
Eric Dacheux
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Descriptif auteur
Eric Dacheux, professeur des université à L'UCAl (Clermont fd) où j ai fondé le laboratoire "Communication et solidarité". Je suis responsable de l'axe "communication, innovation sociale et ess". Mes travaux portent sur les rapports entre communication et démocratie. Trois terrains d'enquête :
- La construction européenne
- Les associations
- l'économie solidaire
1991-1994 : montieur puis ATER à l'université de Rennes II
1994-1995 : Chômage
1995-2006 : Maître de conférence à l'IUT de Roanne (université de ST etienne)
Depuis 2006 : Professeur de sciences de l'information et de la communication à l'Université Blaise Pascal.
Structure professionnelle : UFR LCC, Université Clermont Auvergnel, Avenue Carnot 63 000 Clermont fd
Titre(s), Diplôme(s) : doctorat en sciences de l'information et de la communication
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AUTRES PARUTIONS
Comprendre pourquoi on ne se comprend pas, CNRS éditions 2023.
Défaire le capitalisme, refaire la démocratie : les enjeux du délibéralisme. Eres, 2020 (Co écrit avec Daniel Goujon)
Principes d'économie solidaire (co-écrit avec Daniel Goujon), Ellipses, 2017.
CNRS éditions; "La planche et le billet : la monnaie au miroir de la BD,Paris, Connaissances et savoirs. 2016.
La communication point aveugle du métier de chercheur (en collaboration avec E. Aspord)
BD et lien social, Les Essentiels, CNRS éditions, 2014, 224p.
La communication, les Essentiels, CNRS éditions, 2011, 180 p.
La communication, collection les Essentiels, 2011.
Les sciences de l'information et de la communication, collection les Essentiels, 2009.
BD art reconnu, média méconnu (en collabo avec J. Dutel et S. Lepontois), Hermès, N°54, 2008.
L'espace public, collection les Essentiels, 2008.
Association et communication : crititique du marketing, (1998)
Vaincre l'inddifférence : le rôle des associations dans l'espace public européen (2000)
Direction (avec J. Laville "Economie solidaire et démocratie" (Hermès N°36, 2003)
Direction (avec D. Wolton) "les cohabitations culturelles en Europe" (Hermès, 23-24, 1999)
La découverte :
(en collabo avec J.L. Laville, A. Caillé et al "Association, démocratie et scociété civile", 2001.
Publibook :
Comprendre le débat sur la constitution européenne, 2005
Michel Houdiard:
Direction (avec D.Goujon), Réconcilier démocratie et économie : la dimension politique de l'entrepreneur en économie sociale et solidaire
Presses universitaires de St Etienne
Direction "L'Europe qui se construit", 2003.
LES CONTRIBUTIONS DE L’AUTEUR
LES ARTICLES DE L'AUTEUR
Le délibéralisme : une proposition pour penser le monde d'après
Préservés, car l'humanisme des Lumières est le socle sur lequel repose l'autonomie de la science et la liberté démocratique. Dépassés, car les Lumières s'ancrent dans une croyance en la toute-puissance de la raison qui est erronée. Autrement dit, pour changer de cap, pour bifurquer vers un nouveau système économique qui ne détruise plus la planète, il convient, de faire deux choses
- déconstruire les principes économiques du capitalisme (régime de vérité du système économique actuel) qui menacent l'existence même de l'humanité ; construire des principes d'économie solidaire menant vers une société post-capitaliste.
- déconstruire le libéralisme1 (régime de justification du capitalisme) ; construire un nouveau régime de justification : un nouveau cadre théorique permettant de comprendre l'économie sans passer par la fiction du marché auto-régulateur.
Comment articuler ces deux fronts ? C'est l'objet du délibéralisme. Ce terme nouveau est un jeu de mot, il renvoie aussi bien à la nécessité de se défaire de la pensée libérale, qu'à l'idée de remplacer le marché par la délibération comme meilleures facteur de répartition des ressources. Il signifie aussi que la liberté peut être et pour nous, doit être pensée, dans un cadre intellectuel qui n'est pas la pensée libérale. La force de cette dernière est d'articuler une théorie économique (le laisser faire), une théorie politique (les liberté négatives) et une conception symbolique (la raison éclaire le monde) en un tout très cohérent. C'est pourquoi, par symétrie, le délibéralisme s'efforce de penser simultanément ces trois dimensions. Il ne s'agit donc pas d' une nouvelle tentative de réformer un système à bien des égards " extrêmement déplaisant " selon les mot de Keynes. C'est, plus profondément une invitation à une révolution intellectuelle. Révolution qui cependant n'est pas le fuit d'une imagination théorique débridée. Non au contraire, c'est une réflexion qui s'appuie sur des pratiques existantes : les innovations sociales : systèmes d'échanges locaux, budgets participatifs, croisements des savoirs etc. Fort de cet ancrage dans les expérimentations de terrain, le délibéralisme est, simultanément, un nouveau paradigme économique, une exigence de démocratie radicale et une construction scientifique inscrite dans la complexité.
- En tant que paradigme économique, le délibéralisme revendique deux sources d'inspiration : les initiatives solidaires et les critiques du marché. Les premières (associations pour le maintient d'une agriculture paysanne, monnaies sociales, zone de gratuité, etc.) ont un point commun : la création d'intelligence collective par la délibération. Les secondes (marxisme, keynésianisme, sociologie économique, etc.) montrent que l'idée d'un marché autorégulateur est contraire aux faits. Le " marché faiseur de prix " n'existe pas2. Autrement dit, le meilleur facteur d'allocation des ressources n'est pas une abstraction (le marché), mais un processus concret (la délibération)3.
- En tant que théorie renouvelée de la démocratie, le délibéralisme s'ancre dans une perspective de démocratie radicale mise en lumière par J. Dewey : un effort continu vers l'émancipation de chacun par la contribution de tous. C'est en délibérant collectivement que les citoyens constituent un public qui va résoudre les problèmes rencontrés. Cette délibération collective n'est pas considérée comme un échange rationnel construisant le consensus. C'est, au contraire, une communication politique qui vise à construire des désaccords féconds. Ainsi définie, la délibération est, d'ores et déjà, très ancrée dans nos sociétés : sur le plan économique, elle est présente dans les initiatives solidaires. Sur le plan politique, elle irrigue la vie associative et se trouve convoquée quand le torchon brûle entre les citoyens et leurs représentants4. Sur le plan symbolique, elle est au cur des débats scientifiques et alimente l'utopie. La démocratie délibérative ne consiste donc pas à faire table rase du passé, mais à généraliser certaines pratiques contemporaines.
- En tant que proposition épistémologique, le délibéralisme est une approche interdisciplinaire qui se démarque radicalement du positivisme. Il s'inscrit pleinement dans l'épistémologie de la complexité portée par E. Morin. Dans cette perspective, le délibéralisme est un cadre conceptuel permettant un changement d'échelle. Dans la conceptualisation libérale, le marché joue le rôle d'intermédiaire entre le micro et le macro. Dans le cadre épistémologique du délibéralisme, c'est la délibération qui est le principe commun unifiant les initiatives locales, nationales et internationales.
Ainsi conçu, le délibéralisme est le régime de justification d'une société démocratique radicale solidaire et écologique. Cette utopie n'est pas déconnectée du réel. Au contraire, elle s'ancre dans les pratiques militantes concrètes. Il ne s'agit pas de tout détruire avant de tout reconstruire, mais de généraliser des pratiques qui ont montré, sur le terrain leur capacité à concilier écologie et démocratie. Le délibéralisme est donc un outil intellectuel de lutte contre la représentation dominante : entre la poursuite de la course folle de la mondialisation et le retour au nationalisme identitaire autoritaire, il existe une troisième voie : favoriser les initiatives citoyennes solidaires.
Par contre, ce n'est certainement pas un mode d'emploi permettant de construire, à coup sûr, une société plus juste. Pour le dire autrement, notre propos n'est pas d'affirmer qu'il faille délibérer de tout et tout le temps. Notre intention est plutôt de proposer un principe normatif expliquant, d'une manière simplifiée, l'idéal d'une société démocratique : tout, y compris l'économie, peut-être, à tout moment, soumis à la délibération des personnes concernées. Une telle société n'est pas une société marquée par l'urgence et les décisions de court terme. C'est, au contraire, une société qui prend tout le temps nécessaire à l'autodétermination individuelle et collective des acteurs. À l'opposé de nos sociétés capitalistes, le délibéralisme s'inscrit dans la durée : prendre le temps de se former à la construction des désaccords, prendre le temps de vérifier l'information, prendre le temps de définir ensemble les problèmes, prendre le temps d'expérimenter de manière collective des actions permettant de remédier à ces problèmes, prendre le temps d'évaluer démocratiquement les solutions, prendre le temps de débattre de leurs éventuelles généralisations législatives, réglementaires ou normatives. Ce temps nécessaire à une démocratie renouvelée, réclame une nouvelle distribution des revenus. C'est pourquoi le délibéralisme propose l'attribution d'une allocation universelle - Revenu d'Existence par CREation monétaire, RECRE AILE - offrant à tous et à toutes un revenu primaire déconnecté de l'activité. Une telle allocation, fondée sur le droit de vivre dans la dignité et de choisir ou non de travailler, ne peut être que le fruit d'une décision collective. En effet, le problème central est moins celui de son financement que celui de son acceptabilité sociale. En tout cas, dans le cadre de pensée qui est le nôtre où la monnaie n'est ni un voile neutre ni une réalité exogène, mais un système de comptabilité sociale. Il est donc techniquement possible de créditer chaque habitant d'une somme lui permettant de vivre comme il l'entend. Cette allocation universelle par création monétaire est ainsi étroitement corrélée à une réappropriation démocratique de la monnaie. A contrario, sans démocratisation de la monnaie, sans monnaie délibérée, l'avènement d'une société post-capitaliste reste illusoire.
Le délibéralisme est une construction intellectuelle ambitieuse et modeste. Ambitieuse puisque, nous venons de le voir, elle vise à provoquer une révolution intellectuelle. Modeste puisque le délibéralisme n'est qu'une synthèse de travaux théoriques hétérodoxes et de recherches empiriques sur les initiatives solidaires. Il n'invente rien, il assemble des éléments épars. Cette synthèse pluridisciplinaire rejoint alors d'autres synthèses du même type voulant accélérer la transition vers une société post capitaliste, plus solidaire, plus démocratique et plus écologique. Nous pensons au convivialisme, à la décroissance, au mouvement des communs, à celui de la transition, à l'altermondialisme, etc. Au-delà des différences théoriques et des divergences politiques, toutes ces approches cherchent la même chose : un cadre de pensée alternatif qui s'inscrit dans des pratiques concrètes. Il convient alors de comprendre le délibéralisme moins comme une construction théorique achevée que comme un cadre intellectuel ouvert à tous ceux cherchant à penser une société démocratique post-capitaliste. Il ne s'agit pas de faire converger toutes les radicalités dans un seul et unique projet, mais d'offrir un cadre permettant la confrontation de notions et de théories différentes de manière à faire émerger un désaccord fécond. Délibérer pour changer de cap, changer de cap pour délibérer.
Publié sur le site de l'encyclopédie du changement de caps en mai 2020.
https://eccap.fr/
Notes :
Références bibliographiques citées
Callon M., Muniesa F. (2003), " Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de calcul ", Réseaux, N° 122
Jorion P. (2010), Le prix, Paris, éditions du Croquant.
Keynes J.M. (2002), La pauvreté dans l'abondance, Paris, Gallimard.
Morin E. (1994), La complexité humaine, Paris, Flammarion.
Polanyi K. (1944), La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, [1983].
Interroger notre mode de croissance : démocratie radicale et revenu d'existence
Le revenu d'existence peut devenir, après la paix en Europe, une nouvelle utopie mobilisatrice pour l'Union Européenne. Encore faut-il, à l'image de notre proposition de Revenu d'Existence par CREation monétaire (RECRE), accompagner cette nouvelle façon de distribuer le revenu d'une révolution démocratique et d'une révolution économique.
