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Chadia Chambers-Samadi

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Chadia Chambers-Samadi

Descriptif auteur

Étudiante en doctorat d’Édouard Glissant à New York, Chadia Chambers-Samadi, Ph.D., enseigne le Français, la littérature, la rhétorique et la littérature anglophone et francophone en tant que Senior Lecturer en Anglais et en Français à Hawaii Pacific University à Honolulu. Elle est l’auteure de “Repression des manifestants algériens à Paris: la nuit meurtrière du 17 octobre 1961,” un essai qui retrace l’histoire culturelle de la mémoire du massacre du 17 octobre 1961dans le texte en analysant sa trajectoire dans les arts, la littérature, la poésie, les chansons et les spectacle vivant développant l’argument que ce sont les relais de témoignages à travers les arts qui ont sauvé l’Histoire de cet évènement qui est maintenant discute dans la sphère publique. Elle a également travaillé comme chercheuse et éditrice pour le site ile-en-ile.org avec Dr. Thomas Spear.
Elle travaille également sur la littérature haïtienne en tant que traductrice, qu’éditrice pour la maison Éditions Ruptures, basée à Léogane en Haiti pour qui elle édite une collection bilingue et des essais politiques, mais aussi en tant que chercheuse et son travail sur Jacques Stephen Alexis apparait dans le documentaire d’Arnold Antonin « Mort Sans Sépulture », En décembre 2022, elle publie un article sur l’inflence politique et politique de Cuba sur Alexis, chez Legs Éditions, à Port-au-Prince.

Lycée Gabriel Faure Annecy, France
Hypokhâgne, Lycee Champollion, Grenoble France
License de Lettres Modernes
License des Arts du Spectacle, Université Stendhal, Grenoble, France
M.A. European Comparative Literary, University of Kent, Canterbury, UK
Ph.D, French, Graduate Center of The City University of New York

Structure professionnelle : 500 Ala Moana Blvd., WP5-360-N, Honolulu, HI 96813
Phone: (808) 544-0844

Titre(s), Diplôme(s) : Ph.D

Fonction(s) actuelle(s) : Senior Lecturer in French and English

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AUTRES PARUTIONS

Articles :

Poetic and political influences of Cuba on Jacques Stephen Alexis. (Author from Haiti) LEGS, Volume 8, Port-au Prince: mai 2022.

Entre le « je » et le « elle » fantasme et rythme dans Indian Tango d’Ananda Devi. (Author from Mauritius) Mosaiques, numero Hors-Serie 3, Marouna: Cameroon, Mai 2017

Translations:

In the volume edited by Thomas Spear, Une nuit haitienne

Two short stories translations from English into French:

Katia D. Ulysse, Storm

Myriam J.A. Chancy, Loko

Book Reviews:

For the American Association of French Teachers

Music:

Master Musician Serie: Debussy, Eric F. Jensen. Oxford University Press, 2015

Cinema:

Irreversible, Tim Palmer, Palgrave Press, 2015

Culture and Society:

The Republic Unsettled: Muslim French and the contradictions of Secularism, Mayanthi L. Fernando. Duke University Press, 2014.

Penser la laïcité québécoise, Sebastien Lesvesque. PUL, 2015.


LES ARTICLES DE L'AUTEUR

ENTRE LES FEUILLETS ET LES PLANCHES, LE LUSTRE : BAUDELAIRE MALLARMÉ L'INFLUENCE DE POE

ENTRE LES FEUILLETS ET LES PLANCHES, LE LUSTRE : BAUDELAIRE MALLARMÉ L'INFLUENCE DE POE

Lorsque Mary Ann Caws, accorde une danse à Seurat et à Mallarmé, l'essai se conclut sur une partie intitulée "Framing the light". Elle souligne la façon dont Seurat matérialise la tension qu'il existe entre la scène statique de la peinture et la mise en scène du mouvement. Un des outils mis en œuvre est une étude de la lumière, de ce que Mallarmé appelle le lustral dans son Crayonné au théâtre. Ce commentaire sur l'importance de la lumière vient soudain mettre en perspective une autre tension qui guide Mallarmé dans sa quête du théâtre idéal. Entre'Les feuillets', c'est à dire les mots qui sont intentionnellement mis sur des pages en vue d'être prononcés à haute voix devant un public, et'les planches', la scénographie et la mise en scène qui font que ce texte inscrit sur'les feuillets' devient une performance, Mallarmé propose une tension qui s'articule dans une esthétique symboliste autour d'un objet emblématique du théâtre, le lustre.
Frantisek Deak, dans son livre Symbolist Theater, paru chez John Hopkins Press en 1993, explique la crise que théâtre traverse au XIXème : tandis que Lucien Muhlfeld annonce la fin imminent de cet art et l'impossibilité d'un théâtre symboliste (ou naturaliste), Deak mentionne la voix prophétique d'Edgar Allan Poe, un américain à Paris et un précurseur du symbolisme qui écrit que le théâtre va "dévorer" toutes les autres formes artistiques (Symbolist Theater 13-16). Le théâtre cherche donc des façons de se renouveler et l'on postule ici que Mallarmé ainsi que Charles Baudelaire s'inscrivent dans la généalogie idéologique du théâtre symboliste annoncée par Poe, une vision de renouvellement. Néanmoins, nous savons que le théâtre n'a pas ingurgité les autres formes artistiques. Ce que l'on retient de Poe, c'est l'idée que le théâtre peut prendre des formes nouvelles. On accepte ici l'anachronisme qui inclue Poe et Baudelaire dans une généalogie symboliste. En effet, dans son œuvre Four French Symbolist Poets, Enid Rhodes Peschel formalise la filiation de Baudelaire et de Poe avec le symbolisme dès 1981. Elle associe "the Veil of Soul/Le voile de l'âme" de Poe au mouvement symboliste en tant que traité précurseur. Cette filiation forcée par le temps permet de comparer les visons d'un théâtre de la suggestion pour tester l'hypothèse selon laquelle'le lustre' s'est glissé'entre les feuillets et les planches' dans le théâtre de la suggestion symboliste chez Mallarmé et chez Baudelaire. On lit ainsi dans le Journal Intime de ce dernier :
Mes opinions sur le théâtre. Ce que j'ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant c'est le lustre, - un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. Cependant, je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique. Seulement, je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix ; enfin que les rôles de femmes fussent joués par des hommes. Après tout, le lustre m'a toujours paru l'acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette. (Baudelaire, Mon cœur 127)

Cette réflexion sur le théâtre tel que Baudelaire le voudrait a laissé pour héritage une terminologie que Mallarmé (et Seurat comme le montre la mise en prose et en scène de Mary Ann Caws) exploite. Si Baudelaire rêve d'un lustre entre les "feuillets et les planches", il convient de mettre en parallèle sa visions avec celle de Mallarmé pour souligner les éclairages suggestifs sur ce que le théâtre devrait être, selon ces deux maîtres de l'art de la suggestion. Il ne s'agit donc pas d'être exhaustif dans la formulation des visions sur le théâtre de Baudelaire et de Mallarmé, ni d'aligner les visions de ces deux auteurs mais de voir comment chacun d'eux enroule leurs mots autour du lustre qui devient le vecteur d'une réflexion sur un théâtre idéal. Les deux poètes ont affirmé à maintes reprises leur intérêt pour le mot'lustre' et c'est avec ce postulat qu'il va offrir un terrain de réflexion. Les deux auteurs qui comptent parmi les plus grands poètes français, persistent mais ils n'arriveront guère à achever et mettre en scène une pièce de leur vivant qui serait l'application de leurs théories ; ni Baudelaire ni Mallarmé ne sont satisfaits de leur théâtre, cet art idéal. L'Hérodiade de Mallarmé reste inachevé. Quant à Baudelaire, son théâtre n'a guère résisté au temps et il ne suscite que quelques intérêts critiques dans sa théorisation.
Pour entrer en matière dans cette tentative de formuler la polysémie de la symbolique du lustre chez Baudelaire et Mallarmé, un retour à l'étymologie de ce mot clé peut offrir un territoire d'exploration fertile. L'Encyclopédie (dans sa version du XIXème siècle) rappelle que la racine du mot lustre provient du sanskrit lu. Ce mot signifie dissoudre. Il n'est que trop aisé de s'attarder sur ce mot. L'idéal symboliste dans toutes ses dimensions s'évertue à dissoudre le sens des mots tels que nous les percevons à priori. Le fait de dissoudre le sens d'un mot, de le réinterpréter est un exercice primordial selon Mallarmé et cela permet au catalyseur de l'art symboliste de s'approprier un sens nouveau et personnel. Les symbolistes ont également réussi ce tour de force, celui de dissoudre toute la symbolique du lustre dans le théâtre à l'Italienne (où le lustre est suspendu dans la salle pour l'éclairer), pour le rediriger vers la scène et se réapproprier cet objet en lui ajoutant toute une variété d'usages sémantiques que les siècles précédents avaient omis par habitude.

Redonner un lustre au théâtre.
Si Baudelaire et Mallarmé s'intéressent au théâtre, l'art maître au XIXème siècle est la poésie. Elle est plus populaire et répandue que le théâtre qui est moins accessible et qui cherche à se rénover dans la seconde moitié du siècle. La diversité est très intéressante et les drames romantiques cèdent la place aux comédies de mœurs où le rire du spectateur est le moteur de la dynamique scénique. En parallèle aux vaudevilles, comédies et farces, le théâtre naturaliste vient mettre en scène des réalités sociales plus cruelles et sombres. Ces visions ne conviennent pas aux symbolistes qui refusent la représentation comme modèle car il semble bien que Baudelaire et Mallarmé aient tous deux pour priorité de suggérer et non de dire. Le réalisme réfuté, il convient pour ses théoriciens d'un théâtre symboliste de redonner un éclat à un art en crise, de refaire une renommée à la scène. Le lustre par dérivation de l'éclat que jette une surface est devenu réputation, au sens figuré. Or celle-ci est toute à faire à cette époque car le théâtre n'est pas un art aussi noble comme l'illustre Mallarmé dans le chapitre Le Genre ou Des Modernes :
Que firent les Messieurs et les Dames issus à leur façon pour assister, en l'absence de tout fonctionnement de majesté et d'extase selon leur unanime désir précis, à une pièce de théâtre : il leur fallait s'amuser nonobstant. (314)

