se peut qu'elles s'envolent à jamais, mais il se peut aussi qu'elles fassent mouche, tout de suite, ou beaucoup plus tard. L'erreur tragique consisterait à ne pas user de cette possibilité et de se taire. Les hommes ne croient pas en cette forme de liberté parce qu'ils s'imaginent n'avoir aucun pouvoir. On pense trop que la liberté se double d'une immédiate efficacité. Arendt insiste sur le fait que la liberté ne doit pas se confondre avec la souveraineté, c'est-à-dire avec l'idée que nous réussirons par libre décret à imposer nos vues. Il y a de l'impondérable, des conséquences imprévisibles, mais tout cela n'obère en rien le privilège humain qui consiste à innover, à produire des formes de vivre ensemble inédites. Arendt a assisté dans son enfance aux Conseils à l'époque de la révolution spartakiste en Allemagne, et elle reste à jamais marquée par la force politique de ces mouvements spontanés. Son second mari, grand interlocuteur et inspirateur de son uvre fut lui-même un spartakiste. En somme pour admettre cette autre forme de liberté il ne faut vraiment pas la confondre avec le libre arbitre. Ce n'est pas le pouvoir de faire ce que l'on veut ni le pouvoir de décider, ni la satisfaction de se sentir puissant. On use de cette liberté chaque fois que l'on parle ou que l'on agit dans l'espace public, chaque fois que l'on s'exprime de manière nouvelle et inattendue pour protester contre l'inacceptable. Parfois, l'acte sera souverain, comme le fut celui de Rosa Parks, emblème de la liberté politique pour Arendt. Mais combien d'immolations sans effet, ou d'actes de rébellion réprimés pour si peu qui changent le cours des choses? Continuons tout de même, il en va de notre humanité, la véritable liberté est la liberté politique. Nous sommes nés pour innover, aime-t-elle à répéter. Selon elle si les allemands n'avaient pas renoncé à cette liberté politique, le nazisme n'aurait peut-être pas connu l'essor que l'on sait. Arendt soutient que la liberté politique a été vécue en premier, dans la cité grecque, et qu'ensuite le christianisme l'a supprimée pour accorder aux hommes, à travers le supposé libre arbitre, le seul soin de veiller, non plus sur la cité mais sur leur âme.
Même si nous restons modelés par mille circonstances, même si c'est toujours la recherche de la satisfaction d'un désir qui nous meut, comment expliquer le basculement vers le changement? Evoquant Mai 68, Lordon peut ironiser en reprenant la formule"les structures ne descendent pas dans la rue", adressée à Althusser, mais il ne nous explique pas ce qui s'est passé. Pourquoi, à ce moment là, ce besoin soudain d'échapper au carcan des murs et de l'autorité? Les jeunes gens qui voulaient un libre accès aux chambres des étudiantes en Mars 68 étaient certes mus par leur désir, mais ceci n'avait rien de neuf. Qui leur a donné le sentiment d'être soudain dans leur droit? Comment comprendre et n'attribuer qu'aux affects ces nouveaux désirs? Pourquoi, au nom du refus de la métaphysique et de la pensée libérale, refuser d'accorder à l'homme un plein bon sens, une entière raison, qui certes ne se manifeste pas en toutes occasions?
Le moment décisif, qui permet le retournement d'une situation reste imprévisible. Sous Pompidou, l'idée de devoir dépasser 500 000 chômeurs paraissait constituer un seuil de basculement. C'est justement parce qu'elle est inexplicable que la liberté existe, et que l'on peut toujours parler de son caractère extraordinaire et quasi miraculeux sans avoir besoin d'être pieux. En Mars 1968, les étudiants ont jugé intolérable que les filles restent enfermées dans leur chambre, les lycéens n'ont plus supporté l'estrade où étaient juchés leurs professeurs, les ouvriers n'ont plus admis d'être si peu payés. Pourquoi? Lordon répond: nouveaux affects mais il n'en nomme pas un seul, et n'explique rien et pour cause, c'est bien dommage! Pourquoi refuser de dire que soudain se déclenche une soif de liberté? La raison permet d'échapper au statut d'automate manipulé par le groupe. La raison est, selon Spinoza, un levier qui permet de comprendre que nous sommes déterminés et grâce à cette compréhension, d'échapper en partie au déterminisme. Certes, passion et raison vont ensemble, mais tout ravaler à la force brute du seul désir est un peu court. Lordon souligne la diversité des individus mais il n'accorde pas à la différence de poids suffisant. Il reprend le terme de multitude, sans doute révélateur de sa conception de l'humanité comprise comme masse passive. Il néglige la puissance de l'esprit dans l'aventure humaine, comme si seul le penseur en possédait un! A vouloir trucider à juste titre le libre arbitre, il jette le bébé avec l'eau du bain, la liberté est rare, mais elle est possible.
Elle a certes une définition étrange chez Spinoza, puisque les hommes libres sont ceux qui réalisent leur nature comme le montre très bien l'exemple de la vocation. Être libre c'est se connaître et se trouver. Même si la liberté consiste à comprendre la nécessité, la raison permet de repérer ce qui apporte de la joie et de de le désirer! Le désir peut donc se montrer clairvoyant. Il y a invitation à la sagesse chez Spinoza. Tout simplement, la liberté ne consiste pas à faire ce que l'on veut, à décider dans le vide, mais à choisir dans la réalité, les meilleures rencontres, les meilleures opportunités, à faire coïncider nos besoins et les possibilités offertes.
La liberté ne consiste pas à se poser en démiurge, en détenteur d'une volonté infaillible, c'est un apprentissage souvent douloureux, elle est toujours activée par des motifs, et en ce sens elle n'est jamais totale ; le leurre consiste justement à penser qu'elle pourrait l'être.
Au niveau politique, la liberté consiste à participer aux affaires humaines, à s'exprimer dans l'espace public, de vive voix autrefois et par le net aujourd'hui. La liberté avance quand de nouveaux droits sont reconnus. Certes les hommes sont la plupart du temps déterminés par des affects venus de leur modèle social, mais ils peuvent aussi, de manière imprévisible, s'en détourner. Selon Lordon, cela s'explique par un nouveau déterminisme, mais nulle part il n'en donne un exemple concret, et pour cause. Nous avons bel et bien une faculté d'agent libre, qui à certaines occasions se met en branle. Pouvoir mystérieux, assurément. Au nom du matérialisme on ne saurait nier le pouvoir de l'esprit. Spinoza unit l'âme et le corps, mais ce n'est pas pour en déduire que le corps a tous les pouvoirs."Nul ne sait ce que peut le corps".
CRITIQUE DE LA NOTION DE SUJET ET DE LA MORALE
En finir avec le libre-arbitre suppose la démolition du sujet, seigneur et maître. A la fin du livre, Lordon souligne à quel point nous sommes en permanence en interaction avec ceux qui nous entourent. Cette dépendance aux autres, il faut s'en réjouir car c'est une richesse, dit-il.