Une révolution démocratique : rompre avec la démocratie libérale
La crise sanitaire actuelle nous le rappelle durement : les questions économiques, sont des questions politiques. Comme l'a montré tristement l'imbroglio sur les masques, les questions " que produire " et " en quelles quantité " ? Pour qui ? Comment ? relèvent bien d'un débat démocratique et non d'un simple choix technico-économique. Cependant, le problème est que la démocratie libérale est, comme l'indiquait Habermas, à bout de souffle1. Les élites dirigeantes prisonnières de lobbies ne sont plus en phase avec une opinion publique qui se sent exclue des choix. Dès lors, la critique légitime d'un système représentatif professionnalisé autocentré devient le terreau fertile où s'enracinent les populistes nationalistes. L'inefficacité du système politique, rendu encore plus criante par la pandémie, alimente une défiance vis-à-vis de la démocratie et rend l'autoritarisme d'autant plus acceptable que l'urgence sanitaire et climatique impose des choix radicaux contraignants. Pour éviter d'être bloqué entre, d'un côté, une impuissance politique liée à la soumission au marché et, de l'autre, un dictat sanitaro-environnemental, il est nécessaire de rompre avec la démocratie libérale. C'est le cas de la démocratie radicale prônée par J. Dewey. En effet, la démocratie, pour cet auteur, ne se réduit pas aux libertés négatives garanties par les droits de l'homme, elle est la liberté de faire individuellement et collectivement ses propres expériences. " Si on me demande ce que j'entends par expérience dans ce contexte, je répondrai qu'elle est cette libre interaction des individus avec les conditions environnantes, en particulier avec l'environnement humain, qui aiguise et comble le besoin et le désir en augmentant la connaissance des choses telles qu'elles sont. La connaissance des choses telles qu'elles sont est la seule base solide de la communication et du partage ; toute autre communication signifie la sujétion de certaines personnes à l'opinion d'autres personnes " (Dewey, 1997, p. 5). Ainsi, la démocratie radicale est un effort continu vers l'émancipation de chacun par la contribution de tous. C'est en délibérant collectivement que les citoyens constituent, ce que Dewey appelle un public (les personnes qui se sentent concernées) chargé résoudre les problèmes rencontrés. Cette démocratie radicale délibérative est particulièrement bien adaptée aux choix des évolutions sociétales imposées par la crise sanitaire et écologique que nous vivons. Comme l'a montré le mouvement des gilets jaunes, on ne peut pas adopter des mesures de sauvegarde de la planète sans associer, au préalable, les citoyens à la décision publique : ce qui se fait sans les citoyens se fait contre eux. Cela vaut aussi pour la crise actuelle, où le confinement a été imposé d'en haut en jouant sur l'urgence et la peur et non suite à un large débat transversal impliquant l'ensemble des composantes de la société. On demande de la soumission, non un consentement éclairé, ce qui risque, à terme, de nuire au respect du confinement et constitue un affaiblissement certain de la démocratie.
Une révolution économique : une régulation démocratique de la monnaie
A partir du moment où l'on accepte l'idée que la rareté n'est pas naturelle et où les principales décisions économiques doivent être prises par les citoyens, on débouche sur une la révolution économique. L'économie n'est pas, comme cela est présenté trop souvent, l'ensemble des activités d'échanges régulé par la loi de l'offre et de la demande. C'est la sphère des échanges monétaires, c'est-à-dire des activités de production monétisées qui donnent lieu à la distribution de revenus monétaires permettant à la fois la répartition du produit et son écoulement dans la dépense. La monnaie n'est donc pas neutre mais joue un rôle central. Dans l'actuel régime productiviste, la monnaie est au service de la croissance et de l'accumulation du capital ; dans un régime post-productiviste, la monnaie doit être mise au service de l'intérêt général et de l'écosystème. C'est ce que nous appelons la monnaie délibérée, la monnaie de la démocratie radicale. Une monnaie plurielle contrôlée par les citoyens qui décident de sa limitation, de son affectation et, par là-même, ce qu'elle contribue ou pas à valoriser économiquement (Dacheux, Goujon, 2016). Dans ce cadre de gestion démocratisée de la monnaie, la distribution de revenus n'est plus automatiquement connectée à la production. Cela permet à la fois de s'affranchir de la centralité du travail et de verser à toute personne un revenu d'existence primaire. Ce revenu, obtenu par création monétaire, n'est pas lié à la fiscalité mais dépend du choix des citoyens. La justification de ce revenu d'existence n'est pas prioritairement économique (rationaliser les prestations sociales ou libéraliser le marché du travail), ou social (lutter contre les inégalités, financer le bénévolat) mais politique rendre effectifs les droits de l'homme (égale dignité de vivre) et favoriser la démocratie radicale en permettant la liberté radicale (celle du choix de vie). On le voit, un tel revenu distributif s'éloigne profondément des projet actuels post crise ou le revenu universel est pensé comme une manière d'atténuer les effets de la crise économique dévastatrice qui s'annonce. Ce revenu, qui n'a d'ailleurs rien d'universel puisqu'il est destiné aux travailleurs victimes de la crise, est appelé à jouer un rôle de " flexi-sécurité ". Il n'est donc pas une rupture culturelle mais la prolongation de l'existant : rationaliser l'État social en rassemblant toutes les prestations dans un versement monétaire unique mis au service de la flexibilité salariale et de la compétitivité économique. Il s'agit de garder le même modèle mais de le rendre plus résiliant aux attaques virales qui le déstabilisent. Notre proposition rompt, quant à elle, totalement avec cet ancien modèle.
Le RECRE : une transition vers une société solidaire, démocratique et écologique.
Tel que nous le concevons RECRE (Revenu d'Existence par CREation monétaire), est le versement mensuel, individuel et inconditionnel d'un revenu permettant de vivre dans la dignité en dehors de toute obligation productive. Cette création monétaire ne repose donc pas sur une dette et la création d'une production, mais sur une valeur commune liant la société : le droit pour tous de vivre dans la dignité. La contrepartie de cette création monétaire, c'est la société dans son ensemble qui, au nom de la dignité humaine, s'oblige à offrir à chaque habitant du territoire la possibilité d'échapper à la pauvreté tout en garantissant une liberté réelle : celle de participer au non à la production collective. Ce surcroît de monnaie qui consiste à créditer chaque mois le compte courant de tous les habitants d'un territoire est bien un revenu primaire qui donne un droit sur la production globale. Il ne s'agit donc pas d'une redistribution dépendante des prélèvements publics sur la production privée et publique, mais d'un droit de tirage délimité démocratiquement lors de procédures délibératives. RECRE est ainsi un outil radical au service de la démocratie radicale.
C'est aussi un levier facilitant la transition écologique. Tout d'abord c'est une rupture radicale avec l'imaginaire productiviste qui emprisonne nos sociétés dans les contraintes du marché. Plus pragmatiquement, RECRE permet à tous ceux qui se sentent proches de la décroissance d'assumer leur choix sans pour autant sombrer dans la pauvreté. De plus, une telle allocation est parfaitement compatible avec des dispositifs incitatifs à la participation écologique comme le revenu contributif proposé par B. Stiegler ou le revenu de transition écologique développé par S. Swaton. Par ailleurs, RECRE peut contribuer à la relocalisation de l'économie en étant, pour partie, versé en monnaies locales. Enfin, le revenu proposé permet de rompre avec la logique court termiste engendrée par l'insécurité économique et la précarité au travail. Il permet de se projeter dans le futur et met fin à l'opposition entre les actions permettant d'assurer la fin du mois et celle permettant de lutter contre la fin du monde.
RECRE une utopie totalement irréaliste ? Oui dans le cadre de pensée monétariste dominant d'avant la crise. Non depuis la décision de la banque centrale européenne de créer des milliards d'Euro pour atténuer la récession. Non surtout, face à l'obligation d'aller au-delà de la politique bancaire de quantitative-easing en pratiquant un quantitative-easing for the people qui consiste à distribuer de la monnaie, crée ex-nihilo, aux acteurs économiques que sont les ménages et les entreprises. Cette pratique, appelée " hélicoptère monétaire " par Milton Friedman, peut être mise en place de façon classique sous forme d'aides temporaires aux victimes ou alors s'inscrire dans un projet de réforme sociétale comme RECRE.
Pour sauver le projet européen fragilisé encore un peu plus par l'épreuve du COVID-19, il convient de rompre avec la théorie de petits pas chère à Jean Monnet. Face à l'urgence sanitaire et écologique, la tiédeur théorique renforce l'impuissance académique. Pour construire " les jours heureux " du monde d'après, nous devons tous, chercheurs compris, cesser d'être les spectateurs rationnels et modérés d'un monde qui court à sa perte. Seul un large débat osant ouvrir l'espace des possibles est susceptible de redonner à l'Union Européenne son ambition émancipatrice. Le monde d'après n'est pas la restauration du monde d'avant. Il s'invente et se libère par la délibération.
Signature :
Texte de juin 2020 paru sur le site The conversation
Notes :
Dacheux E., Goujon D. (2016), Pas de transition sans une nouvelle approche de la monnaie : pour une monnaie délibérée, The conversation, 24 mai.
Dewey J. (2011), La formation des valeurs, Paris, La Découverte.
Dewey J. (1997), " La démocratie créatrice : la tâche qui nous attend ", Horizons philosophiques, vol 5, N°2 (1939).
Graeber D. (2001), Toward an Anthropological Theory of Value, New York, Palgrave.
Habermas J. (2000), Après l'Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard.
Perrin J. (2010), " Remettre la valeur au cur des débats en sciences économiques ", texte en ligne sur le site de PEKEA, consulté le 31 juillet.
Polanyi K. (2007), " Le sophisme économiciste ", Mauss, N°29.
Swaton S. (2018), Pour un revenu de transition écologique, Paris, PUF.
Stiegler B. (2016), Le revenu contributif et le revenu universel, multitudes, N°63.
Économie solidaire : la source d'une nouvelle théorie économique
en démocratie, la meilleure façon d'allouer des ressources n'est pas la main invisible du marché, mais la délibération des différentes parties en présence.
Comment sortir de la crise économique ? De nombreux chercheurs s'interrogent et explorent de nouvelles pistes de recherche. C'est le cas de nos travaux synthétisés dans le livre " Principes d'économie solidaire " (2011). Ce livre concluait à la nécessité de changer radicalement notre façon de concevoir l'économie pour sortir de l'impasse actuelle. A l'encontre du libéralisme, cette nouvelle vision de l'économie (que nous nommons le délibéralisme) repose sur une idée simple : en démocratie, la meilleure façon d'allouer des ressources n'est pas la main invisible du marché, mais la délibération des différentes parties en présence.
Le délibéralisme se fonde sur l'étude des expériences innovantes de l'économie solidaire : ressourceries, Réseaux d'échanges réciproques de savoirs, etc
La chute du mur ne marque pas la fin de l'histoire, mais souligne les faiblesses de notre système économique
La chute du mur de Berlin semblait affirmer le triomphe du marché autorégulateur. Mais la crise est passée par là. Elle rappelle non seulement les insuffisances du marché, mais réaffirme aussi le caractère profondément politique de l'économie. Le marché généralisé ne saurait être la " fin de l'histoire " ; plus que jamais, le système économique de demain est à inventer. Quel sera-t-il ? Personne ne le sait, mais beaucoup le souhaitent plus juste, plus démocratique, plus responsable. Dans cette perspective, l'économie solidaire offre de très sérieuses pistes de réflexion. Elle recouvre quatre spécificités :
- Un militantisme politique qui combat la globalisation économique en uvrant pour une mondialisation de la solidarité.
- Un ensemble de pratiques économiques qui dynamisent un territoire tout en s'affranchissant des mécanismes de l'offre et de la demande ou de la spéculation monétaire.
- Un projet global de société, une utopie qui redonne l'espoir d'une société plus juste en proposant d'élargir (à la sphère économique) et d'approfondir (plus de participation) la démocratie.
- Un nouveau modèle théorique qui repose sur l'idée que, dans la société de connaissances qui émerge, le meilleur facteur d'allocation des ressources n'est pas le marché, mais la délibération.
L'intérêt d'une étude approfondie de l'économie solidaire est donc de nous pousser à renouveler notre approche de l'économie
Tout comme A. Smith, à son époque, découvrant les lois de marché à partir d'initiatives économiques innovantes (manufacture des épingles), il nous semble possible de s'appuyer sur les initiatives solidaires les plus novatrices pour faire émerger le principe qui les caractérise : la délibération (Habermas, 1997). Ce terme est un concept clef de la démocratie. Cette dernière ne se réduit pas à une procédure : le vote des dirigeants. La démocratie se caractérise par l'existence d'un espace public où est débattu l'intérêt général. Or, la question de la production et de la répartition des richesses est, inévitablement, prise dans ce débat. Cependant, dire que l'ordre économique est un constituant essentiel de la société démocratique ne signifie pas que démocratie et capitalisme ne font qu'un. Fernand Braudel (1980) définit la société comme étant " l'ensemble des ensembles ", un jeu d'alliances et d'oppositions entre des systèmes ayant leur logique propre : l'économique, le politique, le symbolique. Intégrer, dans l'analyse économique la dimension politique et symbolique, ce n'est pas simplement revenir à une économie politique chère aux classiques. C'est surtout se donner les moyens de saisir la complexité du contexte (la société démocratique) dans lequel s'insère l'économie de nos sociétés. Il ne s'agit donc pas de nier les particularités de l'économie, mais d'en proposer une nouvelle vision, une économie non plus séparée de la réalité démocratique, mais régie par le même mode de régulation : la délibération. Effectivement, la délibération, entendue comme construction de normes communes à travers la confrontation de points de vue différents portés par des acteurs égaux en droit, est déjà une réalité économique. On la retrouve, par exemple, dans la gestion des biens communs décrite par le prix Nobel E. Ostrom (2010), dans l'émergence de la société de la connaissance (Wikipédia, par exemple) et, bien sûr, dans la plupart des initiatives de l'économie solidaire. Ce qui justifie le terme de délibéralisme que nous utilisons pour caractériser le modèle économique alternatif que porte en elle l'économie solidaire.