Mallarmé, dans ce passage, annonce sans coup férir les manquements du spectacle théâtral et la frustration du publique. Les solutions proposées pour remédier aux manquements du théâtre s'énoncent dans une logique symboliste : le fait de redorer le blason du théâtre se fait de nouveau par une action de lustrage. Le lustre désigne par métonymie l'apprêt, l'enduit qui recouvre une surface pour faire briller ses propriétés. En effet, dans le procédé décoratif, le lustrage s'effectue par l'application et la fixation d'une fine couche de métal liquide (or, argent, platine ou cuivre) sur une céramique pour lui donner un effet métallique pour obtenir par exemple la faïence de Jersey, l'une des plus prisée en cette fin de siècle. La technique s'apparente étrangement à une vision symboliste du théâtre idéal. En effet, Mallarmé met en prose une volonté de désarticuler le sens concret pour parvenir à l'essence même du propos scénique. Il est important de noter l'ajout du métal à la substance première pour l'améliorer dans cette définition du lustrage. Cette idée d'enduit métallique qui change la matière première rappelle une pensée ésotérique, quasi mystique qui va trouver écho chez plusieurs symbolistes : il s'agit de l'alchimie. En effet, les dandys (puis les symbolistes), accordaient beaucoup d'importance à la spiritualité. Pour Baudelaire, le dandy se doit d'être mystique et stoïque à la fois. Ce qui est brillant dans la céramique est transcendé par l'enduit métallique afin de révéler tout l'éclat de la matière. De même, ce qui est brillant pour l'esprit au théâtre doit être couvert (c'est-à-dire se détacher d'un réalisme) et se doit d'être abordé sous cette transformation. La suggestion révèle une vérité cachée plus profonde sur le monde. Le lustrage du spectacle est ce qui peut éclairer le spectateur. De même que pour le dandy, la transformation de soi en un être supérieur qui tend vers une vérité universelle passe par un lustrage de la personnalité qui évolue par étapes parfois appelées œuvres, soulignant ainsi l'artificialité si chère à Baudelaire. Là encore, le lustre vient éclairer une vision nouvelle de la mise en scène chez les symbolistes. Si aucune des productions théâtrales de Baudelaire ou de Mallarmé ont été de véritables succès, leurs pensées trouvent échos sous les feux de la rampe et le belge Maeterlinck par exemple, un disciple de Mallarmé, qui parvient à rendre illustre quelques aspects des conceptions théâtrales de la suggestion dans Pélléas et Mélissandre par exemple.
Lustrer par une action mécanique : le jeu de l'acteur
On peut sans doute spéculer ici que le dandy est également venu s'immiscer entre le feuillet et les planches. En effet, Deak dans son Symbolist Theater, explique en quoi Muhlfeld voit la fin du théâtre se profiler. Au XVIIème, le protocole de la cour nécessitait une performance social constante or, au XIXème siècle, la bourgeoisie n'a pas le besoin de se mettre en scène au quotidien, ce qui réduit les possibilités du théâtre (Symbolist Theater 12). Cette vision d'un contemporain ne prend pas en compte la dimension performative que la vie d'un dandy impose : chaque mouvement est savamment étudié, faisant de la vie sociale, une scène par excellence. La dimension performative dans la sphère sociale n'a donc pas disparu, contrairement à ce que Muhlfeld soutient et Baudelaire fait de sa vie quotidienne une scénographie précise et codifiée.
Dans les théâtres symbolistes, la scène se doit d'être novatrice, elle doit réinventer la perception de ce que Mallarmé appelle "la forme éclairée de l'âtre". Mallarmé ne rejette cependant pas toutes les tentatives passées et si l'on considère qu'il s'habillait en Hamlet aux rendez-vous du Mardi Rue de Rome, il est aisé de s'attarder sur l'importance du héros tragique Shakespearien. En effet, Hamlet est une pièce hautement suggestive dans sa forme. L'aspect abstrait de la formulation du nœud tragique séduit Mallarmé. Le verbe en lui-même fait acte de mise en scène comme souvent dans la poésie de Mallarmé. La solitude du héros est sans doute comparable à celle du créateur symboliste, seul face à une tache nouvelle pour redonner une légitimité à l'art théâtral, tout comme Hamlet qui se retrouve seul aux prises avec à un conflit de légitimité de pouvoir. La performance d'un acteur ne peut en rien altérer la trame qui se déroule sur scène et cette dimension est très importante : Mallarmé écrit : "Mime, penseur, le tragédien interprète Hamlet en souverain plastique et mental de l'art" (302).
Le Trésor de la Langue Française définit l'action de lustrer en peinture par l'application d'une " couche d'habillage pour augmenter le brillant par des frottements mécaniques répétés". Cette définition s'applique à ce que le jeu de l'acteur se doit d'être pour Baudelaire et Mallarmé. Le théâtre idéal symboliste est confronté à une contradiction naturelle car pour mettre en scène l'invention et l'abstraction, le metteur en scène doit s'accommoder de ce qu'il y a de plus réaliste, la matérialité du corps de l'acteur. Pour Mallarmé l'acteur se doit de devenir "un signe artistique impersonnel et universel". Le paradoxe est évident. Baudelaire partage cette vision et dans son journal intime, il propose quelques pistes pour remédier à cette contradiction inhérente aux théâtres symbolistes : "Après tout, le lustre m'a toujours paru l'acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette". Cette citation place de nouveau le lustre entre les feuillets et les planches dans une perspective technique. Le lustre est le personnage, la personnification est habile et elle est placée en corrélation avec une nécessité de réification de l'acteur par le biais d'accessoires comme "le masque" et le "porte voix". Quel que soit le point de vue, la réception du spectacle doit passer par le lustre et se détacher de la vie biologique. Ces techniques permettront de se distancer d'un certain théâtre antique qui tend à privilégier une relation d'identification à l'acteur. Maurice Got explique cette distance dans le propos liminaire de son livre Théâtre et Symbolisme. Bien que cette œuvre méconnue date, elle énonce clairement la différence entre le théâtre classique et le théâtre symboliste dans sa phrase liminaire : "Theatre clos, théâtre ouvert : le premier tour psychologique, le deuxième tout métaphysique" (Théâtre Symboliste 23). Pour éviter le phénomène psychologique d'identification, Mallarmé et Baudelaire proposent de mettre en scène une narration gestuelle qui se détache de la performance verbale. Ce niveau de narration ajouté, le texte peut prendre toute son épaisseur. Le jeu de l'acteur doit donc se détacher du réel par une mécanique répétitive, il doit s'enduire d'artificialité pour transmettre un message aux dimensions multiples et dont la responsabilité de compréhension est laissée à l'esprit du spectateur. Le jeu de l'acteur doit être lustré, brillant mais enduit d'une technique artificielle pour révéler un potentiel plus grand qu'un jeu d'acteur réaliste. L'insistance sur ce point est un élément clé où la pensée symboliste et Baudelaire et Mallarmé se rejoignent. Cette pensée influencera d'ailleurs de nombreuses applications dans différents théâtres de marionnettes pour Maeterlinck. Elle sera même poussée à l'extrême par les théâtres de la biomécanique de Meyerhold. A plus long terme, c'est Bertold Brecht qui théorisera ce qui l'appelle le "gestus" qui rappelle étrangement les mécaniques évoquées quoi qu'elles soient exploités à des fins plus politiques.
Un théâtre expiatoire ?
Si le lustre s'est installé entre le texte et la scène dans deux visions symbolistes d'un théâtre idéal, c'estaussi grace à la multiplicité et la versatilité du champ sémantique du mot qui permet également de repenser la relation entre la scène et le spectateur. Mallarmé emploie l'adjectif lustral. L'adjectif est hérité du latin "lustrum" : lustrum est relatif au sacrifice de purification qui avait lieu tous les cinq ans dans la Rome Antique (d'où la dérivation sémantique où le lustre représente une longue période). Ce sacrifice résultait en un Sang Lustral. Ce cérémonial vient se loger dans le rituel du théâtre. Toutefois la purification nous ramène à une autre notion théâtrale antique, celle du théâtre aristotélicien. La notion de purification qui émane de l'étymologie du mot lustre implique la notion de catharsis. Le théâtre pour les Grecs se devait de purger les passions du spectateur. La performance théâtrale devait donc se voir appropriée et synthétisée par un spectateur. Il y a donc la tentative d'une mise en forme théâtrale qui tend à mettre le spectateur au cœur de la performance pour le succès de la représentation. La purification d'Aristote concerne en priorité les passions et la notion de purge que l'on peut extrapoler dans le mot lustre ne se fait pas aussi suffisantes ou nécessaire dans les visions symboliste du théâtre. Ni Baudelaire, ni Mallarmé ne semblent vouloir exploiter la possibilité expiatoire du spectacle et si celui se doit d'être "lumineux à l'éblouissement" d'après Mallarmé, la lumière lustrale qu'il évoque est de celle qui éclaire et éblouit sans volonté de vérité absolue, mais dans une optique qui se veut indépendante des images aux symboles préconçus. Mallarmé se détourne de la mythologie et de son usage fait par Wagner, ce qui limite une possibilité de rapprochement avec une pensée aristotélicienne dans les deux démarches à caractère lustral car la purge a lieu à un différent niveau comme le mentionne Davies : "L'auteur doit purger ses impressions de tout élément fortuit, s'efforçant de les recréer en tant qu'essences" (Mallarmé et le Rêve 107).
Le théâtre idéal de Baudelaire.
Il est quasiment impossible de se référer au théâtre de Baudelaire sans mentionner le commentaire de Rolland Barthes dans ses Essais Critiques, qui insiste sur l'importance de la théâtralité pour Baudelaire, qui semble également vouloir abolir "tout élément fortuit". Le "théâtre sans le texte" est pour Barthes une des caractéristiques premières de ce que le théâtre devrait être et la théâtralité occupe donc une place première.
Baudelaire invoque une imagerie tout a fait étonnante dans cet extrait, il en appelle à l'enfance. Cette allusion est particulièrement surprenante de la part de l'auteur de Peinture de la vie moderne qui se fait manuel pour faire de soi une œuvre d'art. Le dandy qui prône une artificialité jusque dans la création de la personnalité crée une tension en mentionnant le souvenir d'enfance dans sa vision. "Je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très haut". En contexte, le patin rejoint l'émerveillement de l'enfance auquel Baudelaire fait référence mais il incarne également une vision moderniste car le patin est une activité récente qui se popularise. Il semble ici que qui rêve de synthétiser les possibilités de performances comme Judith Butler la conçoit. En effet, Baudelaire semble vouloir superposer différents niveaux de compréhension de l'action scénique pour que le spectateur n'ait d'autre choix que de s'investir dans la réception de la performance. La référence butlerienne se fait également pressante lorsque Baudelaire écrit qu'il voudrait que "[les comédiens] portassent des masques plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix ; enfin que les rôles de femmes fussent joués par des hommes". Baudelaire prône très certainement un questionnement des genres quoique l'emphase soit mise sur le sexe masculin dans une société très patriarcale. On ne va pas s'attarder ici sur le peu d'importance que la femme tient dans ce propos quoi que ce fait soit très intéressant, mais l'on va continuer le questionnement baudelairien de l'espace scénique. Frantisek Deak insiste sur la séparation entre l'acte d'écrire et l'acte théâtral mais il serait tout à fait possible de mentionner, à la lumière du propos précédent, qu'il n'y a pas de séparation mais plutôt la nécessité d'une tension entre les feuillets et les planches. L'auteur et le metteur en scène doivent devenir deux entités différentes et si les deux fonctions sont assumées par la même personne, celle -ci, pour Baudelaire doit assumer les deux performances de manière séparée pour paradoxalement obtenir une unité dramatique intéressante.
Baudelaire insiste sur l'importance de l'espace scénique, mais il ne "nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique" Elle fait partie d'un tout dans l'espace idéal de la synthèse des sens. Il semblerait que le lustre reste la pièce maîtresse permettant au spectateur d'être le catalyseur et le synthétiseur des différentes performances. Le lustre est "cristallin et compliqué", il renvoie une multitude de reflets qui ne peuvent pas tous être saisis et chaque perception individuelle dans la réception de la multitude de faisceaux est par nature singulière. Les tensions sur scène par le biais du lustre, se reflètent exponentiellement sur le spectateur.

Mallarmé et l'objet lustre
Cette vision baudelairienne est facilement lisible dans l'art de son successeur Mallarmé au début de sa carrière, dans sa période parisienne. Pour le jeune Mallarmé la poésie constitue cependant la clé de voûte de la performance théâtrale symboliste idéale. Malgré cette insistance sur la primauté du mot, sa vision n'est pas antagoniste de celle de Baudelaire. Elle se pose plutôt comme la continuité d'une réflexion théorique. Dans son crayonné au théâtre, l'objet lustre est exploité dans une logique qui entre en conversation avec celle de Baudelaire. Il y a sans doute une ironie dans sa perception du décor réaliste qu'il associe à un "balcon lavé à la colle ou de carton plâtre". Cependant, dans la critique de la performance scénique, l'objet qui vient se loger entre le spectateur et la scène reste le lustre : "dont le lustre aux mille cris suspend comme un écho l'horreur radieuse et visible". Mallarmé insiste sur cette notion de visibilité en prenant le ballet comme modèle. Si le mot prévaut, il n'est pas une condition suffisante au théâtre et le ballet devient un exemple pour illustrer le rêve d'un performatif de la suggestion :
Seul Principe ! et ainsi que resplendit le lustre, c'est-à-dire lui-même, l'exhibition prompte, sous toutes les facettes, de quoi que ce soit et notre vue adamantine, une œuvre dramatique montre la succession des extériorités de l'acte sans qu'aucun moment garde de réalité et qu'il se passe en fin de compte, rien. (Mallarmé, Crayonné 93)

Cet extrait illustre un des points sur lesquels Baudelaire et Mallarmé divergent. En effet, Jacques Scherer explique très bien l'importance que Mallarmé accorde au texte dans son Livre de Mallarmé. Il est question d'un théâtre "vidé de sa réalité concrète et qui n'est plus qu'allusion" (27). Le spectateur devient donc non seulement spectateur mais aussi metteur en scène dans "ce théâtre tout intérieur" où la seule véritable action est la littérature.
Cette question de la primauté d'un art sur l'autre est une pensée en mouvement parmi les différents artistes symbolistes. Il est intéressant de voir que Mallarmé prend en considération la synesthésie de Baudelaire, qu'il a également été très inspiré par le travail de Wagner qui théorise son Gesammtkunstwerk qui intègre musique et performance scénique pour un théâtre total. Wagner prône une primauté de la musique sur les autres arts lors de la performance théâtrale. Cette réflexion intéresse l'auteur du Coup de Dés, mais celui-ci se détache de la Revue Wagnérienne qui tente de rattacher le compositeur Allemand à une entité symboliste figée. En effet dans Richard Wagner, Rêverie d'un poète français, Mallarmé rappelle que le ciment de l'édifice théâtral ne peut être que la poésie. Cette démarcation de Wagner n'a pas été fortement remarquée d'après Scherer car le langage symboliste de cette œuvre n'a pas permis une compréhension immédiate de cette divergence.
Mallarmé accorde plus d'importance à sa passion première, celle du mot, mais ne s'oppose pas totalement à Baudelaire ou à Wagner. Ils partagent une vision multiple de la perception de la représentation théâtrale. Ils insistent tous sur la nécessité de l'intervention du spectateur qui doit œuvrer à la construction d'un réseau de sens qui lui est propre car contingent à la représentation. Malgré les différences dans le processus de mise en forme d'un théâtre idéal, les pensées symbolistes semblent de nouveau se rejoindre dans une notion de synthèse dont le lustre aux réflexions multiples se fait métonymie.
Un théâtre symboliste ?
Si l'objet lustre s'est fait une place dans ces conceptions théâtrales symbolistes, il ne garantit guère l'unité de ces visions. En effet, malgré la transmission du motif du lustre de Baudelaire à Mallarmé, le théâtre symboliste n'est pas une entité monolithe et le choix et l'exploitation du mot par les deux maîtres l'illustrent parfaitement bien. Le décor et l'espace scénique sont prédominants pour Baudelaire tandis que pour Mallarmé le mot est le ciment. Baudelaire insiste énormément sur la polyphonie et la stimulation simultanée de multiples sens. Cette vision évoquée dans son journal intime trouve un écho dans sa Peinture de la Vie Moderne où il décrit une aquarelle d'un certain M.G. :
Derrière la bande de feu, dans l'atmosphère idéale de la scène, les comédiens chantent, déclament, gesticulent harmonieusement ; de l'autre coté s'étend un abîme de lumière vague, un espace circulaire encombre de figures lumineuses à tous les étages : c'est le lustre et le public (Baudelaire, Peinture de la vie 204)

