
Emile Jalley
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Descriptif auteur
Émile JALLEY, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, psychologue diplômé d’État, professeur émérite de psychologie clinique et d’épistémologie à l’Université Paris Nord, est l'auteur de 48 ouvrages individuels, 41 collectifs, environ 17 000 pages, 24 volumes d’éditions (6 300 pages), et autres textes (14) soit 127 titres pour près de 23 500 pages depuis le début de sa carrière en 1961, en réalité l’une des œuvres les plus importante en volume dans le champ des disciplines psychologiques et épistémologiques depuis une quarantaine d’années. emile.jalley@wanadoo.fr
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AUTRES PARUTIONS
Freud, Wallon, Lacan. L’enfant au miroir
Préface à « Mes soirées chez Lacan », Ch. Melman et col.
Wallon lecteur de Freud et Piaget
Introduction de « Henri Wallon : L’Évolution psychologique de l’enfant »
Traduction en vietnamien 2014, thegioi@thegioipublishers.vn
Présentation de « Wallon : La Vie mentale »
Postface à « Henri Wallon : Psychologie et dialectique »
72 articles dans Dictionnaire de la psychologie (Doron, Parot)
Direction de traduction all. d’Atlas de la psychologie (Benesch)
Direction de traduction all. de Dictionnaire de la psychologie (Fröhlich)
Voir aussi chez L'Harmattan:
Richard Kroner, De Kant à Hegel (1921-1924), 2 vol., 395, 338 pages, trad. Marc Géraud, Introduction par Émile Jalley (Tome 1, pp. 7-18, 12 pages), Civilisation allemande, 2013.
Sandor Radó : L’angoisse de castration chez la femme, trad. Marc Géraud, Préface par Émile Jalley, 9-27, 19 pages, Civilisation allemande, 2014, 120 pages.
Bergler, Bibring, Fenichel, Glover, Laforgue, Nunberg, Strachey : Le Congrès de Marienbad-1936. Un rendez-vous manqué avec Lacan, trad. Marc Géraud, Introduction et PostfTrace d'Emile Jalley, 53 pages, Civilisation allemande, 2015, 147 pages.
Karl Bühler ; Le développement intellectuel de l’enfant, Iena, Fischer, 1918 trad. Marc Géraud, Introduction par Émile Jalley (165 pages), Civilisation allemande, 2015, 507 pages, 2015.
G. S Lessing et H. S. Reimarus : Fragments de l’anonyme de Wolfenbüttel, trad. Marc Géraud, Introduction par Émile Jalley (89 pages), Civilisation allemande, 2015, 370 pages.
Johann Gottlieb Fichte: La doctrine de la science (1794), tome 1, Nouvelle trad. Marc Géraud, Annotations par Emile Jalley, Civilisation allemande, 2016, 248 pages.
Johann Gottlieb Fichte : La doctrine de la science (1794), tome 2, Naissance et devenir de l'impérialisme allemand, Présentation par Emile Jalley, Civilisation allemande, 2016, 264 pages.
Henri Wallon : Œuvres 1 : Délire d’interprétation, Psychologie pathologique, Principes de psychologie appliquée, Les mécanismes de la mémoire ; Œuvres 2 1903-1929 ; Œuvres 3 1930-1937 ; Œuvres 4 1938-1950 ; Œuvres 5 1951-1956 ; Œuvres 6 1957-1963 ; ibid., 3136 pages, ibid., 2015, édition réalisée par Emile Jalley et Philippe Wallon, Introduction générale par Emile Jalley, 97 pages.
Germaine Wallon: Les notions morales chez l'enfant, 1949, 2015, édition réalisée par Emile Jalley et Philippe Wallon, Introduction par Emile Jalley, 40 pages.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel: Phénoménologie de l'esprit, traduction par Marc Géraud, Postface par Emile Jalley: Logique et structure dans le Plan de la Phénoménologie de l'esprit et dans l'oeuvre de Hegel, Collection Civilisation Allemande, 2017, 52 pages.
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LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Critique de la Philosophie
Critique de l'Economie
Emile Jalley
Pensée libérale
La pensée libérale
Les propos précédents (au début de la notice Émile Jalley dans Wikirouge) touchant les insuffisances de la philosophie française depuis les années 1960 méritent d'être mieux argumentés.
Nous le soutenons : dans le désert social de la dépression politique créée par le coup d'État gaulliste (1958), la génération des nouveaux philosophes des années 1960 n'a eu aucune conscience du danger majeur qui tombait sur l'espace idéologique français avec l'importation massive du nouvel empirisme en psychologie (Reuchlin 1957, 1962) en même temps que de sa sur jumelle la nouvelle économie libérale (Debreu 1959, Barre 1959). Ils préféraient jouer aux cubes avec Nietzsche et Heidegger pour démolir Hegel, Marx et Freud, en fait les piliers de l'édifice culturel français depuis la Libération. Cela peut paraître aujourd'hui insensé, et faire partie de l'aliénation nationale, que personne ne s'en soit pas jusqu'ici rendu et ne s'en rende toujours pas compte.
Reuchlin Maurice : Histoire de la psychologie 1957 ; Les méthodes quantitatives en psychologie 1962 ;
Debreu Gérard : Théorie de la valeur 1959.
Une remarque de détail avant de vraiment entrer dans le vif du sujet : un auteur récent (Thomas Guénolé : Antisocial, 2018) fait remarquer à bon escient, à propos du poncif touchant le "néolibéralisme" qu'il n'est pas si "néo-" que ça, et qu'il s'agit en fait d'une Rossinante très ancienne, appelée ainsi par antiphrase du fait d'un humour inconscient, et qu'il conviendrait plutôt, c'est ma propre suggestion à moi EJ, de parler de "paléo-libéralisme" ou encore "archéo-libéralisme". La conscience postmoderne patauge à ce propos dans le passé.
En avant maintenant. À partir de ce premier tournant des années 1960 (vs 1980, puis 2000), va se développer de façon progressive et croissante (Lévi-Strauss : La pensée sauvage 1962) une attitude hostile à l'égard de la dialectique hégélienne et marxiste, en rapport avec l'affirmation du privilège de la dimension structurale sur la dimension historique. Mais en rapport également avec un désintérêt profond pour toute critique à l'égard de la philosophie empiriste tout de comme de l'économie libérale. Ces points différents, ainsi que leur articulation, n'ont pas encore été bien repérés jusqu'ici.
La connexion entre l'empirisme philosophique et le libéralisme économique ne saute pas partout aux yeux. Elle est très apparente chez des auteurs comme Thomas Hobbes (1588-1679) et John Locke (1632-1704), comme cela a été bien montré par Louis Althusser dans ses cours à l'École normale Supérieure (1958-1959 ; voir Jalley 2014, 71, 102).
L'empirisme en philosophie est une doctrine selon laquelle la connaissance humaine toute entière dérive, directement ou indirectement de l'expérience et qui n'attribue par la suite à l'esprit aucune activité propre (Cuvillier, 1925, 42). À l'empirisme s'oppose le rationalisme, doctrine selon laquelle il existe des vérités a priori, universelles et nécessaires, indépendantes de l'expérience et qui affirme que la raison est innée, immuable et égale chez tous les hommes (ibid. 91). Cet apriorisme n'exclut pas, au contraire et c'est paradoxal, l'activité du sujet (Descartes, Kant).
L'empirisme insiste sur la passivité et la dépendance exogène du sujet à l'égard de son milieu de vie, alors qu'au contraire le rationalisme marque l'activité et l'indépendance endogène du sujet par rapport à l'expérience.
L'empirisme fonde la connaissance sur la perception, selon un modèle ascendant "bottom up" d'associationnisme atomistique, de liaison automatique d'éléments sensoriels. Alors que le rationalisme la dérive de la notion, du concept, de la catégorie selon un modèle descendant "top down" de synthèse organisatrice, de structuration active et dynamique.
L'empirisme sera, à partir du XVIIe siècle, un modèle surtout anglo-américain, à certaines exceptions françaises près (Gassendi, Condillac). Il a existé aussi dans l'Antiquité grecque et latine (Épicure, Lucrèce). Le rationalisme a été une philosophie surtout continentale, qui va intégrer, à partir d'un certain tournant (Kant) le paradigme dialectique d'une genèse des structures (Fichte, Hegel, Marx).
Malgré tout, du XVIIe siècle à nos jours, ont toujours existé des courants d'influences réciproques plus ou moins marqués, selon les configurations et les époques, entre l'Allemagne et l'Angleterre, la France et l'Angleterre, l'Europe et les États-Unis. On ne peut pas ici entrer dans tous les détails.
L'empirisme idéologique, l'idéologie empiriste fait retour en France, surtout après la Deuxième Guerre mondiale, avec l'importation par la psychologie universitaire (Fraisse, Reuchlin) du béhaviorisme américain (Watson, Hull, Skinner). Ce modèle de l'homme-machine entrera en conflit à l'université pendant les décennies suivantes jusqu'à nos jours avec une forme d'humanisme inspiré par la psychanalyse (Lagache), sans que cette question cardinale n'ait jamais intéressé d'aucune manière des philosophes (sauf peut-être Simondon).