Hélas, il reste à son insu prisonnier de la métaphysique qu'il dénonce en utilisant un vocabulaire fâcheux: celui d'insuffisance ontologique pour désigner les sujets que nous sommes. Il est ainsi bien loin de Simondon, qu'il cite pourtant. Selon Simondon, nous sommes par définition, des êtres de relations en perpétuelle transformation. Cet état n'a rien d'une infirmité et ne souffre absolument pas d'être perçu comme négatif! Notre lien aux autres n'est pas seulement utilitariste ou économique, c'est le fondement de notre identité, nous n'existons qu'à travers les autres et en fonction d'eux. C'est un retour à l'évidence dont nous a privés Descartes. Les autres sont toujours déjà là, avec nous, en nous, et nous ne sommes rien sans eux. La pure folie, le pur délire solipsiste a réussi à faire admettre l'idée hallucinante d'un sujet Robinson! Les candidats à la vie éternelle sur une île déserte où l'autre ne serait enfin plus un obstacle à leur liberté imaginaire ne sont pourtant pas légion...Penser l'être comme toujours déjà relié aux autres ou à son entourage, c'est une manière de nous installer dans une relation morale, dans un élan de sympathie avec ceux qui nous construisent..
Mais lorsqu'il cite la fameuse phrase de Spinoza, "Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme" il la réduit à son sens utilitariste qui n'est pourtant pas la tonalité de l'éthique. Spinoza veut la béatitude, certes mais elle est sagesse et spiritualité autant que jouissance. Lordon entend se débarrasser de la morale en attaquant le concept de légitimité. C'est une manière de céder au postmodernisme ambiant. Les hommes ont envie de vivre ensemble de manière harmonieuse et paisible, pourquoi enlever de la légitimité à ce désir et transformer cette exigence raisonnable en simple affect relevant de l'intérêt? La pensée de Spinoza ne sépare pas l'esprit du corps et ne consiste certainement pas à détrôner l'esprit, elle lui enlève seulement de sa superbe.
La critique des fondements du libéralisme s'arrête donc en chemin. A celle du libre arbitre et de la toute puissance du sujet, il faudrait ajouter une réhabilitation de la morale et la certitude que les désirs ne sont pas strictement égoïstes; ce qui décidément satisfait beaucoup les libéraux.
Le libéralisme ne prône aucune morale si ce n'est le respect de la liberté. Il voit dans tout acte généreux la recherche d'un intérêt sous-jacent. L'égoïsme y passe pour vertu, puisque la rivalité est le nerf de la compétition et de la fortune. Si au lieu de poser les hommes opposés les uns aux autres comme le firent Hobbes et Sade, on les pense enfin comme profondément interdépendants par essence, on n'a plus aucune difficulté à fonder la morale. Elle n'est pas un sursaut de la raison salvatrice, on n'a plus besoin du noumène kantien pour la rendre envisageable, elle est au fond de nous, toujours déjà là, et c'est ainsi que nous aidons les autres, quand nous le pouvons, sans réfléchir, ne serait-ce qu'en indiquant son chemin, à celui qui ne connaît pas la ville comme le disait déjà Ciceron.
La phrase de Spinoza, au début du Traité politique:"Il faut considérer les hommes tels qu'ils sont et non tels que l'on voudrait qu'ils fussent" obnubile Lordon. C'est la raison pour laquelle il refuse le postulat anarchiste et admet seulement que les hommes sont bons ou mauvais selon les circonstances.
"L'homme n'est pas un empire dans un empire"a écrit Spinoza. Il fait partie de la nature, ses passions sont aussi inévitables que les déchaînements naturels, colère et tempête, haine et orage appartiennent à l'empire, et ne sautaient être blâmables en tant que telles. Ainsi se présente le refus moral de Spinoza. Cependant son livre a pour titre l'éthique, il est donc à sa façon, à son tour un moraliste. On trouve dans l'éthique une sorte de catéchisme indiquant où est le bien: l'amour, la magnanimité, les bonnes relations sociales, la confiance, e soin des pauvres, le mariage, l'honnêteté, la modestie, le refus de l'enrichissement par l'argent. Ce qui distingue l'éthique d'un pur catéchisme, c'est que les vertus énumérées correspondent à des affects joyeux qui devient le critère de leur moralité. Spinoza ne craint pas de dire où est le bien, même en politique, puisqu'il choisit la démocratie comme modèle: "Le pouvoir absolu, s'il existe, est véritablement celui que détient la multitude toute entière."
L'état n'a pas pour but de faire vivre les hommes dans la crainte selon Spinoza, si ses lois sont justes, les hommes développeront leurs meilleures qualités, et si les vices des citoyens resurgissent il faudra en imputer la faute à l'état. Comment ne pas reconnaître ici l'incroyable intuition de ce que seront les superstructures chez Marx? Cette intuition aurait pu faire dire de manière explicite à Spinoza que beaucoup de vices disparaîtront quand les institutions seront meilleures. Il restait toutefois prisonnier de son époque, comme nous tous, en décrivant certains traits rédhibitoires de la nature humaine. Cela n'enlève rien à son génie, au caractère révolutionnaire de sa pensée, mais permet de montrer que la nature humaine est un leurre comme nous le dit Marx; ce que Lordon semble avoir du mal à croire.
Spinoza ne voyant que des femmes en état de servitude, les a crues définitivement inférieures, il n'a pas perçu la coercition exercée sur elles; c'est d'autant plus regrettable qu'il avait pensé la possibilité de se délivrer des servitudes grâce au levier de la raison!
Voici donc en quels termes s'achève le Traité politique: "ll est permis d'affirmer absolument que les femmes ne sont pas par nature égales en droit avec les hommes, qu'elles sont nécessairement inférieures et que par conséquent, il est impossible que les deux sexes gouvernent également et encore bien moins que les femmes régissent les hommes."
Spinoza ne pouvait pas non plus imaginer à son époque, qu'un système économique dominant encouragerait autant l'égoïsme. Si le but est de tirer parti de ces deux philosophes, pourquoi ne pas tenir compte de l'analyse décisive de Marx? Les sentiments, la morale sont le reflet de la classe dominante. Les hommes ne sont pas plus égoïstes que les femmes sont inférieures.
A accorder tant de place aux intérêts et aux motifs passionnels, Lordon finit par douter de la grandeur de la raison. Reprendrait-il à son compte la belle formule de Badiou? : Refusons de vivre sans idée! Assurément, nous savons que Lordon met tout en uvre pour que l'on puisse franchir le pas, sortir du capitalisme. Il ne se satisfait pas de ceux qui croient pouvoir moraliser la finance. On peut regretter seulement que sa lecture de Spinoza serve de frein à son optimisme.