Le " délibéralisme " : une nouvelle théorie qui débouche sur une approche évaluative de l'ordre économique
Partant d'un désir de participer au renouveau de la conceptualisation de l'économie, nos travaux s'inscrivent dans ce que nous nous proposons d'appeler le " délibéralisme ". Il s'agit d'un jeu de mot qui souligne que la liberté n'est pas l'apanage du libéralisme, qui marque la possibilité de construire un modèle théorique opposé au modèle libéral et qui inscrit notre démarche dans un cadre théorique interdisciplinaire où la délibération est comprise comme principe régulateur de l'économie des sociétés démocratiques. En effet, comme le montrent très bien les recherches de J.L. Laville (2010), les initiatives solidaires, par la mise en uvre " d'espaces publics de proximité ", prouvent que la délibération collective constitue, au même titre que les arbitrages de marché ou la régulation étatique, un principe économique. Les initiatives solidaires démontrent la possibilité concrète de produire, distribuer et dépenser " autrement ", en demandant leurs avis aux différents acteurs, c'est-à-dire en assujettissant les variables économiques aux décisions émanant de la délibération collective. Autrement dit, les normes économiques peuvent provenir d'un débat contradictoire entre acteurs. C'est ce que nous appelons l'approche évaluative de l'économie. Le terme " évaluatif " doit être entendu dans ses deux sens. D'une part, l'économie est la mise en valeur monétaire des ressources qui permet leur évaluation. D'autre part, la taille de l'économie et son importance dans la société dépendent de l'évaluation des acteurs (du choix d'étendre ou de restreindre la monétisation aux différentes activités). Ainsi, notre approche ne postule pas la rareté (certains biens peuvent l'être, d'autres non), mais définit l'ordre économique comme étant celui de la valorisation des ressources. Or, selon le Trésor de la langue française, une ressource est " un moyen permettant de se tirer d'embarras "1. Ainsi, dire que l'ordre économique est celui de la valorisation des ressources signifie qu'il est celui de l'utilisation de moyens naturels, humains et artificiels au service de l'amélioration du bien-être. Cet ordre économique englobe des activités non monétaires, l'autoproduction par exemple, et des activités monétaires ce que nous nommons l'économie. En effet, en partant de la distinction de C. Lefort (1986) entre le politique (l'élaboration de la norme) et la politique (la lutte pour le pouvoir), nous distinguons le symbolique (la circulation du croire) de la symbolique (l'utilisation des symboles) et donc l'économique (la valorisation des ressources) de l'économie (la valorisation monétaire des ressources). Apportons deux précisions :
- L'économie est donc définie, dans cette construction théorique, comme étant la sphère de la valorisation monétaire. Cette définition de l'économie (les échanges monétaires) est minoritaire, mais pas isolée. Par exemple, B. Schmitt (1984) ou des membres de l'école de la régulation comme F. Lordon et A. Orlean (2006) font, également, de la monnaie, le critère d'existence de l'économie.
- Cette valorisation monétaire ne passe pas forcément par l'utilisation de la monnaie officielle. Un SEL (Système d'Echange Local) ou une monnaie sociale font, pour nous, pleinement partie de ce que nous appelons l'économie.
Tableau N°1 : Délibéralisme et néoclassique : deux visions opposées de l'économie
Néoclassique
Délibéralisme
La société
Composée de deux ordres séparés : l'économique et le politique
Une interaction conflictuelle entre le symbolique, le politique et l'économique
L'ordre économique
La lutte contre la rareté des ressources
La valorisation des ressources
L'économie
La production d'utilité
La valorisation monétaire
La science économique
Une science mathématique utilitariste
Une science sociale réflexive
La modalité principale de l'échange
L'intérêt égoïste de l'homo oeconomicus
La réciprocité délibérative citoyenne
Le mode de régulation privilégié
L'autorégulation de marché
La délibération collective
En s'appuyant sur ses pratiques innovantes, il est possible, d'un point de vue théorique, de conceptualiser l'économie solidaire comme un nouveau modèle opposé au modèle dominant néoclassique (tableau 1). L'originalité de cette recherche tient au fait que le cadre théorique proposé n'est pas un cadre principalement économique mais articule économie, politique et symbolique. Il ne s'agit pas de penser l'économie comme extérieure au social mais comme devant être encastrée dans nos démocraties. Sortir de la crise n'est possible que si l'on sort d'une conception inadaptée de l'économie.
Bibliographie :
Braudel F. (1980), Civilisation matérielle, Economie et capitalisme, trois tomes, Paris, Armand Colin.
Dacheux E., Goujon D. (2011), Principes d'économie solidaire, Paris, Ellipses.
Habermas, J. (1997), Droit et démocratie, Paris, Gallimard.
Laville J-L. (2010), Politique de l'association, Paris, Seuil.
Lefort C. (1986), Essais sur le politique : xixe et xxe siècles, Paris, Seuil.
Lordon F. Orlean A. (2006), "Genèse de l'État et de la monnaie" : le modèle de la potentia multitudinis", consulté en juin 2007 sur http://frederic.lordon.perso.cegetel.net
Ostrom E. (2010), La gouvernance des biens communs, Bruxelles, De Boeck (1990).
Schmitt B. (1984), Inflation, chômage et malformations du capital, Paris, Economica.
<em>Economie solidaire et communication: deux champs de recherches </em>qui peuvent s'enrichir l'un l'autre
L'économie solidaire est un terme peu connu du grand public. Certes, des reportages sont consacrés à certains de ces secteurs, comme le commerce équitable ou la finance solidaire. Mais ces coups de projecteurs médiatiques laissent dans l'ombre de très nombreuses initiatives solidaires (épargne de proximité, développement local, services aux personnes, etc.) et ne disent pas grand-chose du projet politique qui nourrit l'économie solidaire. L'économie solidaire n'est pas, en effet, une simple étiquette rassemblant des activités diverses qui ont pour point commun de développer des activités économiques en vue de tisser du lien social, c'est un projet d'approfondissement de la démocratie visant à développer la participation des citoyens aux décisions au sein du système politique et à étendre la démocratie au sein même du système économique. Il s'agit donc de soumettre la logique économique à la logique politique. Projet en opposition avec les pratiques du capitalisme actuel. Cette opposition, bien entendue, génère des problèmes dans l'espace médiatique que les sciences de l'information et de la communication (SIC) peuvent utilement éclairer (première partie). Cependant, nous défendons, également, l'idée que l'économie solidaire est, pour les SIC, un lieu de lecture permettant de comprendre la triple dimension de l'espace public, concept au coeur des relations entre communication et démocratie (deuxième partie). Pour le dire autrement, notre ambition est d'initier une réflexion montrant que, d'un côté, l'économie solidaire a tout à gagner à s'enrichir des problématiques de communication, incontournables vu l'importance des médias dans nos sociétés, tandis que, de l'autre, les SIC peuvent enrichir leur pluridisciplinarité en étudiant un objet comme l'économie solidaire qui pousse à penser ensemble le politique, l'économique et le symbolique.
L'économie solidaire est, tout à la fois, un militantisme politique, un ensemble d'initiatives économiques cherchant à tisser du lien social et un projet politique démocratique global (une utopie). Une telle complexité engendre naturellement certains problèmes de communication. Nous pouvons les classer en deux catégories : ceux liés aux caractéristiques de l'espace médiatique contemporain et ceux liés à la nature utopique de l'économie solidaire.
I A)- Les difficultés de communication de l'économie solidaire dans l'espace médiatique
Le premier problème, très facilement identifié et souvent très fortement dénoncé par les acteurs, est la faible visibilité médiatique de l'économie solidaire. Certes, l'économie solidaire n'est pas absente des médias puisqu'il existe une presse spécialisée qui parle de ce secteur d'activité (La lettre de l'économie sociale, Association mode d'emploi, etc.) qui est aussi couvert par la presse militante (Silence, Peuple solidaire, etc.). De plus, la presse quotidienne régionale répercute facilement les événements (salons, conférences, etc.) crées par les acteurs de l'économie solidaire, tandis que la presse nationale, y compris audiovisuelle, consacre quelques reportages à des activités comme le Commerce équitable, le tourisme solidaire ou la finance solidaire. Il n'y donc pas une invisibilité totale de l'économie solidaire, mais une invisibilité partielle. Cette invisibilité partielle est liée à son éclatement : les médias généralistes ne possèdent pas de rubrique "économie solidaire" : les initiatives solidaires sont présentes dans l'espace médiatique, mais ne sont pas regroupées sous le vocable "économie solidaire". Ceci s'explique autant par la méconnaissance des journalistes de ce secteur (Crépy, 2006), que par la multiplication des appellations pouvant qualifier une même initiative ("tiers secteur", "économie sociale et solidaire", "non profit sector", etc.). Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les journalistes préfèrent se focaliser sur l'activité plutôt que sur le concept dans lequel s'inscrit cette activité. Ainsi, l'une des forces de l'économie solidaire (sa présence dans des domaines d'activité très différents) et aussi l'une de ses principales faiblesses médiatiques.
Mais ces problèmes médiatiques n'ont pas uniquement une dimension journalistique. L'invisibilité partielle de l'économie solidaire s'explique aussi par l'absence de chiffres officiels dans ce domaine. Il n'existe pratiquement pas de statistiques fiables au niveau national et encore moins au niveau européen. Sans poids économique, l'économie solidaire a du mal à peser sur le débat public. Par ailleurs, cette invisibilité est due également à l'autocensure des acteurs qui, ayant besoin du soutien financier de pouvoirs publics et/ou devant gagner la confiance de clients et fournisseurs économiques répugnent à mettre en avant l'étiquette "économie solidaire" dans leur argumentation publique. Le projet politique s'efface devant le devoir de gestion. Cette invisibilité partielle, enfin, s'explique par le cloisonnement de secteurs pourtant très proches, par l'incapacité des acteurs de l'économie solidaire à rassembler derrière quelques idées communes des militants utilisant pourtant des outils de l'économie solidaire (épargne solidaire, micro crédit, circuit court de distribution, etc.) comme ceux de l'aide humanitaire, de la coopération internationale ou de l'altermondialisation. Si l'économie solidaire ne parvient pas à se rendre visible des militants proches de ses analyses, comment peut-elle espérer toucher le grand public ? Sans doute ne faut-il pas mettre les bufs médiatiques avant la charrue du rassemblement militant
I- B) Les difficultés liées à la nature utopique de l'économie solidaire
Le projet de l'économie solidaire, approfondir la démocratie (développer la participation dans la société civile et la co-décision dans le système politique) et l'élargir au système économique est de nature utopique. Du coup, il possède une dimension onirique, imaginaire. Cette capacité créatrice est une force, mais aussi une faiblesse. Faiblesse, car il est très difficile de faire partager un rêve collectif. Chaque militant a sa vision et son interprétation de ce rêve, d'où la difficulté pour les journalistes et le grand public à cerner la cohérence de ce projet utopique. De plus, cette dimension onirique fait que le projet d'économie solidaire se voit automatiquement opposer le principe de réalité. L'éparpillement et le faible poids économique des initiatives solidaires, d'un côté ; la globalisation financière et la puissance des multinationales capitalistes, de l'autre. Pot de terre contre pot de fer. Le combat n'est pas égal et ne peut pas être gagné. Communiquer sur la possibilité d'un autre monde, c'est invariablement se heurter aux impossibilités de changement ayant conduit au monde actuel. Au côté de cette dimension onirique, toute utopie possède également, une dimension critique. Or, la critique est toujours critiquée. Tout d'abord, elle est peu appréciée car elle est vécue comme une dénonciation peu constructive : l'économie solidaire n'est qu'une des multiples manifestations d'un anti libéralisme primaire incapable d'endiguer la globalisation économique. Ensuite, elle se trouve suspectée de passéisme. Contestant l'ordre présent, on la soupçonne volontiers de vouloir restaurer l'ordre ancien. Au fond, l'économie solidaire n'est que le retour égoïste à l'exploitation locale des richesses par une communauté repliée sur elle-même. Enfin, elle se trouve critiquées par les autres critiques de l'idéologie. Par exemple, pour les tenants de la décroissance, l'économie solidaire n'est pas assez radicale, de compromis en compromission avec le système capitalisme, elle ne fait que lui ouvrir de nouveaux marchés. A ces dimensions critique et onirique, l'utopie ajoute une dimension systématique. L'utopie est une mise en forme rationnelle, planifiée d'un monde meilleur à venir. Or, cette dimension systématique fait défaut à l'économie solidaire. L'économie solidaire n'a pas cristallisée, en une vision claire et cohérente, l'ensemble des critiques qui, du développement durable à la décroissance en passant par l'humanitaire et le féminisme, proposent des alternatives au monde actuel. L'économie solidaire est un discours utopique qui n'a pas la force symbolique de l'utopie, c'est là sa principale faiblesse communicationnelle dans l'espace médiatique.
Cette analyse des problèmes de communication de l'économie solidaire que nous avons détaillée ailleurs (Dacheux 2007), n'est qu'une première approche. Une approche limitée qui aborde l'économie solidaire comme un mouvement politique classique. Or, notre thèse est que l'économie solidaire est bien plus que cela : elle est le révélateur de la triple dimension de l'espace public, et en cela, elle est au centre de l'analyse des rapports entre communication et démocratie.