Pourtant le courant empiriste est bien connu des histoires de la philosophie de source francophone : F. Bacon, P. Gassendi, T. Hobbes, J. Locke, G. Berkeley, A. Shaftesbury, D. Hume, E. Condillac, D. Hartley, J. Priestley, F. Hutcheson, E. Platner, A. Smith, Ch. Bonnet, P. Cabanis, A. Destutt de Tracy, J. Bentham, Maine de Biran, James Mill, Stuart Mill, A. Bain, G. H. Lewes, Bailey, H. Maudsley, H. Taine, H. Spencer.
Le modèle empiriste faisait l'objet de critiques courantes et classiques dans les Manuels de philosophie traditionnels, du moins les plus anciens et les meilleurs (Cuvillier 1937, Burloud 1948, Alquié 1951)
Le dédain du "psychologisme" affiché par la plupart des philosophes de la génération des années 1960 (sauf Sartre et Merleau-Ponty préoccupés de psychologie) va les détourner de percevoir le danger d'invasion atlantique du continent par les nouvelles bio- et cybersciences à visée technocratique, pour les centrer à peu près uniquement sur la critique de la bureaucratie stalinienne, dans la foulée d'un déboulonnage préalable, mais longuement persévérant aussi, du trio Hegel-Marx-Freud. On se laissait obséder par l'ennemi de l'est, sans voir celui venant de l'ouest. Passons à l'économie.
L'intérêt de la philosophie ancienne et classique pour les questions économiques, sans être inexistant, était resté et restera malgré tout plutôt marginal : Aristote, Thomas d'Aquin (1225-1274), Oresme (1320-1382), Bodin (1529-1596), Hume (1711-1776), Rousseau (1712-1778), Fichte (1762-1814).
De véritables courants économiques vont apparaître, tout d'abord avec les mercantilistes (XVIe- XVIIIe s.), personnalités diverses préoccupées, dans plusieurs pays d'Europe, de la recherche de la puissance de l'État et de la défense du protectionnisme : John Hales (angl. 1549), Bodin (franç. 1576), Botero (ital. 1589), Houtman (holl. 1592), Grotius (holl.. 1609), Montchrestien (franç. 1576-1621), Colbert (franç. 1619-1689), W. Petty (angl. 1623-1687), Montesquieu (franç. 1689-1755), Christian IV de Danemark (1577-1648), Christine de Suède (1626-1689), Pierre le Grand (1672-1725). Frédéric le Grand (1712-1786).
Viennent les Physiocrates français (F. Quesnay : 1694-1774), qui considèrent que toute richesse vient de la nature.
Surviennent ensuite les classiques de l'école anglaise (Smith, Ricardo), ainsi que de l'école française (Say), qui ont en commun la défense du libre-échange et du libéralisme économique. Adam Smith (1723-1790) avance les notions de main invisible, d'avantages absolus, et de division du travail, tandis que David Ricardo soutient la notion d'avantages comparatifs. De son côté, Jean-Baptiste Say (1767-1832) formule la loi des débouchés, en tenant la monnaie comme un facteur neutre ; il soutient que les crises ne peuvent être que passagères.
Surgit alors Karl Marx (1818-1883), dont la critique scientifique du capitalisme s'appuie d'abord sur la celle des auteurs anglais et français dont on vient de parler. Il préconise l'appropriation collective des moyens de production.
Le modèle marxiste est l'obstacle principal contre lequel n'auraient pas eu d'autre objectif que de tenter en vain de le renverser les auteurs de la génération suivante en Angleterre (William Stanley Jevons : 1835-1882 ; Alfred Marshall : 1842-1924), en Autriche (Carl Menger : 1840-1921) et en France (Léon Walras : 1834-1910). En vain, parce qu'avec des moyens théoriques désormais insuffisants : l'absence de l'outil dialectique
Ces auteurs appelés néoclassiques privilégient l'analyse microéconomique, en partant de la supposition d'individus capables d'un choix rationnel. Ils considèrent la monnaie comme neutre. Et envisagent le marché comme un mode optimal des échanges, régi par une tendance à l'équilibre.
La lignée directe de Marx, en dehors de ses disciplines marxistes proprement dit, se prolonge d'une certaine manière par deux générations : celle de l'américain Thorstein Veblen (1857-1929) qui décrit la "consommation ostentatoire", puis celle de l'autrichien Joseph A. Schumpeter (1883-1950), exact contemporain de Keynes, et qui insiste sur le rôle de l'innovation dans les cycles et la croissance économiques, en parlant même de "destruction créatrice"
Surgit alors un second très grand météore : l'anglais John Maynard Keynes (1883-1946), qui lui, met l'accent sur l'analyse macroéconomique. Toujours à la différence des néoclassiques, il critique le présupposé d'un mécanisme d'autorégulation des marchés. Et soutient que l'État doit intervenir pour réguler les déséquilibres.
À partir de là, la discussion de l'héritage de Keynes va séparer à droite une lignée d'économistes dits "orthodoxes" qui vont ressouder avec la lignée des classiques en se divisant eux-mêmes en deux tiroirs :
Les plus conservateurs sont dits "monétaristes et nouveaux classiques" et démontrent l'inefficacité des politiques macroéconomiques : les trois américains Milton Friedman (1912-2006), Robert Barro (1944-), Robert Lucas (1937-).
Les (un peu) moins conservateurs dits "néokeynésiens" analysent les dysfonctionnements microéconomiques du marché : les trois américains Robert Solow (1924-), Joseph Stiglitz (1943-), Paul Krugman (1953-), et la canadien Robert Mundell (1932-).
La lignée de gauche dans l'héritage de Keynes regroupe les économistes dits hétérodoxes", en ce qu'ils ne se reconnaissent pas dans le paradigme de l'économie standard (la lignée orthodoxe dans son ensemble). Ils étudient les institutions et pensent que la puissance publique peut améliorer le fonctionnement de l'économie.
Ils se répartissent en 4 groupes :
- Les "post-keynésiens" avec le britannique Nicholas Kaldor (1908-1986) préconisent l'encadrement nécessaire du capitalisme.
- L'"école des conventions" avec le français André Orléan (1950-) invoque la confiance nécessaire en la croissance dans un monde d'incertitude.
- La "théorie de la régulation", représentée par le français Michel Aglietta (1938-) décrit les crises systémiques qui se produisent au sein de marchés non régulateurs.
- L'"économie du développement" de l'indien Amartya Sen (1933-) considère démocratie et développement comme des facteurs nécessaires à la croissance et à la liberté.
D'une importance majeure est l'intervention récente dans la discipline de l'Australien Steve Keen, auteur récent de L'imposture économique (2011, 2014), et qui se définit lui-même comme "économiste critique", sorte de véritable Emmanuel Kant de la discipline au sens où il instaure un impitoyable "tribunal de la raison" économique, chargé d'instruire les erreurs de la prétendue science économique depuis Jevons, Menger et Walras.
Steve Keen se situe lui-même dans la descendance directe de la généalogie selon lui positive, la seule véritablement créative dans l'histoire de la discipline, formée par Marx, Keynes, Schumpeter, plus un américain nommé Hyman Minsky (1919-1996).
Keen simplifie beaucoup la classification assez complexe que nous avons suivie ci-dessus dans l'histoire de l'économie, et qui est de tradition dans les ouvrages pédagogiques sur celle-ci.
D'après lui existe une école d'économistes "classiques" (c'est ainsi qu'il les appelle) jusqu'à Keynes. Ce dernier introduit une révolution dans le mode de pensée, qui aurait pu être profitable à l'avenir scientifique de la discipline, si cette révolution avait était prise en compte de manière à être suivie d'effets. Or ce n'a pas été du tout le cas. Et les économistes postkeynésiens, qu'il appelle tout simplement "néoclassiques", ont récupéré les erreurs de base de leurs prédécesseurs du XIXe siècle. On verra un peu plus loin lesquelles.
Keen dit que Keynes s'est senti parfois très proche de Marx, mais qu'il a dissimulé le fait par opportunisme politique, pour ne pas trop paraître trop concéder, dans l'univers anglo-saxon, à l'univers communiste alors plutôt montant à l'époque, voire même plutôt inquiétante pour le monde libre (1936).
Il en est résulté une certaine obscurité dans la présentation de son ouvrage majeur sur la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt de la monnaie.
Il dit la même chose pour Hyman Minsky, qui ne pouvait pas afficher ses sympathies pour une assez large partie des idées de Marx, en menant une carrière universitaire et scientifique normale, à l'époque du maccarthisme triomphant aux USA.
Un fait négatif majeur a été la parution de la Théorie de la valeur de Robert Debreu (Theory of value, 1959), mathématicien et économiste franco-américain (1921-2004), ouvrage qui a été très critiqué par l'économiste français Maurice Allais (1988 ; 1911-2010), puis par l'économiste américain Mark Blaug (1998), avant d'être sévèrement étrillé à nouveau par Steve Keen lui-même. Or cet ouvrage, paru à ce tournant décisif des années 1960, où l'installation du coup d'État gaulliste s'accompagnait de l'expansion française d'un structuralisme marqué par la triple tare d'une antidialectique, chapeautée d'antihumanisme et d'antipsychologisme, a contribué à l'instauration d'ensemble d'une configuration idéologique particulièrement conservatrice, et qui n'aura probablement pas été pour rien dans l'échec idéologico-politique de la révolution manquée de 1968.