Dans cette citation, l'objet circulaire est de nouveau évoqué en peinture mais la scène décrite est celle du théâtre, où le lustre illumine et la scène et le public, renforçant l'idée que tout l'intérêt du théâtre réside dans la perception du spectateur et "l'âtre lumineux" de Mallarmé répond à "la bande de feu" de Baulelaire.
Dans la première moitié du XIXème siècle, Elleviou, chanteur et créateur de spectacle écrit que "la claque est aussi nécessaire au milieu du parterre que le lustre au milieu de la salle". Cette déclaration vient se poser comme une question sachant qu'aucune des pièces des deux maîtres symboliste n'a fait d'eux "des chevaliers du lustre", les applaudissements n'ont pas été de mise. Elleviou assumait un double rôle et en tant qu'artiste créateur et interprète, cette donnée peut expliquer une nécessité héritée de l'Antiquité, celle de se voir applaudir. Il n'est pas certain que l'applaudissement soit ce que les symbolistes attendent de leur auditoire. C'est en cela aussi qu'ils s'opposent à une vision classique. La réflexion du spectateur prévaut sur le plaisir et la reconnaissance. Ils ne veulent pas devenir ce que Voltaire appelle un "attrape-parterre" où les claqueurs à gages (un public payé pour applaudir) influencent la perception du publique.
Conclusion : Le lustre de Poe
Avant de clore cette analyse de l'importance du lustre dans le théâtre de Baudelaire et de Mallarmé, une dernière filiation s'impose par le biais du lustre en poésie. Il est intéressant de mentionner que deux génies de la littérature française avaient pour maître à penser un Américain à Paris, évoqué en introduction, Edgan Allan Poe. En effet, les deux Français admiraient profondément Poe et ils l'ont tous les deux traduits. Quand Baudelaire traduit Ligeia, les yeux de la femme offrent une vision du lustre très suggestive : à travers des expressions comme "The lustre of a woman eye" ou bien "The too real lustre of the wild eye". On imagine que cette conception du lustre a très probablement influencé Baudelaire. Sous la plume de Poe, le lustre devient une sorte de transparente opacité qui permet de décrire l'impénétrabilité des yeux de la femme qui se présente tout de même comme irrésistiblement attirante. Cette dimension va devenir un paradigme dans les pensées symbolistes.
Lorsque Mallarmé traduit To Helen de Poe, le vers "The pearly lustre of the moon went out" devient "le lustre de la lune s'en alla". La lune est explicitement mise en parallèle ave cette transparente opacité que la femme inspire, mais elle permet également à Poe de mettre en scène sa poésie. Le lustre de la lune est le décor privilégie de la tristesse d'amour. En ce sens, le lustre est pratiquement théâtral chez Poe. On doit ajouter ici les réflexions de Philosophy of Composition où Poe insiste sur l'importance de mettre en scène les vers et de faire du poème une entité qui se suffit en elle-même. Baudelaire et Mallarmé accordent de l'importance à cet essai, ce qui permet de confirmer l'influence de cette œuvre sur son travail : le lustre de la lune, le décor suggestif du poème, est donc bel et bien devenu un model pour le théâtre de la suggestion. Le lustre de Poe s'est inscrit dans celui de Mallarmé et de Baudelaire au théâtre. Mallarmé écrit même sur Poe en ce qui concerne le rêve de l'achèvement de son Hérodiade : "J'aurai enfin fait ce que je rêve, écrire un poème digne de Poe et que les siens ne surpasseront pas". Ce rêve ne se réalise pas, mais la pensée de Mallarmé semble tout de même avoir plus d'influence que celle de Poe dans le discours universitaire américain contemporain, c'est à dire pour "les siens", tandis que le lustre de Poe en France a nourri de nombreux mouvements à tendance modernise. Pour conclure, cette analyse du lustre réaffirme donc le postulat de Deak selon lequel, Philosphy of Composition de Poe se doit d'être lu comme traité théâtral (Symbolist Theater 65).














Bibliographie :


Barthes, Rolland, Oeuvres Complètes: Essais critiques. Paris : Seuil, éd. par Eric Marty, 2002. Print

Baudelaire, Charles. Oeuvres Complètes, éds Y.-G. Le Dantec et Claude Pichois. Paris: La Pléiade, 1961. Print

Caws, Mary-Ann. Dancing with Mallarmé and Seurat (and Louie Fulle, Hérodiade et la Goulue), in Artistic Relations: Literature and the Visual Arts in Nineteenth-Century France (ed. Peter Collier and Robert Lethbridge), Yale University Press, 1994. Print

Davies, Gardner. Mallarmé et le réve d'Hérodiade. Rennes: librairie José Corti. 1978.

Deak, Frantisek. Symbolist Theater The formation of Avant-Garde. Boston: the John Hopkins University Press, 1993. Print

Gould, Evelyn, From Diderot to Mallarmé. Baltimore and London : The John Hopkins University Press, 1989. Print

Got, Maurice. Théâtre et Symbolisme. Paris : Le Cercle du Livre, 1955. Print

Mallarmé, Stephane, Oeuvres Complètes, ed. Henri Mondor et G. Jean-Aubry. Paris: Gallimard, La Pléiade, 1945. Print

Peschel, Enid Rhodes, Four French Symbolist Poets. Athens USA : Ohio University Press, 1981. Print

Poe, Edgar Allan, The Complete Poetical Work of Edgar Allan Poe including Essays on Poetry, Edited by John M. Ingram, Edinburgh: A.L. Burt, 1874. Web

Scherer, Jacques. Le livre de Mallarmé. Paris: Gallimard reed. 1977. Print

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"La naissance de peuples (à eux-mêmes) est un fascinant spectacle. Le théâtre qui l'accompagne nous émeut".


Edouard Glissant, Théâtre, conscience du peuple, 187

Cet article propose d'explorer la portée politique du théâtre de Soeuf Elbdawi, un auteur et dramaturge contemporain né et élevé dans l'archipel des Comores. On va mettre en relation son travail de dramaturge au moment du referendum de 2009 lors duquel Mayotte est devenue un département français, avec la description et la théorisation qu'Edouard Glissant produit dans son essai Théâtre conscience du peuple. Dans son analyse, Glissant explique les principes qui font du théâtre un art clé dans le processus d'émancipation dans un contexte colonial. Dans la mise en relation de la nation et de naissance de la conscience du peuple, il semble que le théâtre ait toujours eu une place privilégiée. Dans son Esthétique (Livre III), Hegel décrit le passage d'un peuple à la conscience collective par la prise de conscience politique. Le théâtre devient le vecteur de ce changement et Hegel distingue le théâtre d'un peuple dont la conscience se forme dans le théâtre d'Eschyle et se politise dans le théâtre de Socrate. Dans le cas de Mayotte, ancienne colonie qui redevient française, la conscience politique est en mutation. Edouard Glissant qui puise chez Hegel, reformule la naissance de la conscience du peuple et les rôles que le théâtre prend en charge dans ce moment de mutation. Dans Théatre et Nation, la première partie de son texte, il liste les caractéristiques d'un théâtre qui prend en charge le devenir d'une conscience collective. En listant se propositions, sans entrer dans le développement de chacune, on peut voir comment le théâtre de Soeuf Elbadawi met en forme certaines des caractéristiques d'un théâtre engagé en relation aux questionnements identitaires de la Martinique dans les années 60, pendant l'effondrement des systèmes coloniaux.

"1. Quand un peuple se constitue, il développe une expression théâtrale qui "double" son histoire (la signifie) et en dresse l'inventaire. […]
2. Cette expression théâtrale est particulièrement vive, féconde, libre quand la conscience collective se "forme". […]
Une nécessité "menacée", totale : c'est le tragique même de notre situation d'Antillais
3. L'expression théâtrale se fixe à partir de l'expression folklorique d'un fond commun, qui cesse alors d'être vécu pour être représenté.[…]Se représenter, se penser : les deux ne font que l'acte meme de l'unité.[…]
4. Cette expression théâtrale devient celle de la communauté (totale) car elle dépasse le fond folklorique en l'assumant.[…]
5. Ce que le théâtre à ses débuts exprime, ce n'est pas la psychologie d'un peuple, c'est son destin commun. […]
7. Enfin, cette expression théâtrale d'un peuple à ses débuts est "harmonieuse pour ce qui concerne les peuples qui se sont constitués avant les temps modernes" (187-190)
Dans le cas de Mayotte, le dramaturge se retrouve dans une relation identitaire nouvelle au 21ème siècle. Dans son Gungu (une forme théâtrale héritée d'une cérémonie traditionnelle d'humiliation publique comme on va le voir plus en détail), Soeuf Elbadawi dépasse le fond folklorique (Elbadawi assume donc les principe 3 et 4 enoncé spar Glissant) et questionne le devenir de son peuple en le mettant en scène, il signifie la crise identitaire de Mayotte dont la souveraineté est perturbée brutalement. La situation relève de l'urgence et le pousse à adopter des stratégies qui puissent avoir un impact sur sa citoyenneté. Lorsqu'on l'interroge sur son'retour au pays natal', Soeuf Elbadawi dit répondre à l'appel des "démons de l'archipel des lunes". Elbadawi journaliste à Paris, retourne dans les Comores et se tourne vers le théâtre. Son projet se fait donc en contact direct avec le peuple. Souvent taxé d'auteur réactionnaire, d'activiste, il affirme clairement son affiliation à Martin Luther King qu'il cite aisément : "By any means Necessary [Par tout les moyens possibles]". En échangeant sa plume de journaliste pour les feuillets et les planches, Soeuf Elbadawi énonce son postulat car la France qu'il vit est celle que Frantz Fanon dénonçait dans Peau Noire, Masque Blanc : "Munzungu Mudu", la figure du colon ressurgit. Tandis que Soeuf Elbadawi dénonce la "dépossession citoyenne" qu'il voit la France infliger à un archipel (les Comores), ou l'une des iles (Mayotte) devient une partie intégrante de la métropole française. Il délie un discours sur la culture comorienne et sur la présence française. La conversation est délicate car le gouvernement français est le principal mécène de la vie collective culturelle. L'étau dans lequel lui et son théâtre évoluent se resserre : le referendum de 2009 qui fait de Mayotte le cent unième département force O Mcezo*, la companie d'Elbadawi à repenser Mayotte et le théâtre prend en charge la mise en forme de nouvelle stratégies discursives. A travers la dernière pièce de la quadralogie Moroni blues et l'itinéraire d'un auteur si engagé, on va voir comment la mise en forme d'un nouveau théâtre tragique de la résistance se fraye une voix. On voit donc ici, à travers cette perturbation politique que le prmier principe enonce par Glissant est validé ("1. Quand un peuple se constitue, il développe une expression théâtrale qui "double" son histoire (la signifie) et en dresse l'inventaire")
Le Kaffir ou Contre le "doux fils du clan et de la caste"
La situation des Comores pose maintes questions : Archipel aux confins de Madagascar, les iles s'étendent dans l'Océan Indien et ont récolté les semences culturelles de l'Inde et de l'Afrique. La religion d'état est l'Islam et la langue a su incorporer les influences. Comme son collègue dramaturge Mohammed Toihiri auteur du Kaffir de Karthala, Soeuf Elbadawi se retrouve en proie à une zone d'influence hétérogène à Mayotte qui se trouve à présent sous la gouvernance française. Cette situation ne va pas de soi et les dizaines de nageurs qui tentent d'aborder les cotes de Mayotte, avatar de l'occident en cette zone géographique, montrent bien les questions que cette position politique engendre.
Mayotte est française et tandis que la question de l'Islam fait tapage en Europe, la France ne s'engage pas dans cette voie sur l'ile. L'habit musulman est une partie intégrante de l'identité mahoraise. Le statu de l'ile est donc en question et celui de la France est omniprésent. Malgré les discussions des Nations Unis dans les années 70 sur sa présence aux Comores, la France a su s'imposer et le référendum de 2009 installe son influence par delà ses espérances. Sur place, la question est sans doute plus épineuse, si l'on accepte la France et sa richesse économique par un référendum, la vie politique du pays reste agitée. Mayotte réinvente difficilement son appartenance à l'Union des Comores. La migration au sein de l'Archipel est millénaire : l'intellectuel se retrouve donc dans une situation de constance remise en question. Il serait aisé pour lui de tomber dans un discours partisan ou non de la France et de son influence. Soeuf Elbadawi questionne cette influence, mais il ne s'arrête pas là. Il ne se contente pas de mettre en forme une critique didactique d'une situation néocoloniale ambiguë, il questionne également son prochain, son contemporain qui doit faire l'effort culturel de synthétiser toutes les influences auxquelles il est soumis.
La France questionne son mécénat de la troupe O Mcezo* à la suite d'un Gungu, une cérémonie publique d'humiliation. Lors de cette performance. Soeuf Elbadawi, en se mettant en scène couvert de cendre et en parcourant Moroni, incarne la France et il énonce une critique acerbe : l'unité des Comores est en danger. De plus, la réception de son travail par ses contemporains est difficile. L'ordre est de mise et la perturbation politique mise en scène par Soeuf Elbadawi dérange la ville avide d'ordre. La mise en scène du Gungu était d'autant plus risquée que l'auteur avait déjà vu une réception difficile dans la communauté mahoraise pour son œuvre Moroni Blues. Dans cette quadrilogie, la ville, capitale de l'Union des Comores va se mettre en mots ses peurs et le repli communautaire que la situation politique nourrit.