ANNIE COLL
IMPERIUM Frédéric LORDON
Après nous avoir dit que nous n'étions pas vraiment libres dans son précédent livre, Frédéric Lordon érige désormais toute une série d'obstacles censés rendre la rupture avec le capitalisme quasiment inatteignable. Il revendique sans ambages son entreprise de dégrisement: il faut cesser, selon lui, de s'enivrer de faux espoirs! Mais la révolution exige-t-elle notre sobriété? En quoi faudrait-il se plier à la triste réalité? Nos rêves seraient-ils pure chimère?
Persévérer vers l'impossible, tel pourrait-être le titre caricatural d'Imperium, son dernier livre. On y trouve en effet une exhortation à "persévérer dans le désir révolutionnaire sans se raconter d'histoires révolutionnaires." Mais aussi, sous une forme plus philosophique réservée aux connaisseurs de l'idée régulatrice de Kant il dit du communisme:"c'est un idéal que l'on sait inatteignable dont on ne maintient pas moins fermement la position." Ou sous une autre version encore:"L'idéal impossible de l'autogouvernement n'en désigne pas moins sans cesse la direction vers laquelle tendre." Pris en tenaille entre son désir de révolution et sa crainte qu'elle soit décevante, il opte tout de même pour le doute. Spinoza guide sa pensée et bloque son espérance. Spinoza convient à son scepticisme viscéral; Lordon reste prisonnier de cet affect triste.
Reprenant à son compte la suspicion classique sur la bonté de l'homme, il affirme que l'opacité l'emportera toujours sur la nécessaire transparence des décisions collectives, il décrète que l'horizontalité de la communauté est un leurre, il exige la verticalité des Institutions et enfin doute de la raison.
Si le scepticisme se renverse en pessimisme, c'est qu'il repose sur une conception sombre de la nature humaine. Ne faisons toutefois pas trop rapidement de mauvais procès. Lordon sait qu'on "a fait dire des monstruosités à la chose" Sans doute évoque-t-il ici la trop célèbre phrase de Hobbes, "L'homme est un loup pour l'homme."Mais il traite d'anthropologues hémiplégiques les anarchistes et autres penseurs qui croient que le mal est le produit des conditions sociales et politiques. C'est ainsi qu'il vise pêle-mêle Negri, Dardot, Laval, le Comité invisible et Badiou. Autrement dit, pour échapper à l'infirmité, la nature humaine doit avoir un bon et un mauvais côté !
A l'instar de Spinoza, Lordon croit qu'il est sage et mesuré de "tenir ensemble ces deux tendances de la vie passionnelle: la pitié et la haine." Il le dit clairement: "C'est une première erreur d'arrêter l'homme dans une nature humaine irrévocablement fixée, et c'en est une deuxième que de n'imaginer pour ces fixations que les types purs du bon ou du mauvais, du dieu ou du loup, auquel rien de réel ne correspond ni ne correspondra jamais." Autrement dit, la révolution ne changera rien, de nouvelles conditions matérielles n'auront pas d'incidence sur la supposée méchanceté des hommes. Marx est ainsi renié sans que Lordon ose toutefois l'affirmer directement!
Il appelle "Ingenia"notre naturel, évitant donc le terme d'essence de l'homme, en prenant soin soudain, de souligner son caractère historique. Nous voilà plongés à nouveau dans la confusion. Comment peut-il dire à la fois que notre nature varie dans l'histoire et que nous sommes condamnés à toujours haïr? (Pourquoi ce besoin de recourir tout au long du livre à des mots latins?- On pense un peu trop aux médecins de Molière -)
Assurément Lordon penche plus vers le loup que vers l'agneau. Ce qu'il dit de la Commune en fournit la preuve. Quand les hommes sont généreux, c'est vraiment exceptionnel, dit-il, et cela ne saurait durer. Les grands sentiments révolutionnaires ne sauraient faire long feu. Il cite Courbet qui s'émerveillait: "Paris est un vrai paradis: point de police, point de sottises, point d'exaction d'aucune façon, point de disputes. Paris va tout seul comme sur des roulettes." Mais il faudra tout de même, un peu plus tard, de la police, affirme-t-il, car l'angélisme ne durera pas. "On ne pensera pas raisonnablement les temps ordinaires par le moment d'exception."
Lordon croit si peu en l'altruisme qu'il tombe dans les pires ornières des préjugés libéraux consistant à débusquer de l'égoïsme partout et surtout là où il n'y en a pas. Lorsque nous éprouvons de la tristesse devant la souffrance d'autrui, ce qui compte d'abord, dit-il, c'est notre refus de souffrir! Autrement dit dans l'affaire, je viserais mon bien être avant celui de l'autre. Comment pousser plus loin l'absurdité de cette condamnation? Que dire du sadique qui se réjouit de la souffrance de l'autre? Va-t-on mettre un signe égal entre celui qui souffre de la misère des autres et celui qui ne jouit que d'une souffrance qu'il inflige? Le mimétisme affectif ne relèverait pas de l'empathie? Ainsi Lordon ne pourrait croire que l'on puisse aimer de manière désintéressée, que l'on puisse se sacrifier: tout serait toujours ramené à l'amour de soi, qui n'a, on le sait, rien de coupable! C'est bien la moindre des choses d'éprouver du plaisir à faire le bien et ça ne fait pas de quiconque, un égoïste!
"Le problème des révolutions morales, c'est qu'elles ne connaissent pas le Grand Soir." La formule est aussi éloquente qu'édifiante. Merci à Frédéric Lordon de nous mettre les points sur les i.
L'autre source de scepticisme chez Lordon est son obsession de la transparence. Il faudrait apparemment pour réussir le communisme une totale transparence des êtres et des décisions. Le sujet est récurrent dans l'ouvrage. "Le groupe en ses parties ne peut espérer avoir de transparence à soi." Lordon par un tour de passe-passe fixe la barre très haute pour décréter ensuite qu'elle est infranchissable. Qui donc est assez naïf pour imaginer un homme, un groupe, une société sans opacité? En quoi cela peut-il obérer la liberté d'agir? Envenimer les rapports humains? Qui serait assez fou pour croire qu'avec le communisme, les querelles disparaîtront comme par enchantement? Pourquoi penser qu'elles rendraient impossible le communisme? Quand, après 1945, des hommes ont pris des décisions communistes pour nous protéger de la maladie, de la vieillesse, ont-ils été empêché dans leur démarche par leur inconscient?