Analyser la communication politique des démocraties actuelles c'est, obligatoirement se confronter à la notion d'espace public. Or, l'espace public n'est pas simplement un espace symbolique où se déploie la communication d'intérêt général. L'espace public doit être repensé dans toute sa complexité. Complexité politique, tout d'abord. En effet, Habermas (1997) rejette le simplisme de la vision libérale au profit d'une élégante synthèse théorique permettant de rendre compte des tensions résultant de la confrontation entre l'agir stratégique des systèmes (économique et étatique) et l'agir communicationnel du monde vécu. Mais cette complexité n'est pas uniquement politique, elle est aussi symbolique et économique, puisque l'espace public est l'instance de régulation, - propre à la démocratie - des conflits entre l'ordre politique (élaboration de la norme), l'ordre symbolique (la circulation du croire) et l'ordre économique (la valorisation des ressources) (Dacheux, 2007 b). Dès lors, toute analyse qui étudie les mouvements militants visant à réformer la société démocratique doit prendre en compte, simultanément, ces trois dimensions. Ce que met particulièrement en lumière l'étude de l'économie solidaire puisque cette dernière est, nous l'avons vu, tout à la fois :
-Le fruit d'un militantisme politique qui vise à développer un agir communicationnel au sein même du système étatique (Hermès, 2003).
-Un ensemble d'initiatives économiques qui s'efforcent donc d'ajuster l'offre à la demande par la délibération démocratique entre toutes les parties prenantes.
-Une utopie entendant soumettre la logique économique à la logique démocratique.
Commençons par étudier la dimension politique de l'économie solidaire. L'économie solidaire est, dans de nombreux pays (Brésil Equateur, Luxembourg, etc.)un des axes de politiques publiques cherchant des formes de développement économique plus endogènes et plus participatives (Laville, Magnen et al. 2005). Toutefois, il est bon de le rappeler, l'économie solidaire est, avant tout, un militantisme politique. Un militantisme qui présente la singularité de conjuguer discours antilibéral et actions pragmatiques dans le domaine économique. La forte demande de participation qui s'exprime aujourd'hui dans les démocraties européennes, souligne la nécessité de l'instauration de politiques publiques renouvelées. Il s'agit d'équilibrer la représentation par la participation active des citoyens. Cette conception républicaine de la démocratie fait de la délibération publique un élément central de toute régulation. L'intérêt général politique, mais aussi l'intérêt économique collectif doivent se définir démocratiquement par l'instauration d'un débat public porté par l'ensemble des acteurs. La détermination du cadre de vie de la collectivité doit, dans toutes ses dimensions, passer par la délibération.
Deuxième point, la dimension économique. L'économie solidaire est une autre pratique de l'économie. Les initiatives d'économie solidaire s'efforcent d'ajuster l'offre à la demande non par les mystères de la main invisible du marché, mais par les mécanismes politiques de la délibération. Reposant sur le principe un homme une voix, les organisations solidaires, dans la lignée du mouvement associationniste de 1848, s'efforcent d'introduire la démocratie au cur même de l'acte productif. Il ne s'agit plus d'encadrer, de contenir une économie qui détruit la démocratie, mais de développer une économie qui renforce et étend la démocratie. De plus, l'économie solidaire cherche à subordonner le bien au lien, à retisser, par la pratique économique, des liens sociaux. Dans cette perspective, l'économie solidaire s'oppose à une vision contractuelle et individualiste du lien de "participation organique" (Paugam, 2008). Enfin, l'économie solidaire est une réponse à un usage illimité et spéculatif de la monnaie. Par la délibération collective, sur ce qui doit relever de l'échange monétaire et ce qui doit lui échapper (le vivant par exemple) l'économie solidaire permet de délimiter la sphère économique. L'étendue de celle-ci ne résulte donc pas des forces du marché et de la recherche de l'intérêt individuel - même si elle les prend en compte - elle est subordonnée au choix démocratique. Par ailleurs, l'économie solidaire, comme en attestent différentes pratiques telles que les systèmes d'échanges locaux, cherche à limiter la monnaie à ses fonctions d'incitation et de mesure de la production et d'intermédiaire à l'échange. Ce qui revient à s'opposer aux pratiques monétaires spéculatives qui consistent à utiliser la monnaie pour elle-même et non pas comme facilitateur de l'échange économique. La monnaie devient alors un média qui renforce le lien d'une communauté politique et non plus cet objet du désir illimité qui, comme le notait déjà Aristote, détruit le lien social. Cette volonté de soumettre la monnaie à l'intérêt de la communauté, s'accompagne naturellement d'une volonté d'élargir l'usage de la monnaie à l'ensemble des membres de la communauté. La monnaie n'étant plus perçue comme un facteur d'exclusion (fossé entre ceux qui la possèdent et ceux qui ne la possèdent pas), mais comme un facteur d'inclusion (tout membre de la communauté se voit garantir un accès à la monnaie). Ainsi, selon nous, l'économie solidaire est une économie où les fonctions de la monnaie sont limitées tandis que l'usage de la monnaie est démocratisé..
Troisième point, la dimension symbolique. L'économie solidaire un projet d'approfondissement (participation) et d'élargissement (à la sphère économique) de la démocratie. Il s'agit donc de soumettre la logique économique à la logique démocratique. L'économie solidaire est donc, au sens plein du terme, une utopie, un projet global de société faisant du débat démocratique la pierre angulaire du vivre ensemble. Ainsi, l'économie solidaire, dans l'ordre symbolique, conteste la définition orthodoxe de l'économie qui sert de légitimation au capitalisme. Surtout, en combattant l'idéologie libérale, en contestant la domination de l'ordre économique, l'économie solidaire propose un projet de société alternatif, l'espoir d'un monde meilleur, une utopie capable de combattre la nostalgie xénophobe qui tente les perdants de la globalisation économique.
L'économie solidaire, en rappelant la multiplicité des modes d'échanges de biens et de services dans l'économie (le marché, la redistribution, la réciprocité), conteste l'assimilation entre richesse et richesse économique et met en lumière la part d'idéologie se cachant derrière la définition orthodoxe de l'économie. Ainsi définie, l'économie solidaire est un observatoire privilégié de la triple nature (économique, politique, symbolique) de l'espace public.
Conclusion
Il faut approfondir l'interdisciplinarité. Les recherches sur l'économie solidaire ont tout intérêt à intégrer des problématiques de communication pour mieux cerner les difficultés de ce militantisme spécifique dans l'espace public. A l'inverse, les sciences de l'information et de la communication, peuvent, en s'intéressant à l'économie solidaire, dépasser, dans l'étude des liens contemporains qui unissent communication et démocratie, le clivage entre des approches compréhensives se réclamant de la communication politique et des études critiques s'inscrivant dans l'économie politique de la communication. En analysant la complexité de l'économie solidaire, les SIC peuvent mieux saisir la nature tri dimensionnelle de l'espace public. Ce dernier n'est pas uniquement un espace de communication politique, c'est l'espace qui met en communication, le politique, l'économique et le symbolique.
Signature :
Eric dacheux, Clermont université, groupe de recherches "communication et solidarité"
Références bibliographiques
Créquy P. (2006), "Médias : économie solidaire ? Connais pas !", www.place-publique.fr, consulté en janvier 2007.
Dacheux E. (dir.) 2007, Communiquer l'utopie : économie solidaire et démocratie, Paris, L'Harmattan.
Dacheux E.(2007 b), "Une nouvelle approche de l'espace public", in Recherches en communication, N°28, 2007
Habermas J., (2007), Droit et démocratie, Paris, Gallimard.
Hermès, N°36, (2003), Economie solidaire et démocratie, Paris : CNRS éditions.
Laville J.L., Cattani A.D. (2005). Dictionnaire de l'autre économie, Desclée de Brouwer, Paris.
Laville J.L., Magen J.P. et al. (2005), Action publique et économie solidaire, Ramonville Saint-Agne, Eres.
Paugam, S. (2008), Le lien social, Paris, PUF.
Wolton D. (2005), Il faut sauver la communication, Paris : Flammarion.
Notes :
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LA COMMUNICATION : ELEMENTS DE SYNTHESE
La communication sociale ne se réduit pas aux outils de communication
l'objet de cet article est de proposer une synthèse des recherches en sciences de la communication.
Les sciences de l'information et de la communication (SIC) sont des sciences humaines et sociales. Comme le remarque Robert Boure, les SIC n'ont jamais massivement "cherché à asseoir leur légitimité sur le modèle des sciences "dures". Dès lors, elles sont "particulièrement sensibles à tous les questionnements épistémologiques et sociaux (y compris éthiques) sur "l'humanité" des sciences humaines et sociales, et partant, sur leurs propres limites et contraintes" (Boure, 1997, p. 247). Comment sortir de cette crise épistémologique récurrente? Bernard Miège proposait de refuser toute théorie généralisante de la communication au profit de "problématiques transversales et partielles" (Miège, 1992). Si nous partageons le souci qui est à la source de cette position épistémologique (combler l'écart gigantesque entre, d'un côté, les théories globales et, de l'autre, des travaux empiriques très spécialisés), nous proposons une autre voie. Voie d'ailleurs suggérée, dans le même numéro, par Daniel Bougnoux, à savoir la constitution d'un socle épistémologique, d'un savoir commun propre aux recherches en communication (Bougnoux, 1992). Evidemment, se pose la question du contenu de ce socle. Les trois éléments fondamentaux que proposait Daniel Bougnoux dans cet article (la pragmatique, la médiologie, la cybernétique) ne font pas l'unanimité au sein de la communauté scientifique. Pourtant, il ne nous semble pas impossible de procéder à une synthèse, non pas des courants théoriques souvent incompatibles, mais des éléments théoriques puisés dans ces courants et tenus pour acquis par les chercheurs en communication (l'importance du contexte, la notion de feedback, etc.). L'objet de cet article est de proposer aux chercheurs en communication une première ébauche d'une telle synthèse. Mais, auparavant, il nous faut justifier la démarche synthétique que nous proposons (première partie) et proposer un cadre d'analyse permettant de borner le champ des SIC (deuxième partie).
I - UTILISER PLUSIEURS OUTILS POUR MIEUX SAISIR LA COMPLEXITE DE L'OBJET
Les recherches en sciences sociales se heurtent aux "effets de réalité" (Neveu, Rieffel, 1991) qu'elles engendrent. Au fur et à mesure que les études sont publiées, elles passent, de manière plus ou moins simplifiées, dans la réalité étudiée. Si bien que les sciences sociales sont dans l'impossibilité de saisir la totalité de leur objet. Cette impossibilité est d'autant plus forte que, comme toute activité scientifique, les SHS sont une activité sociale à part entière. D'une part, les sciences sont liées au marché et à l'Etat qui, par le biais des financements et des commandes publiques (), pèsent parfois fortement sur les orientations de la recherche (). Plus profondément, comme le montre le travail de Latour, une découverte ne devient vérité scientifique qu'après un long travail de mise en forme et la constitution d'un réseau qui lui apporte soutien et crédibilité (Latour, 1989). Pour le dire autrement, la force d'une théorie scientifique tient moins dans sa cohérence interne que dans l'accueil favorable d'une communauté scientifique. Conception sociologique qui recouvre celle des spécialistes de l'argumentation : "Je pense qu'une large partie des discours scientifiques ne cherche pas tant à dire le vrai, qu'a persuader les instances compétentes", affirme, par exemple, Jean-Blaise Grize (Grize, 1998, p. 200). Si la science est une production et une activité communicationnelle, c'est parce qu'elle est portée par des chercheurs. Or, ceux-ci sont des observateurs qui "perturbent l'observation". L'acte même de connaissance modifie le phénomène observé. De plus, le chercheur en SHS est aussi un "sujet parmi les sujets" si bien que "l'on ne peut au premier degré exclure ni l'observateur ni le sujet" (Morin, 1994, p. 302). Cette ambivalence, invite le chercheur à prendre en compte la complexité du social en abandonnant une épistémologie classique selon laquelle la scientificité dépend du degré de cohérence interne du modèle théorique utilisé. Une telle épistémologie fait du rapprochement de théories différentes un "bricolage" qui n'a rien de scientifique. Or, la cohérence du modèle est aussi rigidité et conduit, bien souvent, à plier le réel aux contraintes théoriques en évacuant de multiples dimensions de la réalité étudiée. C'est pourquoi, se fait jour, à l'heure actuelle, une nouvelle épistémologie incarnée, entre autre, par Paul Feyerabend : "Non seulement le moindre fait analysé dépend d'une théorie, mais certains faits pourraient ne jamais être révélés sans recourir à des théories rivales" (Feyerabend, 1979, p. 194). Position épistémologique que rejoint le sociologue Pierre Bourdieu : "On ne peut faire avancer la science, en plus d'un cas, qu'à condition de faire communiquer des théories opposées" (Bourdieu, 1984, p. 24).