Moroni, ville capitale des derniers temps d'obscurité dans l'Archipel des quarts-de-lune, université à ciel ouvert pour de nombreux jeunes comoriens à l'époque des rêves de grand soir. Moroni, devenue vilaine et soumise en ces temps d'incertitude et de cendres volcaniques (Elbadawi, Moroni de mes enfances perdues).

La dépossession et la peur sont alimentés par deux discours, celui de la tradition et celui de la présence française : les quatre textes peinent donc à trouver un lectorat car comme le mentionnes Rémy Carayol et Kamal'Eddine Saindou, la cité marionnienne a immédiatement condamné la présentation de Mononi Blues et les fatwas et les tracts ont immédiatement marginalisé Soeuf et son œuvre. Le débat qui se met en mot à la présentation de Moroni, Chapitre II en 2007 est épineux et les réactions à l'œuvre de Soeuf Elbadawi sont si violentes que le magasine Kashkazi conçoit un numéro sur L'impossible débat sur les changements politiques à Moroni. On comprend donc aisément la difficulté que Soeuf Elbadawi rencontre quand il tente de s'exprimer dans une société qui, comme le mentionne l'écrivain Mohamed Toihiri attend de l'écrivain qu'il soit "un doux fils du clan et de la caste". La dynamique en place à Mayotte contraint donc une génération d'écrivain à braver l'ostracisation et à contourner le pouvoir politique et les dangers du repli communautaire.
Soeuf Elbadawi se positionne donc en tant que Kaffir, il explique lui même sa position lorsqu'il décrit le rôle de l'intellectuel aux Comores, position dans laquelle lui et Toihiri tentent de préserver leur individualité :
"L'intellectuel comorien se trouve ainsi renvoyé à la marge, puisqu'il remet en cause, au nom d'une vision d'individu, la pensée établie. Marginalisation signifie ensuite rupture et exclusion. Les kaffirs, dans la religion, seul le bon dieu décide de leur sort au jugement dernier. Idem pour les kaffirs sociaux. En attendant la communauté s'en débarrasse. On préfère vous savoir "fou" que "normal". Autrement dit, l'intellectuel comorien se retrouve dans une sorte de tragique, où il s'agit non pas de jouer au guide d'une façon qui serait élitiste, au sus de la multitude, mais plutôt de donner à vivre de nouvelles pratiques sociales à travers son propre vécu".

Ni contre, ni pour le groupe, l'intellectuel prend donc en charge un espace essentiel dans la vie sociale. Il tache de trouver les moyens de transmettre un enseignement. Pour se faire, il est évident que l'objet théâtral se présente comme le support idéal de son propos. La dimension didactique de l'art peut servir de plateforme d'échange avec le publique. On voit donc comment le principe numéro 5 annoncé par Glissant qui veut depasser la notion de psychologie d'un peuple par une destinée commune resonne en harmonie avec le projet de Soeuf Elbadawi



Le Gungu de Mahoré : Débat sur la légitimité

Lorsqu'on l'interroge sur la performance du Gungu, qui ne lui a attire pas les favurs du service culturel français, Soeuf Elbadawi explique sa position lors d'une interview intitulée L'art peut-il réinventer les formes de la contestation politique ? pour le journal Ocomores. Dans le Gungu, la performance se fait dans le rue en contact direct avec un publique qui n'a pas choisi d'assister au spectacle. La vision est une injonction et Soeuf se sert de cette proximité :
"Il s'agissait d'une performance artistique inspirée de la tradition comorienne. Le Gungu, qui est une institution coutumière servait à humilier et à bannir celui qui a commis un crime contre la communauté. On le traîne dans les rues, on le conspue, on l'humilie. En ce qui me concerne j'ai joué le rôle de celui qui est pointé du doigt. On m'a ligoté et on m'a traîné dans toute la ville, visage grimé à la chaux vive, collier de coquilles d'escargot au cou, tiré comme une bête de somme, avec une foule de gens en colère, répétant des slogans disant le mal commis par mon personnage, en l'occurrence, il s'agissait ici d'un personnage double qui était à la fois le colon incarné et le "Muzungu mudu" en référence au thèse de Frantz Fanon dans son "Peau noir masque blanc". 
Le crime commis par mon personnage, concerne le vol d'une terre comorienne, voilà pourquoi on m'humiliait dans ce "gungu", voila pourquoi on scandait des slogans "sus au colon" (nalawe mkolo) et au "mzungu mudu".
Le projet de Soeuf est clair: En mettant en scène la tradition d'humiliation publique de l'ile, il solidarise la communauté. Comme à son habitude, Elbadawi cherche la proximité immédiate avec le peuple même si il doit le faire dans sa position de Kaffir (citation empruntée à l'œuvre de Touairi citée en bibliographie). On se demande comment la France a réussi cette prise de la terre qui se supplée d'un referendum populaire. Il y a de nouveau un positionnement de l'artiste qui d'une part continue de remettre en cause la légitimité du pouvoir. Selon Soeuf Elbadawi, les coups d'états qui se sont succédés aux Comores expliquent le repli communautaire, la peur d'un nouveau mercenaire a l'image de Bob Denard qui orchestre la prise du pouvoir reste tangible. La pratique mercenaire française en Afrique, qui remonte au 19ème siècle aux Comores, a prouvé sa capacité à semer l'instabilité politique de plusieurs pays qui tentent encore de réinventer les liens avec la France depuis la Grande vague de décolonisation qui réveille l'Afrique à l'hémistiche du vingtième siècle. L'ancienne puissance coloniale continue néanmoins d'avoir la main mise sur plusieurs économies et les pouvoirs militaires qui fournissent les armes à quelques milices respectives continuent de fragiliser nombreux pays à ce jour. Pour Mayotte, la situation est d'autant plus paradoxale que le référendum de 2009 vient sceller la domination et c'est cette relation forcée que l'art doit questionner selon Soeuf Elbadawi. Il ne s'agit plus après le référendum d'une poétique de la relation à la France. Selon Edouard Glissant, dans une poétique de la relation, on échange avec l'autre sans compromettre ce que l'on est. L'influence est donc bénéfique et profite à tous les partis puisqu'elle est choisie. Le choix de Mayotte est donc mis à l'épreuve, Soeuf Elbadawi est ouvert au monde, il est à la recherche de l'échange pour enrichir sa culture mais dans la présence politique française, la nature même de l'échange est biaisée par la puissance économique Européenne. Pour comprendre la complexité de la situation, il convient de remettre en contexte un deuxième phénomène propre aux Comores et que Soeuf Elbadawi a mis en scène à l'aube du référendum dans sa quadrilogie Moroni Blues. Moroni est en proie à la puissance de la France, elle ne peut se permettre de refuser le confort social proposé. Si les revenus sont inacceptables selon des standards hexagonaux, ils perturbent la position de Mayotte dans l'archipel des lunes. Dans la relation à la France, l'échange est inégal puisque la France a eu le pouvoir de s'octroyer Mayotte politiquement. La poétique de Soeuf Elbadawi se doit donc de prendre en charge cette situation de domination.

L'appel citoyen : une nouvelle Agit-Prop ?
L'association de l'agit-prop et du Gungu commence donc à germer et à s'articuler. Pour rappel, l'Agit-Prop, contraction d'agitation et de propagande se met en place dans un contexte postrévolutionnaire pour éduquer les citoyens et leur confirmer leurs droits et devoirs sous le nouveau régime bolchévique. Les performances de l'Agit-Prop comme celles de la troupe de théatre de Soeuf avaient lieu dans l'espace publique à proximité immédiate du citoyen qui s'adapte à un changement social. Cette poétique est donc utilisée à des fins différentes puisque Mayotte se retrouve sous un nouveau régime et elle est en quelque sorte, vouée à la domination. Elbadawi voit la prise de son pays comme une annexion malgré le referundum. Il comprend tout à fait les circonstances qui poussent la population à accepter cette domination mais il se donne comme tache de déconstruire cette mentalité de "dominé" qui s'exprime par le consentement passif à la soumission des petits pays. Il choisit encore d'être le Kaffir, marginalisé par la France qui lui coupe toute possibilité d'obtenir les fonds qui lui sont nécessaires pour mettre en forme son art, et marginalisé par le citoyen qui le voit en agitateur et qui craint le changement. Pourtant Soeuf Elbadawi sent bien que la jeunesse du pays est toute à fait prête à poser les questions difficiles que la mutation du pays impose. Une nouvelle voie pour l'artiste et pour le citoyen. Cette voie Soeuf Elbadawi en a eu conscience dans sa décision de retour a Mayotte après des années de journalisme à Paris. L'enjeu du pays est donc questionné et Soeuf Elbadawi compte sur la présence du peuple dans la construction de son destin. Il a conscience de ce changement lorsqu'il revendique lui-même son affiliation à l'Agit-Prop dans la création de son Gungu :
Cette performance a eu lieu pour répondre à une demande des jeunes patriotes comoriens, qui se mobilisent sur la question de Mayotte, Maoré étant la terre volée en question. Ces jeunes, qui s'attaquent à un combat par rapport auquel les hommes politiques ont échoué, se sont demandé ce qu'un homme de théâtre, ou un plasticien comme Séda, qui était là avec moi pouvait apporter à un débat aussi complexe, que celui de la résolution de la question coloniale, dans notre archipel. Voilà ce que j'appelle une nécessité de l'art dans le paysage qui est le nôtre. Je ne peux décemment créer sans tenir compte de la réalité dans laquelle je vis. Mon travail n'aurait pas de sens. Maintenant il se trouve que la tradition du "gungu" n'est pas si éloignée d'une certaine forme de théâtre de rue. Ajoutez-y ma propre réflexion en matière d'agit-prop et de théâtre citoyen.

Le théâtre de rue offre la plus grande possibilité de discussion citoyenne et le Gungu, qui rassemble le citoyen dans une culture ancestrale qui dépasse Mayotte, rappelle au citoyen une appartenance qui dépasse les frontières au sein de l'archipel. Il s'agit bien d'une tradition des Comores dans laquelle, toutes les trouvent une origine culturelle commune. Cette identité comorienne est elle aussi menacée, il y a au sein de chaque ile, un ressentiment et un repli communautaire. Cette situation, Soeuf Elbadawi l'a mise en scène tout au long de sa quadrilogie Moroni Blues.