L'impossible transparence serait la preuve de l'impossible vie en faveur des Communs, ainsi fait-il un coup de griffes aux auteurs de Commun de Dardot et Laval. L'attaque contre Négri, autre connaisseur de Spinoza est plus cruelle encore. Sa croyance en l'open source est taxée de divagation, le fait de permettre "à tous de collaborer (...) et de créer des programmes sociaux et performants." laisse Lordon "pantois". Sans doute ignore-t-il le succès fulgurant de wikipedia, linelux et libre office. Lordon voudrait que la "multitude se rende entièrement transparente à elle même" et déclare ensuite Freud à l'appui que c'est impossible. Peut-être trouve-t-il drôle de préciser: "Les individus ne savent déjà pas très bien ce qu'ils font eux-mêmes, mais que dire quand ils s'y mettent à plusieurs?"
Castoriadis, qui avait l'optimisme chevillé au corps et croyait en un nouvel imaginaire, avec d'autres institutions, n'a jamais fait de la transparence un idéal, encore moins une condition. Voici ce qu'il écrit. "Si par communisme on entend une société d'où serait absente toute résistance, toute épaisseur, toute opacité: une société qui serait pour elle-même toute transparence: où les désirs de tous s'accorderaient spontanément(...) si c'est de cela qu'il s'agit, il faut dire clairement que c'est là une rêverie incohérente, un état irréel et irréalisable(...) c'est une formation mythique équivalente et analogue à celle du savoir absolu, ou d'un individu dont la conscience a résorbé l'être entier."
Enfin, Lordon ne cesse d'opposer aux partisans de l'horizontalité, anarchistes du Comité invisible par exemple ou adeptes du Commun comme Laval et Dardot, la nécessaire verticalité qui serait la condition sine qua non de la viabilité de toute communauté. Autant il a raison quand il dit que la vie de groupe peut se faire au nom du pire et ne saurait constituer une fin en soi(le collectif contre le mariage pour tous lui en fournit l'exemple), autant il va loin dans sa méfiance en décrétant que le pouvoir symbolique des sociétés dites primitives est une forme de verticalité. Sans doute, mais où est le problème? Qui a dit qu'on pourrait se passer de valeur, de symboles, de croyances?
L'introduction du livre, qui frappe à coup de marteau contre l'État, est ensuite oubliée dans la suite du livre, elle apparaît presque comme de la publicité mensongère tant par ailleurs il réclame des institutions et la police, améliorées certes.
Enfin s'il a bien sûr raison de dire que nos idées sont motivées par nos désirs, parce que nous pouvons désirer la liberté et la vérité, pourquoi les raille-t-il si férocement en disant:"L'universel est d'extraction passionnelle et non d'immaculée conception"?
Que le communisme ne soit pas une idée pure est sans doute l'ultime critique réservée à Badiou. Cela n'enlève rien à la nécessité de l'idée. Elle est belle et vraie et réalisable parce que les hommes possèdent déjà toutes les qualités pour la faire vivre sans qu'il soit besoin d'inventer un homme nouveau. Nous avons en nous ce besoin de nous rendre utiles aux autres, de bienveillance, de solidarité. Nous crevons de solitude comme le dit le Comité invisible dans "A nos amis" et nous rêvons de construire ensemble une société où chacun ait enfin sa place.
La démarche de Lordon est alors on ne peut plus ambigüe. Révolution ou pas? Tendons vers, dit-il, mais y croit-il vraiment? Si c'est le cas, pourquoi met- il en place dans ce dernier livre tant d'obstacles imaginaires?
Arendt et la révolution
Annie Coll
Hannah Arendt a tout osé. Elle a prétendu qu'elle n'était pas philosophe, elle s'est voulue inclassable, elle a refusé tout engagement sur l'échiquier politique, elle a répété à l'envie qu'elle ne voulait qu'une seule chose ne pas donner de leçons. On peut éventuellement interpréter cette position, comme d'autres l'ont fait, en le rapportant à sa vie privée et au traumatisme que fut pour elle l'engagement national-socialiste d'Heidegger. En réalité, un désir farouche de liberté reste la clé de son personnage et de son uvre. Le devenir de la pensée de Marx au 20e siècle peut aussi expliquer sa réserve. Arendt craignait avant tout qu'un courant dont elle se serait réclamé, l'empêche de formuler ses propres concepts. Dès 1945, dès la publication de son premier livre Les origines du totalitarisme elle a eu l'audace de penser à contre courant et si on la cite volontiers aujourd'hui, c'est le plus souvent à contre-emploi. La portée de son uvre reste sous-estimée, elle est souvent pillée sans que cela soit revendiqué, mais - et c'est bien le pire - on la range volontiers du côté des conservateurs, des nostalgiques de la tradition.
La seule tradition sur laquelle elle s'appuie vraiment c'est celle du "trésor perdu des révolutions" ! Etrange paradoxe. Mais Rousseau, par exemple n'a-t-il pas été accusé de s'appuyer sur l'état de nature pour revendiquer la liberté ? On connait la stupide interprétation de Voltaire qui croyait bon de railler son rival en décrétant que le désir de marcher à quatre pattes était suscité par sa lecture, feignant d'ignorer que l'auteur du Contrat social avait écrit "Dans l'état de nature, l'homme n'est qu'un animal stupide et borné."
Nul, plus qu'Arendt ne s'est occupé du présent et de l'avenir. Elle n'a pris du passé que ce qui pourrait être utile pour aller dans le sens d'un plus haut degré de liberté. Quelques prises de positions d'Arendt sont bien connues, concernant Eichmann ou bien les enfants noirs de Little Rock dont elle disait qu'ils ne devaient pas faire les frais du racisme des aînés. Mais sait-on que dès 1943 elle défend la Palestine dans le journal allemand Aufbau publié aux Etats-Unis ? Dans le New-York times le 4 décembre 1948 elle publie et signe avec Einstein un appel dénonçant le parti de la liberté de Menahem Begin-alors en visite aux Etats-Unis comme parti terroriste responsable du massacre des Palestiniens de Deir Yassin : ce parti est qualifié de "nouvelle expression du fascisme." En 1953, dans un article paru dans Commonweal, elle dit que le maccarthysme ne peut signifier à ses yeux que la destruction de la démocratie.
L'homme ne peut éluder la politique
L'homme ne peut éluder la politique sous peine d'éluder sa propre humanité. C'est la menace de transformer le monde en désert, pire encore que le despotisme doux imaginé par Tocqueville. L'homme ne se mue pas en citoyen, il est naturellement politique, Arendt, de ce point de vue se réclame d'Aristote et fustige Platon. Confronté à ses égaux, dont il est bien sûr différent, plongé dans la pluralité humaine, il doit se faire entendre, agir comme le fit Rosa Parks, souvent citée par Arendt comme un exemple de courage politique. Le premier décembre 1955 cette femme noire, à Montgomery aux USA a refusé de céder la place qu'elle occupait dans un bus pour la donner à un blanc. Suite à son arrestation le boycott des bus a été suivi de nombreux mois, la Compagnie a dû renoncer à réserver des places aux blancs et le Mouvement pour les droits civiques relayé par Martin Luther King s'en est trouvé renforcé.