J'ai dit ailleurs que l'installation de l'économie libérale en France s'était produite à partir des années 1980 avec la traduction des ouvrages de Hayek dans la période 1980-1990. Mais c'est une erreur. La pesanteur du paradigme libéral en économie sévit de façon croissante de 1960 jusqu'après 2000. Raymond Barre publie son propre Manuel d'économie la même année 1959, en étroit compagnonnage avec l'ouvrage de Debreu.
L'empirisme en philosophie puis en psychologie est le frère jumeau du paradigme libéral en économie.
Pour les deux modèles conjoints n'existent en réalité que des individus rencontrés dans l'expérience perceptive.
Sur cette base, la description idéologico-scientifique va fabriquer les collectifs sociaux de la réalité économique à partir d'acheteurs et de vendeurs isolés, conçus comme agissant de façon rationnelle en vue d'obtenir le maximum d'utilité, ou encore la satisfaction maximale.
Leur rencontre se fait en un point d'équilibre défini par l'intersection d'une courbe descendante de la demande et d'une courbe ascendante de l'offre, dont le dessin d'ensemble forme une sorte de X.
Cette courbe de l'offre et de la demande existe encore de nos jours dans tous les livres d'économie pour débutants. Steve Keen démontre avec verve qu'elle ne peut pas exister et qu'en réalité ses deux branches forment des lignes droites aplaties. Les acheteurs n'ont pas les mêmes demandes en pommes de terre ou en voitures de sport selon leurs revenus. Il n'y a pas d'acheteurs isolés standard qui ont la même évaluation du prix, tout comme d'ailleurs de la monnaie.
Les économistes orthodoxes construisent une macroéconomie factice à partir d'une microéconomie elle-même abstraite où tous les processus tendent vers une configuration d'équilibre. La monnaie n'est selon eux en réalité qu'un signe neutre : en fait elle n'existe pas comme telle, pas plus du reste que les banques.
La prévalence des individus sur les totalités est une notion typique de l'empirisme, de même que la prévalence de l'analyse sur la synthèse. Pour le rationalisme de Descartes, il y a primat de la synthèse sur l'analyse ; pour celui de Hegel, "le vrai, c'est le tout".
La difficulté vient alors pour l'empirisme dès que se pose la question du passage de la perception singulière à l'idée générale. L'un des procédés efficaces pour en sortir est de baptiser telle perception singulière (Jacques) d'un nom (homme), ce qui permet de lui attribuer la valeur d'une idée générale. C'est ce que l'on appelle le nominalisme, et dont il a existé une longue tradition de représentants depuis l'Antiquité et le Moyen âge (Épicure, Roscelin, Buridan, Ockham, Nicolas d'Autrécourt, Berkeley, Condillac, Hume, Stuart Mill, Taine, Poincaré, Duhem). L'idée générale n'est qu'un nom, qui n'a aucune réalité, ni dans l'esprit ni hors de l'esprit. Dès lors, c'est toute espèce de construction théorique faite de propositions éprouvées qui est mise en péril.
Or ce vieux cheval épistémologique s'est conservé sous la rénovation d'un principe dit de l' "individualisme méthodologique" où le badaud ordinaire ne voit pas malice (Max Weber (?), Popper, Schumpeter 1908, Von Mises, Hayek, North, Boudon).
La notion d'un choix de l'utilité maximale en fonction d'une évaluation rationnelle de l'individu vient de l'utilitarisme de Jeremy Bentham (1748-1832), qu'il voit comme la mise en uvre d'une arithmétique des plaisirs gérée par des maximes de prudence, de saine "raison".
Cette idée vient de l'épicurisme antique, cependant que le principe de réalité freudien, coordonné à un principe de plaisir, n'en est pas si éloigné non plus.
Le concept d'une tendance des systèmes vers l'équilibre n'est pas en soi familière à l'empirisme en philosophie et en psychologie. En psychologie, cette notion est valorisée plutôt par la Gestalt-théorie, qui est l'adversaire de l'atomisme associationniste et du béhaviorisme. Évidemment aussi par la psychologie de l'intelligence de Piaget, comme par celle du développement de la personnalité chez Wallon.
La notion d'équilibre n'est pas en tant que telle non plus familière à l'histoire de la philosophie dans son ensemble. Ce qui s'en rapproche le plus dans l'Antiquité est la notion de "justice", chez Platon comme aussi Aristote, de même que les Stoïciens (ataraxie).
À l'époque classique on trouverait le double principe du maximum et du minimum formulé par Leibniz, selon qui le calcul divin produit le maximum d'effets avec le minimum de principes. Et évidemment aussi la troisième loi de Newton concernant l'égalité de l'action et de la réaction, qui deviendra chez Kant la catégorie d'action réciproque, de réciprocité (Gemeinschaft), ou encore d'interaction (Wechselwirkung), catégorie dialectique fondamentale pour Fichte et Hegel. Plus tard, le principe de conservation de l'énergie de Mayer, qui est aussi le premier principe de la thermodynamique de Carnot (opposé au second, celui de dissipation de l'énergie ou d'entropie - revue par Clausius et Shannon) trouve une forme de prolongement dans le "principe de constance", posé par Freud comme un des régulateurs du fonctionnement psychique. Principe repris dans une certaine mesure par le principe d'homéostasie biologique de Cannon.
Or, bien que ce principe d'équilibre ait une valeur incontestable dans les sciences physiques, et même du psychique - ce qu'il ne songe pas à contester ni du reste à concéder, car il n'y songe même pas - Steve Keen va soutenir d'une façon tout aussi implacable qu'il n'a aucune application, sinon idéologique, en économie scientifique.
Les crises modernes montrent que les systèmes économiques ne tendent jamais vers l'équilibre, mais sont par principe et constamment menacés de déséquilibres. Ces systèmes précaires se développent sous régime constant de déséquilibre, plutôt que polarisés par une tendance à l'équilibre. Certaines mathématiques spéciales, dites différentielles, permettent aujourd'hui de mieux gérer ces systèmes en perpétuel basculement dynamique. Les auteurs "classiques" ne disposaient que des systèmes d'équations linéaires en usage encore aujourd'hui dans la formation scolaire, quitte à y juxtaposer parfois des équations par centaines, en paquets traitables par les puissants ordinateurs modernes, ce qui ne changeait rien au fond de l'affaire.
Le champ des processus économiques est un espace où se rencontrent à foison des oppositions, des contradictions dont on peut faire des listes interminables, à consulter seulement la vingtaine des derniers ouvrages parus depuis une dizaine d'années. Ces contradictions ont ceci de particulier qu'elles agissent dans le réel lui-même, et ne fonctionnent pas seulement dans l'esprit - soit qu'elles y trouvent un fondement légitime, soit qu'il ne s'agisse que de simples fautes logiques. Ces contradictions organisent une dialectique du réel, du type de ce qu'est la dialectique matérialiste - ceci, c'est nous qu'il le disons, pas Steve Keen, qui ne serait d'accord que sur le principe.
Ces dialectiques sont du genre "marxien" plutôt qu' "hégélien". En ceci que les oppositions qui s'y confrontent, en couples ou en paquets, s'y bousculent jusqu'à produire des crises sans solution "naturelle", faute de quoi, le système une fois détruit ou gravement perturbé, de nouveaux cycles apparaissent sans se totaliser en un devenir cohérent.
Les dialectiques "hégéliennes", à l'encontre, s'organisent selon le schéma ternaire : affirmation/négation/négation de la négation, ou encore : thèse/antithèse/synthèse (ce qui est plutôt du Fichte). Les oppositions s'inégalisent jusqu'à produire un troisième terme supérieur qui s'offre comme le support d'une nouvelle opposition plus positive, etc.
Les dialectiques "hégéliennes" sont optimistes et formatrices : on en trouve de plusieurs sortes dans le développement psychique de l'intelligence (Piaget) ou de la personnalité (Wallon, et déjà Freud).
L'espace optimiste des dialectiques "hégéliennes" ne connaît que des "cygnes blancs", alors que l'espace des dialectiques "marxiennes" est de nature "catastrophique" (Thom), en ce sens que peuvent y apparaître des "cygnes noirs" que nul n'attendait (la crise de 1929, celle de 2008).
Steve Keen a conquis ces dernières une grande célébrité, en ce qu'il a démontré avoir été le seul, ou à peu près, à avoir anticipé plusieurs année d'avance la grande crise de 2008, rien qu'à avoir étudié de manière sérieuse, les courbes d'allure exponentielle de l'endettement des particuliers dans un large éventail de pays.
S. Keen pense que la crise de 2008 n'est pas du tout finie, et qu'il s'en prépare une autre, qui devrait surgir autour de 2020 dans un certain nombre de pays "zombies" dont il donne la liste dans un second ouvrage récent (2017) par ordre décroissant de risque, et dont la France fait partie, à côté d'autres pays, soit dans l'ordre : Irlande, Hong-Kong, Chine, Australie, Belgique, Canada, Corée du Sud, Norvège, Suède, Finlande, France, Nouvelle-Zélande, Malaisie, Singapour, Thaïlande.