Personnage 1 parmi la mosaïque identitaire de Moroni
Dans le volume, Moroni Blues, une rêverie à quatre, publié chez Bilk  Soul en 2009, Elbadawi met en scène quatre personnages : 1, 2, 3 et 4. La nomination n'a jamais lieu et à travers leurs dialogues, les problèmes que l'identité dans le contexte archipelique des Comores peut poser sont abordés de plein fouet. Moroni, l'ancestrale va être mise en relation avec la ville qui s'est superposée sur son substrat millénaire. Soeuf Elbadawi annonce son projet dans une suite à Moroni et il est cité dans un article rédigé par Carayol Rémy et Saindou Kamal'Eddine, intitulé De l'impossible débat et du blues à Moroni. Cet article est paru dans le mensuel Kashkazi en mars 2007.
Elbadawi "avance dans les dédales obscures d'une cité qui se refuse à adopter les contours de la ville capitale qu'elle est devenue"(21). Le désordre a donc plusieurs sources, il vient de l'extérieur mais aussi de l'intérieur. Les personnages qui vivent la ville nous la mettent en mot, la mosaïque des voix est d'une grande efficacité. On va ainsi voir comment le principe numéro 7 qui clame une harmonie entre l'histoire ancestrale et l'histoire contemporaine se complexifie pour le cas de la ville de Moroni.
La dynamique qui lie les protagonistes est tendue, il y a la pression de la séparation. La division a déjà isolé les habitants, et pourtant, on va se trouver face à une variété de comportements qui vont trouver un semblant d'unité l'espace d'une performance scénique. La pièce est largement écrite en Français et cette langue permet à la pièce de voyager et de produire une tournée indianocéane. La langue française sous la plume et dans la gorge de Soeuf Elbadawi s'adresse au Mahorais mais à l'hexagone aussi.
Le personnage qui tient les rênes de la parole est sans-doute le personnage 1. Il évolue tout au long de la pièce et le plus grand débit verbal lui est accordé. Il ouvre le discours, et, après la déclamation poétique inaugurale, Personnage 1, s'adresse directement au public en Créole. Comme toujours, Elbadawi invite le peuple à entrer en relation directe avec son art. L'injonction est garantie par la langue qui force la relation. Personnage 1 commence à dérouler l'histoire de la ville Moroni. Le personnage qualifie son propos et le champ lexical nous donne à entendre un chant de la perte : Moroni se perd dans ce qu'elle est devenue, elle transite et se présente sous la forme d'"un roman inachevé", elle est la "triste complainte" et devient malheureusement l "utopie d'une ville impossible". Sous les mots, une dichotomie apparaît, irréconciliable à priori : personnage 1 appartient, nous dit-il à "la cité d'en bas". Celle ci est recouverte par la ville moderne caractérisée par ses routes en asphalte. Personnage 1 voit dans la ville, une trompeuse qui "ment". Elle se pare de modernité tandis qu'en deçà, cette ville reste la cité ancestrale et "les deux cités se sont étalées cote à cote sans jamais se mélanger véritablement". A cette ambigüité, personnage 1 ajoute celle que cette nouvelle ville à créer : d'une part la ville à une identité multiple, d'autre part le repli communautaire de la population pousse les êtres à traquer les origines de chacun. L'identité complexe des Mahorais est volontairement occultée par le peuple au profit d'une simplification ravageuse. Chacun vérifie les origines des autres, tout en insistant que ces origines doivent être claires pour être accepté par les habitants de la ville. L'intrus n'y est pas le bienvenu. Cette recherche de l'identité va de paire avec une intolérance vis à vis d'autrui. Or, dans la pièce, le personnage 1, aux origines multiples, souffre de sa marginalisation sur sa propre terre et voit sa mise à l'écart quand ses mots ouvrent la deuxième séquence de la pièce : "A chaque fois que je traverse cette vieille médina, j'entends des voix qui traquent l'odeur intime de mon sang ! Trente années de vie dans cette ville et toujours derrière des murs.". Selon Carayol et Saindou toujours, les personnages de Moroni Blues sont "mals nés", ils transgressent la convention en prenant la parole : "La parole se transmet ainsi en filiation au même titre que le sang ou la noblesse. La parole devient un héritage. Elle ne se prend pas, elle se lègue : "je suis grillot parce que fils de grillot".
C'est ainsi que personnage 1 obéit à la contrainte et tente de dévoiler au publique ses origines et l'on apprend qu'une mère étrangère à la ville et à l'ile empêche toute possibilité d'appartenance à Moroni selon les gens devenus suspicieux de la différence.
Il est intéressant que le personnage s'exprime dans différents registres de langue selon le contexte : Comme on l'a vu, l'adresse inaugurale s'est faite en Créole. L'histoire de la ville se met en forme dans un registre poétique quasiment lyrique et prophétique dans sa volonté de communiquer avec l'infra naturel, c'est à dire la cité ancestrale qui selon lui est logée sous la ville. Néanmoins le ton de son propos diffère à un moment crucial, celui du règlement du compte de son ami qui se fait refaire le portrait parce qu'il ne correspond pas à la couleur locale. A partir de la sixième séquence de la pièce, Entre Deux III, le personnage 1 change radicalement de ton, il semble s'embourber lui même dans le pétrin des origines. Personnage 4, se fait attaquer pour oser prétendre à la main d'une fille de Rose Noire. Il est descendant de marron et après quelques jeux de mots sur sa "maroni" originelle, le débat s'envenime entre les quatre confrères. Personnage 1 s'exprime alors en français vernaculaire conversationnel, agité d'un vif sentiment de protection du membre de son groupe. Dans l'emportement de la bagarre, l'argument qu'il invoque est symptomatiquement celui des "origines" lorsqu'il déclare :"le gars nous traite d'étranger alors que sa famille, ca fait à peine une génération qu'elle est dans cette ville". C'est le personnage 2 qui lui fait savoir qu'il venait de rentrer dans le piège que son environnement lui tend. On pourrait d'ailleurs considérer que personnage 1 en prend note puisqu'à la fin de sa séquence, lorsque personnage 3 se fâche, c'est personnage 1 qui l'apaise en lui disant de ne pas rentrer dans l'argument de la "communauté des amis qu'on protège". La encore, c'est le personnage 3 qui clos la question par "Vous êtes trop cons". Il réitère le danger de cette réaction. Par ses interjections "man", le personnage 3 se place en porte parole d'une culture héritée des rastas caribéens qui puisent leurs pratiques dans une Afrique originelle.
Personnage 1 reprend les rênes de la narration dans la séquence suivante et retrouve sa déclamation poétique et quasi prophétique à la recherche de Moroni. Après cet interlude, la conversation sur l'impossible réunion des amants peut recommencer. Elle ne se soldera qu'à la dernière séquence sur une quasi-injonction du personnage 1 qui clôt la pièce sur une question : "On joue ?".
On a noté que le personnage 1 s'était arrogé la parole dans la transgression du code communautaire. Il manie le créole et le français, il maitrise le français au point d'inventer une langue poétique pour dire Moroni. Néanmoins, malgré la dernière tirade déclamée à l'unisson par les quatre personnages, c'est la musique qui prend le relai de la parole. Personnage 1 semble vouloir se faire chef d'orchestre pour retrouver l'harmonie.

L'harmonie originelle et la transgression discursive sur L'Islam
Cette harmonie originelle, quête des 4 protagonistes, est également attestée par un autre personnage clé, Personnage 3 que l'on vient d'évoquer. Il convient de s'attarder sur son attitude rasta, car ce personnage semble également avoir une connaissance culturelle de la Moroni Ancestrale :
Tu la connais la légende de ce pays ? A l'origine, il y avait quatre iles. Pas trois, pas deux mais quatre. Une famille…Les mêmes histoires de cul, les mêmes rêves à dormir debout, et surtout, les mêmes règles d'hospitalité. On était peace and sun ! Tu débarquais du boutre, on essayait de voir ce que tu apportais dans ton froc de jute, on te filait une petite femme, ca copulait sec et tu devenais vite des nôtres. Au premier mouflet qui sortait de ta grosse, t'étais intégré à la communauté. Et si jamais, ça coinçait quelque part…pas assez musliman par exemple…on te trouvait une excuse. Avec le temps, on te trouvait même une légende qui te collait bien aux fesses, histoire de te rendre encore plus frère parmi les frères. Comme si les gens avaient peur de mourir seuls sur ces iles (Entre-Deux II.)
Cette déclaration est pour le moins informative (ne sachant guère si les sources d'informations de notre personnage sont authentiques), on en déduit que le personnage 3, lui au contraire du personnage 1, se sent accepté par la communauté, il utilise le pronom "on". Il est une part de la communauté mais il n'a pas de difficulté à énoncer les travers de la société en jouant sur la même dichotomie que le personnage 1 : Il y a Moroni "à l'origine" et il y a la société actuelle. Cette citation est également intéressante dans le sens où elle aborde la question de la religion. L'Islam est la religion d'état, et il est possible de glaner quelques éléments sur les particularités de sa pratique à travers toute l'œuvre de Soeuf Elbadawi.
Comme on l'a mentionné précédemment, les quatre pièces qui prêtent leurs voix à la ville Moroni ont vu des critiques acerbes de la part des institutions religieuses. Nombres de "fatwas" ont été posées sur le travail de Soeuf Eldadawi. On constate cependant qu'il ne critique jamais la foi, c'est la pratique de la religion et l'appropriation de l'autorité religieuse qu'il condamne. Lorsque le personnage 3 utilise l'interjection "man" l'affiliation culturelle à la culture rasta qui s'immisce dans son discours rappelle dans quelle mesure le retour à une vie proche de la nature, "à l'origine" serait nécessaire. D'ailleurs, le mot d'ordre de son discours est l'harmonie, il est dans une poétique de la relation à l'état pur. Il assume une culture rasta, un héritage "musliman", une identité métissée qui ne l'empêche pas de faire partie intégrante de la communauté. Il juge le changement de la pratique religieuse qui selon lui, s'est refermée sur elle même. Les règles d'hospitalités qui avaient subjugué les grands explorateurs européens tendent à disparaître. La mutation de la société affecte donc la pratique religieuse.
Cette pratique est lourdement condamnée dans une de ces fictions courtes : Z is not Dead. Si ce texte diffère relève formellement du récit de fiction, la première personne du singulier et la capacité déclamatoire du texte pourrait justifier l'ajout de ce texte à un corpus dramatique. En effet le propos de ce texte est des plus intéressants, notamment sur la pratique de l'Islam. Le texte s'ouvre sur la phrase "ma mère est morte cette nuit." (44). La formulation quasi canonique amène immédiatement le lecteur dans un environnement qui emprunte à la misanthropie de l'étranger de Camus. Toutefois, le texte prend sa propre dimension. La mise en situation évoquée ne sert que de cadre trompeur car très vite, la parole de "je" va être remise en question. La véracité du propos s'avère douteuse et une sorte de torpeur semble se profiler. Le lecteur pour qui une nuit de deuil maternel est décrite en vient à douter lorsque le personnage déclare : "je me retrouve sanglé dans ce grand mouroir d'Archipel" (48). Le personnage est donc enfermé dans une chambre à El Ma'aruf et le lecteur en déduit que notre narrateur raconte un délire depuis sa chambre d'hôpital. Dans cette atmosphère onirique, les blouses blanches des infirmières sont assimilées à la pieuse tenue mahoraise, le kandzu. Toute la performance religieuse de l'enterrement est teintée des commentaires sarcastiques de notre guide narratif car celle-ci devient "un spectacle magnifique et troublant où les [siens] congédient la mort à coup de repentir sournois". La religion est systématiquement décrite comme une mimique hypocrite. Il ne semble pas que Soeuf Elbadawi mette en mots ses doutes sur la religion mais plutôt de la façon dont la soif de pouvoir de l'homme se l'approprie. Il n'hésite pas d'ailleurs au milieu de cette mascarade orchestrée à mentionner la question sensible de la pédophilie, en mentionnant le président, l'homme de pouvoir par excellence, mais également l'infirmier promu qui serait plus apte à la pratique. La critique d'Elbadawi est subtile bien qu'acerbe. Les "fatwas" n'ont sans doute pas réellement lu ou compris les textes d'un auteur qui condamne le pouvoir colonial mais qui tente aussi d'envisager un futur pour ses concitoyens en touchant du doigt les travers d'une société qui est sous l'emprise d'une religion malmenée par l'homme.