Arendt n'est pas une nostalgique de l'autorité au sens que lui donne Finkielkraut. Elle n'est pas une juive victime de la haine de soi comme le suggère Laure Adler. Elle n'a pas une conception élitiste de la politique comme le regrette Rancière. Elle ne confond pas stalinisme et nazisme, même si elle les renvoie dos à dos. Elle ne pardonne pas la banalité du mal. En revanche elle écrit dans son Essai sur la révolution que le mal : "c'est que la politique est devenue un métier une carrière et que l'élite pour cette raison même est choisie selon des critères et des modes eux-mêmes profondément antipolitiques". Arendt a critiqué avant Castoriadis la pseudo-liberté que nous donne le suffrage universel. Il y a à la fin de cet Essai sur la révolution une critique en règle de notre pseudo-démocratie.
En fait de nostalgie, celle d'Hannah Arendt est tournée vers les moments inouïs d'insurrection populaire. "Les trésors perdus des révolutions". Elle en cite quelques uns : la démocratie grecque, la Révolution française, à travers ses milliers de sociétés populaires répandues dans tout le pays, les soviets de 1905 et 1917, les conseils en Allemagne en 1918 et 1919, la Révolution hongroise de 1956 sont autant de réalisations de la liberté au sens arendtien du terme. Elle dit de ces moments qu'ils ont été les "rares moments heureux de l'histoire ( ) et pas moins décisifs" Leurs membres avaient à chaque fois la confiance de leur pair et leur autorité émanait de la base, c'était l'égalité de ceux qui s'étaient engagés dans une entreprise commune. Arendt précise dans les dernières pages de son Essai sur la révolution les formes de ces Conseils. A chaque fois l'objectif est la prise de pouvoir, elle se fait par le peuple pour former un gouvernement. La créativité est exceptionnelle en un temps record, ces moments exaltants, d'une incroyable fécondité sont plus efficaces en quelques semaines que des années de politique confiée aux professionnels. Lorsque le peuple fait de la politique il atteint son niveau le plus haut de liberté. Tout le monde n'est pas un "enragé de la politique" selon son expression, mais ceux qui ont ce souci du bien commun sont tout autorisés à se recruter entre eux. Lors de ces moments d'effervescence extraordinaire, celui qui le souhaite, fait entendre sa voix sans que l'on sache à l'avance quel sera l'impact de ses paroles. Ces voix retentissant dans l'espace public nous garantissent que nous ne sommes plus dans le désert de l'indifférence qui est le lot des situations pré- totalitaires.
Ce thème se trouve dans Condition de l'homme moderne, mais aussi dans La crise de la culture, dans Essai sur la révolution, dans Qu'est-ce que la politique ?, dans Du mensonge à la violence. Ce thème est récurrent, la seule vraie question politique est de savoir comment ils peuvent perdurer, puisqu'ils furent toujours trop brefs. Ce sont bien des modèles. Arendt ne dit jamais quelle sorte de décisions ces Conseils doivent prendre car rien n'est plus dangereux que de s'imaginer connaître à l'avance le point d'arrivée de l'histoire. Croire que l'on se dirige vers un but fixé à l'avance, c'est confondre la politique avec l'uvre réalisée et aboutie. En ce sens Arendt caractérise la politique comme action, c'est-à-dire praxis et non comme fabrication.
Réflexions sur la révolution hongroise
Ces réflexions constituent le chapitre XIV de l'édition de 1958 des origines du totalitarisme Elle était en voyage en Europe lorsque l'insurrection éclata et dans une lettre à son époux, Heinrich Blucher elle écrit dès le 24 octobre 1956, " Finalement, finalement c'est à eux qu'il revenait de nous montrer la vérité des choses." lettre citée par Elisabeth Young- Bruehl dans la biographie qu'elle consacre à Hannah Arendt.
En effet, dans la nuit du 23 au 24, la rue est au peuple en Hongrie, le gouvernement ne peut plus compter ni sur l'armée ni sur la police. Des comités révolutionnaires se forment dans tout le pays. " Ce qui s'est passé à ce moment là, c'était ce à quoi plus personne ne croyait si tant est que personne n'y ait jamais cru. ( ) Si une chose telle qu'une révolution spontanée à la Rosa Luxemburg- ce soulèvement d'un peuple opprimé, luttant pour la liberté et pratiquement pour rien d'autre, sans le chaos d'une défaite militaire qui le précèderait, sans le recours aux techniques de coup d'Etat, sans le réseau dense d'un appareil d'organisateurs et de conspirateurs, sans la propagande déstabilisante d'un parti révolutionnaire, c'est-à-dire ce que tout le monde, les conservateurs comme les libéraux, les radicaux comme les révolutionnaires, avait rejeté tel un beau rêve- si donc une telle révolution a jamais existé, alors c'est nous qui avons eu le privilège d'en être les témoins."
Plus loin, elle décrit les évènements : " Une manifestation d'étudiants sans armes et essentiellement pacifiques, regroupant quelques milliers de personnes, grossit soudainement et spontanément jusqu'à devenir une foule immense, qui se chargea elle-même de satisfaire l'une des revendications des étudiants, le renversement de la statue de Staline sur l'une des places publiques de Budapest. ( ) L'armée rallia la révolution et donna les armes au peuple. La manifestation étudiante du début était devenue en moins de vingt quatre heures une insurrection armée. Désormais plus aucun programme, plus aucun point, plus aucun manifeste n'allaient jouer de rôle". Aucun pillage n'eut lieu malgré le niveau de vie misérable de cette foule de gens, il n'y eut non plus aucun assassinat et "voilà qu'apparurent, presqu'en même temps que l'insurrection elle-même, les conseils révolutionnaires et les conseils ouvriers, à savoir cette même organisation qui émerge depuis plus de cent ans toutes les fois qu'on laisse le peuple, l'espace de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, poursuivre ses objectifs politiques sans qu'aucun gouvernement ou programme de parti lui soit imposé d'en haut."
Elle rappelle que les conseils firent leur apparition en 1848 lors de la révolution qui balaya l'Europe puis continue l'analyse pour souligner qu'ils furent "La première mesure pratique tendant à rétablir l'ordre et à réorganiser l'économie sur une base socialiste, mais sans le contrôle rigide du parti". Sont apparus ensemble les conseils révolutionnaires, comme réponse à la tyrannie politique et les conseils ouvriers censés gérer la vie économique.