Certaines crises graves abiment les pays pour très longtemps - comme par une sorte de cancer endogène : le Japon se trouve toujours dans un état de déflation chronique après avoir subi une crise financière systémique en 1990, soit près de 30 années plus tard. Les USA n'ont pu se sortir définitivement de la crise de 1929, qu'à la faveur du renouveau de l'industrie militaire réclamée par la Deuxième Guerre mondiale. Il s'agirait du même genre de danger grave à long terme que le réchauffement climatique - ce que soutient plus clairement son préfacier Gaël Giraud dans son Illusion financière (2012).
Steve Keen admire Marx - comme ancêtre de Keynes, Schumpeter, Minsky. Mais il le critique aussi en se référant à des tableaux statistiques produits par Sraffa (1926). D'une manière d'ailleurs qui reste peu claire.
Dans le dernier chapitre de son livre, S. Keen produit un assez large éventail de théories modernes alternatives en économie : école autrichienne, école postkeynésienne, école sraffienne, théorie de la complexité (éconophysique), école évolutionniste. À moins que l'économie ne disparaisse, par impuissance à produire une "révolution de la pensée économique."
L'économie est une fausse science particulière, en ce sens que les préjugés - ainsi celui de l'"équilibre" - y sont conservés et reproduits avec un esprit de résistance et de conformisme extraordinairement résistant, comme dans aucune autre science, même la psychologie. C'est comme si par exemple la psychologie moderne restait attachée par exemple au système de l'abbé de Condillac.
Pourquoi ? Parce qu'avec les racontars sur l'équilibre, la science économique raconte "aux riches ce qu'ils aiment entendre". De même, soutient Keen, Obama aurait mieux réussi à donner de l'argent aux particuliers endettés qu'à renflouer les banques en défaut avec la même somme. Cela s'est fait en Australie. Steve Keen n'y va donc pas par quatre chemins.
D'autres chercheurs se réclament aujourd'hui plus particulièrement du marxisme : Pierre Ivorra (La finance au pas, 2015), mais surtout François Morin, dont le livre récent sur L'économie du XXIe siècle. De la valeur-capital à la valeur-travail (2017) entend vraisemblablement faire pièce au très important livre de Thomas Piketty sur Le Capital au XXIe siècle (2013).
D'après F. Morin, le livre II du Capital présenterait une théorie élargie de la valeur-capital à trois étages, dans laquelle viendrait s'intégrer la valeur-travail qui centre le livre I. Soit un cycle en trois moments de la valeur-capital : Argent, Marchandise, Production (c'est là que se reloge le travail, la valeur-travail du Livre I).
Même les économistes hétérodoxes refusent aujourd'hui pour un certain nombre (la plupart ?) de fonder la valeur économique sur le travail (Aglietta, et même Keen). Pour Aglietta, le concept de base reste la monnaie, mais comme suspendu en l'air, à la façon d'une sorte d'Idée platonicienne.
L'examen de la science économique, parmi les sciences humaines, pose un assez gros problème d'ordre épistémologique : comment un concept très général (l'équilibre) dont l'usage serait valable dans telle science humaine et sociale (SHS) - la psychologie - se trouverait-il n'avoir aucune valeur utile dans une science somme toute assez voisine de celle-ci - justement l'économie ?
L'enseignement moderne - par exemple en Terminales - semble avoir bien compris que le champ de l'économie était solidaire de celui de la sociologie. Mais le pas n'a pas encore été fait du côté de la psychologie, pas plus que de la psychanalyse. Pourtant les exposés économiques font un assez large usage de notions empruntées à l'une et à l'autre. La nécessité sous-jacente de la psychologie pour l'économie est mieux comprise, de façon même tout à fait explicite, par certains auteurs (Jean Tirole, 2016).
Mais il est fort probable que les psychologues cognitivistes, qui sont attendus partout - par exemple aussi dans la pédagogie nouvelle - sont loin d'être prêts à pouvoir répondre à de pareilles attentes. Il y aurait un problème de déficience intellectuelle collective. Cela fait près de 60 années que l'enseignement universitaire de la psychologie est tombé au ras des pâquerettes (par exemple refus obstiné de tout concours d'"agrégation"), sous le patronage "catastrophique" de "cygnes noirs" du genre de Paul Fraisse (1911-1996) et Maurice Reuchlin (1920-2015). Émile Jalley avril 2018
Déclin de la France?
Déclin de la France ?
Le thème décliniste est mal vu, surtout du courant dit progressiste, alors qu'il paraît plus en faveur dans la pensée disons conservatrice. En réalité, les choses sont un peu plus compliquées que cela. Il existe deux visions du thème du déclin de la France, selon les deux camps en présence depuis la Révolution française : celui de l'ordre moral, et celui du mouvement.
Entre les Guerres de religion, disons la Guerre de Trente ans, et la fin du Premier Empire, la France détient l'hégémonie européenne, voire mondiale.
Au XIXe siècle (après Trafalgar) jusqu'à la Première Guerre mondiale, c'est le tour de l'Angleterre.
L'idée pangermanique, présente sous divers costumes depuis le Xe siècle (Othon le Grand, Frédéric Barberousse, Charles-Quint, Frédéric le Grand, Metternich, Bismarck, Guillaume II, Hitler) ne s'impose tant bien que mal dans cette lutte pour l'hégémonie continentale que par le biais de trois guerres subies au premier front pour l'essentiel par la France (comme aussi par la Russie en 14-18 et en 39-40).
L'Allemagne, principal fauteur de ces trois guerres subies par la France, imposera à celle-ci une lourde dette de guerre (1870), tandis qu'elle n'en réglera pratiquement aucune, quoi qu'on en ait dit, pour les deux suivantes.
Les USA deviennent les maîtres du monde après la Deuxième Guerre mondiale, avec en fait l'Allemagne comme principal lieutenant de son hégémonie économique en Europe. Un point souvent écarté du débat médiatique ordinaire.
La France se relevait déjà difficilement de la Première Guerre mondiale. Fait illusion à cet égard le voile d'une littérature encore très brillante (voir Lagarde et Michard du XXe siècle), cependant que la philosophie marque un creux. Les sciences physiques connaissent encore les Curie, les mathématiques déjà les Bourbaki. Les deux plus grands psychologues du monde sont francophones : Wallon et Piaget (suisse), tandis que le troisième (Freud) est autrichien. Viennent le Cartel des gauches, l'effroi du milieu catholique, la poussée de l'extrême droite (1934), le demi-succès vite enterré du Front populaire (1936), l'appétit de vindicte des privilégiés, la honte de la collaboration, en fait 25 années de guerres et défaites continues (défaites de 1940, d'Indochine, puis d'Algérie) entre 1939 et 1962, enfin le coup d'État de 1958 imposant depuis quelque 60 années l'usure progressive d'un paysage politique conservateur obéré par une constitution faite par et pour un monarque républicain.
La France ne s'est jamais relevé de Vichy, tout le monde le sent et le sait : l'Indochine et l'Algérie en ont les corollaires ultérieurs logiques et obligés. La grande obsession des privilégiés, leur unique préoccupation depuis 75 ans, dans la droite ligne de la collaboration, a toujours été de reprendre les "acquis", ce que l'on a appelé l'État social (Piketty, 2013), résultant du Conseil National de la Résistance.
Pour y parvenir, on a décidé de limer le tranchant collectif de la critique sociale, et pour ce faire de saborder l'instruction publique, de manière insidieuse, progressive, acharnée dès les années 1950.
Théorie du complot ? Si vous voulez. Mais les gens qui connaissent vraiment ces choses sa-vent qu' "ils" l'ont vraiment fait exprès, de tout faire pour que les milieux populaires ne soient jamais trop instruits. Il faut vraiment être Cadet Rousselle pour l'ignorer.
La France est la première destination touristique du monde. Le territoire agricole le plus riche, dans le climat tempéré le plus clément et le plus agréable, avec un périmètre côtier comparable à nul autre en Europe et même au-delà. Un pays béni des dieux, supposé qu'il y en ait encore pour bénir quoi que ce soit.
Il existe une exception culturelle française, dont certaines des composantes sont mal con-nues. La psychanalyse, la très riche école psychanalytique française, aura représenté entre les années 1930 et 2000, pas moins de 29 % des noms mondiaux. Tandis que la philosophie française aura compté entre 1939 et 2015, 59 % des noms cités dans le paysage mondial.
En fait cette philosophie sera entrée dans une période de "rayonnement déclinant" (Thomas Brisson) depuis le tournant des années 1960, en pratiquant, sous l'égide d'un structuralisme hostile à l'histoire, le grand rejet du trio des auteurs ayant la vedette à cette époque (Hegel, Marx, Freud). L'inconsistance et l'(ir)responsablité croissantes de la philosophie sont l'un des facteurs incontournables du déclin corrélatif de l'enseignement public dès cette époque.
De ce point de vue, les chiffres précédents (29 %, 59 %) sont en contraste total avec ceux mesurant le recul constant de la France dans le classement scolaire international PISA OCDE, donnant ainsi la mesure du processus létal qui ronge le corps de la nation, de façon encore aggravée, depuis le tournant des années 2000.
Voici ces chiffres édifiants concernant la France : 27ième en 2017, 25ième en 2013, 23ième en 2009, 18ième en 2006, 13ième en 2003, 10ième en 2000.