Conclusion : La conscience collective et le théâtre d'Elbadawi
Dans les circonstances décrites de désaveu local, de rejet néo colonial, on comprend que les stratégies discursives de Soeuf Elbadawi se situent dans un étau qui limite les possibilités d'expression la parole de l'auteur qui emprunte le théâtre pour prendre la parole sur la place publique est de nature transgressive. Tout comme ses personnages, Soeuf use de la langue pour mettre en mots la difficulté de son positionnement. Cette situation d'urgence qui s'octroie un espace de parole sur le devenir de son peuple fait du theatre d'Elbadawi une illustration saisissante du propos de Glissant.
On a illustré comment l'utilisation de la langue de l'autre, le Français pouvait être un outil critique pour Soeuf Elbadawi à travers les personnages de Moroni Blues. La langue qui sert de support est celle qui lui permet d'exprimer l'urgence à la plus grande population possible. Cette langue subit des métamorphoses qui lui permettent d'exprimer une poétique qui relève du cri. Chaque personnage évolue dans une temporalité quasi onirique, ou la ville ancienne qui devient métaphoriquement le lieu des possibles de l'harmonie trouve enfin un biais pour se dire, où la voix de la nouvelle ville trouve un interlocuteur qui est émancipé de tous les jougs. Le Kaffir peut enfin exprimer l'indiscible meme si il le fait au prix de l'approbation publique.
Dans sa forme l'écriture de Soeuf Elbadawi emprunte à plusieurs souches : Arabe, Indi, Amaric et le Créole en rythme avec l'Anglais tandis que le Français donne la mesure. La formation de sa phrase est une mosaïque des plus raffinées grâce à sa maitrise de la construction formelle et à la particularité de son usage sémantique et lexical, ses commentaires sur la ville s'applique à sa langue : "à peine si l'on y voit/la fantasme d'un Archipel de lunes/en proie au déni". La mosaïque devient un art en soi et la présence du spectacle garantit à Mayotte une possibilité d'envisager une culture qui dépasserait les clivages, qui incorporerait la ville originelle sans la transférer comme un "fond folklorique", c'est à dire une donnée stagnante qui paralyserait toute possibilité d'évolution. Soeuf Elbadawi représente l'espoir d'un peuple de continuer à disposer de lui-même en bravant l'interdit pour se dire dans toute sa complexité. Le lecteur est placé dans ne immédiateté déroutante. Néanmoins, cette réinvention constance de Soeuf Elbadawi qui continue sa prise de parole, permet d'envisager la possibilité d'une prise de conscience et d'espérer une relation dynamique du pays qui se ferait en parallèle à la réinvention poétique de Soeuf Elbadawi. On peut donc relire les sept principes énoncés par Edouard Glissant qui font du Gungu d'Elbadawi l'exemple même d'un peuple forcé à la mutation dans un contexte colonial moderne.


















Bibliographie :
Elbadawi, Soeuf. Z. is not dead. Riveneuve Continents 10 (hiver 2009-2010): 44-54
---. Moroni Blues, une rêverie à quatre, Moroni : Bilk  Soul, 2009
---, Moroni de mes enfances perdues, mensuel Kashkazi, numéro 60, Février 2007

Interview de Soeuf Elbadawi, L'art peut-il réinventer les formes de la contestation politique ?, Ocomores, Mars 2009 :
< http://webcomores.centerblog.net/6576830-interview-de-soeuf-elbadawi-l-art-peut-il-reinventer-les-formes-de-la-contestation-politique-> Consultation en ligne le 27 Octobre 2014.

Glissant, Edouard. Théâtre, conscience du peuple, Acoma : Numéro 2, Avril-Juin 1971, réed. Perpignan : Presses universitaires de Perpignan, 2005

Glissant, Edouard. Poétique de la relation

Hegel, Esthetiques, (livre III)

Carayol Rémy et Saindou Kamal'Eddine, De l'impossible débat et du blues à Moroni, mensuel Kashkazi, numéro 61, Mars 2007

Toihiri, Mohammed. Le Kaffir du Karthala, Paris : l'Harmattan, 1992

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A la rencontre de Leila Sebbar

L'usage unique de la nouvelle ou des formes littéraires concises au service de la rencontre entre les cultures sera donc le sujet de l'essai qui suit.

Esthétiques de la rencontre : les brèves multiulturelles de Sebbar
L'œuvre de Sebbar est abondante et la nature de ses publications est variée. Elle publie son premier essai en 1974 dans Les Temps Modernes sous la direction de Jean-Paul Sartre et ce n'est que dans les années 80 qu'elle s'essaye au récit de fiction. Les deux décades qui suivent seront pour elle très prolifiques en essais, romans, nouvelles et autres récits à tendance autobiographiques. On note toutefois que depuis les années 2000, ses publications se font plus abondantes. L'auteure Franco-algérienne rédige également les rapports de ses enquêtes anthropologiques à travers la France et œuvre parallèlement à créer une littérature qui soit unique dans l'usage du lieu de rencontre et de la juxtaposition des différences. Elle est souvent comparée à Assia Djebar, comme si l'allitération et leur origine algérienne appelaient à la mise en relation de ces deux femmes de lettres. Si toutes deux s'intéressent à des thèmes communs, elles n'en restent pas moins différentes dans le traitement littéraire de ces thèmes. Dans la prose de Djebar, chaque œuvre se suffit à elle-même, que ce soit dans son roman ou dans ces nouvelles. La sophistication de la lettre de Djebar est l'une des caractéristiques de son œuvre romanesque : l'Algérie, l'Histoire et la femme comptent parmi les objets de son écriture tandis que Sebbar semble vouloir faire de ces thèmes le sujet de sa littérature. Sebbar est commentée pour ses romans et notamment la trilogie des Shérazade. C'est pourtant sur la forme brève qu'elle semble se concentrer en de but du 21eme siècle. Elle s'inspire du fruit d'une enquête sur l'Etat de Monde, sur la relation entre ses deux pays, la France et l'Algérie, en accordant un espace pour les plus démunis, créant ainsi une forme littéraire qui lui est propre, caractérisée par une prose épurée. Sa formation d'ethnologue devient un outil pour sa littérature. Sans ambition moralisante, sa prose se déroule avec une limpidité et une sobriété qui dépassent le jugement moral. La phrase est courte et efficace, et le dénuement de tout ornement stylistique. Sebbar s'est réapproprié la langue française, elle la réinvente pour chacun de ces personnages créant ainsi une esthétique qui est unique et reconnaissable : elle se rattache en différents systèmes de récurrence à travers les multiples recueils de nouvelles tout en fragmentant le contenu de chaque nouvelle. Cet usage unique de la nouvelle ou des formes littéraires concises au service de la rencontre entre les cultures sera donc le sujet de l'essai qui suit.

Revue de littérature
Sebbar et sa cohorte de personnages ont très tôt attiré l'attention des spécialistes de la théorie post-coloniale. Sa reconnaissance littéraire est internationale et son projet littéraire est souvent mentionné. Dès 1993, Woodhull, dans Transfigurations of the Maghreb, cite Sebbar dans une oeuvre qui tente de définir quelques spécificités de la littérature de langue française faite par des écrivains qui ont une affiliation à l'Afrique du Nord. Cette œuvre est primordiale puisqu'elle ouvre de nouvelles perspectives : les auteurs abordés sont de la période où se sentent les prémices d'émancipation nationale du Maghreb jusqu'aux années 80, incluant hommes et femmes d'origine française ou algérienne. Le Maghreb est le dénominateur commun de Kateb Yacine, d'Assia Djebar et de Leila Sebbar, mais l'ouvrage inclut également Le Clézio et Marie Cardinal entre autres. Cette étude met en lumière la volonté de chacun de ces écrivains de se détacher du discours dominant, tout en soulignant que le discours du dominé puisse être biaisé également. Woodhull œuvre à souligner les particularités de la femme en offrant une lecture de Nedjma de Kateb Yacine comme une allégorie de l'Algérie, mais surtout comme une "femme sauvage". Cette vision féminine et subversive de l'Algérie se retrouve précisément dans la notion de femme sauvage. Il convient de citer le quartier d'Alger, "Le ravin de la Femme Sauvage" qui restera très résistant pendant l'occupation française et qu'Hélène Cixous dépeint dans une atmosphère onirique dans son œuvre qui porte le nom du quartier d'Alger et que Sebbar exploite dans un style concret. La femme est sauvage et Nedjma est subversive, comme nous le rappelle Nada Elia (1999). Cette vision de la littérature francophone algerienne permet un nouvel angle d'approche qui traite de thèmes récurrents de la théorie postcoloniale, tels que l'exil et l'identité et le nomadisme, mais elle permet aussi de compléter ces thèmes en ajoutant de nouvelles perspectives d'exploration du texte telles que les études de genres. C'est dans cet esprit que Martha Segarra produit son étude, Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb. Le titre, qui paraphrase une autre citation de Kateb Yacine en ce qui concerne les femmes qui écrivent au Maghreb, est explicite. Le contenu politique de cette étude souligne dans un premier temps les thèmes qui créent une unité dans ce corpus que constituent les Magrébines écrivant : l'importance de l'oralité, le regard et le voyeurisme en rapport au corps de la femme, l'espace et l'enfermement en tant que thématiques, sont finement développés. Dans l'optique des études de genre, Donadey n'arrête pas son propos à ce niveau de réflexion. Elle invite à un nouveau questionnement qui va également ouvrir la porte à de nouvelles lectures, comme le souligne John D. Ericksonen (2001).
"The importance of Donadey's Recasting Postcolonialism, which treats two major Algerian woman authors, lies in her "reading" of women into postcolonial discourse, and in her incisive treatment of the problematic of post colonialism. She achieves what she has set out to do in her study: to move discussion of post colonialism beyond the theoretical limitations found in most postcolonial criticism, and bring into it the hitherto neglected and significant subject of gender".