Cette appréhension hétérodoxe de l'activité scientifique légitime la constitution d'un socle épistémologique propres aux SIC qui ne s'inscrit ni dans un courant de pensée sociologique (holisme ou individualisme méthodologique) ni dans une école théorique propre aux SIC (Ecole de Francfort, Ecole de Palo Alto, etc.). En effet, on ne peut rendre compte de la complexité de la communication qu'en utilisant tous les outils théoriques pertinents permettant d'analyser cet l'objet social. Cependant, saisir la complexité du réel en croisant les outils d'analyse, ne veut pas dire sombrer dans un galimatias intellectuel fusionnant à toute force des théories et des concepts contradictoires. Pour que la combinaison d'outils intellectuels différents ne conduise pas à l'élaboration d'un pudding scientifique indigeste, mais provoque une synergie intellectuelle permettant de révéler les différentes saveurs de l'objet étudié, il convient de circonscrire rigoureusement ce dernier.
II - FONDER UN CADRE D'ANALYSE EVITANT LA REDUCTION ET LA DILUTION DU CONCEPT
Le concept de communication court deux risques majeurs. Le premier est celui d'une dilution du concept. Dans le langage courant le mot communication désigne des réalités physiques aussi différentes que des voies de communication (route, canaux, voies de chemins de fer, etc.) ou des outils de communication (téléphone, satellite, radio, etc.) et des processus sociaux aussi dissemblables que la publicité, les interventions scientifiques dans un colloque ou une conversation entre amis. Cette polysémie sociale imprègne également le langage scientifique puisque ce vocable peut désigner aussi bien des échanges chimiques entre terminaisons nerveuses (en neurologie par exemple) que des grognements échangés entre membres d'une même meute. Afin de garder à ce concept une certaine unité nous proposons de restreindre le vocable communication aux seules relations humaines. Dans cette acception, la communication reste un phénomène social complexe, puisqu'elle est analysée comme étant : un idéal moderne (Wolton, 1997), une idéologie (Breton et Proulx, 1988), une caractéristique ontologique de l'homme (Flusser, 1978) un moyen raisonnable de fonder une démocratie plus juste (Ferry, 1994), etc. la liste n'est pas exhaustive. Il semple possible, en multipliant les outils d'analyse, de rendre compte de cette complexité, à condition toutefois d'éviter l'assimilation entre communication et interaction. Assimilation qui nous semble à l'oeuvre dans certains travaux de Palo Alto (Watzlawick, Beavin, Jackson, 1972; Hall, 1979). Or, si toute communication en face à face est une interaction, toute interaction n'est pas forcément une communication, mais plutôt une routine social, un ajustement culturel. Cet ajustement culturel est, le plus souvent, inconscient (Hall, 1984; Winkin, 1996), donc sujet à plusieurs perturbations. Lorsque ces perturbations se produisent, l'interaction devient communicationnelle (cas de deux personnes venant en sens inverse dans la rue et qui ne parviennent pas à s'éviter).
Communication et information : des relations asymétrique
Le deuxième danger qui guette le concept de communication est celui de réduction à l'une de ses composantes. Pendant longtemps, le schéma linéaire de Shanonn a engendré une réduction implicite de la communication à la transmission d'information. Cette réduction aujourd'hui contestée laisse tout de même subsisté, y compris dans la communauté des chercheurs, l'idée d'une relation symétrique entre information et communication : "l'information est le contenu de la communication et la communication le véhicule de l'information" affirme Robert Escarpit (). De même, à la lumière des travaux sur l'hypertexte, Claude Baltz affirme qu'il "n'y a pas d'information sans communication et vice-versa". (Baltz, 1995). Pourtant, cette thèse conduit à une définition tautologique des deux entités : l'information, c'est ce qui circule dans la communication; la communication c'est la circulation de l'information. C'est pourquoi, il nous semble plus heuristique de penser l'asymétrie de ces deux notions. Si l'on conçoit l'information comme un phénomène humain qui ne saurait se réduire à un "logarithme du maximum de vraisemblance d'une distribution multinomiale" - terme mathématique correspondant à la "quantité d'information" calculée par la formule de Shannon () - on fait inévitablement intervenir les notions de construction et de reconstruction du sens (Bélisle, Bianchi, Jourdan, 1998). Pour le dire autrement, la communication n'est pas la transmission d'un message, mais la co-constitution incertaine d'une signification. Signification qui se co-construit même lorsque la valeur informative des mots disparaît. Ainsi, dire non est une façon de communiquer sont refus, le répéter plusieurs fois, enrichit cette communication (en montrant sa détermination) alors que la valeur informationnelle des "non" supplémentaires est nulle. Même expurgée de sa dimension langagière et réduite à sa seule dimension pragmatique, la communication renvoie toujours à la notion de signification. En effet, même dans une communication silencieuse (une poignée de main échangée ou refusée en silence, par exemple) les participants attribuent une signification au comportement des autres participants(Watzlawick, Beavin, Jackson, 1972)! Dès lors, les rapports entre information et communication sont asymétriques. La communication, entendue comme relation, peut exister sans information; l'information n'existe pas sans la communication.
La communication sociale ne se réduit pas aux outils de communication
Une autre réduction, elle aussi contemporaine, est l'assimilation de la communication à ses technologies : "La question de la technologie est centrale pour notre propos car, aujourd'hui, la communication est technologique ou elle n'est pas, et cela vaut même pour la psychothérapie de Palo Alto" plaide Lucien Sfez (Sfez, 1988, p. 15). Cette réduction d'un processus social à une technologie de mise en contact conduit à négliger la dimension symbolique de la communication. Du coup, c'est l'interaction entre technique, sémiologie et psychologie que l'on s'interdit de penser. Car, effectivement, la communication possède une dimension technique. De nombreuses recherches ont mis en avant l'influence de la forme sur le contenu, du canal de transmission sur ce qui est transmis, du technique sur le politique, nous pensons à celles de Bruno Latour (Latour, 1985) et Jack Goody (Goody, 1979), bien évidemment, mais aussi aux provocations de Marshall Mc Luhan (MC Luhan, 1968) ou aux mises en garde d'André Vitalis (Vitalis, 1992). En soulignant que le sens n'est pas uniquement dans le message, que ce dernier et le médium participent à la coproduction du sens, ces travaux permettent de rendre compte de la complexité de la communication humaine. Cependant, la communication humaine n'est pas un phénomène purement technique. Si la technique joue un rôle considérable dans la conservation et la transmission de la pensée, elle reste secondaire dans la communication. Le rôle premier, c'est l'être social qui le tient. La communication est une donnée ontologique. L'homme n'est sujet que par sa relation aux autres. L'identité se forge dans la communication. C'est dans l'image que nous renvoie autrui que se construit une partie de la perception de nous-même. Mais, si elle résulte de la communication, l'identité est aussi la condition même de la communication. C'est la conscience de notre irréductible différence qui nous pousse à communiquer avec autrui. La connaissance de soi ouvre à la connaissance de l'autre. Mais cette connaissance réciproque n'est pas sans danger, justement parce qu'elle met en jeu la définition des identités de chacun. C'est pourquoi, la communication est aussi un rapport de force dans lequel se joue la place sociale de chacun. L'identité individuelle est donc l'enjeu, la résultante et la condition de la communication (Lipianski, 1990). Cette vérité psychologique n'est pas sans conséquence sociologique. Si la communication ne se réduit pas au technologique, si elle implique un sujet qui peut être un acteur, alors la société ne saurait dériver génétiquement des réseaux techniques. Nous pensons, avec Nicolas Dodier et contre Bruno Latour (Latour, 1994), que les réseaux techniques et les réseaux sociaux n'ont pas les mêmes propriétés : les premiers autorisent une solidarité fonctionnelle, les second génèrent une solidarité morale qui s'ancre sur un territoire (Dodier, 1997). Pour le dire plus simplement, le plus important dans les réseaux sociotechniques, ce sont les réseaux sociaux c'est-à-dire, les relations entre les hommes, la communication. Même si les objets techniques enregistrent, diffusent et pérennisent des interactions sociales, ils restent subordonnés à des référents symboliques, produits de la psychologie et de la communication humaine
Communiquer n'est pas toujours persuader
La communication sociale ne dérive pas des réseaux technique. Elle n'est pas d'avantage le fruit d'une ingénierie symbolique omnipuissante. La publicité et le marketing sont aujourd'hui développées, au sein de services ou d'agences spécialisés qui aiment à prendre le nom de "communication", mais qui développent des activités de persuasion. Pourtant, persuasion et communication ne sont pas synonyme. La persuasion passe par des registres non communicationnels, comme l'éducation, la violence ou l'expérimentation personnelle; tandis que la communication poursuit d'autres finalités que la persuasion comme la convivialité, la construction identitaire, l'élaboration de normes, la transmission d'informations, etc. Certes, persuasion et communication se recoupent largement, tant dans le secteur économique que dans le champ politique. Pour désigner, tout à la fois, l'existence de ce recouvrement et la différence entre les deux notions, nous avons utilisé le terme "communication persuasive" défini ainsi : "Volonté humaine d'établir des relations sociales non violentes dont l'objectif premier est de provoquer un changement dans la manière de penser ou dans le comportement d'autrui" (Dacheux, 1994, p. 29). Cette définition appelle deux commentaires. D'une part, le terme "non violence" ne signifie pas que la communication persuasive ne peut pas emprunter le registre de la violence symbolique. Les ONG comme Greenpeace ou Handicap International ont cherché délibérément à provoquer l'opinion par des procédés symboliques souvent très violents. Cependant, dans les pays démocratiques, on constate que l'utilisation de la force physique cède le pas à une pacification des moeurs et des formes de contrôle social (Elias, 1973). D'autre part, le mot "volonté" signale la distinction nécessaire entre influence et persuasion. Toute communication - on le sait depuis les travaux de l'Ecole de Palo Alto - engendre une influence. Notre propos est d'indiquer qu'il y a une différence de nature entre la volonté d'exercer une influence et celle que l'on exerce de manière inconsciente. Ce qui ne signifie pas que la première modifie plus profondément l'attitude ou le comportement d'autrui que la seconde, mais que la communication persuasive possède une visée instrumentale, un "agir stratégique" dirait Habermas (Habermas, 1987), qui la distingue de l'agir communicationnel.
III - ELEMENTS POUR UNE SYNTHESE
Une manière de s'affranchir des deux écueils épistémologiques que sont la dilution et la réduction est de faire de la communication une activité de compréhension. Point de vue exprimé, dans deux textes récents consacrés à l'épistémologie de la communication (Muchielli, 1999 ; Ollivier, 2000). Faire de la communication une activité de compréhension souligne trois éléments essentiels à nos yeux. Premièrement, l'altérité est l'horizon indépassable de la communication. C'est par la communication, la relation aux autres, que se construit l'identité, nous l'avons évoqué. Deuxièmement, la communication est interprétation. Le sens n'est pas donné une fois pour toute par le signe. Chacun, en fonction de ses expériences, de sa culture, de son statut social, etc., attribue des significations différentes à un même message (linguistique ou non). En d'autres termes, ce que l'on veut signifier n'est jamais - sauf à transmettre des messages très pauvres et/ou à restreindre la liberté d'interprétation d'autrui - exactement ce que l'autre comprend. La communication ne permet pas la compréhension totale et réciproque, elle peut, parfois, réduire l'incompréhension. La communication ne met pas fin à l'incompréhension, elle s'en nourrit. La communication n'est pas une solution, c'est un problème de construction du sens. Ce travail de construction du sens dépend fortement du contexte dans lequel il s'effectue. Ce contexte constitue un cadre interprétatif qui participe à la construction du sens. Il est tout à la fois donné (le cadre de la relation tel qu'il pourrait être décrit par un observateur extérieur) et construit (le cadre de la relation tel que le co-construisent et le perçoivent les personnes en relation). Dans ce cadre d'analyse, il semble possible de procéder à un rassemblement, à une synthèse théorique des éléments qui, forgés à l'intérieur de disciplines et de courants de pensée différents, constituent aujourd'hui, si ce n'est un paradigme, du moins un savoir commun aux chercheurs en communication. Pour illustrer cette possibilité nous proposons de livrer à la critique trois axiomes qui, selon nous, sont susceptibles de constituer un socle épistémologique commun propres aux recherches en communication
1-L'interdisciplinarité des recherches en communication. Des manuels d'introduction aux sciences de l'information et de la communication (Breton, Proulx, 1989; Bougnoux, 1998; Pedler, 2000) aux ouvrages grand public de chercheurs reconnus (Mattelart, 1995; Wolton, 1997) en passant par les travaux spécifiquement épistémologiques (Mucchielli, 1991; Ollivier, 2000), on retrouve toujours l'idée selon laquelle l'extraordinaire hétérogénéité de l'objet commande l'adoption d'approches plurielles. Idée présente chez les fondateurs des SIC () en France, qui ont pris soin d'utiliser le pluriel pour définir la nouvelle section du Comité consultatif des universités () qu'ils appelaient de leurs voeux : "Or, cette interdiscipline est une discipline : c'est ce qu'entend affirmer le fait même de lui donner un nom. Autrement dit, il y a une problématique propre à l'information et à la communication, et en se laissant guider par elle, on doit parvenir à dégager une théorie de ces phénomènes qui serait autre chose qu'une juxtaposition des éclairages latéraux fournis par d'autres disciplines. Cette interdiscpline est plurielle, comme le signifie son nom "les sciences de l'information et de la communication". Il y a pluralité d'objets, d'objectifs théoriques, de finalités professionnelles. Mais cette pluralité est interne à une unité que nous avons voulue affirmer [...]", explique ainsi Jean Meyriat (), premier président (1972) du Comité des sciences de l'information et de la communication qui, par la suite, deviendra la Société française des sciences de l'information et de la communication.