Les chiffres précédents comportent un rapport avec d'autres mieux connus : la France qui occupait encore le 4ième rang de l'économie mondiale à l'époque de la présidence Chirac, puis le 5ième rang depuis Sarkozy, après avoir un court moment occupé le 6ième sous Hollande, derrière les États-Unis (1), la Chine (2), le Japon (3), l'Allemagne (4) et l'Angleterre (5), est à nouveau 5ième, à cause du Brexit, mais place qu'elle s'apprêterait à bientôt céder à l'Inde.
Considérez dans tout cela que la Grande-Bretagne comporte 33 %, l'Allemagne 55 % et le Japon 59 % du territoire de la France.
La France a perdu environ 42 % de ses emplois entre 1980 et 2008 (1,9/4,5 M ; TPMF2, 2013, 260).
Nos travaux précédents mettaient en évidence trois tournants cruciaux marquant le déclin progressif de l'excellence intellectuelle française : 1960, 1980 (pensée tiède, Anderson), 2000 (pensée faible, Vattimo).
Les Français, avec une densité de population de 116, sont beaucoup plus à l'aise dans leur espace géographique que leurs rivaux directs dans la compétition économique mondiale les Chi-nois(130), les Allemands (231), les Anglais (277), ne parlons pas des Japonais (338). Le cas des États-Unis et à mettre à part (31), comme celui de l'ancienne URSS (7).
On a vu se développer de véritables déserts ruraux dans des paysages absolument magni-fiques.
Les Français ont choisi, selon des attitudes variées et des motifs divers, de ne pas changer d'état social, de ne pas modifier l'ordre social établi. Pourtant l'accroissement constant et comme inéluctable des inégalités sociales crée dans une large moitié de la population un sourd mécontentement. Mais la grogne électorale aura tôt fait de retrouver le chemin du conservatisme. On a eu, on s'est fait les socialistes qu'il fallait, adroits à refabriquer une politique de droite.
Quelqu'un a écrit récemment que le chômage de masse, en progrès régulier dès les années 1980, correspondait à un "choix" de société. Effectivement, loin d'être un accident, le chômage de masse est l'institution nécessaire qui permet au capital de contrer les revendications salariales. C'est ce que décrit déjà Marx dans le Capital. Les années de faible croissance où nous nous trouvons n'empêchent pas un taux relativement fort d'accroissement des revenus élevés : la pauvreté sociale accrue provoquée par la pression du chômage est ce qui favorise l'enrichissement encore accru des plus riches. C'est aussi simple que le cogito de Descartes : à revenu social (à peu près constant) c'est l'appauvrissement des uns qui crée l'enrichissement des autres.
Les privilégiés du système ont eu très peur en 1936, après 1945, mais ils ont bien juré de ne jamais s'y laisser reprendre. Ils connaissent à fond l'art compliqué de gérer l'opinion publique par le biais de la télévision, comme au moyen de la (dé)formation scolaire.
Du Moyen Âge jusqu'au Directoire, la France a été le pays le plus peuplé du monde, après la Chine et l'Inde. La France comptait déjà 21 millions d'habitants au début de la Guerre de Cent ans (XIVe siècle ; 30 millions sous le Premier Empire), alors que l'Angleterre n'en comptait que 4 millions, ce qui donne une idée du caractère exorbitant de la prétention de la dynastie des Plantagenets à exiger d'être rois de France en plus de l'Angleterre.
Les guerres de la Révolution et de l'Empire ont coûté à la France une large partie de la nouvelle fleur de sa jeune génération. C'est à partir de ce moment qu'a commencé le déclin français, derrière le paravent d'une vie littéraire encore brillante. Mais Lamartine n'a jamais valu Hölderlin, ni Vigny Novalis, même si font relief Hugo, Balzac, Flaubert, Maupassant, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé. En contraste certes avec l'éclat de la peinture française, l'architecture est entièrement abandonnée à un éclectisme de mauvais goût.
Louis XVI, bien meilleur souverain à cet égard que ses prédécesseurs Louis XIV et Louis XV, avait donné à la France la meilleure flotte du monde. Ce sont les défaites maritimes désas-treuses encourues par Napoléon 1ier (Aboukir, Trafalgar) qui ont donné à l'Angleterre sa supré-matie maritime sur les autres pays, dont d'abord la France, lui conférant la clef de sa domination mondiale pendant tout le cours du XIXe siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale. Napoléon a couru en vain sur l'espace terrestre, pendant le cours épuisant d'une dizaine d'années tout au plus, pour récupérer la clef d'une domination maritime à jamais perdue.
Les très grands souverains de la France ont été pour l'essentiel, après Charlemagne, roi des Francs après Clovis, ont été pour l'essentiel Philippe Auguste, Philippe le Bel, Louis XI, Henri IV, Richelieu et Mazarin ayant été les monarques de fait sous Louis XI et le jeune Louis XIV. Ce sont eux qui ont été les grands artisans de l'unité monarchique française, en confrontation séculaire avec le paradigme de l'empire pangermanique, cristallisé dès le Xe siècle avec la lignée d'Othon le Grand.
L'un des problèmes majeurs de l'histoire française a été le refus des privilégiés de contribuer selon un certain degré de justice à l'impôt. Même les patriciens romains ont toujours consacré une large partie de leur fortune, souvent acquise par la rapine (Catilina), à l'entretien des besoins publics (pains et jeux : panem et circenses). Aujourd'hui encore, la grande affaire de la tranche des 1 %, voire même des 10 %, est l'organisation politique rusée, et plus ou moins bien préservée par l'hypocrisie d'une législation ad hoc, de leur immunité fiscale.
Presse janvier 2018 : "Huit personnes sur la planète détiennent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. C'est le chiffre-choc mis en avant par l'ONG britannique Oxfam dans un rapport intitulé "Une économie au service des 99 %" et qui vient d'être publié en amont du World Economic Forum (WEF) qui s'ouvre mardi à Davos. "Il est indécent que tant de richesses soient concentrées dans les mains d'une si infime minorité quand on sait qu'une personne sur dix dans le monde vit avec moins de 2 dollars par jour", affirme la porte-parole d'Oxfam France, Manon Aubry, citée dans le communiqué. Selon l'ONG, à ce rythme, le premier "super-milliardaire" du monde "pourrait voir son patrimoine dépasser le millier de milliards de dollars dans 25 ans à peine". Pour dépenser cette somme, il faudrait "débourser un million de dollars par jour pendant 2 738 ans", souligne-t-elle.
L'an dernier, Oxfam avait déjà dénoncé le phénomène, montrant que le patrimoine cumulé des 1 % les plus riches du monde avait dépassé celui des 99 % restants en 2015, soit avec un an d'avance sur les prévisions. Dans son dernier rapport, Oxfam montre aussi que la situation n'épargne pas la France : en 2016, 21 milliardaires possèdent autant que les 40 % les plus pauvres.
Pour son étude, Oxfam s'est basée sur la liste des huit personnes les plus riches du clas-sement du magazine Forbes. Il s'agit, dans l'ordre, de l'Américain Bill Gates (fondateur de Microsoft dont le patrimoine est estimé à 75 milliards de dollars), devant l'Espagnol Amancio Ortega (Inditex), Warren Buffet (PDG et premier actionnaire de Berkshire Hathaway), le Mexicain Carlos Slim (Grupo Carso), Jeff Bezos (fondateur et PDG d'Amazon), Mark Zuck-erberg (PDG et cofondateur de Facebook), Larry Ellison (cofondateur et PDG d'Oracle) et Michael Bloomberg (fondateur et PDG de Bloomberg LP).
"Pression sur les salaires" et "optimisation fiscale"
Ce rapport dévoile les mécanismes qui président à cette "exacerbation des inégalités". "Grandes entreprises" et "individus les plus riches [exploitent] un système économique défaillant en éludant l'impôt, en réduisant les salaires et en maximisant les revenus des action-naires".
Oxfam, qui a pris l'habitude d'attirer l'attention sur les inégalités croissantes à l'occasion du WEF, qui se tiendra jusqu'à samedi à Davos, dénonce "la pression qui s'exerce sur les salaires partout dans le monde" ainsi que les allègements fiscaux dont bénéficient les entre-prises ou encore le recours aux paradis fiscaux. "Les entreprises optimisent leurs bénéfices, notamment en allégeant le plus possible leur charge fiscale, privant ainsi les États des res-sources essentielles pour financer les politiques et les services nécessaires pour réduire les inégalités", souligne le rapport.
L'ONG, qui s'appuie sur de "nouvelles données plus précises sur la répartition de la ri-chesse dans le monde", appelle les gouvernements à réagir et à se tourner vers une économie plus centrée sur l'humain. "Quand les responsables politiques arrêteront d'être obsédés par le PIB et se focaliseront sur l'intérêt de l'ensemble de leurs citoyens, et non seulement d'une élite, un avenir meilleur sera possible pour toutes et tous", assure Mme Aubry.
Émile Jalley : La psychanalyse aujourd'hui. Entretiens avec Jacques Robion
Les travaux de Jacques Robion (4 livres publiés chez L'Harmattan), avec ceux de Marie-France Castarède et Samuel Dock (2017), sont parmi les rares à produire des avancées réelles de la psychanalyse depuis la disparition de Jacques Lacan (1980) et de la génération de ses interlocuteurs posthumes (1980-2000 env.).