Dans ses articles, Donadey développe une méthodologie qui repousse les limites du cadre de la théorie postcoloniale: Il s'agit réellement pour elle de poser la question des genres mais surtout de la condition des femmes dans l'écriture de ces auteures. Dans cette volonté de rapprochement, Valérie Orlando publie Nomadic Voices of Exile. Feminine Identity in Francophone Literature of the Maghreb (2001). Rafika Merini, elle, met en parallèle les thèmes abordés par Sebbar et par Djebar, le champ d'étude se rétrécit mais l'association est parfois poussée et il devient apparent que chacune de ces auteures d'origine "maghrébine" mérite d'être définie distinctement de l'autre. C'est ainsi que Michel Laronde édite une œuvre collective sur l'écriture de Sebbar (2003), sans vouloir classer ou répertorier son écriture dans un seul genre. Il s'agit enfin de s'intéresser à l'écriture de Sebbar sans tentative de comparaison. Il offre enfin l'espace nécessaire à la critique pour comprendre l'écriture de Sebbar. En ce sens on peut citer Denise Brahimi qui participe à cet ouvrage collectif en soulignant l'usage que Sebbar fait de l'ellipse : Ces quelques pages cernent le propos de Sebbar en s'attachant à la forme et à l'écriture de l'auteure et notamment à son utilisation de l'ellipse. Elle se détache de la tentation de comparaison pour enfin donner l'éclairage nécessaire à la prose de Sebbar qui se suffit en elle-même. C'est dans cette perspective de liberté que son écriture peut se déployer pour offrir une prose dont le propos s'étend par delà la France et l'Algérie, par delà l'identité de l'auteure.
Tropes de Sebbar : medium à la rencontre du Monde.
Les recueils de nouvelles de Sebbar qui se succèdent sont différents en apparence. Néanmoins, après une lecture successive, certains tropes commence à prendre de l'épaisseur, les histoires se recoupent, les personnages se font écho et la misère sociale se reflète dans plusieurs textes, créant un effet kaléidoscopique. Si l'histoire courte se suffit à elle-même, la lecture d'un autre recueil la décuple. Le récit court fait partie d'un long récit qui semble avoir été éparpillé. Les thèmes se développent dans un espace limité mais leur récurrence crée "un effet Rashomon". Chaque trope prend du sens à chaque nouvelle publication. Chaque recueil reprend inlassablement ces tropes en les redéfinissant et les réinventant. Sebbar sait utiliser la forme brève et avec cette vision novatrice : son état des lieux se construit avec une technique minutieuse et efficace. Sebbar choisit souvent de prendre l'exclu comme sujet. En ce sens, une étude de l'appareil narratif mis en œuvre par Sebbar va soutenir son usage de la forme brève pour créer un lieu de rencontre avec autrui, c'est-à-dire ceux qui n'ont sans doute plus d'espoir de se voir représentés par une société qui les a dépossédés d'une appartenance. Sebbar semble éprouver le besoin de rétablir une zone de rencontre avec cet autre et de créer une situation nouvelle. La nouvelle est le support de la rencontre humaine qui peut se traduire par un rapport d'harmonie parfois et de violence souvent. La mise en scène des différences est chère à Sebbar dans toute son œuvre. Son propos semble s'enrouler autour d'une remise en question de l'ordre du discours littéraire traditionnel pour permettre à un discours non dominant de se mettre en place.
Pour ce faire, Sebbar utilise une technique déjà rodée : elle élève le fait-divers en littérature. Cette pratique est classique, comme nous le rappelle Grojnovski. La nouvelle a bien le fait-divers et la chronique comme origine, comme mise en contexte de la vie quotidienne. Il nous cite ainsi Félix Fénéon et ses nouvelles en trois lignes où le fait divers est sublimé au rang de genre littéraire. Sebbar s'empare de cette caractéristique pour écrire Métro : Instantanés. Dans cette oeuvre, un effacement de toute temporalité est orchestré pour peindre un personnage l'espace d'un instant (l'espace d'un trajet de métro). La nouvelle est chargée instantanément d'une dimension sociale, anthropologique et surtout littéraire. Ce recueil est une invitation à s'attarder sur l'une des passions de Sebbar, la photographie, qui est omniprésente dans son œuvre. Sa passion pour la photographie et sa prose abordent en même temps un objet très représentatif de la pensée de Sebbar : La Machine à Coudre Singer. Objet symbolique du colonialisme, elle va devenir un objet fétiche, détenteur d'une symbolique qui préside à l'identité d'humains de diverses régions du Monde. Dans une esthétique parallèle, le lieu de rencontre internationale va être incarné par Isabelle Eberhardt. Cette figure est dépeinte par une multitude de personnages, portraits symboliquement liés à la figure de la femme indépendante par excellence. La prose de Sebbar rappelle qu'en littérature les femmes émancipées peuvent venir insuffler quelques espoirs à la vie de celles qui sont limitées à l'espace domestique. Cet espace domestique n'est d'ailleurs pas nécessairement incarné par la femme. Le nettoyeur public, le marabout, ou l'orphelin, comme on le verra en détail, vivent dans les mêmes conditions de précarité où la liberté d'action est limitée. A ces personnages Sebbar prête également un espace d'expression. Cette voix permet de glisser au sein même de l'écriture de Sebbar : une de ses caractéristiques concerne la mise en place de glissements de la narration. Par cette technique, Sebbar va emmener son lecteur dans l'intimité d'autrui, de l'exclu, car l'appareil narratif est pour elle un outil et la rencontre du lecteur et de l'Autre se fait par un glissement à la première personne du singulier au milieu du récit.
Selon Edouard Glissant la postérité tend à privilégier un Etat de Monde, c'est-à-dire un propos qui dans sa description du particulier, prend une envergure universelle. La plume de Sebbar est de cette qualité-là. Ainsi les recueils de nouvelles récents que sont L'Habit vert, Isabelle l'Algérien, Le Ravin de la Femme Sauvage ainsi que Métro : Instantanés, vont-ils permettre d'illustrer ce propos. Sans être exhaustif, cet échantillon permet de mettre en place les jalons du tour de force de Sebbar : son exploitation originale de la forme brève devient l'espace idéal pour donner une voix percutante à une variété impressionnante de personnages marginalisés et en principe, soumis.
Jean Marie Volet mentionne à quel point la nouvelle est une forme de la fragmentation qui selon lui "ne s'embarrasse guère de rigidités définitionnelles," et ajoute que "la fragmentation de l'univers en petites unités discrètes domine la cosmologie contemporaine". Sebbar exploite le potentiel de la nouvelle en donnant du sens à cette instantanéité, chaque nouvelle est donc un tout et formule un sens indépendant, ainsi on peut suivre une chronologie et voir comment les recueils se succèdent. En 2003, Sebbar publie Sept Filles, et ce chiffre n'est pas un hasard si l'on considère que le recueil l'Habit Vert qui date de 2006 donne à lire le destin de sept femmes. En Islam, le sept est un chiffre qui symbolise la perfection : sept cieux, sept terres, sept mers, sept divisions de l'enfer. Les sept versets de la Fatiha sont les sourates ouvrant le Coran tandis que sept mots composent la profession de foi musulmane, la Shahâda. Lors du pèlerinage à La Mecque, on doit effectuer sept tours de la Ka'ba et sept parcours entre les monts Cafâ et Marnia. Les sept portes du paradis s'ouvrent devant la mère de sept filles. Le chiffre sacré en Islam est pourtant exploité selon une esthétique pragmatique par Sebbar. La nouvelle étant le lieu d'exposition de l'Etat du Monde, la symbolique du chiffre se met au service de l'être en s'éloignant irrévocablement de toute signification religieuse ou ésotérique. Ce pragmatisme se retrouve dans Isabelle l'Algérien, publié en 2005 qui fait le lien avec ces deux recueils. Le Ravin de la Femme Sauvage (2007) suit et Sebbar arrive à la plus brève des formes brèves, Métro : Instantanés (2007).

Clichés souterrains
Si Sebbar se veut minimaliste, sa verve n'en est pas moins percutante, et à travers Métro, sous apparence de chronique, elle développe un discours critique sur le comportement de ceux qui sont intégrés dans la société à l'égard de l'autre, celui qui est différent. Dans Les Ours, un groupe de personnes des environs de la région Indienne, d'après leur physionomie, affiche un étalage d'ours en peluches colorées dans le métro parisien. Sebbar rapporte ce qu'elle a observé.
"Un enfant lâche la main de sa mère et court vers les ours. Il enjambe le jeune homme, tend la main vers une peluche.
La mère : _Touche pas c'est sale".

C'est ainsi que se termine cette nouvelle. La violence de la situation se traduit par un discours qui rejette irrévocablement la différence. Néanmoins, le discours littéraire de Sebbar sait trouver une place pour dénoncer cette violence. La performance de la répétition de l'insulte et du rejet est une façon habile pour Sebbar de désarticuler le discours sectaire qui rejette l'autre. Le préjugé est un espace de rencontre qui ne trouve aucun lieu de développement. Il est mentionné pour mieux être démenti. Sebbar prend le pouls de la situation souterraine à Paris, à la manière du photographe, elle met en valeur les caractéristiques humaines et les détails qui échappent au coup d'oeil furtif du passager de ce métro. Les personnages sont excentriques souvent et les clichés qu'elle retient de son enquête rappellent la multiplicité ethnique qui constitue la population de la capitale française. Leonard R.Koos met en parallèle les Instantanés de Sebbar avec ceux de Robbe Grillet. Il note notamment la différence entre l'utilisation des affiches par les deux auteurs. "Robbe-Grillet présente des affiches répétitives dans une foule sans visage où les observateurs sont anonymes" (Ma traduction). Sebbar, elle, présente une multiplicité de portraits très subjectifs qui rendent comptent de l'importance de l'individu comme fragment de la fresque urbaine. Les affiches du métro chez Sebbar, par leur description, deviennent littérature. Sebbar raconte les tags et autre graffitis qui les recouvrent, elle les présente comme support de narration de la vie des passagers du train souterrain. C'est ainsi que Laetitia Casta va devenir "Laetitia Castoi" sous la transformation d'un taggeur. Le discours surimposé sur l'affiche rend compte du refus du status-quo par l'exclu Le détournement en est d'autant plus fort car il permet de verbaliser l'état d'esprit d'une génération qui est dans l'obligation d'utiliser des supports d'une société qui les exclut pour faire connaître leur existence et leurs difficultés. Sebbar fait ainsi de sa nouvelle un lieu de revendication sociale où chaque prise de vue se traduit en un espace littéraire. Le flash photographique trouve un équivalent dans une transcription littéraire de l'instantanéité
L'image est au service du verbe et vice-versa, mais ici encore, que ce soit la nouvelle ou la prise de vue, Sebbar reste dans l'esthétique que Volet nous a présentée, celle du fragment. Ce fragment, néanmoins, s'il fait sens par lui-même, fait également partie d'un réseau qui se développe et se reconstruit dans toutes les œuvres de Sebbar.

La machine à coudre Singer : traces internationales
Dans cette optique, un des objets que Sebbar aime à photographier est la machine à coudre Singer, un objet récurrent dans Carnets de Mes Algéries en France et dans ses nouvelles. Les femmes des nouvelles de Sebbar sont souvent vouées à l'enfermement dans l'espace domestique et parfois s'en délivrent. Un des objets que Sebbar leur offre est donc cette machine à coudre. Comme un outil, la machine est une attribution qui fait partie de l'environnement de plusieurs personnages de ses recueils. Il est important de noter que cette machine est une Singer car le développement international de cette marque est porteur d'une dimension historique, celle du grand début de l'industrialisation internationale. Au tournant du XXe siècle, Singer fut l'une des premières véritables entreprises à établir des centres de services et de distribution et à construire des usines dans plusieurs pays. Le quartier général de la société se trouvait à New York, et la tour Singer (maintenant détruite) était à l'époque la plus grande tour du monde. Une affiche publicitaire de 1892 déclare que Toutes les Nations utilisent les machines à coudre Singer (All Nations use Singer sewing machines: Italy; Spain; Tunis; Manila; Bosnia; Japan; Burma; Serbia; Norway; India; Sweden; Portugal; Romania.). La Singer est un accessoire de femme et cette association est récurrente dans l'œuvre. Dans son Journal de mes Algéries en France, elle qualifie cet objet de "fétiche moderne" (page 48). En effet, dans l'enquête retranscrite aux éditions Bleu Autour, Sebbar traque les indices : photographies, enseignes et témoignages, toutes traces internationales de Singer. Dans l'œuvre d'Eduardo Manet, Sebbar se souvient qu'à Cuba aussi, la grand-mère maternelle andalouse jouait de la Singer (page 30). Il est question d'une autre Singer espagnole (page 85), celle du témoignage d'une jeune fille qui parle de l'Algérie de son enfance où une femme espagnole possédait une Singer, cet "objet de convoitise". Sebbar traque les plaques publicitaires, car cet objet à priori confère un certain potentiel à la femme. Dans Isabelle, Sebbar mentionne la Singer de la voisine, elle est là l'objet du désir de la femme qui vit dans les limites de l'espace domestique, associée au rituels de la mise en beauté car elle permet à chacune de fabriquer ses robes. Dans l'Habit Vert, le personnage féminin de La Villa apprend à piquer ce qui constitue un premier pas vers l'autonomie d'une jeune fille dont la vie a été un enfermement jusqu'à ce stade (page 22). Dans Les jeunes filles de la Colonie, nouvelle inaugurale du recueil Le Ravin, les jeunes filles qui possèdent une Singer s'opposent aux habitants du "village nègre". Elles n'iront jamais à la rencontre des autochtones "habiles à la Singer", elles passent "leurs après-midi de couture chez l'une, chez l'autre" (page 8).La relation à l'objet est donc paradoxale, c'est une relation de rencontre internationale, mais également une rencontre avec la dominance du colon dans un espace de différence. Les nouvelles expriment le fait que les locaux des régions du Sud n'ont guère accès à cet objet de luxe lors de la colonisation. Elle deviendra cependant vite un objet de développement économique et individuel en Afrique et dans d'autres pays colonisés. Les femmes peuvent coudre pour leur maisonnée, pour vendre, et aussi, dans l'espace social et domestique, pour se vêtir avec élégance sans passer par les marchands. Parallèlement, la Singer marque historiquement la transition qui mène à la globalisation des échanges. Cette ouverture internationale va de paire avec la perte de force d'un savoir-faire, celui des tisserands. Sebbar mentionne ce phénomène (page 48 et à la fin du Journal) lorsqu'elle s'entretient avec Kedidja, qui poursuit une carrière de tisserande en France pour de prestigieuses institutions. Sebbar nous présente une femme qui garde fièrement le cadre de tissage de sa tribu berbère. La photographie de l'objet nous est présentée. En Dordogne, à Blida ou à Cuba, la Singer interpelle Sebbar qui glane ses traces à la manière de la glaneuse Agnès Varda. Sebbar comme Varda glane les images de celles et ceux qui ramassent les fruits et légumes comestibles mais dont la qualité ou la forme est jugée moindre. Elle ramasse des prises de vue dans un premier temps, puis elle éparpille et déconstruit la présence de ces clichés. Dans l'esthétique bien particulière du récit court, cette pratique permet une transformation littéraire instantanée de la vision de Monde de l'auteure.