Elle poursuit : "Dans le contexte moderne, les conseils sont la seule alternative que nous connaissions au système des partis et les principes qui les fondent tranchent à bien des égards par leur opposition aux principes du système des partis. Ainsi ceux qui sont élus aux conseils sont choisis dans la base ; l'appareil du parti n'est pas là pour les sélectionner et proposer leur candidature à l'électorat ( ) L'élu n'est donc lié par rien, si ce n'est par la confiance que l'on met dans ses qualités personnelles, et sa fierté est d'avoir été l'élu des ouvriers, et non du gouvernement ou d'un parti, c'est-à-dire de ses pairs, et non de ses supérieurs ou de ses inférieurs." Ils étaient bien sûr révocables. Conseils de quartiers, d'hôpitaux, d'écoles, conseils d'écrivains et d'artistes, d'étudiants de soldats, de fonctionnaires d'ouvriers " Au sein de chaque groupe disparate la formation d'un conseil a transformé une coexistence de pur hasard en institution politique " Non seulement ils surgissent dans tout le pays mais en douze jours leur inventivité est sidérante. "Les conseils révolutionnaires de province s'étaient coordonnés et projetaient d'instituer un Conseil révolutionnaire national pour remplacer l'Assemblée nationale".
Enfin comme pour établir la triste preuve de leur force Arendt note que les premiers coups de la répression sanglante fut destinée aux conseils révolutionnaires qui furent tous dissous par l'armée russe, le 25 novembre, au bout de trois semaines.
Pourquoi cette nostalgie des révolutions ?
Arendt a été le témoin de cette expérience des Conseils à l'âge de quatorze ans. En 1919, sa mère, admiratrice de Rosa Luxemburg lui a fait partager son enthousiasme en l'accompagnant à Königsberg pendant la révolution allemande. Arendt épousera en deuxième noce un intellectuel spartakiste, Heinrich Blücher. Les trésors perdus représentent pour elle la vraie lueur d'espoir par rapport aux " sombres temps", qui désignent, sous sa plume, les périodes totalitaires.
Elle a dû fuir l'Allemagne nazie en 1933 pour se réfugier d'abord en France pendant sept ans, jusqu'à ce qu'elle soit prisonnière au camp de Gurs dans les Pyrénées. Elle gagne ensuite les Etats-Unis où elle restera toute sa vie et d'où elle apprendra l'horreur d'Auschwitz. Le livre Les origines du totalitarisme, est la première étape de sa réflexion. Dès 1950 elle y affirme que le phénomène totalitaire ne relève ni de l'inconscient, ni du seul antisémitisme, mais du conformisme de masse. Dans les dernières pages du chapitre Idéologie et Terreur elle formule les concepts clés de désolation et d'isolement, totalement passés sous silence aujourd'hui, alors qu'ils décrivent avec une force incroyable le quotidien de chacun, la nouvelle condition de l'homme moderne.
L'isolement désigne la situation de l'homme dans l'espace public, celle de l'individu séparé des autres, qui ne prend jamais la parole, parce que la politique n'a plus de sens pour lui, parce qu'il se sent de trop en ce monde qui n'a pas besoin de lui, où il se sent superflu, où il n'a pas sa place. Cette situation est liée à l'époque à la quelle la philosophe va consacrer un nouveau livre, Condition de l'homme moderne. Elle montrera notamment comment le primat donné à la production pour la production, comment la valorisation exacerbée du seul travail va générer cet oubli si inquiétant de la politique. Le deuxième concept est la désolation. Eichmann à Jérusalem explique parfaitement le processus qui conduit à ne plus penser, ne plus engager le dialogue avec soi-même, et à refuser, par exemple de voir que l'on vit avec un criminel au sein de sa propre conscience. Ce thème sera l'objet du court livre, Considérations morales, mais aussi d'un de ses derniers livres, Juger.
Pour Arendt, le totalitarisme n'était pas une fatalité. Trop de gens ont encore tendance à penser que ce qui est arrivé, était inéluctable, ni Marx (voir notamment l'Idéologie allemande ni Arendt ne sont de ceux-là). La responsabilité n'est pas seulement celle des chefs, mais celle de tout un peuple qui a obéi à des ordres abominables et n'a pas trouvé les moyens, à temps, d'organiser la riposte, le refus. Arendt, liée à Heidegger, son premier grand amour à l'âge de 18 ans, restera traumatisée à l'idée du mauvais usage que l'on peut faire de l'intelligence. Rien n'a dû être plus épouvantable pour elle que l'engagement de son professeur pendant une année entière, de 1933 à avril 1934, au parti nazi, mais après 17 ans de silence, elle lui rend visite et reprend le dialogue. Cette erreur terrible de jugement chez celui dont elle vénérait les analyses si brillantes de Platon et de Nietzsche a dû l'inciter pour elle-même à la plus grande des prudences : "La pensée peut être vaine et dangereuse" écrit-elle dans Considérations morales. Il faut distinguer le fait de penser et celui de juger : c'est le jugement qui peut errer.
Arendt ne se cite pas, n'établit jamais le fil directeur de sa pensée, nous laissant le soin de le faire. Mais cela engendre les malentendus, les erreurs d'interprétation si fréquentes, car il faut vraiment la lire in extenso pour comprendre sa démarche d'ensemble. Paul Ricoeur, dans sa préface à Condition de l'homme moderne a su l'établir : "le rapport entre Condition de l'homme moderne et Les origines du totalitarisme résulte de l'inversion de la question posée par le totalitarisme ; si l'hypothèse : tout est possible conduit à la destruction totale, quelles barrières et quelles ressources la condition humaine elle-même oppose- t- elle à cette hypothèse terroriste ? C'est ainsi qu'il faut lire Condition de l'homme moderne comme un livre de résistance et de reconstruction". Résistance est bien le maître mot, mais pas une seule fois il n'apparaît chez la philosophe qui place sa pensée sous le signe de l'anthropologie et non sous celui de l'engagement. Heidegger est, dit-elle, tombé dans le piège. Arendt cherchera à éviter toute école, mais si cela rend sa pensée classique et inclassable, cela ne signifie pas que l'on ne puisse s'en emparer pour lui donner un prolongement politique.
Hannah Arendt et Rosa Luxemburg
En dépit de ses dénis récurrents, les sympathies d'Arendt se devinent à travers quelques informations. En 1955, elle rapport fièrement à son ami Kurt Blumenfeld, qui l'a connue enfant, l'anecdote suivante. Ses étudiants de l'université de Berkeley où elle avait donné un cours sur les théories politiques en Europe s'écrièrent à son retour de voyage : " Rosa est revenue." Scholem, historien et théologien israélien, avec qui elle correspond depuis 1933 et rompt en 1960 à cause de l'affaire Eichmann, disait que le luxemburgisme constituait le véritable socle de son uvre. Jamais elle ne le proclamera mais elle fait à Rosa Luxemburg un très bel hommage dans Vies politiques. Elle lui consacre une bonne vingtaine de pages et le premier des chapitres. (Le livre se termine par une autre évocation émouvante, celle de Walter Benjamin dont elle a fait éditer un manuscrit qu'il lui avait confié.)