2-L'Ambivalence de la communication. La communication, comme l'atteste l'étymologie de ce mot, possède deux dimensions que l'on peut séparer pour l'analyse, mais qui sont constamment présentes dans l'activité communicationnelle : le partage, l'échange, la convivialité que l'on retrouve dans la "communication normative", la transmission, la diffusion, l'instrumentation que l'on range sous l'appellation "communication fonctionnelle" (Wolton, 1997). Mais, nous semble-t-il, cette ambivalence est encore plus profonde, puisqu'on la retrouve au sein même de la communication fonctionnelle et de la communication normative (que nous préférons appeler communication "relationnelle"). En effet, ces deux dimensions antagonistes recouvrent également des registres opposés qui ne cessent de s'entrelacer : l'égocentrisme et l'altruisme. Le premier registre renvoie au désir d'expression et à la recherche de soi; le second fait référence au don de soi et à la compréhension de l'autre. Cette ambivalence "ontologique" explique pourquoi toute déconstruction du concept de communication ne peut pas prétendre décrire parfaitement la réalité empirique. En effet, dans cette dernière, tous les phénomènes communicationnels mêlent toujours dimension fonctionnelle et relationnelle et entrecroisent les registres altruiste et égocentrique. Par exemple, une publicité télévisée pour le port de la ceinture de sécurité peut, selon notre travail, s'analyser aussi bien comme étant une communication persuasive de prévention dans l'intérêt général (dimension fonctionnelle, registre altruiste), qu'une communication rationnelle demandant à l'individu de protéger sa vie (dimension fonctionnelle, registre égocentrique), qu'un rappel d'un certain nombre de normes régissant la vie sociale qui s'appuie sur le talent des personnes ayant réalisé le spot (dimension relationnelle, registre égocentrique), etc.
3-Toute communication met en oeuvre quatre critères. La communication est ambivalente, en raison de sa complexité. En effet, on retrouve dans toute communication sociale les quatre critères suivants :
a-L'espace. Toute communication humaine met en relation des personnes qui, soi sont dans le même espace (modalité présentielle), soi ne le sont pas (communication à distance).
a1-Communication présentielle. Dans ce type de communication les personnes en relations sont dans un périmètre circonscrit à ce qu'Edward T. Hall nomme la "distance publique mode proche", c'est-à-dire, en Occident, environ 3,6 m (Hall, 1984) : messes basses amoureux, conversation entre deux amis dans un café, échanges de points de vue avec un collègue de bureau, etc.
a2-Communication à distance. Communication entre personnes situées au-delà de la "distance publique mode proche" : cours dans un amphithéâtre (distance publique mode éloignée), échanges de signaux de fumée entre deux tribus, courrier électronique entre chercheurs de l'hémisphère Nord et de l'hémisphère Sud, etc.
b) Le temps. Les individus peuvent diffuser des messages, partager des émotions, échanger des savoirs dans le même temps (communication synchrone) ou d'une manière différée (communication asynchrone).
b1-Communication synchrone. Toutes les communications où l'émetteur et le récepteur sont dans la même temporalité sont des communication synchrones : retransmission en directe d'un match de foot, palabres sur un marché, avertissement d'un cibiste à ses collègues, etc.
b2-Communication asynchrone. Communication où l'émetteur et le récepteur ne sont pas dans la même temporalité. Diffusion d'une émission radio enregistrée, lettres enflammées échangées par des amants, testament, etc.
c) La technique. Une communication peut s'établir sans l'intermédiaire d'aucun support technique (communication directe) ou, au contraire, passer par le truchement d'un support (communication médiatée).
c1-La communication directe. Elle met en relation par l'intermédiaire de la voix, du geste, de la posture, de l'expression corporelle (danse, mime, etc.), de l'odorat, du toucher, etc.
c2-La communication médiatée. Elle relie des hommes par divers supports techniques qui vont du simple porte voix au satellite de diffusion directe, en passant par les mass media (télévision, cinéma, radio, presse, affichage) et les media sélectifs (téléphone, courrier, etc.).
d) La situation de communication. A l'intérieur d'un contexte donné (période électorale, par exemple), il existe plusieurs situations de communication (meeting politique, rencontres sur le marché, etc.). Chaque situation présente des "éléments inducteurs" (Muchielli, 1991) qui influent sur les possibilités d'échanges (demander une faveur à son député est plus facile lors de la rencontre sur le marché que dans le meeting politique). Selon nous, il existe deux grands types de situation de communication : les situations où la communication ne peut s'établir que dans un seul sens (communication unidirectionnelle) et celles où chacun des protagonistes peut intervenir (communication interactive).
d1-La communication unidirectionnelle. Une ou des personnes sources s'adressent à un ou plusieurs récepteurs qui ne peuvent pas modifier le message transmis : journal télévisé, plaidoirie du procureur, livre, etc.
d2-La communication interactive. Relation humaine où le comportement de chaque personne est modifié et modifie simultanément le comportement des autres : interrogatoire de police, débat politique, Chats sur Internet, etc.
***
En résumé, la communication est une activité humaine de compréhension qui ne fait sens qu'à l'intérieur d'un contexte donné. Cette activité est formidablement ambivalente, puisqu'elle possède deux dimension contradictoires (fonctionnelle et relationnelle) qui obéissent chacune à deux registres antagonistes (égocentré et altruiste). De plus, elle est d'une grande complexité car elle se compose de quatre critères (le temps, l'espace, la technique, la situation de communication) possédant chacun deux modalités. Ces éléments de synthèse ne révolutionnent pas la compréhension de la communication, ils ne font que rappeler que les recherches en communication ont fait émerger un savoir, partiel, fragmentaire, qui constituent l'embryon d'un socle épistémologique commun. La mise à jour de ce socle est possible si l'on fait de la communication une activité humaine et si l'on évite, tout à la fois, la dilution du concept dans la notion d'interaction et sa réduction à sa dimension instrumentale. Ni fait social total ni solution politique miracle, la communication est une propriété ontologique de l'homme en société, un processus incertain qui se heurte à l'irréductibilité de l'altérité. La communication naît dans l'incompréhension, elle meurt dans la communion.
Signature :
eric dacheux, Clermont Université, groupe "communication et solidarité".
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Notes :
Cf. le colloque "La demande sociale et la commande publique" (1995) dont la revue "Recherche sociale" a rendu compte dans son Numéro 136.
Ce poids du politique et de l'économique n'est d'ailleurs pas nouveau car, comme le rappelle Alex Kahn : "Lavoisier était mandaté pour fabriquer les poudres nécessaires aux besoins militaires du roi. Pasteur travaillait sur la maladie de la bière et du vin pour le compte des brasseurs et vignerons" (Kahn in, Hect, Vincent, 1998, p. 134).
Robert Escarpit interrogé, en 1992, par Jean Devèze et Anne-Marie Laulan. Texte édité par la SFIC sous la forme d'une plaquette et disponible sur le serveur de la SFIC.
Définition rappelée par Emmanuel Dion (Dion, 1997, p. 36).
"La communication des acteurs sociaux est fondamentalement un phénomène de sens"(Mucchielli, 1999, p. 28).
"Si l'homme est un animal politique, c'est parce qu'il est un animal sémiotique (entendons par là qu'il créé du sens), que sa nature politique se réalise à travers son activité sémiotique, et ce caractère fondamental traverse l'ensemble de ses activités" (Ollivier, 2000, p. 20).
La co-construction de ce contexte est, elle aussi, sujette à interprétation si bien que les acteurs ne perçoivent pas forcément le même contexte ou peuvent le doter d'éléments différents.
Le 25 février 1972, à l'initiative de Robert Escarpit, se crée un Comité des sciences de l'information et de la communication qui a pour objectif l'insertion des SIC dans le système universitaire français. Ce comité comprenait des personnalités comme Jean Meyriat, Roland Barthes, Abraham Moles, etc.
Le 20 janvier 1975, un arrêté crée une 52 ème section du CCU "Sciences de l'information et de la communication", l'actuelle 71 ème section du CNU.
Dans un entretien accordé à Jean Devèze, en 1994, disponible en plaquette ou sur le serveur de la SFSIC.
Repenser la démocratie européenne pour comprendre le mal français
Utopie et idéologie
Dans son livre, "L'Idéologie et l'Utopie", Paul Ricoeur analyse les rapports dialectiques entre contestation de l'ordre établi (l'utopie) et imposition d'une norme commune (l'idéologie) qui fondent la démocratie. Selon Ricoeur, l'idéologie et l'utopie sont des structures ternaires qui se répondent et s'opposent. A un premier niveau, qu'il nomme pathologique, l'idéologie est une dissimulation, une distorsion de la réalité, tandis que l'utopie est une fuite hors de la réalité. A un second niveau, l'idéologie a pour fonction de légitimer l'autorité établie, au risque d'une distorsion de la réalité. Risque que combat l'utopie, puisque, dit Ricoeur, elle a pour fonction d'exposer le problème de crédibilité des systèmes d'autorité. Enfin, à un troisième niveau, l'idéologie est une matrice de l'intégration sociale, alors que l'utopie, en proposant des variations imaginaires sur le pouvoir, le gouvernement, la famille ou la religion est une forme de subversion sociale. On le voit, il s'agit bien de penser une tension, un équilibre instable, à chacun des trois niveaux entre utopie et idéologie. La recherche de l'équilibre entre utopie et idéologie fortifie la démocratie, mais si le déséquilibre est trop fort, la démocratie vacille. C'est alors que surgissent la nostalgie et le mythe
Nostalgie et Mythe
La nostalgie est, d'un point de vue étymologique, le mal du retour, "un état de tristesse causé par l'éloignement du pays natal", elle est aussi, enseigne le Trésor de la langue française, un trouble pathologique qui, au dix-neuvième siècle, signalait "le regret mélancolique d'une chose, d'un état, existence que l'on a eu ou connu, désir d'un retour vers le passé".
En 1957, Roland Barthes reprend à Claude Levy Strauss l'idée d'un lien entre mythe et idéologie. Le mythe est définit comme étant une opération symbolique qui vise à maintenir une idéologie en la naturalisant "Nous sommes ici au principe même du mythe : il transforme l'histoire en nature" (p. 237). [ ] "Or cette démarche, c'est celle-là même de l'idéologie bourgeoise" (p. 251).
Le mythe est une sécrétion de l'idéologie qui vise à maintenir les choses en l'état. Il permet donc de combattre la nostalgie qui est elle même d'autant plus forte que l'utopie est faible.
Utopie et Mythe
Il y a dans toute utopie une dimension mythique qui vise à faire croire que l'avenir souhaitable est déjà une réalité désirable. C'est ce qui explique que certaines utopies, comme hier le libéralisme, devienne parfois idéologie. De même la force du mythe tient en ce qu'il possède une dimension utopique. Il ne parvient à naturaliser le présent qu'en valorisant et explicitant des promesses à venir que le présent contient déjà. C'est pourquoi le mythe est souvent investit par des militants progressistes qui, cherchant à prendre aux mots les promesses qu'il contient parviennent parfois (rarement) à libérer l'utopie.
Le mythe européen de la société de l'information
Dans l'Union européenne, les élites ne parviennent plus à penser, depuis la chute du communiste, une alternative au libéralisme. Elles s'affrontent sur les variantes possibles de l'idéologie (de l'ultra libéralisme au libéralisme social), variantes qui ne sont pas équivalentes, mais qui ne constituent aucunement une alternative à cette idéologie. Dès lors, une partie des citoyens, celle qui est broyée par le système en place, ne trouve plus d'offre politique pouvant lui offrir un avenir. Dès lors, elle se retire de l'espace public et/ou se réfugie dans une nostalgie d'un temps idéalisé où le chômage et la mondialisation n'existaient pas. Cette nostalgie devient xénophobe car elle compense l'insécurité économique par la sécurité identitaire. Du coup, elle est combattue, à bon droit, par les élites. Faute d'utopie, ces dernières proposent un avenir européen mythique "une société de l'information et du savoir". Or, ce mythe possède la particularité de conjuguer idéologie libérale, déterminism
Signature :
Eric Dacheux, Université Blaise Pascal (Clermont fd)
(Version longue d'un article paru dans Le monde du 25/05/06 sous le titre : le mortel pas de deux des européens)
P<em>RENDRE SOIN DES MILITANTS POUR PRENDRE SOIN DU LIEN SOCIAL</em>
Il ne s'agit pas de rendre le secteur associatif aussi professionnel que le chercheur marchand, mais de rendre les citoyens plus compétents. Prendre soin de l'autre, c'est préserver la dimension désintéressée de la communication. Prendre soin de la communication désintéressée, c'est protéger le lien social et le lien politique qui se délitent dans nos démocraties. Prendre soin de la démocratie, c'est prendre soin de nous tous. Le meilleur service que nous puissions rendre !