Isabelle Eberhardt : émancipations de l'espace-nouvelle.
Les recueils de Sebbar, tout comme ses prises d'image sont en réalité reliés. La succession est une progression qui permet de dévoiler sa conception de l'espace alloué aux femmes, souvent dans un espace qui unit les êtres. Métro se situe à Paris mais Sebbar s'intéresse également à l'espace de rencontre, entre la France et L'Algérie bien sûr, mais elle fait aussi voyager le sujet par-delà ces deux pays familier (parfois jusqu'en Asie où à la Caraïbe). Sebbar semble ainsi se poser en citoyenne du Monde, quelle que soit l'identité du personnage qu'elle prend pour sujet. L'espace de connexion est un lieu-clé que Sebbar effleure à chaque nouveau récit. Sept Filles met en scène la vie de sept femmes en Algérie dans un espace clos où la femme est limitée au domus. Isabelle L'Algérien, aussi appelée Si Mahmoud Saâdi ou Madame Ehni, est une femme qui a pu sortir de l'espace domestique. Isabelle est éduquée et elle se déguise en homme pour pouvoir accéder à son espace de liberté : " fumeur de kif" habillée en cavalier indigène, libérée, et musulmane, elle est racontée par Ahmed, un petit garçon à qui elle offrira une éducation, et par les habitants du village qui acceptent sans question que cette femme d'origine russe. Elle décide de se travestir pour avoir accès à un Monde qui est généralement réservé aux hommes dans la tradition du pays, c'est-à-dire l'espace public et politique. Isabelle se conforme à la culture de l'Algérie en respectant son fonctionnement et elle garde son indépendance. Dix nouvelles se succèdent, dix angles différents où l'intertextualité permet de retracer les moments clés de cette femme. Comme Sebbar, Isabelle a elle-même écrit des nouvelles où les femmes subissent les tristes conséquences de la rencontre des cultures françaises et algériennes. Elle nourrit de nombreux récit et celle qui par une légende urbaine continue d'être la fille ("illégitime" bien entendu) d'Arthur Rimbaud suscité l'intérêt des critiques. Dans son Isabelle Eberhardt, Portrait of the artist as a Young Nomad, Abdel-Jaouad Hedi offre une étude quasi-exhaustive sur la vie nomade et l'oeuvre de cette femme en exil qui adopte la culture Algérienne. Dans une conclusion poignante, Sebbar emprunte la voix du mari d'Isabelle, Slimène, pour raconter la fin tragique de la femme libre au destin extraordinaire, sa "Ziza" (qui en Arabe signifie sa tendre). Elle périt dans une inondation alors qu'elle fait un reportage dans le désert. Isabelle est Russe, Suisse et Française par son mariage et elle symbolise la rencontre des cultures.Travestie, elle transgresse l'espace attribué en quête de liberté pour la femme et devient le lieu-commun comme le détermine Edouard Glissant. La nouvelle qui se suffisait à elle-même au premier abord prend une autre dimension. Le recueil se lit comme un roman polyphonique sur le destin d'Isabelle Eberhardt. La nouvelle peut donc bien exister par elle-même, mais son sens se décuple si l'on prend l'ensemble du recueil : l'unité est telle que la nouvelle se fait également chapitre du roman d'Isabelle.
L'espace d'Isabelle offre à Sebbar une transition vers un nouveau lieu de rencontre où la femme tente de repousser les limites qui lui sont imposées, et ce dans plusieurs régions du Monde. Isabelle a pour période la Colonisation Française de l'Algérie. L'Habit Vert est un recueil qui se situe dans la période contemporaine à l'écriture de Sebbar, alors que même en France, le combat des femmes pour la liberté ne semble toujours gagné. Dans ce recueil, de nouveau, sept portraits de femmes se mettent en place. Le format est le même que dans Sept Femmes, sept histoires de femmes se présentent dans un monde clos, celui de la nouvelle qui n'est en fait qu'un reflet du monde qui enferme ces femmes. Chaque nouvelle est comme une cellule, elle est indépendante et à priori hermétique. Pourtant cet espace clos peut être dépassé par certains personnages : c'est le cas de la Jeune fille aux Pataugas dans le recueil de 2003. L'unique fille de la famille disparaît et on la croit reniée par sa famille ("Morte pour son père, sa mère, ses frères") et sa mère de noircir son visage "au charbon" sur les photos. Il était question d'une carrière médicale pour cette jeune femme, mais comme on va l'apprendre en fin de nouvelle, elle a " pris le maquis" dans une Algérie en guerre d'indépendance. La jeune fille a donc besoin de casser sa relation avec sa famille, avec la tradition, de se marginaliser pour offrir la liberté aux siens et aux siennes dans l'Algérie coloniale. Le monde extérieur conquis par la jeune fille n'est pas exactement l'espace idéal de liberté : le nouvel espace est plutôt menaçant, c'est celui d'une guerre sans merci contre l'occupation. Tout comme Isabelle, la Jeune Fille est d'un courage indiscutable puisque le fait de braver la culture pour une femme représente déjà un acte d'émancipation qui demande de nombreux sacrifices. La nouvelle et son espace clos permettent aux personnages de s'affranchir, et la femme du recueil de Sebbar se débat dans chaque petite unité qui met en scène les convergences et les différences des modes de vie de chacun.
Ahmed l'Orphelin, catalyseur des identités.
On pourrait croire que la réflexion subtile de Sebbar que l'on vient d'illustrer concerne la femme seulement. Son propos est en réalité bien plus étendu et Ahmed l'Orphelin dans le recueil Isabelle l'Algérien en est une illustration. Il y a un déplacement de "il" au "je", la transition narrative se place comme une intervention de la subjectivité au service de la tolérance. Le "je" est prêté à Ahmed, un petit garçon orphelin en Algérie pendant la colonisation. Il s'extrait de toute possibilité de prendre parti pour le Colon ou l'Algérien : il s'élève au-dessus du jugement social intrinsèque à une situation d'occupation.
La nouvelle s'ouvre avec le pronom "il" : On apprend que ce il est orphelin "dans les rues, comme tant d'autres". L'ouverture se fait donc sur un constat social, celui de la situation des orphelins en Algérie. Les filles sont recueillies par des religieuses tandis que "il" prend le récit d'assaut grâce au discours indirect libre, lorsqu'il se demande sans ponctuation "existait-il des orphelinats pour garçons ?". Les orphelins trouvent du travail, évidemment dans le monde de la domesticité. " Le patron acceptait les moins paresseux, ils lavaient", nous dit le narrateur. Puis il y a un moment clé et silencieux, typique de l'écriture de Sebbar : "ils faisaient le guide, pas seulement, de cela il ne parlera pas, c'est la honte". On devine ici les activités honteuses dont il est question. Il y a un glissement de la domesticité de l'enfant, seule condition sociale offerte aux orphelins de sexe masculin, à la prostitution pédophile. La honte (avec une dérivation sémantique axée sur la gêne) est un sentiment qui préside aux cultures du Maghreb, et tout ce qui est du domaine de la sexualité est passé sous silence. Le fait d'avoir été abusé corporellement est pour le sujet une honte profonde, et l'ellipse de Sebbar qui feint de passer sur cette tache'indigne' est subtile, puisqu'elle permet de dévoiler cette tragique réalité tout en exprimant la complexité du sentiment de honte ressenti par la victime. La nouvelle se fait lieu de l'aveu silencieux.
Cette ellipse met en relief le discours de ce'il', lui-même métonymie de l'exclusion sociale. L'enfant travaille parfois pour le'caouadji' (le tenant du café), en échange de nourriture. C'est à ce moment qu'il aperçoit la mère et la fille qui arrivent pour habiter dans le quartier indigène. L'orphelin se demande "Qui aurait eu cette idée-là ?", toujours au discours indirect libre. Il semble que l'arrivée de ces deux femmes permet au garçon de développer sa personnalité au sein de la nouvelle, puisqu'elle donne l'accès à la première personne du singulier. "Il-le caouadji- a dit que JE pouvais parler avec le Russe", ce même Russe, client au café qui va introduire l'enfant dans le monde de la mère et de la fille Eberhardt.
La nouvelle est à présent celle de l'orphelin. Le monde autour, l'Algérie, la ville sont donnés à lire à travers les yeux d'un enfant abandonné issu de la culture'indigène'. L'effet est d'ailleurs très marqué lorsqu'il fait part de ses valeurs sociales en parlant de ces deux femmes russes, la mère et sa fille, "une dévergondée qui fumait et qui buvait de l'absinthe (…) La Russe et l'oukil couchés dans un jardin près de la ville, la nuit. Et plusieurs fois de suite. La honte". Pour la deuxième fois consécutive, la honte est associée à la sexualité, car l'enfant est conditionné par son histoire personnelle de prostitution, mais également par une société sous occupation. Pour résister à cette agression et tenter de maintenir une identité, le pays se réfugie dans des valeurs conservatrices en ce qui concerne le sexe, tout en justifiant cette attitude conservatrice par la religion. Mais l'originalité de la fille ne s'arrête pas à ces escapades nocturnes, car Elle est en "habit d'homme". "Elle ne disait pas qu'elle était une femme". Ici, l'effet est multiple, non seulement nous recevons des informations sur la société algérienne mais aussi sur la division du lieu social par genre. L'espace social de l'homme (comme le café) est a priori fermé aux femmes. Ces informations sont néanmoins teintées de la naïveté de l'enfant à qui Sebbar a laissé la parole pour décrire cette Algérie-là. Ce que le lecteur occidental contemporain pourrait lire comme un manquement au droit des femmes est adouci par les découvertes d'un enfant dont le point de vue est différent de celui du lecteur précédemment évoqué. Isabelle, la fille, est qualifiée d' "excentrique, un mot que j'ai retenu, bizarre et beau" par les clients du Café Maure. L'orphelin est ainsi détaché du jugement des locaux. Il en va de même du jugement des colons Français qui parlent des locaux négativement et des deux femmes et de leur "fantaisies scandaleuses". Ainsi, au lieu de les juger, l'enfant mentionne le fait qu'elles utilisent des mots inconnus tels que "aristocrate (encore un mot que je ne connais pas)". Le garçon s'est donc exclu de tous les contextes sociaux qui lui sont contemporains et la première personne du singulier qui lui est prêtée par Sebbar le place en observateur neutre de la situation. Il y a ensuite un transfert de lieu lorsque le paragraphe commence par " La mère m'a donné l'hospitalité, j'ai accepté". L'orphelin est à présent le domestique dans plusieurs sens : Il est une partie du domus de ces femmes et il est également au service des Eberhardt. Le garçon ne peut plus être neutre à ce moment de la nouvelle. Son témoignage est donné depuis l'intérieur de la maison d'Isabelle et de sa mère. Le luxe d'une éducation est offert à l'enfant. Mais cette appartenance est temporaire, car, très vite, le décès prématuré de la mère met fin à cette harmonie. La fille part. On a bien compris que la fille est d'inspiration historique et qu'il s'agit d'Isabelle Eberhardt qui resurgit dans ce recueil comme pour que le lecteur n'oublie pas ce trope cher à Sebbar. Convertie à l'Islam, elle explorera le désert en tant que reporter déguisé en homme et mourra lors d'une inondation tragique. L'orphelin, lui, est confié par Isabelle au médecin. Mais ce "je" a été offert et permet à l'enfant de continuer sa vie avec les outils qu'il a appris à utiliser grâce à un personnage qui dans l'imaginaire collectif représente la liberté.
Là encore, on se demande si c'est une preuve d'un optimisme de Sebbar qui expose son lectorat à une image navrante de bonheur relatif à faire bondir d'indignation. Ces êtres se sont vus attribuer un "je" et, de ce fait, ils ont pu franchir une étape, même si il est difficile de considérer cette progression comme une amélioration, elle reste toutefois un accomplissement.



Conclusion

La forme brève est exploitée par Sebbar dans toutes ses dimensions pour mettre en relation les différences de chacun. Qu'elle soit irrémédiable ou dépassée, la différence produit une source inépuisable de thèmes exploitables dans la prose fragmentée de Sebbar. En effet, les personnages mentionnés ici par le jeu narratif sont une rencontre inévitable. Le "je:" permet une confrontation du sujet lisant, du sujet écrivant et du personnage fictif dépeint.
Comme on l'a vu, l'expression de la vie des exclues est succincte mais elle n'en est pas moins efficace. La transition du constat social en littérature est parfois douloureuse mais l'effet Rashomon créé dans l'intégralité de l'œuvre de Sebbar est une garantie de progression. Chaque réécriture reformule la situation d'un trope et l'espoir d'une amélioration est envisageable pour un personnage, même si elle aura lieu dans un autre recueil. Avec cette écriture en mouvement, chacun est forcé de se mettre en rapport avec les réalités que les sociétés occidentales modernes tentent d'éluder. Le renversement de cette tendance est teinté d'indignation parfois et de justesse toujours. L'injustice des rapports sociaux ne s'exprime jamais de façon réactionnaire chez Sebbar. Elle prend le contre-pied de la dénonciation par la forme et la narration qu'elle choisit : Les portraits se posent en réalités. Le couvert de la littérature parvient à nous transmettre l'indicible condition de ceux qui souffrent et leur image ne quitte guère la conscience de celui qui a reçu ces témoignages malgré le tour de force littéraire que son écriture constitue. Le résultat de la technique est un propos d'une esthétique très fluide qui met en prose un Etat de Monde. La revendication de l'espace de rencontre chez Sebbar semble relever de la même poétique que celle du grand poète et théoricien Edouard Glissant. Chaque personnage dépeint est détaché du statu quo, à la manière des archipels qui ont donné naissance à une Créolisation. Chaque personnage étant détaché, le monde qui les entoure est présenté sous la forme d'une vision que l'Autre s'est enfin réappropriée, tout comme la pensée archipélique. La dynamique est inévitable et le propos de Sebbar ne peut envisager le Monde sans un ajustement nécessaire : la considération d'Autrui au sens le plus large du terme. Si les vies des Autres sont douloureuses, la prose permet tout de même un espoir d'amélioration de par le caractère inachevable de chaque trope de l'auteure car la confrontation des cultures reste une relation en mouvement.












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