Avec ce livre s'achève un panorama de la psychanalyse française et aussi mondiale établi progressivement au cours d'une dizaine d'années dans nos livres précédents (2006 Vuibert, 2016 et 2017 L'Harmattan).
Dès la deuxième partie du XXe siècle, la psychanalyse aussi bien que la philosophie en France ont formé la partie majeure de la représentation mondiale, réalisant ainsi l'exception culturelle française. Ceci en contraste saisissant avec la régression constante et accélérée de la France dans le classement scolaire international PISA OCDE depuis 2000 jusqu'à ce jour.
Ces entretiens permettent également de ressaisir le nud, depuis longtemps négligé, des relations essentielles entre la psychanalyse, la psychologie et la philosophie.
La même logique de base, consistant en un noyau rationnel de la dialectique (NRD) est mise en uvre par Hegel, Marx, Freud et Lacan.
Depuis les années 1930, la psychanalyse en France (29 % des auteurs de l'espace mondial) avait représenté l'une des composantes essentielles de la représentation mondiale, à côté de la philosophie (59 % depuis 1939), réalisant l'exception culturelle française. En contraste saisissant avec la régression constante de la France dans le classement scolaire international PISA OCDE depuis 2000 (10ième rang) jusqu'à 2017 (27ième).
TéléObs, le supplément TV du Nouvel Observateur, révèle une "fuite" concernant la rétribution de la journaliste Natacha Polony pour sa revue de presse sur Europe 1 : rien que 27 400 euros par mois. Pour 5 minutes de bavardage 5 jours par semaine.
Cette affaire évoque celle de Mathieu Gallet, ex directeur congédié de Radio-France, qui avait fait refaire son bureau récemment rénové pour une facture de 100 000 euros. Comme aussi l'affaire des factures de taxi d'Agnès Saal, l'ancienne directrice de l'Ina (Institu national de l'audiovisuel) : 40 000 en 10 mois, dont 6 700 pour son fils, alors qu'elle disposait d'une voiture de fonction avec chauffeur. Celle-ci a été aussitôt recasée au Ministère de la Culture par Flore Pellerin.
Une autre affaire de frais d'un montant déplacé pour un aménagement de bureau a concerné un moment le Secrétaire général de la CGT Bernard Thibaut (facture de 62 000 ).
Marianne : La Ministre du travail, Madame Pénicaud, qui a par ailleurs avoué un patrimoine de 8 millions d'euros, se verrait bénéficiaire d'un bonus de 60 000 euros par an du fait de la nouvelle organisation du dispositif fiscal.
À peu près dans la même période (quelques semaines plus tard), un lecteur, retraité de l'Éducation nationale, annonce dans la même période, que sa retraite a été amputée de 50 euros par mois.
Résultats des Jeux Olympiques d'Hiver, selon les rangs et le nombre de médailles : 1. Nor-vège (39), 2. Allemagne (31), 3. Canada (22), 4. USA (23), 5. Pays-Bas (20), 6. Suède (14), 7. Corée du Sud (17), 8. Suisse (15), 9. France (15), 10. Autriche (14), 11. Japon (13).
Hausse de la CSG : perte pour les retraités de 928 par an. Telle est l'annonce qui vient de tomber sur mon ordinateur, le 2 mars vers 11 h 30.
Avec un taux de suicide de 14,9 pour 100 000 habitants en 2014, la France présente un des taux les plus élevés en Europe. Elle se situe au dixième rang sur trente-deux, après la Finlande, la Belgique et la plupart des pays de l'Est. Le suicide représente d'ailleurs la deuxième cause de mortalité chez les 15-24 ans (16,2 % des décès de cette tranche d'âge en 2014, après les accidents de circulation). Annonce France-Culture février 2018.
Selon une annonce récente, parue à l'occasion du Salon de l'Agriculture, le tiers des agricul-teurs subsistants ("un sur trois") n'aurait à se contenter que d'un revenu de de 350 euros par mois pour subsister, ou plutôt survivre.
Mais c'est une vieille histoire. Déjà tout de suite après la Libération, les petits agriculteurs de Nance (mon village natal dans le Jura) se plaignaient du cours très bas de la viande de porc et de veau, lorsque de la vente des animaux sur pied.
Pour le lait, ça allait moins mal, du moins tant que la Fruitière (fromagerie coopérative à l'échelon du village) a existé, permettant au fromager de "fabriquer" le Comté (on disait le "gruaire", c'est-à-dire le "gruyère)). Maia toutes les fromageries ont mis la clef sous la porte au plus tard dans les années 1960.
Tout de suite après la Libération, comme il s'agissait de redresser l'économie du pays, la classe dirigeante - celle des privilégiés qui avait collaboré - a demandé aux agriculteurs un ac-croissement de leur productivité selon de nouveaux standards économiques, en fait en direction de la malbouffe contemporaine. La même demande était faire par exemple aux mineurs du Nord, "les gueules noires", d'accroître les rendements de charbon - de la voix insistante du PCF lui-même.- quasi sans augmentation réelle de salaire. Cette situation devant aboutir aux grèves de caractère quasi-insurrectionnel de l'année 1948.
Thomas Guénolé : ANTISOCIAL La guerre sociale, Paris, Tribune Libre, Plon, 2018.
Lorsque les droits des chômeurs sont attaqués, vous ne vous mobilisez pas, vous qui n'êtes pas chômeur.
Lorsque les conditions de travail du personnel des hôpitaux sont attaquées, vous ne vous mobilisez pas, vous qui n'êtes ni infirmière ni médecin hospitalier.
Lorsque l'Éducation nationale est attaquée, vous ne vous mobilisez pas, vous qui n'êtes ni enseignant ni étudiant.
Lorsque s'accumulent les sans-abris, et les personnes précaires, vous ne vous mobilisez pas, vous qui avez un toit sur la tête.
Et, donc, lorsque l'offensive contre nos droits devient totale, ce chacun-pour-soi général conduit à l'échec - encore - de tout mouvement social et politique pour les défendre.
Réveillez-vous. Cette fois, c'est différent. Non, l'Antisocial ne va pas s'arrêter. Non, si vous ne faites pas partie des 10 % les plus riches, vous ne lui échapperez pas. Bataille des idées, bataille sociale, bataille politique : il faut organiser tous ensemble la défense et la contre-attaque. Avant qu'il ne soit trop tard.
Thomas Guénolé est politologue (IRIS), enseignant (université Paris-Est Créteil), essayiste et éditorialiste. Intellectuel engagé à gauche, il est le disciple d'Emmanuel Todd. Il est notamment l'auteur de Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ? (Bord de l'Eau) et de La Mondialisation malheureuse (First). Depuis 2017, il est membre de La France insoumise.
Prologue : Qu'est-ce que l'Antisocial ?
Puis viennent les chapitres intitulés Anti-chômeurs, Anti-Code du Travail, Anti-syndicats, Anti-Santé, Anti-retraités, Anti-Éducation Nationale, Anti-Fonctionnaires, Anti-Taxes, les Ou-bliés (les Immigrés). Enfin "Faut-il un nouveau Mai 68 ?"
On peut n'être pas d'accord avec ce qui est dit de l'Éducation nationale.
Dialogue avec Jacques Robion
Émile Jalley, octobre 2017.
Les réflexions qui suivent condensent un échange entre moi-même et J. Robion à la suite de la parution de son dernier ouvrage sur Le Sujet sans cerveau et le Cerveau sans sujet, ainsi que les considérations regroupées à ce sujet ici dans mon chapitre 4. En fait, celles-ci ont pris leur prétexte immédiat de la lecture de son dernier manuscrit intitulé L'Autre réponse.
Donc, - à la suite du texte de la page 158 (dans Trajectoires) -, le 5 juil. 2017, Émile Jalley à Jacques Robion :
Cher monsieur Robion,
Merci, j'ai bien reçu votre nouveau texte.
Une idée me vient, à me ressouvenir de notre débat. Car je ne vous ai pas encore relu de près.
Est-ce que vous seriez d'accord pour dire que : dans la névrose, il y a évitement de conscientisation, qui préserverait un certain niveau de symbolisation ? Tandis que dans la psychose, les deux niveaux s'effondreraient et que l'on basculerait dans la sécession neuronale, avec retour au simple fonctionnement du niveau "computation".
Pour dire les choses en très gros, et sans entrer dans le détail (conflit entre deux surmois, etc.).
À moins que ce ne soit le contraire (?). Cette question est celle qui me semble le plus difficile à comprendre dans votre "modèle".
Nous sommes d'accord sur les critiques que vous faites à Lacan, et je les partage.
L'idée de réduire la pensée au langage est une idée extrêmement conservatrice, et propre à toute l'idéologie anglo-américaine, pour ne pas entrer dans le détail. Lacan ne semble pas s'en être rendu compte.
Mais je pense que le fait de jeter l'ensemble de la Pensée-Lacan à la poubelle serait une erreur philosophique grave, autant que celle qui a consisté pour la génération des années 1960 à balancer par-dessus bord Hegel, Marx et pour finir Freud.