Elle regrette qu'au moment où elle écrit dans les années 1950 cette femme, cette grande figure politique soit la moins comprise de la gauche allemande. " Serait-ce que l'échec de tous ses efforts, en ce qui concerne une reconnaissance officielle, est d'une façon ou d'une autre lié au triste échec de la révolution dans notre siècle ?" s'interroge-t-elle. Ce n'est pas seulement la femme si sensible et si courageuse qu'elle admire mais bien la théoricienne révolutionnaire. "Elle avait appris et c'est le point essentiel, auprès des conseils révolutionnaires de travailleurs qu'une bonne organisation ne précède pas l'action, mais en est le produit, que l'organisation de l'action révolutionnaire peut et doit être apprise dans la révolution elle-même, de même qu'on ne peut apprendre à nager que dans l'eau ; que les révolutions ne sont faites par personne, mais éclatent spontanément et que les forces qui contraignent à l'action viennent toujours " d'en bas". Une révolution est grande et forte aussi longtemps que les sociaux démocrates ne l'écrasent pas totalement". Rosa Luxemburg n'a pas vécu assez longtemps pour voir à quel point elle avait raison, " en ne croyant pas à une révolution où le peuple au sens large n'avait ni part ni voix" conclut amèrement Arendt.
Arendt et " l'oubli de l'économie"
Ceux qui voudraient encore la ranger chez les libéraux s'appuieront sur la faiblesse de ses analyses économiques. Sa non-pensée sur l'économie peut paraître, en effet, le plus souvent déconcertante, et certaines phrases malheureuses, qui plus est, extraites de leur contexte peuvent abuser. Cependant en voici d'autres qui traduisent, au contraire, une lucidité remarquable. " La croissance économique qui sait, se révèlera un jour une malédiction plutôt qu'un bien, et quoiqu'il en soit, sous aucune condition, elle ne peut conduire à la liberté ou constituer la preuve de son existence". Avec cette phrase claire, elle dissocie liberté et économie capitaliste. Une autre phrase, plus loin affirme " La liberté au sens positif du terme n'est possible que parmi les égaux". Elle écrit encore dans Essai sur la révolution, " Si Marx a aidé à la libération des pauvres, ce n'était pas en leur disant qu'ils étaient l'incarnation vivante d'une quelconque nécessité historique ou autre, mais en les persuadant que la pauvreté elle-même était un phénomène politique et non pas naturel, le résultat de la violence et de la violation plutôt que de la rareté" Autrement dit, Arendt ne néglige pas le problème de l'égalité, elle refuse d'en faire la condition suffisante de l'émancipation. Arendt n'emploie certes pas l'expression lutte des classes, mais salue le mouvement ouvrier qui a écrit " l'un des chapitres les plus glorieux et sans doute les plus riches de promesses de l'histoire récente"
Dans le chapitre II L'impérialisme de son premier livre : Les origines du totalitarisme, elle fait une critique extraordinaire des prés-supposés libéraux de la pensée de Hobbes reprise aujourd'hui,(soixante ans après donc) par Christian Laval d'une part et Jean Claude Michéa dans les premières pages de L'empire du moindre mal. L'auteur de la triste formule : "L'homme est un loup pour l'homme" (enseignée comme le fondement de l'anthropologie à tous les futurs bacheliers) y apparaît comme le philosophe par excellence de la bourgeoisie. La condition humaine s'y caractérise comme "une égalité dans l'aptitude à tuer( ) dans un Etat qui n'a aucune autre règle de conduite que celle qui concourt le plus à son profit." On ne saurait mieux résumer l'esprit du capitalisme.
C'est aussi dans ce même chapitre qu'elle reprend à son compte les analyses de Marx sur les raisons de l'impérialisme compris comme répondant aux besoins de nouveaux marchés pour éviter l'écroulement du capitalisme. La note 45 faisant référence à Rosa- Luxemburg et Lénine est on ne peut plus explicite.
Elle applaudit Marx quand il salue la Commune, mais se dit très effrayée par la formule d'Engels : " l'administration des choses" censée remplacer la politique. Il y aura toujours besoin des hommes pour qu'ils fassent de la politique, la répartition égalitaire ne règlera pas toutes les affaires humaines assène Arendt contre Marx. Cet oubli de la politique ou plutôt cet impensé a autorisé les dérives staliniennes. Penser, c'est percevoir la nouveauté. Puisque Marx a exigé que l'on associe la liberté et l'égalité, prenant la suite, elle a une autre exigence : que l'on associe égalité, liberté et autorité. Cela veut dire que la liberté doit être réelle, que le pouvoir doit émaner du peuple et non pas du parti.
Marx a tout dit sur le capital, sa grande uvre est assez convaincante, incomparable. Arendt ne répète pas, n'anone pas, elle pense qu'il a eu tort d'imaginer que l'égalité allait régler tous les problèmes politiques. On peut dire que puisqu'il voulait que " l'émancipation des travailleurs soit l'uvre des travailleurs eux-mêmes", il n'était pas question pour lui de décider à leur place et de fournir un modèle utopiste et inaccessible de société idéale. Elle lui rend encore hommage dans une lettre écrite à son ami le philosophe Jaspers le 4 mars 1951. " La déshumanisation de l'homme et la dénaturation de la nature auxquelles pense Marx lorsqu'il parle de l'abstraction de la société, et la révolte contre les faits me paraît rester vivante même chez le vieux Marx. Je ne veux pas le sauver en tant que scientifique (..) et sûrement pas en tant que philosophe, mais sans doute en tant que rebelle et révolutionnaire".
Au moment où elle écrit, période des 30 glorieuses, même si la prospérité repose sur le travail des exploités, les inégalités semblent se résorber et Arendt ne prévoit pas les attaques du Capital qui vont s'abattre par la suite. Elle meurt en 1975, 14 ans avant la chute du mur de Berlin que personne n'envisageait dans l'immédiat. La liberté politique reste à ses yeux le problème majeur de l'époque moderne et le point faible de la pensée de Marx. Comment ne pas lui donner raison puisque cet échec du parti fait toute la difficulté actuelle à réhabiliter l'idée de communisme ?