Pour gagner un combat d'idées, il faut souvent mener la bataille des mots. C'est l'objet de ce texte qui vise à rappeler la nécessité de ne pas confondre compétence et professionnalisation. Si, dans les services aux personnes, il est souvent utile de développer des compétences, développer la professionnalisation peut, en revanche, s'avérer dangereux.
PRENDRE SOIN DES MILITANTS POUR PRENDRE SOIN DU LIEN SOCIAL
Les services à la personne sont, d'abord et avant tout, constitués de communications entre altérités radicales. Ce type de communication se développe dans une démocratie pluriculturelle où le lien social (montée de l'exclusion) et politique (développement des communautarismes) se délite. De plus, le siècle présent est marqué, tout à la fois, par le poids symbolique des médias qui participent fortement à la structuration de nos représentations et par le poids matériel de l'économie dont la financiarisation globalisée écrase la vie quotidienne d'une population qui a du mal à joindre les deux bouts : 73 millions de personnes vivent, actuellement, sous le seuil de pauvreté dans l'Union européenne !. Dans ce contexte, penser l'avenir demande, au préalable, de se libérer de ce double poids symbolique et économique. C'est-à-dire, de s'affranchir "de la violence symbolique" (Bourdieu, 1984)" produite par le capitalisme et de "déséconomiser les esprits" (Latouche, 2001). Pour ce faire, il est important de travailler les concepts, de prendre soin des mots. Certes, les mots renvoient à des images différentes d'un individu à l'autre, se traduisent mal d'une culture à l'autre et s'avèrent souvent incapables de rendre compte de la richesse de nos émotions. Mais seuls les mots permettent la formulation d'une pensée et la confrontation d'idées. A condition, bien entendu, de préserver leur diversité et de les rattacher à leurs racines historiques et idéologiques. Les mots ne sont pas équivalents et le fait de remplacer, par exemple, "mendiants" par "SDF", "pauvreté" par "exclusion" ou le terme "agence de publicité" par le vocable "agence de communication" ne sont pas des opérations symboliques anodines. Pour gagner un combat d'idées, il faut souvent mener la bataille des mots. C'est l'objet de ce texte qui vise à rappeler la nécessité de ne pas confondre compétence et professionnalisation. Si, dans les services aux personnes, il est souvent utile de développer des compétences, développer la professionnalisation peut, en revanche, s'avérer dangereux. En effet, la lutte contre le chômage et le combat nécessaire pour l'égalité homme femme (80 % des personnes employées dans le service aux personnes sont des femmes) invitent à penser des métiers relationnels plus qualifiés, moins précaires et mieux payés, de construire, en un mot, un parcours professionnel offrant une reconnaissance sociale. Cependant, il convient, également, de s'interroger sur les limites de cette professionnalisation et de son articulation avec le bénévolat. Certes ce dernier est souvent subi (fautes de moyens on s'occupe de son vieux père totalement dépendant) et parfois maladroit (faute de compétences le soin donné aggrave le problème), mais il peut être, aussi, conçu comme un engagement citoyen permettant de maintenir une communication sociale désintéressée dans une démocratie fragilisée. Pour bien comprendre cette thèse, il importe de bien saisir le point de départ de notre réflexion : le lien indissoluble entre communication et démocratie
I- Communication et démocratie
Prendre soin de l'autre, lui rendre service, passe obligatoirement par l'établissement d'une relation, une tentative réciproque de compréhension entre ce que l'autre veut et l'aide que l'on peut lui apporter. Prendre soin de l'autre, c'est communiquer avec lui. Or, dans nos pays, cette communication s'inscrit dans un cadre démocratique. Du coup, il convient de s'interroger sur les liens entre communication et démocratie. La communication et la démocratie se caractérisent toutes deux par le refus de la violence physique et la prise en considération de l'altérité. Cette mise à l'écart de la violence physique s'inscrit dans le temps long d'une "civilisation des murs" (Elias, 1973). Elle favorise la prise en compte de l'autre, non plus comme un ennemi ou un objet, mais comme un être pourvu, tout à la fois, d'égale dignité et de différence radicale. La communication naît du désir de comprendre cette différence radicale. Cependant, elle n'est possible que si les individus partagent la conviction que l'autre est capable de nous comprendre et digne d'être compris. De même, il n'y a pas de démocratie sans, d'une part, le respect de la pluralité des points de vue et, d'autre part, la considération de l'égale condition des citoyens. Communication et démocratie partagent donc une même quête : nouer des liens sociaux qui ne soient pas des liens de domination mais des liens égalitaires. Comme toute quête, celle du lien social égalitaire n'est jamais achevée, jamais assurée. Mais elle est l'horizon de ces deux processus sociaux qui, certes, sont très différents l'un de l'autre, mais qui sont, à l'époque moderne, indissociablement liés l'un à l'autre.
La communication connaît, aujourd'hui comme hier, une crise de légitimité. Ce n'est guère surprenant puisqu'elle est indissociablement liée à la démocratie. Or, comme le rappelle Claude Lefort (1986), la démocratie est, par essence, un régime connaissant une crise de légitimité : la démocratie est le seul régime où il est légitime de contester la légitimité des décisions. La nouveauté est que cette crise est, d'une part, attribuée à la communication (médiatique) et, d'autre part, semble pouvoir se résoudre par un surcroît de communication (technologique ou directe). Ainsi, la communication est vue simultanément comme le poison et comme le remède. D'où le succès médiatique de la notion de "société de communication". Cette appellation est, tout à la fois, la traduction médiatique du concept technocratique de "société de l'information", une volonté de donner un nouveau look à une "société de consommation" qui n'a plus bonne image, la mise en valeur du rôle des médias dans nos vies quotidiennes et le signe d'une évolution économique qui fait du secteur des technologies de la communication le moteur de la croissance occidentale. Mais elle incarne, également et peut être surtout, le désir de conjurer l'incommunication croissante entre les individus : on ne parle jamais autant de communication que dans une société où les gens ne parlent plus à leurs voisins! Dès lors, quand on parle de développer les services à la personne, de quelle communication parle t-on, celle qui consiste à aider son voisin ou celle qui consiste à vendre un service à un client ?
Dans une société de consommation qui s'appuie sur la diminution de la communication sociale pour développer une communication technique et marchande, le savoir fragile construit par les sciences de la communication, permet de poser la question du lien entre communication et démocratie. Dans les pratiques politiques quotidiennes, comme dans leurs fondements symboliques, la démocratie et la communication ont des relations symbiotiques. Cependant, la pratique démocratique ne se réduit pas aux actes de communication et la communication ne se résorbe pas dans sa dimension démocratique. Dit autrement, s'il ne faut pas réduire la problématique de services de la personne à un problème de communication, il convient, également de ne pas oublier que prendre soin de l'autre c'est rentrer en communication avec un citoyen, c'est-à-dire une altérité radicale mais égale. Or, cette communication citoyenne s'inscrit dans un contexte bien particulier.
II - Crise sociale et crise des identités.
Tous les analystes, y compris le gouvernement actuel, le soulignent avec juste raison, le développement des services s'inscrit dans une profonde crise sociale. Crise marquée par un fort chômage (8,8% de la population active pour la zone Euro), une précarisation des emplois et la montée de la pauvreté : 16% de la population totale de l'Union européenne se situe au-dessous du seuil de risque de pauvreté. A cela s'ajoute, d'une part, le vieillissement de la population européenne avec tous les problèmes d'isolement et de dépendance que cela peut engendrer et, d'autre part, un processus d'individuation (Ion, 2001) qui voit les institutions traditionnelles comme l'Eglise ou la famille jouer un rôle socialisateur moins important que par le passé. Ces évolutions fragilisent le lien social alors que le lien politique est, lui aussi, mis à mal. Mis à mal d'ailleurs moins par une crise de la représentation comme on le dit trop souvent, que par l'incapacité des élites politiques à formuler une utopie politique permettant de mobiliser des citoyens que les nuances, réelles, entre libéralisme et libéralisme social ne parviennent pas à mobiliser. Surtout, les démocraties européennes ne parviennent pas à prendre la mesure de la pluriculturalité des Etats-nations modernes. L'immigration, le tourisme, la globalisation économique, la mondialisation des médias et la construction d'entités régionales supra nationales (l'Union européenne, par exemple) ont contribué à croiser, au sein des Etats nations, des populations, des intérêts économiques, des représentations culturelles et des questions politiques d'horizons très différents qui déstabilisent très profondément les repères anciens. Si bien que les deux réponses traditionnelles pour gérer les différences culturelles - le multiculturalisme à l'anglo-saxonne, et le républicanisme à la française - s'avérent aujourd'hui inadaptées. Pour le dire autrement, crise sociale et crise politique se conjuguent et provoquent une profonde crise des identités collectives et individuelles. Crise ne veut pas dire, dans nos propos, dégradation irréversible, mais une mutation profonde pouvant aussi bien déboucher vers un cosmopolitisme kantien qu'au retour d'une "identité culturelle refuge" (Wolton, 2006) communautaire. Bien entendu, entre ces deux pôles existent beaucoup de configurations identitaires possibles. Mais l'important est de souligner cette crise identitaire, car l'identité n'est pas sans lien avec la communication. En effet, comme le souligne Marc Lipianski (1990), l'identité est à la fois la condition, l'enjeu et le résultat de la communication. En effet, pour rencontrer l'autre, l'écouter, s'ouvrir à lui, il faut s'aimer, savoir qui l'on est, ne pas avoir peur de voir son identité détruite par la confrontation avec autrui. Parce que, et c'est ce qui la rend si difficile, l'identité des individus et des groupes se joue dans la communication : s'agit-il d'une discussion mère fille ou d'une discussion "entre adultes" ? Faut-il rédiger une plaquette pour un public cible, ou des citoyens en souffrance ? etc. Enfin, l'identité se construit dans la relation à autrui, dans la confrontation avec l'altérité. C'est en communiquant avec l'autre que l'on comprend qui l'on est. Or, ce lien, très étroit, entre communication et identité se trouve aujourd'hui bousculé.
Comme le souligne D. Wolton, on assiste à un renversement des rapports entre identité et communication (Wolton, 1993). Dans des communautés repliées sur elles-mêmes, la communication était nécessaire pour ne pas rester prisonnier de l'identité communautaire. Dans un monde où l'économie est globalisée, les médias mondialisés, l'information internationalisée, l'immigration généralisée et le tourisme omniprésent, la communication devient une menace pour l'identité. En tout cas, pour tous ceux, les plus nombreux, qui ne sont pas les gagnants de la globalisation, ceux qui ne trouvent plus de travail chez eux quand les touristes viennent s'amuser dans leur région ; ceux qui ne maîtrisent pas la langue nationale quand les modes d'emploi sont en anglais ; ceux qui ne sortent pas de leur quartier quand la télévision montre le premier voyage privé dans l'espace, etc. Cette crise identitaire des plus défavorisés se traduit par un retrait frileux de l'espace public vers la sphère privée et/ou par un rejet de l'autre perçu comme une menace. Le lien politique et le lien social s'affaiblissent alors un peu plus, renforçant la crise identitaire et ainsi de suite dans une spirale de plus en plus puissante qui fragilise la démocratie et voit la xénophobie gagner la plupart des pays européens. Dans ce contexte, notre thèse est simple : la relation de service comporte une part importante de communication, si cette communication est totalement professionnalisée, marchandisée, loin de prendre soin de la personne, elle peut aggraver la crise du vivre ensemble que nous traversons.
III- Professionnalisation des services à la personne : attention danger !