Réponse de Jacques Robion le 6 juillet : Bonjour Monsieur Jalley,
Oui, c'est cela, du moins dans les états psychotiques graves, dans lesquels le processus global de conscientisation (mentalisation+ symbolisation) ont été attaqués, voire détruits. Hors de ces cas extrêmes, le sujet psychotique perd seulement une capacité de conscientisation singulière, sans perdre ses capacités générales de mentalisation ou symbolisation. Et c'est seulement quand il se trouve pris en étau par un surmoi contradictoire, à propos de l'identification d'un évènement singulier à effectuer, qu'il entre dans une décompensation délirante. Laquelle d'ailleurs continue de se situer dans les registres supérieurs de la production d'objets de conscience. Un délire fait encore appel au pouvoir de symbolisation du sujet. Le paranoïaque continue de penser, de symboliser, d'agencer des symboles. Il ne régressse pas au seul traitement informatif computationnel, comme un schizophrène catatonique.
Vous avez peut-être raison pour Lacan, sur le plan philosophique ; l'ennui est que plus de 6000 ou 7000 lacaniens, peut-être même plus aujourd'hui, formés avec cette théorisation fausse, formés surtout à la va-vite avec le système de la "passe", continuent de sévir en France; il est temps que ce scandale sanitaire cesse.
Bonne journée.
Le 26 juil. 2017, Émile Jalley poursuit :
Cher monsieur Robion,
J'espère que vous allez bien.
Puis-je vous poser encore quelques questions ?
Lorsque les interprétations du thérapeute ont dégagé l'espace suffisant d'une analyse, se rencontre, dites-vous, le problème de la synthèse. On se trouve en face d' "algorithmes", de schèmes de conduites affectifs-cognitifs (genre Piaget ?) que les interprétations ne modifient pas forcément, et qui subsistent (résistent ?) dans la cave du dispositif. Quel est le mode d'intervention de cette synthèse ? Ressemble-t-elle à certaines pratiques des TCC (reformulation, etc.), pas forcément condamnables par la psychanalyse.
Est-ce que je vous comprends bien ?
Freud, qui a parlé de presque tout, parle justement de plusieurs choses : de psychosynthèse (De la technique psychanalytique), aussi de résistance du ça, et également de "suggestion" (qu'il pratique encore en 1895 mais dont certains textes bien ultérieurs maintiennent toujours le rôle (à mon souvenir)).
La synthèse dont vous parlez a-t-elle quelque chose à voir avec une intervention active, par exemple sous forme de suggestion ?
Autre question : avez-vous une opinion sur le bien-fondé de l'éducation sexuelle à l'école élémentaire (y compris maternelle) ? Comme vous savez, cette affaire est l'objet d'une discussion passionnelle, venue notamment des milieux du conservatisme religieux (Manif pour tous, Farida Belgoul, etc.). Un nouveau livre d'Ariane Bilheran reprend le sujet (L'imposture des droits sexuels). Le mieux pour elle serait de maintenir l'enfant dans l' "innocence".
J'ai parlé d'une certaine manière de cette affaire dans "La théorie du genre", en montrant que le conservatisme religieux était résolument hostile à toute information concernant la sexualité, en réalité dans tout le cursus de l'enseignement : levée de bouclier contre les mauvais manuels, contre les ABCD de l'éducation de Peillon.
Bonnes vacances. Bien cordialement à vous,
Émile Jalley.
Réponse de Jacques Robion du 28 juillet 2017.
Bonjour Monsieur Jalley,
Il y a trois temps de l'évitement informatif: le temps de la censure externe puis internalisée de la conscientisation d'un évènement socialement condamné. Puis cette censure s'automatise neuronalement et devient un algorithme, c'est-à-dire un ensemble de circuits empruntés automatiquement et systématiquements à l'apparition de tout stimulus conditionnel. Un programme d'évitement ou un évitement programmé en quelque sorte. Le troisième temps est en effet celui de la résistance au retour de l'évité dans le champ de conscience. Une résistance qui a son fondement dans l'absence de pouvoir de synthèse. De synthèse de la contradiction identificatoire impliquée par la réidentification de l'événement initial ou d'un autre qui le rappelle. Il s'agit donc bien d'une résistance à l'intégration de l'interprétation que nous proposons au patient d'un de ses désirs ou comportements. Ce qu'elle implique comme identification de soi n'est pas intégrable et est donc refoulé une énième fois. Pour autant si nous n'interprétons rien du tout, si nous laissons le sujet associer librement indéfiniment, il tournera en rond tout aussi indéfiniment, car fonctionnera alors l'inertie neuronale de son conditionnement, l'inertie de l'algorithme. L'évitement se reproduira sans cesse. Il y a donc bien nécessité d'une intervention active sous la forme d'une interprétation, de préférence transférentielle. Celle-ci n'a cependant de chance d'être profitable qu'au moment où le sujet est capable de supporter la conscientisation de sa division. Autrement dit de supporter les émotions puissantes réveillées dans le transfert et liées à des désirs actuels et infantiles. Quand s'atténue l'angoisse identificatoire, une réelle "perlaboration" peut commencer, alors qu'auparavant l'interprétation, voire même l'interprétation de la résistance, se révèlent totalement inefficaces. Tout simplement parce que le sujet récupère grâce à la contenance de l'analyste son pouvoir de synthèse, de trouver une solution de dépassement à son déchirement interne. Que devient alors l'algorithme d'évitement? J'imagine qu'il s'éteint progressivement de lui-même, de n'être plus nécessaire, de n'être plus utilisé. D'autres circuits neuronaux l'ont remplacé "plastiquement". Est-ce que la résistance à l'interprétation est le fait de l'algorithme lui-même ? Je ne le crois pas. Un évitement informatif programmé signifie seulement à mon avis que le sujet emprunte automatiquement de façon contrainte des circuits, tout comme un skieur de fond suit spontanément les traces creusées dans la piste, ou le saphir le sillon du disque. Il faut une intervention active, interprétative en l'espèce, pour pouvoir sortir de la trace. Et si le sujet n'en sort pas malgré cela, c'est pour une autre raison que l'inertie de l'automatisme. La résistance ou l'absence de pouvoir de synthèse sont des concepts fonctionnels.
Pour me résumer, toute censure finit en un programme algorithmique et toute interprétation fonctionne comme un reconditionnement. D'où la question que vous posez, je crois comprendre: le nouveau conditionnement efface-t-il l'ancien? Une interprétation suffit-elle à ne plus retomber dans les ornières de nos schèmes cognitifs d'évitement ? En principe oui, à partir du moment où elle est perlaborée. On retrouve là le concept de plasticité d'Ansermet. Le déconditionnement de l'évitement informatif se produit dans et par les émotions soulevées dans le processus transférentiel et par leur interprétation. Le sujet y revit les conduites ou désirs traumatogènes qui ont provoqué les censures premières (primaire et secondaire, externe et interne); premières, c'est-à-dire antérieures à leur enkystement neuronal.
Traiter une coupure fonctionnelle (psychodynamiquement), sans prendre en considération qu'elle s'accompagne d'une coupure neuronale, ce n'est plus possible. Autrerment dit, une association totalement libre n'est plus possible comme mode d'accès privilégié au refoulé. Traiter une coupue neuronale sans comprendre qu'elle peut accompagner une coupure fonctionnelle, pas davantage. Autrement dit, un schème cognitif peut être un schème d'évitement, c'est-à-dire un refoulement neuronalement programmé. Par schème cognitif j'entends un intermédiaire entre l'algorithme et la représentation concrète finale produite par le sujet. Une sorte de matrice, de structure générale ou génératrice des représentations concrète singulières. Toujours de la même façon un sujet va penser un certain type d'évènements, par ces schèmes. À ces schèmes correspondent des circuits neuronaux automatisés et conditionnés, les algorithmes.
Voilà, j'espère avoir répondu à vos questions. N'hésitez pas à me ré-interpeler si mes explications manquent encore, ce qui est probable, de clarté. En ce qui concerne l'éducation sexuelle à l'école, j'avoue ne pas y avoir vraiment réfléchi. Je dirais spontanément qu'elle ne me paraît pas devoir être rendue obligatoire. La proposer à la demande, des enfants ou des parents, par contre peut-être utile. Cela pourrait avoir l'avantage de ne pas choquer ou brusquer les sujets pas tout à fait prêts encore à "perdre leur innocence".
Bonne journée,
Jacques Robion.
Le 15 septembre 2017, Émile Jalley poursuit :
Cher monsieur Robion,
Parmi les conceptions très novatrices qui me paraissent être les vôtres, je me permettrais d'en pointer au moins d'eux qui me semblent d'une grande importance.
Tout d'abord la tension contradictoire, dialectique au sens fort, entre deux surmoi, l'un primaire et l'autre secondaire (pour aller vite), de contenu et d'orientation opposés : porteurs respectivement d'un impératif, l'un d'indifférenciation, et l'autre de différenciation.
Une telle conception, à mon sens très "hégélienne", contribue à perfectionner, dans le cadre d'une nouvelle logique dialectique, une opposition que l'on connaissait déjà en quelque manière avec le binôme moi idéal-idéal du moi, qui a subi des lectures diverses, depuis sa première création par Freud (Ideal-Ich/IchIdeal), chez Lagache puis chez Lacan.