Pour faire coïncider la liberté et l'autorité, elle donne quelques pistes D'abord, il faudrait établir une pyramide horizontale, où les porte-paroles de la politique seraient recrutés depuis la base vers le sommet en étant à chaque fois révocables. Toutefois, c'est le livre Edifier un monde qui va être le plus révélateur. Comme on lui pose la question de savoir pourquoi elle tient tant à distinguer le social et le politique, ce que lui reproche Rancière, elle a cette réponse. Si l'on prend le problème du logement, le droit au logement, c'est-à-dire l'égalité pour tous, est un principe absolu ; c'est une question sociale qui ne souffre pas la discussion : il faut l'appliquer. La politique commence avec la pluralité, c'est-à-dire avec la question de savoir qui doit habiter dans ce quartier plutôt que dans tel autre pour assurer l'intégration et le bien être de tous ! Autrement dit, la fameuse idée d'Arendt selon laquelle il ne faut pas confondre le social et la politique signifie que le social relève du droit et de la justice tandis que la politique relève de la délibération. Il n'y a pas de vérité dans le domaine de la stratégie, cela exige la discussion. Le concept de pluralité ne signifie pas qu'elle plaide pour la bourgeoisie, la référence à l'autorité ne signifie pas qu'elle veut un ordre conservateur ! L'égalité est le préalable, Arendt tente de penser ensuite les conditions d'une liberté qui ne se bornerait pas aux périodes révolutionnaires.
Le très possible communisme
Marx et Arendt sont les penseurs dont nous avons besoin, chacun en son siècle, pour rompre avec le capitalisme. Je soutiens dans mon livre Le très possible communisme qu'ils se complètent plus qu'ils ne s'opposent. La loi du profit dénoncée par Marx est aujourd'hui, de plus en plus, l'équivalent de ce que furent en période totalitaire la loi de la nature chez les nazis et la loi de l'Histoire chez les staliniens. Arendt s'inquiète d'un retour possible au moment où elle termine Les origines du totalitarisme puisqu'on trouve cette phrase à la fin de l'ouvrage, " Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu'il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d'une manière qui soit digne de l'homme" Cette loi dévastatrice ne pourra être enrayée que si le peuple retrouve toute confiance en son pouvoir. Arendt salue en Marx celui qui a vu que le capitalisme balaye tout sur son passage. Arendt ne dit pas explicitement que la loi du profit est une menace totalitaire, c'est moi qui instrumentalise sa pensée en ce sens, mais je suis persuadée que si elle n'était pas morte à la fin des trente glorieuses elle aurait été la première à établir cette analogie étant donné l'ampleur prise par la mondialisation capitaliste et les dégâts qu'elle entraîne. Autrement dit, j'utilise ce qu'Arendt dit du totalitarisme et du conformisme de masse qu'il suppose, pour l'appliquer à la critique du capitalisme élaborée par Marx.
Si vraiment on réhabilite aujourd'hui, grâce à Michel Vadée et Daniel Bensaïd un Marx non déterministe, les critiques apparentes qu'Arendt fait de cette vulgate poussiéreuse s'effondrent d'elles -mêmes. La politique ne doit pas être confiée à l'avant-garde du parti qui éclaire les ignorants, mais à la pluralité. Bien sûr, personne n'est souverain, aime-t-elle à répéter. Combien de nos idées s'envoleront, mais combien d'autre encore seront fécondes et riches de promesses car tout homme est un commencement: " Les hommes ne sont pas nés pour mourir mais pour innover"
Arendt a eu le projet de consacrer un livre à Marx, elle y a renoncé, il aurait eu le mérite de nous faciliter la tâche. A la place nous avons Condition de l'homme moderne avec ses nombreuses références à cette uvre qu'elle relit sans cesse et son Journal de pensée qui montre la précision de ses réflexions sur cette philosophie. Je croise leur lecture pour montrer qu'ils sont indéniablement, tous deux, des penseurs de l'émancipation. Marx emploie le terme, elle non, mais c'est tout comme Comment interpréter autrement ses appels réitérés à sortir du conformisme de masse ? A revendiquer la liberté politique qui ne se réduit pas au bulletin de vote ? A rompre avec l'homo economicus ? A remplacer l'obsession contemporaine du travail et de la production par le souci des affaires communes ?
Je confronte aussi leur approche du travail pour montrer qu'ils se rejoignent aussi bien sur le point de départ, le travail est l'activité fondamentale, que sur le point d'arrivée, à savoir la nécessité de le désacraliser et de réduire sa durée. Arendt forge un concept complémentaire au travail, celui de l'uvre, bien utile pour insister sur l'idée que les hommes doivent garder un monde habitable, orienter la production vers des biens durables, apprendre à conserver plutôt qu'à gaspiller. Il ya des pages de Marx qui témoignent de sa crainte que l'homme devienne superflu, hantise récurrente chez elle.
Le thème de l'histoire pourrait sembler les séparer, mais il n'en est rien. Elle critique avec la dernière énergie une conception déterministe de Marx (qui ne saurait en être sa seule version. Marx prête parfois à confusion.). Cette férocité ne l'empêche d'ailleurs pas de saluer la grandeur du Marx historien de la Commune ; apologue de la créativité et de la spontanéité révolutionnaire.
Je compare leur conception de la politique en montrant que si Arendt lui accorde l'essentiel de sa pensée, ses propres conceptions étaient déjà chez Marx, moins développées certes. Dans un texte intitulé Politique et Révolution qui reproduit un entretien donné à Albert Reif en 1970 elle esquisse sa conception du pouvoir : " Les moyens de s'exprimer devraient s'offrir à tous ( ) Un Etat constitué de cette façon, à partir des conseils ( ) aurait admirable vocation pour réaliser des fédérations de type divers, en particulier parce que la base même de son pouvoir s'établirait sur un plan horizontal et non vertical. Mais si vous me demandez à présent quelles peuvent être les chances de réalisation, je dois vous répondre qu'elles sont extrêmement faibles, pour autant qu'elles existent. Mais peut-être après tout avec la prochaine révolution ".
Enfin je termine par une analyse de la liberté qui les réunit. Tous deux se moquent de la liberté métaphysique, du libre arbitre. La liberté n'est pas celle de choisir entre deux marques pense Arendt tandis que Marx souligne que seul, le patron jouit de quelque liberté en économie capitaliste. La liberté pour eux doit être non virtuelle mais réelle, concrète, c'est la liberté d'agir parmi les autres et avec eux. Elle suppose que l'autre n'est pas un obstacle mais plutôt un allié potentiel. Tous deux revendiquent la véritable liberté, nécessairement politique.
En guise de conclusion, pour établir cette continuité entre leur uvre je me permettrai maintenant un clin d'oeil au vieux Marx. A la phrase sibylline de l'Idéologie allemande : "Après la chasse le matin, la pêche l'après- midi, l'élevage et la critique le soir, selon notre bon plaisir..." Je pense qu'Arendt ajouterait : après tout cela : il faudra absolument trouver le temps de faire de la politique !
Le mouvement, si long et si massif de cet automne 2010 montre que nous sommes à la lisière de cette mutation. Au moment où j'écris tous les espoirs sont permis en ce printemps du monde arabe ! De Rosa Parks à Mohamed Bouazizi, l'histoire est en marche.