La problématique des services est fortement reliée à celle de la communication. Comme le souligne Bernard Brunhes : "Il y a une sorte de paradoxe dans l'évolution de l'économie, qui se répercute dans les emplois. Au moment ou la toile numérique s'étend sur toute la planète et où les producteurs ne jurent que par Internet, les besoins de services aux personnes, les moins techniques, les plus simplement humains se développent" (Brunhes, 2000, p. 552). Pourtant, la question des services à la personne est abordée principalement, on le voit bien avec le plan Borloo, sous l'angle de la lutte contre le chômage. Certes, il est nécessaire de lutter contre le chômage et il existe une demande croissante des services à la personne, notamment dans le domaine de la santé. Mais une réponse à cette demande de service uniquement en terme d'emplois professionnels plus ou moins précaires est dangereuse. Dangereuse, pour trois raisons au moins. La première est avancée par André Gorz. La logique professionnelle du service à la personne est nocive puisque le lien privilégié entre le professionnel et l'employeur tend à rompre le lien entre le salarié et l'ensemble de la société. On rentre alors dans une logique de domesticité où le temps libéré des uns s'accompagne du temps asservi des autres. Les seconds effectuent des tâches que les premiers ne veulent plus faire et travaillent pendant que les autres profitent de leurs loisirs (Gorz, 1998). Ce danger de société salariale duale, se double d'un risque de voir diminuer la solidarité démocratique. Les associations ont la particularité de produire une solidarité qui n'est ni mécanique (les obligations liées à l'appartenance communautaire) ni organique (interdépendance liée à la division du travail), mais qui est volontaire et choisie. Les associations sont régies par un espace public et forme une communauté politique. Or, les associations, on le sait, occupent jusqu'ici une place centrale dans l'aide aux personnes, puisque ce secteur n'intéressait guère le marché. Or, aujourd'hui, les choses changent. Le secteur marchand s'intéresse aux services à la personne. Aux Etats-Unis, par exemple, la société ServiceMaster emploie 39000 salariés, sert 10 millions de clients et réalise un chiffre d'affaire de 4 milliards de dollars. Dès lors, comme le déplore Jean-Louis Laville (2005), sous le prétexte louable de développer l'emploi et de favoriser le développement durable, les pouvoirs publics abandonnent leur politique de subventions aux associations au profit d'une politique d'appel d'offre qui, certes, intègre des objectifs sociaux et écologiques minimum, mais qui a pour conséquence principale de privilégier les services les moins chers. Le critère de rentabilité l'emporte ainsi, peu à peu, sur celui de la solidarité. Le troisième danger, celui qui m'intéresse plus particulièrement dans ces propos, est celui de la marchandisation du lien social. En effet, la logique d'appel d'offre et les incitations gouvernementales poussent à la professionnalisation des services. Y compris au sein des associations. Cette professionnalisation est censée, d'une part, résorber une partie du chômage et, d'autre part, bénéficier aux personnes en difficultés, car elles seront servies par des personnes plus compétentes. Or, dans les faits, la plupart des emplois des services aux personnes sont des emplois à temps partiels : les 1,3 millions d'emplois du secteur ne représente que 390 000 postes à temps plein. Si bien que les 500 000 jobs du plan Borloo équivaudraient, en réalité, à 150 000 emplois équivalent plein temps. Dans ces conditions, non seulement l'impact sur le chômage est faible, mais en plus, le développement de ce type d'emploi risque de favoriser le développement de ces travailleurs pauvres qui bien qu'ayant un emploi ne peuvent subvenir à leurs besoins. D'autre part, le lien entre professionnalisation et compétences n'est pas aussi univoque qu'on veut bien le dire. Etre professionnel, c'est gagner de l'argent grâce à son activité, ce n'est pas forcément être compétent dans son activité. Sauf à adhérer à l'idéologie selon laquelle le marché détermine les qualités véritables des individus (les mieux payés sont ceux qui ont le plus de qualité) on doit remettre en cause le fait que le professionnel est forcément plus performant que l'amateur. Combien de stars de la chanson ou du cinéma possèdent moins de qualités vocales ou dramatiques que des chanteurs et comédiens "amateurs" ? De même, qui osera affirmer que l'aide bénévole d'une psychologue retraitée à une personne en fin de vie est de moins bonne qualité que l'accompagnement par une jeune femme en échec scolaire embauchée en CDD, après une formation de 15 jours ? Dès lors, pour que le développement des services à la personne permette de renouer le lien social et non de le marchandiser, il convient de développer les compétences des citoyens.
IV- Développer les compétences des citoyens pour ne pas oublier l'humain
Pour prendre soin de l'autre, il convient de ne pas oublier l'humain qui est en lui. Or, c'est souvent ce qui arrive dans les ONG dites humanitaires. En effet, la complexité de l'intervention, la nécessité d'agir vite et donc de développer des process de standardisation, conjuguée au besoin de prendre de la distance, de garder la tête froide pour poser le bon diagnostic et procéder à la bonne intervention, ont contribué à déshumaniser ces activités. Cet oubli de l'humain, qui est au cur de la crise des ONG humanitaires (Dacheux, 1998), se développe au fur et à mesure que l'impératif d'efficacité l'emporte sur l'impératif d'humanité. Or, la professionnalisation des services peut engendrer une évolution du même type. La recherche de l'efficacité et de la rentabilité peut déboucher sur une standardisation plus apte à prendre en compte le plus petit commun dénominateur des clients qu'à satisfaire l'extraordinaire diversité des attentes des personnes qui souffrent. Mais, même sans cette standardisation, la professionnalisation est dangereuse. En effet, "la question de la communication et de la relation est au centre " de l'activité de service. Professionnaliser le service, c'est donc professionnaliser la communication. Or, si dans certaines circonstances, une communication professionnelle peut aider l'intervenant à prendre soin de la personne qui souffre et peut soulager cette dernière, dans la plupart des cas, cette professionnalisation, en dénaturant la relation, réduit le lien social au seul lien marchand. Un sourire forcé, professionnel, ne produit jamais le même impact qu'un sourire spontané. Pour le dire dans les termes habermassiens, la communication instrumentale n'est pas un agir communicationnel. En introduisant la communication instrumentale au cur du monde vécu, on fragilise ce dernier et, se faisant, on fragilise la démocratie (Habermas, 1997).
Bien sûr, l'enfer est pavé de bonnes intentions. L'action maladroite d'un bénévole peu occasionner beaucoup plus de dégâts qu'une relation professionnelle et distante. De même, l'action caritative enferme celui qui reçoit l'aide dans une dépendance symbolique qui peut accroître le mal être, tandis que permettre le développement de relations marchandes, dans une société marchande, peut contribuer à la revalorisation de l'individu. Il ne s'agit donc pas de sombrer dans le manichéisme : d'un côté le bénévolat forcément vertueux, de l'autre le professionnalisme engendrant mécaniquement un délitement du lien social. Notre propos vise simplement à rétablir l'équilibre, à ne pas sombrer dans un manichéisme inverse où toutes les vertus seraient du côté de la professionnalisation et tous les défauts du côté de l'action bénévole. Or, c'est pourtant cette vision manichéenne là que développent beaucoup d'acteurs. Ainsi, Colette Bory, présidente de ADESSA, une fédération d'association d'aide à domicile, s'insurge contre une disposition du plan Borloo visant à la "professionnalisation de l'aide à domicile" : "Comme si le secteur était constitué d'amateurs ! Nos adhérents n'ont pas attendu ce plan pour produire des prestations de qualité ! ". Cette dévalorisation de l'amateurisme et cette assimilation entre qualité et professionnalisme doit être remise en cause. En effet, l'amateur est, étymologiquement, celui qui aime. Dans une société où le lien social se délite, plutôt que de dévaloriser celui qui aime rendre service, il conviendrait, au contraire, de valoriser cette vertu.
Notre thèse est qu'il est possible de développer un service à la personne qui soit, tout à la fois, bénévole et de qualité. C'est même nécessaire si l'on veut éviter que la professionnalisation se généralise à l'ensemble des services contribuant ainsi à la dualisation salariale évoquée par Gorz et à la marchandisation du lien social aboutissant à la société de marché dénoncée par Polanyi (1983). Comment ? Quatre pistes méritent d'être explorées :
1-Prendre soin des mots. Il est nécessaire de rappeler que c'est la même idéologie qui prône la guerre de chacun contre tous et qui assimile professionnalisation et compétence. Combattre le délitement social, prendre soin de l'autre, c'est combattre la violence symbolique, prendre soin des mots. Il convient donc de mener une bataille intellectuelle, dans le champ académique et dans l'espace public, pour combattre l'assimilation évidente entre professionnalisation et compétences. Développer la première ne veut pas dire forcément développer la seconde, on peut développer des compétences en dehors de parcours professionnels.
2-Revaloriser la communication. Rendre service comporte une dimension technique importante, mais c'est surtout une relation humaine. Dans ces conditions, il est important de ne pas réduire la communication à l'art de séduire un client, mais de rappeler que la communication est d'abord une écoute. C'est cette écoute qui conditionne, in fine, la qualité des soins rendus.
3-S'inspirer des valeurs de l'économie solidaire. L'économie solidaire substitue la réciprocité et la délibération à l'intérêt et au marché prôné par l'économie capitaliste (Dacheux, Laville 2003). Des exemples comme les Systèmes d'échanges locaux (SEL) ou les réseaux d'échanges réciproques de savoirs (RERS), montrent que l'on peut développer des liens sociaux qui permettent de prendre soin des individus, en dehors du marché et du caritatif. Ces échanges entre pairs, en outre, rétablissent également le lien politique car c'est par la délibération publique que ces organisations définissent les règles de l'échange.
4-Formation des acteurs associatifs. Les compétences s'acquièrent sur le terrain, elles peuvent aussi s'apprendre dans des structures spécifiques. La formation continue ne doit pas être réservée aux professionnels, elle doit bénéficier à tous les citoyens. Tel est, en tout cas, le pari de l'Université de la vie associative (UVA) qui forme des bénévoles associatifs, c'est-à-dire qui cherche à développer un savoir critique bénéficiant à l'action associative. L'UVA est aujourd'hui unique en France. Elle est portée par le service de formation continue de l'Université de St Etienne et dirigée par un comité de pilotage paritaire : moitié responsables associatifs moitié universitaires. Il ne s'agit pas, ici, de décrire en détail cette initiative. Cependant une telle organisation montre trois choses. Primo, l'importance des services publics (ici l'université) qui sont beaucoup plus attentifs à leur environnement qu'on veut bien l'admettre généralement et dont le rôle dans une économie des services est trop souvent minoré. Secondo, l'UVA rappelle que la fonction première de l'enseignement supérieur - et, au-delà, de toute l'éducation nationale - n'est pas l'adaptation de la main d'uvre aux évolutions du système économique, mais la formation à la citoyenneté, étant entendu qu'il est difficile, aujourd'hui, d'être citoyen lorsqu'on est chômeur. Tertio, l'UVA prouve que l'on peut préserver un nécessaire engagement bénévole en augmentant sensiblement les compétences des citoyens : compétences d'encadrement (gestion, gouvernance des associations, etc.) mais aussi compétences opérationnelles (accueil, écoute, etc.).
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Tout service à la personne comporte une part de technicité, mais s'appuie sur une relation, une communication. La nature de cette dernière n'est pas neutre : un échange à bâtons rompus entre deux altérités égales, n'est pas un entretien de diagnostic ni une négociation au sujet du prix de la prestation. La professionnalisation perturbe la communication puisque, d'une part, elle risque de rompre l'égalité (le pro qui sait, face au client qui ignore) et que, d'autre part, elle remet en cause l'identité (le sujet devient l'objet de la prestation). Dans la vie quotidienne, la communication entrelace dimension instrumentale et dimension conviviale, mais la professionnalisation tend fortement à privilégier la première dimension. C'est vrai des services aux personnes, mais c'est également vrai des deux autres catégories de services : les services liés aux technologies de la communication et les services liés à la production des biens (Barcelet, Bonamy, 2002). Dans les trois cas de figure, la rencontre de l'autre s'efface au profit de l'efficacité. Pour le dire autrement, le développement d'une société de service réduit la polyvalence de la communication en un faisant un lien exclusivement commercial, alors qu'elle est également un lien politique et social. La marchandisation de la communication à l'uvre dans la nouvelle économie des services transforme lentement nos Etats-nations en société de marché. Non sans résistance, bien sûr ! L'économie solidaire en est l'une des formes les plus prometteuses. Elle montre que le développement des services peut, au contraire, s'accompagner d'un renforcement du lien social et de participation politique. Encore faut-il ne pas se tromper d'objectif ! Il ne s'agit pas de rendre le secteur associatif aussi professionnel que le chercheur marchand, mais de rendre les citoyens plus compétents. Prendre soin de l'autre, c'est préserver la dimension désintéressée de la communication. Prendre soin de la communication désintéressée, c'est protéger le lien social et le lien politique qui se délitent dans nos démocraties. Prendre soin de la démocratie, c'est prendre soin de nous tous. Le meilleur service que nous puissions rendre !
Signature :
Eric Dacheux, Université Blaise Pascal (Clermont fd), LRL, MSH Clermont.
Pour citer l'article
E.Dacheux, "prendre soin des militants pour prendre soin du lien social' in E. Heurgon et J. Landrieu (dir). L'économie des services pour un développement durable, L'Hramattan 2007
Notes :
1- Source Eurostat 2005.
2- Source : Eurostat, 2006.
3- Personne ne met en cause la nécessité d'un lien représentatif dans des démocraties de masse, par contre, les représentants ont de moins en moins la confiance des citoyens qui de plus expriment une forte demande de participation aux décisions prises par les élus.
4- L'expansion, mai 2006.
5- Barcet, Nonamy, 2002, p. 196.
6-Propos rapportés in Maif magazine, N°140, p. 13.
7- On peut même craindre, si la visée de la professionnalisation consiste uniquement à résorber le chômage des non qualifiés, la baisse de la qualité de services rendus.
8- Le mouvement SOS amitiés montre, chaque jour, que l'on peut former des citoyens à des compétences relationnelles pointues qui contribuent au développement de leur personnalité et qui, en même temps, soulagent la souffrance d'autrui, sans pour autant professionnaliser l'ensemble du secteur. Mieux, c'est parce que les écoutant ne sont pas des professionnels que la relation qui s'instaure soulage l'appelant.