Une deuxième proposition très créative de votre part consiste dans la "généralisation" du concept d'identification, envisagé selon ses deux formes cardinales : transitive (identification de soi et de l'autre) et intransitive (identification projective de soi à l'autre, et introjective de l'autre à soi). Ainsi le sujet s'identifie lui-même en identifiant l'autre, et ceci en s'identifiant à l'autre et en identifiant l'autre à soi. Ceci est "hégélien" également, tout en "dépassant" par ailleurs Hegel (en clarifiant son concept métaphysique d'"aliénation", Entaüsserung).
Dans la première présentation classique de la psychanalyse, seule la double identification "à", intransitive-subjective, dans sa double forme projective centrifuge et introjective centripète, est bien reconnue. La première forme, identification "de" soi et de l'autre, transitive-objective, est seule reconnue depuis longtemps par la psychologie, et semble moins attirer l'attention des fondateurs de la psychanalyse. Ceci toujours pour aller vite.
Plus tard, voici à peu près ce que l'on observe, comme je l'ai rapporté dans La Guerre de la psychanalyse. 2. Le front européen, pages 757-758.
psychanalyse projection introjection
Ferenczi 1919 Freud 1924 conduites alloplastiques autoplastiques
Scheler 1923 identification hétéropathique idiopathique
Klein 1946
Lagache 1954 identification projective : je suis comme lui introjective : il est comme moi
Wallon 1956
identification centrifuge fonction proprioplastique
centripète
Piaget 1934 assimilation accommodation
Malgré le progrès théorique important réalisé chez Klein, Lagache et Wallon, l'idée n'apparaît pas encore chez ces auteurs pourtant majeurs de réunir sous un même concept général les 4 (2 X 2) espèces d'identification. Même si cette direction de recherche n'est que proposée de manière allusive par Le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis.
Ce que je voudrais encore ajouter, c'est que les deux innovations que vous proposez, en suivant apparemment le chemin de la clinique, présentent à mes yeux un intérêt philosophique très général. En effet, elles me paraissent recouper ce que j'ai proposé de qualifier comme les deux composantes (identité/différence, statique/dynamique, structure/histoire, métaphore/mé-tonymie) d'un "noyau rationnel de la dialectique" (NRD).
Je soutiens par ailleurs que ce NRD, contenu essentiel de la logique dialectique, fonctionne de manière commune, avec des mécanismes différenciés appropriés à chaque cas, chez Hegel, Marx et Freud.
Ces deux aspects, (NRD commun à Hegel, Marx et Freud) que je ne reprendrai pas ici dans le détail, ont été développés, parmi bien d'autres, dans ma Critique de la raison philosophique (5 volumes, L'Harmattan, 2017).
Au cours d'un entretien téléphonique daté du 16 septembre, Jacques Robion me déclare que selon lui, un ressort important des mécanismes psychopathologiques consisterait dans le fait d'un enlisement exclusif dans l'identification "à", lequel interdirait la formation des structures normales propres à l'identification "de" soi et de l'autre corrélées.
À ce propos, pour revenir sur Hegel, qui n'est pas "toute la vérité", bien qu'il ait soulevé à lui seul un large pan du grand manteau de la vérité, on dira que sa genèse des figures successives de la conscience se produit selon un mécanisme proversif-projectif d'identification aliénante à l'autre, à la série de ses autres objets, de ses objets autres, mécanisme mis en balance avec un mécanisme complémentaire rétroversif-introjectif de la série des objets antérieurs dépassés, mouvement global qui culminerait dans la projection-introjection, en principe désaliénante, propre au savoir absolu, figure finale qui marque la fin de la "psychanalyse" hégélienne - car c'en est bien une, mais menée au niveau de l'Esprit collectif de la Culture, auquel s'identifie le Soi singulier du philosophe. En même temps, ce mouvement projectif - introjectif réaliserait la double série des figures identificatoires du Sujet et de l'Objet, lesquels ne sont en réalité pour l'idéalisme hégélien que les deux faces d'un même Réel. Or, c'est par rapport à ce Mythe hégélien, envisagé comme simple idée régulatrice au sens kantien d'un tel débat, que la proposition de Jacques Robion nous paraît assumer une signification moderne intéressante.
La pensée freudienne procède selon une logique fondamentale, qui n'est pas en soi différente de celles adoptées respectivement par Hegel et Marx (parmi de nombreux autres auteurs dans l'histoire de la philosophie et des sciences de l'esprit), et dont le ressort consiste dans un "noyau rationnel de la dialectique" (NRD), lequel est un dispositif de la contradiction de type genèse/figure, histoire/structure, transformation/état, métonymie/métaphore.
À cet égard, il convient d'envisager les formes contemporaines dérivées1 de l'empirisme associationniste anglo-saxon2 représentent des formules affaiblies de la rationalité dialectique de source européenne3.
1. En philosophie : R. J. Bernstein, H. Bloom, J. Butler, S. Cavell, A. C. Danto, D. Dennett, D. Davidson, P. Feyerabend, I. Hacking, F. Jameson, T. S. Kuhn, T. Nagel, D. Parfit, W. V. O. Quine, J. Rawls, J. Rachjman, R. Rorty, E. Said, T. Scanlon, G. Spivak, S. S. Wolin.
En sciences cognitives et sociales : G. Bateson, J. Buchanan, J.-P. Changeux, N. Chomsky, P. S. Churchland, J. Fodor, G. Edelman, M. Friedman, F. Hayek, M. Jeannerod, S. M. Kosslyn, P. Krugman, S. Kuznets, B. Libet, D. Marr, A. Newell, H. Putnam, Z. Pylyshyn, T. Shallice, H. Simon, R. Solow, J. Stiglitz, L. Summers, G. Tullock, F. Varela.
Émile Jalley : Critique de la raison en psychologie, 2007, 85-147, 323-383, 493-511.
Id. : La Guerre de la psychanalyse, 2008, t. 1, 433-449 ; t. 2, 983-995.
Id. : La crise de la philosophie au XXIe siècle en France. De Parménide et Héraclite à Lacan, 2013, 73-84.
Id. : Louis Althusser et quelques autres. Notes de cours 1958-1959 : Hyppolite, Badiou, Lacan, Hegel, Marx, Alain, Wallon, 2013. Tome 2 du titre précédent.
Id. : Thomas Piketty, "Marx du XXIe siècle ?", 2014, tome 1, 19, 34, 42, 47, 52, 56, 59-60, 74, 79, 81, 91-93, 103-104, 106, 108, 111-112, 119, 132, 149-151, 153, 165, 171, 195-197.
Id. : Critique de la raison philosophique, 2017, t. 1, 111-171; t. 3, 403-439 ; t. 4, 241-251 ; t. 5, 279-308.
Gérard Deledalle : La philosophie américaine, L'Age d'Homme, 1983, 277-287.
Id. : La philosophie peut-elle être américaine, Jacques Grancher, 1995, 286-294.
John Rachjman et Cornel West : La pensée américaine contemporaine, Puf, 1991, 405-406.
Jacques Hochman, Marc Jeannerod : Esprit, où est-tu ? Psychanalyse et neurosciences, Paris, Odile Jacob, 1991, 1996.
2. Avec d'abord le courant britannique classique et moderne: F. Bacon, T. Hobbes, J. Locke, J. Butler, D. Hume, T. Reid, A. Smith, D. Ricardo, T. Malthus, J. Bentham, W. Hamilton, J. et J. S. Mill, A. Bain, H. Spencer, B. Russell, A. N. Whitehead, G. E. Moore, L. Wittgenstein, G. Ryle, K. Popper, A. J. Ayer, J. L. Austin, P. F. Strawson.
Puis le courant proprement américain des XIXe et XXe siècles: J. Dewey, R. W. Emerson, W. James, C. S. Peirce, J. Royce, G. Santayana, E. Thorndike, J. B. Watson, C. L. Hull, B. F. Skinner, R. Carnap, C. Shannon, N. Wiener, G. A. Miller, J. Searle.
Yvon Belaval et col. : Histoire de la philosophie, 3 vol., Gallimard, t. 1, 1969, t. 2, 1973, 1049-1088, 1629-1667, t. 3, 1974, 1281-1320.
Gérard Deledalle : ibid., 1983, 1995.
Emile Jalley : ibid., 2007, 2013, 2017.
3. Héraclite/Parménide, Platon, Aristote, Plotin, Proclus, Damascius, J. Scot Erigène, T. d'Aquin, J. Eckhart, Vitellion, N. de Cues, J. Boehme, M. de Montaigne, I. de Loyola, R. Descartes, B. Pascal, C. L. S. Montesquieu, C. A. Helvétius, J.-J. Rousseau, D. L. M. Deschamps, E. Kant, J. G. Fichte, G. W. F. Hegel, K. Marx, F. Engels, V. I. Lénine, O. Hamelin, S. Freud, H. Wallon, J. Piaget, G. Bachelard, J.-P. Sartre, M. Merleau-Ponty, G. Simondon, J. Lacan, A. Badiou, L. Sève, S. Ziek, T. Piketty.
Yvon Belaval et col. : ibid., 1969-1973-1974.
Émile Jalley : ibid., 2007, 2013, 2017.
Id. : Psychanalyse et psychologie (2008-2010), t. 1, 145-215.
Signature :
Emile Jalley
Revue des travaux et ouvrages d'Emile Jalley (octobre 2017)
Emile Jalley